« Le colonialisme français est une force de guerre et il faut l’abattre par la force... » Frantz Fanon
D’un mot grec, κρίσις, la
crise est un événement susceptible de plonger une personne, un groupe ou une
société entière dans une situation instable et dangereuse(1). La Côte
d’Ivoire s’est retrouvée plus d’une fois « dans une situation
instable et dangereuse » comme on le verra un peu plus loin dans les
lignes qui suivent. À de nombreuses reprises, sa stabilité a été mise à rude
épreuve. Voilà pourquoi il ne nous semble pas erroné de dire qu’elle a connu
non pas une seule crise mais plusieurs crises entre 1960 et 2011. Les questions
qui viennent à l’esprit ici sont celles-ci : politique, économique ou sociale,
les crises ivoiriennes ont-elles une origine commune ? Sont-elles surmontables
? Si oui, à quelles conditions ?
Pour M. W. Seeger, T. L. Sellnow et R. Ulmer, trois choses caractérisent la
crise :
1) elle est inattendue ;
2) elle crée une situation dont on ignore sur quoi elle va déboucher ;
3) elle est une menace pour la tranquillité d’une communauté(2).
Venette ajoute une quatrième caractéristique : la crise sonne le glas de
l’ancien système(3).
Si les responsables communiquent bien sur la crise, celle-ci peut avoir des
effets positifs, par exemple permettre à un individu ou à une communauté de se
renouveler (de se relancer), estiment encore Seeger, Sellnow et Ulmer(4), ce
qui veut dire que la crise n’est pas forcément négative. Victoria Principal pense
même qu’elle est « une chance », une occasion de renaître plus fort.
La première crise du pays fut politique avec les faux complots qui
aboutirent en 1963 à l’arrestation et à l’emprisonnement de plusieurs cadres du
PDCI soupçonnés de vouloir renverser Houphouët. La vérité est que ces cadres
rentrés de France, où ils avaient flirté avec l’idéologie marxiste pendant
leurs études, ne supportaient pas que la France continue d’influencer
l’économie et la politique ivoiriennes après l’accession du pays à l’indépendance(5).
C’est trois ans plus tard qu’interviendra la libération des derniers
prisonniers. Ernest Boka n’eut pas la même chance que les Samba Diarra, Joachim
Bony, Amadou Koné, Charles Donwahi, Auguste Daubrey, Yangni Angaté et autres
puisqu’il ne sortit pas vivant d’Assabou(6).
En novembre 2004 sont assassinés devant l’hôtel Ivoire de Cocody une
soixantaine de jeunes Ivoiriens qui manifestaient pacifiquement contre la
destruction de la flotte aérienne ivoirienne sur ordre de Jacques Chirac. Les
jours suivants, on assiste au pillage des entreprises françaises et au retour
en France de plusieurs familles françaises.
2010-2011 : Bien que le désarmement des rebelles figure dans l’accord de
Ouagadougou signé en 2007 entre Guillaume Soro et Laurent Gbagbo en présence de
Blaise Compaoré qui, de l’avis de Marcel Amondji, ne fut jamais un facilitateur
mais un « cheval de Troie » (7), la Côte d’Ivoire se rend aux urnes
en octobre 2010. À la fin du second tour (novembre 2010), Laurent Gbagbo et
Alassane Ouattara revendiquent la victoire. Attaché à une sortie de crise
pacifique, le premier propose un recomptage des voix par une commission
internationale. Le second, lui, demande à la coalition franco-onusienne de
bombarder la résidence où s’étaient réfugiés Laurent Gbagbo, sa famille et
certains de ses collaborateurs. Les bombardements firent plusieurs morts et
blessés. Si on y ajoute les victimes de l’embargo sur les médicaments et celles
de la fermeture des banques ainsi que toutes les personnes massacrées par les
forces fidèles à Ouattara tant à Abidjan qu’à l’intérieur, on peut estimer à
100 000 le nombre des vies humaines détruites pendant la crise post-électorale.
Ainsi qu’on peut le remarquer, ce n’est pas seulement la vie politique qui
a été perturbée. L’économie, le vivre-ensemble et l’environnement ont également
été mis à mal au cours des 50 dernières années.
