dimanche 26 février 2012

Qu’est devenue la promesse d’une République irréprochable ?

France 2, la république irréprochable…
Les Ivoiriens sont connus pour leur humour qui tend à banaliser des situations difficiles. Aujourd'hui, tout le pays admire le Nord devenu l'Eldorado. Pour n'avoir point connu d'égratignure majeure depuis la crise de 2002. D'autant que la plupart de ses «fils» occupent illégalement, ailleurs, habitations, plantations, villes. Se faisant passer pour des «soldats de la paix» alors que les organisations internationales des droits de l'Homme les perçoivent à raison comme des seigneurs de guerre. Vu les exactions qu'ils commettent sur certaines populations (Ouest, Sud, Est…) déclarées proches du président Laurent Gbagbo. Faisant suite à bien d'autres, les exactions commises par ces Frci à Vavoua, le 18 décembre 2011, ont contraint le chef des Armées à des menaces fortes, qui sont restées sans effet, comme le montrent les dernières victimes d'Arrah le 12 février 2012. Le Nord a toujours été dorloté par les successeurs d'Houphouët (paix à son âme). Ouattara a décidé d'en faire plus : avec le nouveau découpage électoral, son régime accentue la discrimination. On fait d'un village de dix cases une sous-préfecture ou une préfecture quand, ailleurs, il faut en compter au moins des centaines pour devenir circonscription électorale. Objectif inavoué : contrôler le Parlement. A bas l'égalité des chances. Vive le concept du «rattrapage» qui favorise l'accès au travail et à la prospérité nationale aux ressortissants du Nord. A défaut d'avoir un pays indépendant, où le peuple souverain oriente les choix des gouvernants, les Ivoiriens souverainistes se plaisent dans le «dozoland» ou l'autre France que dessine pour eux, à grand jet d'encre, le maître de l'Elysée. De sorte que, désormais, la Côte d'Ivoire, c'est la France. Ou France2.
Et comment ?! Selon le Français Guy Labertit, «depuis mai 2011, Philippe Serey-Eiffel, éphémère directeur des Grands travaux alors que Ouattara était le Premier ministre d'Houphouët-Boigny, a l'œil sur les questions économiques. Le conseiller d'Etat en France Thierry Le Roy l'a rejoint en 2012 pour l'organisation de la réforme de l'Etat. Le général Claude Réglat, ancien commandant des Forces françaises au Gabon, gère les questions de sécurité et la réorganisation des services ivoiriens. Sans oublier les petites mains de la barbouzerie, comme Jean-Yves Garnault, l'ancien agent de la DST française ». Et ce n'est pas tout dans ce pré carré à l'allure d'une république bananière. Guy Labertit estime que, en matière de gouvernance, terme cher aux institutions internationales, la non installation, en février 2012, d'une Assemblée nationale dont les membres ont été élus le 11 décembre 2011, fait tache. Certes, les législatives seront reprises dans 11 circonscriptions le 26 février suite à l'invalidation des scrutins par le Conseil constitutionnel, le 31 janvier dernier, pour cause de fraudes alors même que l'ancienne majorité avait boycotté la consultation électorale ! On comprend mieux le refus de la communauté internationale de recompter les bulletins lors de l'élection présidentielle contestée de novembre 2010…
«A la tête de l'Etat, Alassane Ouattara recourt donc à des ordonnances sans loi d'habilitation, y compris sur des questions aussi importantes que l'âge de la retraite. Ce dernier a eu beau répéter à l'envi pendant sa visite d'Etat en France qu'il n'y a pas de justice des vainqueurs, que la paix est revenue et que l'armée est réunifiée, il n'empêche qu'aucun de ses partisans n'a été inquiété par la justice depuis dix mois, que l'opposition voit ses meetings perturbés ou attaqués violemment (un mort et soixante huit blessés le 21 janvier lors d'un meeting du Front populaire ivoirien) et que les FRCI incarnent l'arbitraire et la répression. Que le frère et une nièce de Dominique Ouattara, Marc et Noëlle Nouvian, sont actionnaires d'une nouvelle société de négoce international (Soneici) de fèves de cacao, dirigée par Hervé Dominique Alliali. Il est vrai que le Premier ministre Guillaume Soro s'est taillé la part du lion avec l'installation de cols blancs rebelles (André Ouattara et autre Ismaël Koné) au sein du Conseil café cacao mis en place le 24 janvier 2012».
Qu'est devenue la promesse d'une République irréprochable ?
Patrice Douh-L (Le Temps 25 février 2012)


Pourquoi le président du FPI par intérim cherche-t-il à se réconcilier avec la France?1  

Monsieur Miaka doit comprendre que la reprise des enquêtes en Côte d'Ivoire par la CPI n'est pas une décision de la France mais des organisations internationales des droits de l'homme et de l'avocat de Gbagbo qui dénoncent certainement une injustice flagrante dans l'emprisonnement de Gbagbo. Si la France voulait se réconcilier avec la Côte d'Ivoire, elle n'aurait pas pris faits et causes pour Ouattara et l'installer à la tête d'un pays.
Le président par intérim du FPI dévoile sa naïveté déconcertante en faisant le complexe de l'esclave qui ne voit pas la chaîne qu'il porte au cou. Monsieur Miaka pense que c'est la France qui remettra le FPI au pouvoir. Il oublie qu'on ne négocie pas sa propre liberté avec son maître. La France choisit ou a déjà choisi les futurs chefs d'Etat dans ses prés carrés en Afrique. Pourquoi Monsieur Miaka parle-t-il de réconciliation avec la France ? Quelle est en réalité le domaine d'action qui lui est dévolu par le FPI ?. Traditionnellement, un président par intérim n'expédie que les affaires courantes mais ne bâtit pas des stratégies. 
Oui ! La France ne se réconcilie pas. Elle impose et s'impose dans nos pays. Si M. Miaka ne le sait pas, il n'aura rien appris de sa longue carrière de militant d'un parti qui a pour fondement la liberté des peuples colonisés et le combat pour la défendre. Oui la France a mis au pouvoir, celui qui a accepté de faire le job à l'instar des plus grands mercenaires. Notre président par intérim semble l'ignorer alors que les faits le lui rappellent à l'envi.
Le FPI de M. Gbagbo n'a jamais déclaré la guerre à la puissance France ; alors pourquoi M. Miaka parle-t-il de réconciliation sans nous dire plus exactement les raisons qui fondent cette démarche de réconciliation ? Nous pouvons nous poser légitimement la question de savoir les raisons qui amènent M. Miaka à se répandre dans les journaux sur des thèmes qui sont loin des préoccupations des militants du FPI. Dans quel intérêt M. Miaka annonce-t-il et impose aux militants le thème de la convention du FPI depuis Paris ? Hier c'était le bilan du président AFFI N'Guessan. C'est une confusion de genre qui n'honore pas le président par intérim du FPI. M. Miaka semble être aux ordres…, car le FPI ne détient pas les leviers du pouvoir d'Etat pour parler de paix et de réconciliation entre les populations Ivoiriennes. C'est un domaine qui est réservé à celui qui a crée les troubles en Côte d'Ivoire. Miaka le sait très bien.
Une absurdité de plus ! Miaka demande à la France d'amener Ouattara à rouvrir le dialogue avec l'opposition ivoirienne. Je trouve cela humiliant et ridicule pour des militants de la liberté et de la démocratie. Toutes les pertes en vies humaines de nos compatriotes perpétrées et ou induites depuis 2002 par la rébellion soutenue par Ouattara et la France sont très explicites. Les courbettes de M. Miaka ou ce qui ressemble à des tentatives de marquer sa disponibilité pour servir l'autre camp sont désormais visibles. Il appartient aux militants du FPI d'en tirer les leçons.
Restons vigilants et sereins !
G. Liadé
1 - G. Liadé réagit à la réponse de Sylvain Miaka Oureto à cette question :
Jeune Afrique : « Vous avez rencontré les autorités françaises à Paris. Quelle approche prônez-vous avec la France ? »
SMO : « Le président Gbagbo disait souvent : « un État n’a pas d’amis. Il n’a que des intérêts ». J’appelle à une relation nouvelle et apaisée avec l’ancienne puissance coloniale. Les autorités françaises peuvent également nous aider pour amener le président Ouattara à rouvrir le dialogue politique avec l’opposition. » (Propos recueillis par Pascal Airault, « Jeune Afrique » 24 février 2012)
en maraude dans le Web
Sous cette rubrique, nous vous proposons des documents de provenance diverses et qui ne seront pas nécessairement à l'unisson avec notre ligne éditoriale, pourvu qu'ils soient en rapport avec l'actualité ou l'histoire de la Côte d'Ivoire et des Ivoiriens, et aussi que par leur contenu informatif ils soient de nature à faciliter la compréhension des causes, des mécanismes et des enjeux de la « crise ivoirienne ».
le-cercle-victor-biaka-boda