Y a-t-il un lien entre ces différentes crises ? D’où viennent-elles ? Si
Houphouët fut l’homme de la France en Afrique francophone pendant une bonne
période, il n’en est pas moins vrai qu’il fut lâché à la fin de sa vie. Par
exemple, il perdit en 1988-1989 la guerre contre ceux qui « volent notre
cacao »(8). La France lui infligea une seconde défaite en lui imposant en
1990 Ouattara comme Premier ministre, l’homme qui introduisit la violence
et les coups d’État dans notre pays (arrestation et incarcération le 18 février
1992 de ceux qui marchaient dans les rues du Plateau pour protester contre le
refus du président de la République de prendre en compte les conclusions d’une
enquête concernant les brutalités de l’armée à la cité universitaire de
Yopougon en mai 1991, tentatives de coup d’État contre Guéi et Gbagbo après la
chute de Konan Bédié, chute que Ouattara qualifia de « révolution des
œillets »). Selon Martial Frindéthié, Bédié fut renversé malgré « une belle croissance économique et
une croissance du bien-être individuel des populations [parce que] son support
timide du business français n’arrangeait pas vraiment Paris, qui lui préférait
l’administration irresponsable de Ouattara [et parce qu’il] voulait mettre la
France en compétition avec des pays comme la Chine, le Canada, le Japon, les
États-Unis et l’Afrique du Sud »(9). Quant à Laurent Gbagbo, c’est
l’armée française qui vint à bout de la résistance qu’il opposa à J. Chirac et
N. Sarkozy du 19 septembre 2002 au 11 avril 2011.
Pourquoi la France mit-elle son armée au service d’Alassane Ouattara pour
déloger Laurent Gbagbo ? Pourquoi s’immisça-t-elle grossièrement dans une
affaire qui ne regardait que les Ivoiriens ? Pour Marcel Amondji, la crise
ivoirienne « aux multiples
rebondissements tire son origine de la façon dont la Côte d’Ivoire fut
gouvernée durant le long règne solitaire de Félix Houphouët »(10).
Qu’est-ce à dire ? Comment Houphouët gouverna-t-il la Côte d’Ivoire ? Du temps
d’Houphouët, la France agissait en Côte d’Ivoire comme le renard dans un
poulailler pendant que les ressortissants de la CÉDÉAO estimaient avoir les
mêmes droits que les Ivoiriens sous le fallacieux prétexte qu’ils ont contribué
au développement du pays. C’est la raison pour laquelle Nyamien Messou lie les
différentes crises « à la volonté de
la France de revenir aux paradigmes de gouvernance d’Houphouët et à la volonté
de la France et des pays de la sous-région de faire de la Côte d’Ivoire un État
qui n’appartient à personne »(11).
Si Bédié et Gbagbo ont été évincés du pouvoir parce que désireux de mettre
un terme à cette double volonté, faut-il en inférer que la Côte d’Ivoire ne
quittera jamais la tutelle française ? Pour dire les choses autrement,
sommes-nous condamnés à avoir sempiternellement la France sur notre dos ?
Est-il impossible de s’en défaire ? Il est vrai que l’entreprise n’est pas
facile et qu’on peut échouer comme Bédié et Gbagbo à rendre la Côte d’Ivoire
aux Ivoiriens ; mais Sénèque nous enseigne que ce n’est pas parce que
c’est difficile qu’on doit refuser d’oser. Pour lui, c’est plutôt le refus
d’oser qui rend les choses difficiles. Certains Ivoiriens, y compris dans la
soi-disant gauche, ne veulent pas oser parler de rupture avec la France. Ils
ont peur de couper le cordon ombilical avec une mère qui refuse de voir ses
enfants grandir et voler de leurs propres ailes. Ce qui les intéresse, ce sont
les petits arrangements avec l’ancienne puissance colonisatrice dans la mesure
où cela leur permettrait de se maintenir à la tête de l’État et de bénéficier
d’un certain nombre d’avantages : se soigner, scolariser leur progéniture,
posséder comptes bancaires et villas, passer leurs vacances en France.
Les arrangements sont mauvais d’une part parce qu’ils gardent intacts
l’influence et les intérêts de la France dans notre pays et d’autre part, parce
qu’en 53 ans d’indépendance de façade, les Français ne nous ont apporté que la
misère, les coups de force, les rébellions, bref la régression, la désolation
et la mort. Objectivement et sérieusement, en effet, qui peut me dire que les
pays africains d’expression française se portent mieux que le Kenya, le Ghana
ou le Botswana ?
Si je suis contre les arrangements avec la France, c’est enfin pour deux
raisons. La première est que les précédents arrangements (identification et
enregistrement des électeurs confiés à SAGEM, réhabilitation du Lycée français,
dédommagement des entreprises françaises victimes de vandalisme en novembre
2004 sans contrepartie, décoration de quelques chefs militaires français,
attribution du terminal à conteneurs du port autonome d’Abidjan à Bolloré pour
une durée de 15 ans, etc.) n’ont pas empêché la France de tuer les Ivoiriens et
de détruire les symboles de leur souveraineté en avril 2011. La seconde raison
est que s’engager dans cette voie reviendrait à trahir ceux et celles qui sont
morts pour que la Côte d’Ivoire ne soit plus sous la coupe de la France.
« En Afrique noire, depuis 1947, le colonialisme français doit sa
quiétude à la trahison inqualifiable de certaines élites africaines »,
disait Fanon. Ceux qui sont friands d’arrangements avec le colonialisme
français ne sont rien d’autre que des traîtres. Permettez-moi de citer encore
le psychiatre et philosophe martiniquais qui s’engagea en 1954 aux côtés de la
résistance algérienne : « Le
colonialisme français est une force de guerre et il faut l’abattre par la force.