samedi 25 février 2012

Quelle était la véritable fonction d’Houphouët dans la Françafrique ?

Début 1998, le regretté F.-X. Verschave, dont j'avais fait la connaissance quelques années plus tôt à Saint-Fons, près de Lyon, et que je revoyais de temps en temps à Paris, me fit l'honneur de m'envoyer à lire quelques feuillets du manuscrit de son ouvrage aujourd'hui célébrissime, « La Françafrique, le plus long scandale de la République ». Il s'agissait des pages consacrées à la Côte d'ivoire sur lesquelles il désirait connaître mon avis. Relisant aujourd'hui la lettre que je lui ai adressée après avoir lu ces feuillets, je doute que ma réponse lui ait été de quelque utilité. Car le bonhomme maîtrisait bien son sujet, et son savoir s'abreuvait à des sources qui m'étaient – me sont toujours – inaccessibles. Aussi bien, je crois que sa demande n'était qu'une pure manifestation d'amitié. Mais, à moi, cette demande fut très utile d'une certaine façon. Elle me donna l'occasion d'approfondir ma réflexion sur la situation de notre pays à un moment où se préparaient les troubles qui nous ont entraînés dans la situation où nous sommes… Où, pourrait-on même dire, nous nous sommes jetés comme un troupeau qu'on mène à l'abattoir et qui ne s'en doute pas.

Cette lettre peut donc être lue comme un instantané de ma perception du système houphouëto-foccartien à la veille de son implosion. C'est son principal intérêt. En décidant de la reproduire ici, de l'offrir au public de plus en plus fourni de nos visiteurs, c'est une manière de les inviter à débattre de la réponse que j'y donnais à cette question cruciale plus que jamais d'actualité : « Quelle était vraiment la fonction de Félix Houphouët dans le système néocolonial français, autrement dit la Françafrique ? » 

Lettre à François-Xavier Verschave

Meilleurs vœux; et merci de ta confiance, mais peut-être n'était-elle pas si bien placée. Car, dans l'ensemble, j'ai appris plus de choses dans ces quelques feuilles que je n'en savais. En particulier, sur le Cameroun, le Togo, le Tchad ; mais également sur le reste où pourtant je n'étais pas vierge.
    
Je ne dis pas que je suis absolument d'accord sur tout ; ce serait mentir. Mais, je sais assez bien ce que ma position, par exemple sur la qualification des rôles de Félix Houphouët – en Côte d'Ivoire, dans la sous-région et en Afrique – doit à un certain parti pris très ancien, sorte de réflexe archaïque, pour ne pas regarder avec intérêt celles qui en diffèrent, histoire de repérer la ou les causes de cette différence et, le cas échéant, d'en faire mon miel, pourquoi pas ? Quand on cherche à se faire comprendre, on doit cheminer par où on est le plus sûr d'être compris. C'est une chose que je ne sais pas trop faire encore, et cela me pèse.
    
J'estime qu'on fait trop d'honneur à Félix Houphouët en lui attribuant une responsabilité égale, voire supérieure à celle de Foccart, c'est-à-dire l'Etat français de ce temps-là. Mais j'ai tort de parler d'honneur car ce mot introduit une autre source de confusion. Ce que je veux dire, c'est qu'il n'y a pas plus de tandem Foccart-Houphouët que de tricycle De Gaulle-Foccart-Houphouët, partageant en deux ou en trois la même besace de péchés. Chacun porte la sienne. Houphouët porte – devant les Ivoiriens en tout cas – l'entière responsabilité de tout ce à quoi son nom fut mêlé à un moment ou à un autre : soit il l'a réellement fait, soit il l'a laissé faire, soit il l'a couvert après coup... Et il en va de même de Foccart. Mais, quant à la politique africaine de la France sous De Gaulle, c'est Foccart qui l'inspirait et qui la conduisait en se servant d'Houphouët, entres autres pions. De différentes façons. D'un Houphouët déjà bien conditionné (depuis l'assassinat de Victor Biaka Boda en 1950), littéralement pris en otage par son cabinet (depuis 1959, voire depuis 1956) et sans cesse reconditionné au fur et à mesure des besoins de la politique africaine (ainsi l'assassinat d'Olympio le 12 janvier 1960 fit sur lui le même effet que celui de Biaka Boda lors du désapparentement, en le précipitant, le lendemain 13 janvier, dans le sacrifice de toutes les élites ivoiriennes qui résistaient à la mise en place du système Foccart. Tu as certainement noté les pages consacrées à Antoine Méatchi par Samba Diarra (p.123 sq). On peut négliger la sauce – elle préfigure les affirmations péremptoires des p.234 Certains observateurs ont cru voir la main de Jacques Foccart dans les événements de 1963-1964. Il ne s'agit là que d'une autre thèse qui tente d'exonérer Houphouët-Boigny») et p.236 L'homme qu'est Houphouët-Boigny ne peut avoir été trompé par Pierre Goba, ni piégé par Jacques Foccart ») –, mais les tribulations de Méatchi et l'usage qu'en fit Houphouët méritent réflexion. Il y a là une des clefs pour comprendre la manière dont la machine ivoirienne de Foccart, dont Houphouët était le rouage essentiel – mais rien qu'un rouage –, fonctionnait. Souple, imperceptible, furtif, polyvalent. Ni vu, ni connu... La preuve !
    
Certes, et j'en conviens très volontiers, Félix Houphouët n'était pas un fantoche comme les autres. Ce n'était pas non plus un traître banal, dans la mesure où, n'ayant jamais adhéré en conscience aux idéals ni aux objectifs de lutte de la grande majorité des Ivoiriens adhérents du RDA en 1946-1950, il ne les a donc pas vraiment trahis lorsqu'il se rallia à Mitterrand et Pleven. Mais, dès 1950, peut-être même dès 1948, du fait de l'obligation où il était, s'il voulait survivre politiquement et survivre tout court, de jouer un double jeu, et en ce qui concerne les autorités françaises, la nécessité absolue d'en passer par lui pour reprendre la Côte d'Ivoire en main au moindre coût politique – piégé, mais indispensable –, il était devenu une véritable machine à trahir. Une machine à programmes dont, à partir de 1959, directement ou par l'intermédiaire de ses agents détachés à Abidjan, Foccart n'eut qu'à manipuler les boutons.
    