Nulle diplomatie, nul génie politique, nulle habileté ne pourront en venir à
bout. Incapable qu’il est de se renier, il faut que les forces démocratiques
s’allient pour le briser ». Ce ne sont pas les petits arrangements qui
briseront les reins de la Françafrique et nous débarrasseront une fois pour
toutes d’une France experte en coups tordus et en pillage des ressources de ses
ex-colonies. Ce qu’il convient d’entreprendre hardiment, c’est d’appliquer au
mal ivoirien des « procédés de
résolution vraiment compatibles avec les intérêts et avec les aspirations d’un
peuple dûment informé de son histoire ».(12) Ce qu’il nous faut, c’est
une rupture en bonne et due forme.
À ceux qui jugeront utopique un tel divorce, je répondrais que le
Venezuela, la Bolivie et d’autres pays de l’Amérique latine ont souffert, eux
aussi, du colonialisme, mais que l’Espagne ne leur impose plus ses vues et
qu’ils sont désormais attentifs aux intérêts de leurs peuples dans les
relations qu’ils entretiennent avec tel ou tel pays. Nous devons aller vers ces
pays pour apprendre d’eux comment ils sont devenus progressivement libres et
maîtres de leur destin au lieu de verser dans la résignation qui, en plus
d’être une solution facile, ne fait que reporter indéfiniment notre rendez-vous
avec la vraie indépendance.
Jean-Claude Djéréké (Le Nouveau Courrier 26 Septembre 2013)
NOTES____________________________________________________________________________________
(1) Henry George Liddell, Robert Scott, A Greek-English Lexicon, on
Perseus.
(2) M. W. Seeger, T. L. Sellnow & R. R, Ulmer, “Communication,
organization, and crisis”. Communication Yearbook 21: 231-275.
(3) S. J. Venette, “Risk communication in a High Reliability Organization: APHIS PPQ's inclusion of risk in decision making”, MI : UMI Proquest Information and Learning, Ann Arbor, 2003.
(4) M. W. Seeger, T. L. Sellnow & R. R, Ulmer, Effective crisis communication: Moving from crisis to opportunity, Thousand Oaks, Sage Publications, 2009.
(5) Samba Diarra, Les faux complots d’Houphouët-Boigny, Paris, Karthala, 1997.
(6) Charles B. Donwahi, La Foi et l'Action : itinéraire d’un humaniste, Paris, De mémoire d’homme, 1997.
(7) http://cerclevictorbiakaboda.blogspot.com/20 12_06_01_archive.html
(8) Jean-Louis Gombeaud, Corinne Moutout et Stephen Smith, La guerre du cacao:Histoire secrète d’un embargo, Paris, Calmann-Levy, 1990.
(9) Martial Frindethie, http://frindethie.word- press.com/2011/....
(10) M. Amondji, “Une crise de loin venue…”, 1er juin 2013, http://cerclevictorbiakaboda.blo...
(11) “Raison d’État” du 5 mars 2011, une émission de la RTI animée par Herman Aboa.
(3) S. J. Venette, “Risk communication in a High Reliability Organization: APHIS PPQ's inclusion of risk in decision making”, MI : UMI Proquest Information and Learning, Ann Arbor, 2003.
(4) M. W. Seeger, T. L. Sellnow & R. R, Ulmer, Effective crisis communication: Moving from crisis to opportunity, Thousand Oaks, Sage Publications, 2009.
(5) Samba Diarra, Les faux complots d’Houphouët-Boigny, Paris, Karthala, 1997.
(6) Charles B. Donwahi, La Foi et l'Action : itinéraire d’un humaniste, Paris, De mémoire d’homme, 1997.
(7) http://cerclevictorbiakaboda.blogspot.com/20 12_06_01_archive.html
(8) Jean-Louis Gombeaud, Corinne Moutout et Stephen Smith, La guerre du cacao:Histoire secrète d’un embargo, Paris, Calmann-Levy, 1990.
(9) Martial Frindethie, http://frindethie.word- press.com/2011/....
(10) M. Amondji, “Une crise de loin venue…”, 1er juin 2013, http://cerclevictorbiakaboda.blo...
(11) “Raison d’État” du 5 mars 2011, une émission de la RTI animée par Herman Aboa.
(12) M. Amondji, “Une crise de loin venue…”, 1er juin 2013,
http://cerclevict...
Sous cette rubrique, nous vous proposons
des documents de provenance diverses et qui ne seront pas nécessairement à
l’unisson avec notre ligne éditoriale, pourvu qu’ils soient en rapport avec
l’actualité ou l’histoire de la Côte d’Ivoire et des Ivoiriens, et aussi que
par leur contenu informatif ils soient de nature à faciliter la compréhension
des causes, des mécanismes et des enjeux de la « crise ivoirienne ».
Source : CIVOX. NET 27 Septembre 2013
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