D'où cette réelle complexité du cas Houphouët. Du moins, c'en est une des causes. Car il en existe certainement bien d'autres, et aussi déterminantes même si, peu ou prou, elles ont toutes quelque chose à voir avec celle-là.
    
C'est dire que l'élucidation du cas Houphouët n'est pas une mince affaire. Mais je suis sûr qu'il existe un moyen direct d'y parvenir, et que cela se fera tôt ou tard. C'est indispensable. Pour que la Côte d'Ivoire devienne un vrai pays, un pays gouvernable, il faudra nécessairement en passer par là. Sinon on se voue à faire du surplace. Et cela a un coût, non seulement pour la Côte d'Ivoire et ses voisins, mais également pour la France.
    
Cela m'est apparu très clairement en lisant ce que tu as écrit sur l'affaire du Liberia, sur le Burkina Faso de Thomas Sankara, sur l'épisode du Biafra, sur le soutien à Savimbi… A quoi on doit ajouter l'utilisation du territoire de la Côte d'Ivoire comme base des menées subversives contre la Guinée et le Ghana, et même contre le Mali de Modibo Kéita.
    
Sur tout cela, ton approche tient le milieu entre la mienne et celle, par exemple, de Samba Diarra. Dans l'état actuel de la question, c'est évidemment la plus correcte des trois.

Quelques remarques de détail pour finir :
    
À propos de Gabriel Lisette (p.71). C'était bien un administrateur des colonies, mais avait-il, à cette époque, le grade de gouverneur ? J'en doute. En outre, et sans vouloir faire du racialisme, s'il était bien Français, c'était aussi un Martiniquais et un Noir. Il convient, me semble-t-il, de fournir au lecteur le moyen de ne pas le confondre dans le même sac qu'un Aujoulat, par exemple.
    
Au lieu d'anciens de la Féanf (p.60), s'agissant des étudiants ivoiriens, il vaut peut-être mieux dire (ou préciser) : anciens de l'Ugéci (Union des étudiants de la Côte d'Ivoire, section de la Féanf pour partie, ceux qui étaient organisés en France, et qui étaient il est vrai la majorité). Mais, vers 1958 et surtout en 1959 et 1960, l'Ugéci, comme son homologue camerounaise, eut un rôle assez spécifique, à proportion de la dimension politique prise par Houphouët. La preuve en est que c'est en tant qu'Ivoiriens (ou Camerounais) que pour la première fois en 1961 des étudiants furent expulsés de France.
Enfin, voici deux textes sur Victor Biaka Boda, qui fut le premier de cette longue série de morts et, de mon point de vue, l'un des plus symboliques.
    

Bien cordialement. Et meilleurs vœux à SURVIE !

Marcel Amondji (30 janvier 1998)

 

lundi 20 février 2012

IMPRESSIONS DAKAROISES (avril 1991 - février 2012)


Début 1991, invité par des amis qui y étaient pour leur travail, j’ai séjourné une quinzaine de jours à Dakar. Le président d’alors s’appelait Abdou Diouf, le même qui est actuellement à la tête de la « francophonie » comme s’il n’avait toujours été qu’un haut fonctionnaire français ; et son principal opposant s’appelait Abdoulaye Wade… Entre eux, et autour d’eux, se déroulait un drôle de jeu. Du moins aux yeux de l’observateur étranger – étranger et surtout naïf, au sens propre – que j’étais. Tout ce que je vis, entendis et lus durant ce bref séjour m’avait fortement impressionné. De retour à Paris, j’avais consigné mes impressions dans un article qui parut dans le numéro d’avril 1991 du mensuel Le Nouvel Afrique-Asie, sous le titre : Le coup de poker d’Abdou Diouf, et sous le pseudonyme de Marcel Adafon. Vers la même époque, après avoir lu dans Téré, le journal du Parti ivoirien des travailleurs, un article sur les affaires du Sénégal qui m’avait paru à la fois très mal informé et un peu arrogant, j’écrivis à un de mes amis d’Abidjan à qui j’avais déjà touché un mot de mes impressions de ce voyage (voir la lettre du 17 mai 1991), et que je savais proche de l’auteur, ce que j’avais vu, entendu et ce que je croyais avoir compris lors de mon très fugace contact avec les réalités sénégalaises. Ces textes se complètent et s’éclairent l’un l’autre en même temps qu’ils découvrent un pan de la préhistoire de la crise actuelle. Autant de raisons qui, me semble-t-il, suffisent pour justifier leur réunion dans ce post que je destine avant tout à ceux de nos amis lecteurs qui seraient à la recherche de clés pour comprendre ce qui se passe au Sénégal aujourd’hui, ainsi que ce qui s’y prépare pour demain.

Je rappelle qu’il ne s’agit que des impressions brutes de quelqu’un qui découvrait le Sénégal, et qui était arrivé dans ce pays frère sans idées préconçues sur sa situation intérieure ou sur son histoire, sans préjugés, mais armé d’un solide parti pris quant à ce qui se passait au même moment en Côte d’Ivoire et dans le vaste monde. Un parti pris qui n’a pas changé, et que je n’ai pas voulu dissimuler au moment de publier ces textes déjà anciens, mais qui n’ont pas cessé d’être actuels.

M. Amondji (19 février 2012)

LETTRE DU 17 MAI 1991


 Bien cher F,

(…). je reviens de Dakar. C’est le voyage dont j’ai parlé à mots couverts dans ma précédente lettre. Cette immersion dans les « réalités africaines » m’a permis de confirmer quelques-unes de mes intuitions, (…).

Je reviens donc d’un séjour (en famille) de deux semaines à Dakar, où j’ai revu de vieux amis sénégalais (de la gauche du Parti socialiste (PS), et du Parti de l’indépendance et du travail (PIT)) à la fois très engagés dans les processus en cours dans leur pays, et fort intéressés par ce qui se passe chez nous. Ce trop bref séjour m’a pourtant beaucoup appris et, surtout, il m’a donné beaucoup d’espoir et de confiance. Ce fut une excellente école pour le citoyen ivoirien un peu atypique que je suis ; meilleure, de ce point de vue, que l’expérience que je fis il y a une douzaine d’années au Bénin, car, au cacao et à Houphouët près, le Sénégal ressemble beaucoup à notre Côte d’Ivoire des années 1990. Il faut que « Téré » suive de près ce qui s’y passe ; et il faut continuer à leur envoyer vos publications et communiqués. Mes amis ont été très impressionnés par votre prise de position sur la guerre du Golfe par exemple. La relation que vous avez établie avec eux est un lieu de fructueux échanges d’expériences passées et à venir. Il faut l’entretenir coûte que coûte. C’est une nécessité qui découle de la décision du CC dont tu m’informes et que j’attends de lire in extenso.

(…).

Fraternellement, Marcel.



LETTRE DU 03 JUIN 1991


Cher ami,

Revoir A… et l’écouter m’a fait faire un pas de plus dans la connaissance de votre travail et des conditions réelles dans lesquelles vous vous battez. La journée de samedi dernier surtout, où j’ai assisté à sa rencontre avec les militants d’ici, m’a beaucoup apporté. De sorte que lorsque je la reverrai pour l’accompagner au siège de l’Humanité, mardi, après ces quelques jours où j’y ai réfléchi tout à loisir, je saurai mieux répondre à deux ou trois questions qu’elle m’a posées et qui m’ont laissé un peu court. Mais, auparavant, c’est sur toi que je vais m’y essayer.

D’abord, il s’agit de savoir comment faire avec la grande diversité d’origine et, probablement, aussi d’horizon idéologique, qui caractérise le parti dans sa composition actuelle. J’ai trouvé la question amusante; non pas qu’elle ne fût pas grave et digne de considération, au contraire !, mais parce que de la soulever est en soi un signe. Question amusante, donc, parce qu’elle m’a réjoui. J’ai répondu en riant que je n’y voyais aucun problème. C’est bien ce que je pense encore en écrivant ces lignes. Mais, ma réaction, je la considère maintenant comme trop rapide pour être vraiment utile. Les rencontres de samedi m’y ont ramené, et je crois qu’il est nécessaire de considérer la chose en fonction des situations concrètes qui pourraient se produire, et qui sont imprévisibles.

Aujourd’hui, l’essentiel, c’est que nous soyons réunis autour d’un projet qui nous est commun et que chacun de nous a conçu pour lui-même, en toute indépendance. N’est-ce pas le principe qui était à la base de la « gauche démocratique » (GD) ? Il y a, certes, une grande différence entre ce qui unit les adhérents d’un parti entre eux et ce qui réunit des partis différents dans une coalition ou dans un front. S’agissant d’un parti, ce qui unit ses membres est moins labile, et il faut, en général, des circonstances très graves pour le dissoudre. Ces circonstances peuvent être extérieures; mais elles peuvent aussi être internes, ou peut-être devrais-je dire, intestines, ou les deux à la fois. Je veux dire qu’elles peuvent être provoquées par des introductions intempestives de questions secondaires au milieu de préoccupations qui devraient être les plus fondamentales, et qu’elles peuvent être le fait soit d’adhérents sincères, soit le fait de diversionnistes agissant pour le compte de l’adversaire. On ne peut donc pas exclure qu’un jour, par l’un de ces biais, le parti connaisse des difficultés liées à sa composition actuelle. C’est une raison pour être vigilant à tous les instants ; mais il n’y a pas, à mon avis et à proprement parler, de mesures préventives qui soient de nature à nous en préserver. Il suffit que tout soit toujours clair et transparent afin qu’à tout moment et quelles que soient les circonstances, chacun puisse retrouver ses repères. La diversité ne peut être qu’une richesse dès lors qu’elle est reconnue et assumée. A cet égard, je suis tout à fait sûr que vous avez la réponse à la question. Bien mieux, toute votre pratique me semble parfaitement conforme à cette situation et à ce qu’elle pourrait produire éventuellement. C’est l’essentiel : être attentif au fait, sans le surestimer, mais sans le sous-estimer non plus.

Cela dit, j’ai observé chez certains de nos jeunes amis venus écouter A…, samedi, des tendances que je qualifierais d’administratives, consistant à considérer le parti comme un corps délimité et figé, et non comme un mouvement perpétuel vers un objectif à peu près repéré, certes, mais qu’on ne peut atteindre qu’en parcourant un chemin imprévisible. Nous avons connu cela ; aussi, n’est-ce pas un reproche. Je ne crois même pas qu’il soit nécessaire d’introduire ce point parmi les préoccupations actuelles, sinon, peut-être, à votre niveau (CC et SN), et encore, avec circonspection. En tout cas, cela ne devrait jamais être débattu, même à ces niveaux, isolément de l’ensemble de la question identitaire, dont c’est un aspect. Il y a, en effet, des partis qui ne sont ou qui ne veulent être que des administrations (Cf. les vues de Gbaï Tagro dans « Notre Temps » N° 1); d’autres encore qui sont des administrations (le PDCI en est le type même, et aujourd’hui plus que jamais). Il s’agit donc de réfléchir au moyen de faire prendre conscience de la différence essentielle du PIT d’avec ces conceptions administratives de l’exercice du droit d’initiative politique; différence que nos adversaires connaissent (d’où les imputations de dogmatisme ou d’intellectualisme, notamment) mais qui peuvent échapper aux moins expérimentés d’entre nous-mêmes. Car c’est plus une question d’expérience que d’étude : tel s’engage dans un parti parce qu’il sent, de manière confuse, que c’est là qu’il est appelé; puis, en y travaillant, il découvre peu à peu, en lui-même, les raisons auparavant obscures qui le poussaient dans cette direction à son insu. Mais c’est un processus aléatoire dans une période où nos jeunes amis sont plongés dans une atmosphère infestée par les miasmes semés par les fameux « partis dominants », mais aussi par les partis dominés par les idées les plus répandues. Dans de telles conditions, il est recommandé de vacciner.

A cet égard, il faut faire attention à un organe comme « Notre Temps » : est-ce un « Nouvel Horizon » bis ? J’y retrouve un J. C., un G. K. ; seraient-ils des transfuges ou bien des mercenaires allant, sans états d’âme, d’un râtelier à un autre, pour de l’argent ? Bien entendu, cela serait sans importance si un article signé D. B., le rédacteur en chef de la publication (pp. 10, 11 et 12), si astucieusement mis en page, ne trahissait pas une véritable complaisance à l’égard de la « stratégie » de participation au bureau de l’Assemblée nationale. Certes, il ne s’agit pas de croiser le fer avec tous les brouillons politiques que le 30 avril 1990 a suscités, mais il faut garder un œil sur leurs évolutions. La liberté ne doit pas servir de passeport à la fraude !

Il me semble qu’après cela une mise au point était nécessaire; brève, sans esprit de polémique; visant surtout les nôtres, afin de les avertir de toute cette pollution dans laquelle ils pourraient patauger s’ils n’y prenaient pas spécialement garde. Il n’était pas nécessaire que cette mise au point fût immédiate, au contraire ! Ce sera mieux à froid, quand ce D. B. ne s’y attendra plus. Car il n’est pas impossible qu’il ait voulu la provoquer à chaud. Au vu de tout ce que j’ai observé depuis 1988, je m’attends au pire de ce côté-là. Ce n’est pas interdit, si on peut y penser sans perdre son sang froid. Mais, bien entendu, c’est à vous d’en juger.

Je prolongerai ce propos par une observation sur l’article de Nea-Kipré dans « Téré hebdo » N° 21. Cet article me fait problème pour deux raisons. Premièrement, il faut être clair dans un texte de ce genre. Manifestement cela vise les tendances actuelles du FPI. Alors il faut le dire, car, en de telles matières, il y a toujours plus d’avantages à parler vrai qu’à tourner autour du pot. Deuxièmement, il n’existe pas de syndrome sénégalais au sens de cet article. L’entrée de deux partis de l’opposition dans le gouvernement n’est pas le seul fait significatif de cette période de l’histoire du Sénégal qui a commencé en 1988. Il ne faut pas l’isoler des élections de cette année-là, ni du conflit avec la Mauritanie, ni de l’évolution de la situation en Casamance. Mais, ces événements eux-mêmes ne sont que des conséquences plus ou moins directes d’un marasme politique torpide qu’ils ont ensuite contribué à compliquer jusqu’à paralyser totalement le pays, ne lui laissant que cette alternative : ou bien la guerre civile, ou bien la livraison du pays à l’étranger. Ce qui revient d’ailleurs à dire qu’à terme, c’était les deux à la fois qui menaçaient les Sénégalais. Parce que Wade n’avait pas plus la solution du vrai problème que Diouf; et parce que l’un et l’autre se valent en forces, sans être pour autant assurés que ce serait un combat singulier entre eux seuls. Wade s’est finalement rendu compte – ou il a été persuadé, peu importe – qu’il jouait un jeu dangereux pour lui-même autant que pour son adversaire, mais surtout pour leur pays. J’étais au Sénégal au moment où il a déposé les armes au pied de l’autel de la Patrie. Je crois que c’est une décision positive, un acte politique de grand courage. Et s’il faut en informer les Ivoiriens, autant le faire en toute objectivité, en se plaçant dans le contexte sénégalais et non en se guidant sur les affirmations de Landing Savané parues dans « Nouvel Horizon ».

Pendant mon séjour, j’ai suivi à la télévision une interview d’Assane Seck, une personnalité aujourd’hui neutre par nécessité. Une telle interview, disons de Bernard Dadié par exemple, nous vaudrait en Côte d’Ivoire tous les bénéfices de la conférence nationale souveraine du Bénin, sans la malédiction d’un Soglo ! C’était, mine de rien, le procès raisonné et responsable de tout ce qui s’est fait depuis la loi cadre. Si cela fut possible, c’est parce qu’au Sénégal, depuis 1988, la réflexion politique a fait du chemin, aiguillonnée qu’elle était par une série de drames concrets.

Je ne suis pas dans le secret des hommes politiques sénégalais; mais, ceux dont il s’agit ont fait, sans convention solennelle, les choix décisifs qui ouvrent la voie vers la remise à flots d’un pays réellement naufragé. Bien entendu, après ce premier pas, tout reste encore à faire; mais il le fallait d’abord. D’autres n’ont pas voulu les accompagner. Peut-être que je les comprendrais s’ils étaient Ivoiriens et s’il s’agissait de la Côte d’Ivoire. Mais ils sont Sénégalais, et, d’après ce que j’ai vu ou entrevu, je ne peux pas les comprendre.

S’agissant de Dansokho, cité trois fois dans cinq lignes en fin d’article comme un accessoire de Wade, ce qu’il n’est certainement pas, je te renvoie à ma lettre précédente, et je prie pour que nos amis Sénégalais ne se formalisent pas du procédé de Nea-Kipré !

Je ne crois pas que l’entrée de Dansokho au gouvernement relève de la même sorte de démarche que celle de Wade. Depuis 1988, notamment, Wade n’a pas cessé de chauffer ses troupes. Puis, fin février 1991 (meeting de Thiès commémorant la « victoire » que Diouf lui aurait volée en 1988), il leur a dit qu’il n’y avait pas d’autre voie vers le pouvoir que les urnes. Je te passe les détails, en particulier, son interview dans le même numéro de « Sopi » qui relatait le meeting, interview dans laquelle il promettait monts et merveilles à tous et à chacun, avec un flou dans le propos qui laisse à penser sur les qualités morales de l’individu.

Au contraire, Dansokho et le parti de l’indépendance et du travail se disaient prêts, notamment depuis la crise sénégalo-mauritanienne, à prendre leurs responsabilités dans un gouvernement d’union nationale, sur la base d’un programme convenu au préalable entre tous les participants. On peut se poser la question de savoir s’ils ont eu satisfaction sur ce point. Quand j’ai déjeuné avec Dansokho, l’avant-veille de mon départ de Dakar, c’était entre deux réunions avec je ne sais qui; et, d’ailleurs, il n’était pas question d’en discuter à table au milieu de nos familles. Je ne sais donc pas ce qu’il en est. Mais je ne crois pas que cette condition était toujours, alors, un préalable incontournable, dans la mesure où la situation était devenue très labile dans les dernières semaines. L’analyse de nos camarades était que personne ne contrôlait plus la situation, qui pouvait dégénérer à tout moment.

Tu as sans doute entendu parler de « Set Setal », cette campagne de propreté spontanée de la jeunesse dakaroise, qui s’est propagée à travers tout le pays comme une traînée de poudre (c’est le cas de le dire !). Pendant plusieurs jours, cette jeunesse a tenu Dakar à ses ordres, armée seulement de balais et de pinceaux ! Ils avaient dressé des barrages et les automobilistes devaient acquitter un droit de péage destiné à alimenter la campagne de propreté. Ils étaient d’autant plus craints, semble-t-il, qu’ils étaient parfaitement disciplinés, sans qu’on pût savoir s’ils avaient des chefs et qui étaient ces chefs. Bref, tout le monde a cru à une tentative de prise du pouvoir en douceur, mais chaque parti a cru aussi que c’était son voisin qui en tirait les ficelles dans l’ombre.

Au moment de mon séjour, il n’en restait que des vestiges sur les murs et le rebord des trottoirs. Mais chaque frémissement à l’université ou dans les lycées y ramenait les esprits. Tous ceux avec qui j’en ai parlé en avaient conservé un souvenir très vif. Mais, pour tous, une chose au moins était tout à fait sûre : c’était le signe que l’édifice politique hérité de Senghor avait fait son temps, puisqu’une initiative née en dehors de ses limites avait été capable de le paralyser. C’était d’ailleurs le sens général des propos d’Assane Seck, si on les entendait bien.

Lorsqu’on a fait la guerre et que tout est saccagé, il faut enfin faire la paix. Il y a des guerres qui ne tuent pas les hommes, qui ne détruisent pas les maisons, mais qui minent l’âme d’une société. Telle était la guerre que les Sénégalais se faisaient depuis 1988. Cette guerre pouvait se terminer complètement avec la formation de l’actuel gouvernement. Je ne m’avancerais certes pas jusqu’à affirmer qu’elle est terminée, mais, au moins, nos amis ont payé de leur personne pour qu’elle puisse l’être.

Ont-ils eu raison d’y aller ? Ont-ils eu tort ? l’Histoire le dira, selon la formule consacrée, à ceux que cela intéressera encore. Pour moi, je ne veux en juger que d’après les enjeux d’aujourd’hui. Comme je juge Sékou Touré d’après ce qu’il fit le 28 octobre 1958 ; Mengistu d’après ce qu’il fit en 1974 ; Fidel Castro d’après Moncada et l’odyssée du Granma ; etc. L’histoire n’est que la photographie qui confirme l’ordre d’arrivée des concurrents, mais qui ne rend pas compte de la manière dont ils prirent le départ. Or, en politique, c’est peut-être cela qui a le plus d’importance. Parce que c’est un concours où tous ceux qui prennent le départ ne se retrouvent pas à l’arrivée.

Voilà ce que j’avais envie de dire à mon jeune ami, car je suppose qu’il est jeune, et je ne doute pas qu’il acceptera l’offre de mon amitié. Il vaut mieux dire ces choses que de les penser et se taire.

(…).

Marcel




 LE COUP DE POKER D’ABDOU DIOUF

Si la politique était un sport, ce serait le seul où un athlète peut donner l’impression d’une activité harassante alors même qu’il est lourdement cloué sur place par un dense réseau d’entraves savamment tressé tant par ses propres amis (de l’intérieur et de l’extérieur) que par ses adversaires. Et cela serait tout particulièrement vrai du président Abdou Diouf et de maints autres leaders politiques du Sénégal, depuis les chaudes journées de février1988, lorsque le premier fut « triomphalement réélu », tandis que les autres affirmaient, non sans vraisemblance, qu’ils l’avaient battu.

Ainsi, depuis trois ans, périodiquement, on croit voir le chef de l’Etat sénégalais bondir vers la solution des nombreux problèmes « urgents » au milieu desquels son pays se débat, et, en réalité, il n’a jamais décollé de la case départ. Le 31 décembre dernier, il s’était déjà livré à son exercice favori qui consiste à lancer à la cantonade des appels au consensus sans paraître vraiment soucieux d’en donner les moyens au pays. Il vient de récidiver avec le train de mesures annoncées le 27 février à la suite d’un comité central du Parti socialiste dont il est aussi le secrétaire général.

Cette fois-ci le menu semble plus consistant ; mais, est-ce roublardise ? est-ce maladresse ? l’amphitryon s’est bien peu soucié de la diversité des goûts et des appétits de ses invités. Après avoir institué un poste de « médiateur de la République », un Haut conseil de la radio-télévision et une Commission de révision du code électoral, il vient d’aménager la constitution afin de s’offrir un Premier ministre. Le tout en dehors de toute concertation préalable, officiellement du moins, avec ceux auxquels il aurait par ailleurs, semble-t-il, l’intention d’offrir quelques places dans son gouvernement.

Dans tout autre pays, on aurait vu malgré tout dans cette foulée marathonienne l’indice d’une volonté tendue d’aller de l’avant contre vents et marée, de forcer l’histoire et le destin afin de sortir le Sénégal du bourbier. Mais il semble qu’on ait, ici, plutôt des raisons de douter que ce mouvement apparemment impétueux soit de ceux qui dérangent les lignes, tant il est vrai que le PS et son secrétaire général traînent derrière eux, notamment depuis l’affaire de février 1988, une vilaine réputation de machiavels du Sahel.

Dans leur ensemble, les Dakarois de la base, dont le prototype est le fameux Goorgoorlou, le héros de la BD du Cafard libéré, ont accueilli ces « nouvelles » avec philosophie, encouragés par une presse goguenarde qui s’acharne à discréditer le pouvoir, sans d’ailleurs épargner les dirigeants les plus en vue des oppositions.

Au demeurant, les mesures déjà réalisées sont de celles qui ne mangent pas de pain, même si elles sont parfois inutilement coûteuses comme on l’a entendu dire dans un meeting wadiste. Quant à celles qu’on attendait le plus et qui seraient le plus utiles, chacun sait qu’Abdou Diouf ne peut pas les réaliser tout seul, ni comme il l’entend. Les partenaires, surtout l’un d’eux qui entretient sur place des troupes d’élite plutôt voyantes, veillent au grain. La rumeur veut même que ce soit eux qui font courir le président Diouf, afin de débloquer la situation sans issue qui règne depuis trois ans. Les prébendiers du PS, de leur côté, ne sont pas favorables à des orientations qui mettraient en cause les avantages et les habitudes acquis au cours de trente années de parti unique de fait. Et il faudra encore dégager un terrain d’entente avec une opposition soupçonneuse et désunie.

Dans on ensemble, l’opposition s’est montrée, au premier jour, hésitante, voire réticente. Chat échaudé craint l’eau froide ! Mais il n’y a pas que cette prudence, normale, et qui, d’ailleurs, n’empêche pas tout le monde de prêter une écoute sérieuse à ce qui se dit dans la maison du Parti socialiste.

C’est le cas à coup sûr des militants du PIT, le parti des communistes sénégalais, qui ont toujours dit qu’ils étaient prêts à tout moment à prendre leur part de responsabilités dans un gouvernement de véritable union nationale, pourvu que ce soit un gouvernement formé « autour d’un programme élaboré et mis en œuvre par toutes les parties prenantes ». Questionné le 5 mars par Sud Hebdo, Amath Dansokho, le secrétaire général du PIT, a réaffirmé cette disponibilité en mettant les points sur les i : « Cela aurait dû intervenir plus tôt. Cela fait longtemps que nous avons dit qu’au vu de la crise économique que connaît le pays et l’impasse politique née des fraudes des élections de 1988, il est important d’avoir une politique de large rassemblement. Nous sommes d’accord pour un gouvernement d’union nationale, pas autour de la politique définie par le PS mais par toutes les forces vives du pays qui l’acceptent. » De ce côté-ci, les choses sont claires. Mais il faut compter avec les pêcheurs en eaux troubles de tous bords, par définition ennemis de toute clarté, et aussi avec les partenaires qui ne sont pas précisément enclins, par les temps qui courent, à discuter calmement avec les gens qui parlent d’indépendance nationale alors qu’ils ne sont ni Baltes ni même Koweitiens.

Il n’en est pas de même, loin s’en faut, en ce qui concerne les autres formations de l’opposition coiffées par la « Coordination nationale des chefs des partis d’opposition » (CONACPO), dans laquelle se retrouvent Abdoulaye Wade (PDS), Abdoulaye Bathily (LD/MPT), Mamadou Dia (MSU), Amadou Guiro (OST), Landing Savané (AJ/MRDN)…

Devant le fruit de la tentation offert par Abdou Diouf, le PDS et son « leader charismatique » observent, sur le fond, un silence hautain que certains interprètent comme un signe de leur embarras, et d’autres comme un aveu de complicité. Selon ces derniers en effet, la cause principale de l’initiative de Diouf et du silence de Wade serait la même et se trouverait dans « des négociations secrètes organisées sous la houlette des Etats-Unis et de la France » en vue de favoriser un dégel rapide de la mare politique grâce au partage du pouvoir entre les deux vieux rivaux, que rien de fondamental ne sépare. Quoi qu’il en soit, devant la foule de ses fans réunis à Thiès le 24 février pour la commémoration de « sa victoire » de 1988 – victoire « volée » par le PS –, Me Wade a indirectement donné acte de ce dégel lorsqu’il affirma : « La clef du pouvoir, c’est le code électoral, ce n’est pas la violence ».

Les moins surpris par cette conversion subite à la non-violence ne furent pas les partisans de « l’apôtre du Sopi », qui, dans leur ensemble seraient plutôt pour en découdre chaque jour avec Abdou Diouf et son PS. A telle enseigne que le reporter de Sopi, l’hebdomadaire du PDS, a cru devoir édulcorer la nouvelle profession de foi de son idole par ce commentaire à l’accent revanchard : « Néanmoins, il n’y a aucun doute que ce calme est celui qui précède la tempête ». A ce compte, il paraît clair qu’une entente secrète entre Me Wade et le président Diouf pour gouverner ensemble sans tenir compte des autres membres de la CONACPO ni du PIT comporterait, pour le challenger comme pour le titulaire, plus de risques que d’avantages.

Avec cela, la position de certains des associés du chef du PDS dans la CONACPO est sans nuances : c’est une fin de non recevoir plus ou moins catégorique. Selon les propos recueillis à chaud par Sud Hebdo, les amis de M. Dia « ne participeront pas à la Commission de révision du code électoral ; s’en tiennent à l’appel de la CONACPO pour une conférence nationale et rejettent les nouvelles manœuvres dilatoires de Diouf ». Même raideur chez Amadou Guiro : « Pas de participation à un gouvernement de colmatage ». Le dirigeant de l’OST estime que « c’est encore un truc de Diouf pour démobiliser les gens ». En revanche, Landing Savané est seulement circonspect : s’il estime devoir insister pour la conférence nationale, il ne paraît pas fermé à une entente programmatique. C’est une sorte de juste milieu entre les attitudes précédentes et celle du PIT. Les réactions des membres de l’opposition aux « ouvertures » d’Abdou Diouf sont donc plutôt diverses ; comme, du reste, leurs credo politiques. La CONACPO est une association plutôt branlante. Si l’intention du président Diouf n’est que de la déstabiliser tout à fait, il ne pouvait pas trouver pomme de discorde plus vénéneuse ! Mais à quoi lui servirait-il de jouer ce jeu ? Et, d’ailleurs, en a-t-il vraiment les moyens aujourd’hui ? La situation interne du Parti socialiste dans lequel son secrétaire général, coincé entre les « rénovateurs » et les « caciques » qui le tirent à hue et à dia, n’est pas précisément de celles qui permettent à un homme politique qui n’est pas sans culture de mépriser ses adversaires. C’est une difficulté qui s’ajoute à toutes celles qui se sont déjà accumulées sur les épaules du premier des Sénégalais pour les rendre tout à fait insupportables. En vérité, Abdou Diouf n’a pas d’autre choix, compte tenu de ce qu’il représente et compte tenu de l’état de son régime et de son pays, que celui qu’il propose. Maintenant, il s’agit de bouger vraiment.

Marcel Adafon (Le Nouvel Afrique-Asie avril 1991)

mardi 14 février 2012

Marthe Amon Ago : « le Cnrd a un rôle de résistance et de veille »


Dans cette interview exclusive (Notre Voie 14 février 2012), Marthe Amon Ago, secrétaire générale du Congrès national de la résistance pour la démocratie, nous dit ce que cette organisation représente à ses yeux. Une position courageuse et digne, aux antipodes de la posture capitularde de Laurent Fologo et consort

Notre Voie : La récente assemblée générale du Cnrd vous a nommée dans les fonctions de Secrétaire générale par intérim. Dans quel état se trouve ce mouvement politique au moment où vous prenez fonction ?
Amon Ago Marthe : La tenue d’un congrès me permettra de mieux apprécier l’état des lieux. Par exemple, par la  présence effective des membres… Sinon, la liste qui m’a été remise fait état de 39 organisations, membres au lieu de 27 lors de la signature de la Charte en 2006. Le Cnrd se porte donc bien au moment où je prends fonction.

N.V : Dans quel esprit le Cnrd a-t-il été créé et quels sont ses objectifs ?
A.A.M : Depuis l’attaque de la Côte d’Ivoire en 2002, nous avons tous assisté à un élan patriotique. Le Cnrd s’est voulu une plate-forme de regroupement et d’encadrement de tous ces  mouvements populaires. C’est pourquoi, le Cnrd s’est fixé comme objectifs principaux, la défense des institutions de la République, la sauvegarde de la souveraineté, la promotion de la démocratie, de l’Etat de droit, de la paix, de la restauration de l’image de la Côte d’Ivoire ainsi que de sa vocation traditionnelle de nation ouverte sur le monde (article. 3 de la Charte).

N.V : Qui peut donc être membre du Cnrd?
A.A.M : L’article 2 de la Charte dit ceci : « Sont parties à la présente Charte, les organisations politiques et sociales adhérant aux principes des libertés publiques et aux valeurs républicaines. Les parties contractantes affirment leur attachement au respect de la Constitution, notamment en ses dispositions consacrant le mode de dévolution du pouvoir par les élections et se déclarent opposées à tout recours à la force des armes comme moyen d’accession au pouvoir. »

N.V : Dans une interview, la semaine dernière, au quotidien gouvernemental Fraternité Matin, Laurent Dona Fologo, vice-président du Cnrd, a déclaré vouloir donner une nouvelle orientation à votre organisation. Il a notamment indiqué vouloir une opposition sans violence, qui respecte ceux qui gouvernent. Comment avez-vous accueilli cette déclaration ?
A.A.M : Permettez-moi de ne pas me prononcer sur les propos de M. Fologo qui est un membre de notre organisation. Au Cnrd, les opinions se partagent en assemblée. Ce n’est pas de manière fortuite que notre groupement porte le nom de Congrès national de la résistance pour la démocratie. En effet, l’appellation Congrès évoque l’idée d’une réunion de personnes qui se rassemblent pour échanger leurs idées ou se communiquer leurs études.

N.V : Est-ce à dire que le Cnrd n’a pas changé d’orientation ?
A.A.M : Si c’est par rapport aux propos de M. Fologo que vous me posez cette question, je ne vous répondrai pas. Pour une question de principe et d’éthique de notre organisation.

N.V : Depuis le premier congrès qui a fixé les objectifs et orientations du Cnrd, il n’y a donc pas eu un autre congrès pour imprimer une nouvelle orientation ?
A.A.M : A ma connaissance et au regard des documents reçus, non ! Cependant, il importe que vous sachiez qu’au Cnrd, le mot Congrès désigne certes l’organe suprême, mais il tient ses assises de deux manières. Pour le renouvellement des instances, le Congrès se tient tous les trois ans. Par contre, il doit tenir deux sessions ordinaires dans l’année (articles 15 et 17 des Statuts). Il peut également se réunir en session extraordinaire. 

N.V : Laurent Dona Fologo a également soutenu que le Cnrd doit servir de courroie de transmission entre le pouvoir et l’opposition. Ce qui suppose que le Cnrd n’est pas partie prenante dans le combat pour la défense des institutions. Où se situe donc finalement le Cnrd ?
A.A.M : Je vous réitère ma position, à savoir que je refuse de commenter les propos de M. Fologo qui est l’un des huit vice-présidents du bureau du Cnrd. Cependant, si vous me demandez en tant que Secrétaire générale, où se situe le Cnrd sur l’échiquier politique ivoirien, je peux vous répondre.

N.V : Je vous écoute…
A.A.M : Après lecture de la Charte, des Statuts et Règlement Intérieur, mes analyses se résument en ce qui suit : le Cnrd a son essence dans sa dénomination qui n’est certainement pas fortuite : « Résistance pour la Démocratie ». En effet, on parle de résistance lorsque les habitants d’un pays s’opposent à l’action d’un occupant. Quant à la démocratie, c’est l’idée selon laquelle, l’autorité suprême appartient à l’ensemble des citoyens d’un pays. Aussi, le Cnrd est-il le regroupement de toutes les forces patriotiques qui veulent la souveraineté de la Côte d’Ivoire, l’indépendance effective de la Côte d’Ivoire. En d’autres termes, il s’agit de personnes ou d’organisations qui revendiquent la souveraineté de la Côte d’Ivoire au plan international, la liberté et l’égalité des citoyens au plan national. Nous en déduisons que le Cnrd n’est pas La Majorité Présidentielle (Lmp) ; il n’est pas comparable au Rhdp. Il est certes un groupement politique, mais il n’est pas un regroupement de partis politiques uniquement, parce que non prévu pour gouverner comme c’est le cas pour Lmp ou le Rhdp. Le Cnrd est une force de défense des institutions de la République et de promotion de la démocratie par des voies et moyens spécifiques. Concrètement, le Cnrd a été créé pour s’opposer aux forces impérialistes qui menacent la souveraineté de notre pays, la Côte d’Ivoire, et l’empêchent de prendre librement son destin en mains, et à son peuple de choisir son chef et ses représentants. Une fois la souveraineté acquise, il est impératif de la préserver en veillant à une pratique démocratique véritable laquelle suppose un Etat de droit, le respect de la liberté et de l’égalité des citoyens. En conclusion, le Cnrd a un rôle de résistance et de veille. C’est pourquoi, peu importe que ses membres soit à l’opposition ou au pouvoir. Par exemple, le Pdci-Rda peut adhérer au Cnrd aujourd’hui si tant est qu’il est réellement attaché à l’indépendance et à la souveraineté de la Côte d’Ivoire ainsi qu’à la pratique de la démocratie.

N.V : En tant que Secrétaire générale nouvellement installée, quel est votre programme d’activités ?
A.A.M : Nous avons déjà élaboré notre programme d’activités, mais nous attendons qu’il soit adopté par le bureau avant de le rendre publique.

Interview réalisée par Boga Sivori 

lundi 13 février 2012

Le PS, Laurent Gbagbo, l’Internationale socialiste.

Une analyse de Jean-Luc Mélenchon (17 avril 2011)

"Le parti de Laurent Gbagbo était membre de l’internationale socialiste. Quelle contribution a pris l’internationale socialiste au règlement de la crise ? Aucun. Quels ont été les membres de cette illustre organisation qui se sont interposés dans le drame ? Aucun. Pourtant le PS français assure la vice-présidence de cette organisation et Pierre Mauroy en a été le président ! Que dit cette organisation sur la capture de l’un des siens et son emprisonnement dans une zone contrôlée par des mercenaires sanguinaires ? Rien. Quant aux dirigeants français du PS, prompts à faire des visites sur place ? Rien. Combien d’années, le délégué national aux questions africaines a-t-il été aussi un intime de Laurent Gbagbo ? Lui, du moins, a-t-il assumé loyalement jusqu’au bout. Mais les autres ? Et euro RSCG, l’agence de communication de Dominique Strauss-Kahn, organisatrice de la campagne électorale de Laurent Gbagbo. Vont-ils rendre l’argent au nouveau pouvoir pur et sincère de monsieur Ouattara ? Non bien sur ! Sinon il faudrait rendre celui d’Eyadema, celui de Bongo et celui de combien d’autres ? Admettons. Admettons que chacun ait, en cours de route, découvert qu’ils ont soutenu par erreur un odieux tyran. Dans ce cas pourquoi ne demandent-ils pas à l’internationale socialiste une réunion pour prendre la mesure du nombre de ses membres qui viennent de perdre le pouvoir dans la violence ? Pourquoi n’ont-ils jamais demandé leur exclusion avant ? Pourquoi ont-ils gardé toutes leurs responsabilités dans cette organisation ?
Ces débats sur la nature et l’orientation de cette organisation m’ont été mille fois refusés, l’air excédé, par un François Hollande, du temps qu’il dirigeait le PS. Il n’y a pas eu une minute de débat quand leur ami De Larua fit tirer sur la foule argentine par ses policiers, ni quand leur ami président du Venezuela social démocrate fit tirer sur celle de Caracas, ni sur leur cher Alan Garcia élu président du Pérou avec l’aide de la droite qui fit massacrer paysans et prisonniers de droit commun. Aucune de mes mises en garde concernant cette organisation, faites de vive voix ou par écrit dans mes livres et articles, n’a jamais reçu un mot de réponse ni soulevé une minute de débat. Ils s’en moquent, ils ne savent pas où c’est, ils ne savent pas de qui il s’agit… On connait la musique. Ils soutiennent n’importe qui, n’importe comment, du moment que l’intéressé a un tampon de l’Internationale Socialiste et paye le voyage. « Nous ne permettons pas aux autres de nous dire ce que nous devons faire, de quel droit irions-nous leur dire ce qu’ils doivent faire eux » m’avait lancé François Hollande. Après quoi ils sont prêts à abandonner leurs amis d’un jour à la mare aux caïmans, quand ça tourne mal.
Mais le cas de Laurent Gbagbo ne ressemble à aucun autre. Je prends le risque de me voir affubler par bien des petites cervelles qui liront ces lignes une nouvelle fois de leurs simplifications offensantes. Mais je ne risque, moi, aucune confrontation désagréable avec mes actes. J’ai rencontré Simone Gbagbo du temps où elle était dans l’opposition. Je n’ai jamais été invité sous sa présidence. Je n’ai jamais participé à une conférence sur place, ni été défrayé pour cela, je n’ai pas eu de tâche d’écriture rémunérée par euro RSCG. Gbagbo ne m’a jamais téléphoné, écrit, fait porter des messages ou interpellé. J’étais, pour lui aussi, ce que j’étais pour ses chers amis du PS et de la gauche du PS. Une ombre au tableau. Mais il reste ceci : que ça plaise ou pas : Gbagbo a été la seule tentative de faire de la vraie sociale démocratie en Afrique. Qu’il ait échoué, dérivé ou ce que l’on voudra, mérite mieux que le lâche abandon auquel ont procédé les dirigeants du PS français. Les Ivoiriens méritaient au moins une tentative d’interposition politique. Aujourd’hui, au moins par compassion humaine, par respect pour leur propre passé et leur ancienne amitié, ils devraient se soucier de savoir ce que devient Laurent Gbagbo et sa famille entre les mains des mercenaires givrés d’Alassane Ouattara. Ils ne le feront pas. Ils espèrent juste que ça passe et qu’on ne leur demande aucun compte.
Je crois bien que les images de « l’arrestation » de Laurent Gbagbo devraient créer un grand malaise. Leur violence, le style « mercenaire aux yeux rouges » des assaillants, l’ambiance de lynchage des vaincus, les violences faites aux femmes, l’évidente main mise de notre armée sur l’opération, rien ne ressemblait moins à une opération de protection de la population sous mandat de l’ONU. Mais, depuis le début, Laurent Gbagbo est l’homme à abattre pour les concessionnaires français qu’il a menacé dans leurs intérêts un temps même s’il les a bien cajolé ensuite. Cela n’excuse rien, mais cela explique tout. Et d’abord la réécriture de la personnalité d’Alassane Ouattara. En fait, un vrai aventurier repeint en bon père de la démocratie. Soutenu par l’ancien président hier accusé de totalitarisme, Konan Bédié qui l’avait empêché en son temps d’être candidat à l’élection présidentielle, et par le premier ministre de Gbagbo, un soi disant « rebelle du nord », vrai seigneur de la guerre, dont les mercenaires ont été immédiatement maintenus en place et rebaptisés en « force républicaine », le changement de camp valant amnistie pour les crimes qui leur étaient hier reprochés. Alassane Ouattara est un chef de clan et rien de plus. L’argument de sa victoire électorale est une fiction qui pouvait être utile aussi longtemps qu’il pouvait y avoir une perspective d’accord sur ce point entre les parties. Mais il n’y en avait pas.
Ne restaient donc en présence qu’une addition de tricheries. Valider les mensonges des bourreurs d’urnes d’Alassane Ouattara revenait à prendre partie dans une guerre civile. Elle dure depuis 2003. La raconter obligerait à un récit qui prendrait trop de place. Aucune page n’y valut mieux que la précédente. Mais aucune ne correspond au récit simpliste de la lutte entre gentil et méchant qui repeint Gbagbo en tyran et Ouattara en démocrate. Car si l’on en a vu beaucoup montrer du doigt ce fait que Gbagbo n’a pas obéi aux injonctions de l’ONU, on dit moins, et même jamais, que Ouattara n’y a pas davantage obéi. Notamment parce que ses mercenaires n’avaient pas désarmé pendant l’élection, contrairement à la demande de l’ONU. Leur influence pédagogique explique sans doute les votes à 90 % en faveur de sa candidature dans les zones qu’ils contrôlaient. On vit clairement le parti pris quand fut refusé le recomptage des suffrages, demandé par Gbagbo et refusé par Ouattara. Pourquoi ? On l’avait bien fait aux USA, faut-il le rappeler ? A la fin il faut se souvenir que le mandat de l’ONU était de "protéger les civils" et d’"empêcher l’utilisation d’armes lourdes" contre eux, pas d’aller arrêter un président sortant en bombardant le palais présidentiel.
Mais qui s’en soucie ? « Vae victis », comme dirait Michel Denisot. Malheur aux vaincus ! Je crois que cette opération militaire déclenchée sans le début d’une discussion et ou d’un vote de l’assemblée nationale commence un mauvais style pour la suite de nos relations avec l’Afrique. Il est urgent que notre pays se ressaisisse. En premier lieu que le parlement ne laisse plus s’installer cette habitude qui voit dorénavant tous les artifices d’interprétation et de procédure réunis pour justifier que les parlementaires n’aient jamais leur mot à dire sur les expéditions militaires du pays. On n’a voté à l’Assemblée et au Sénat ni sur l’Afghanistan, ni sur la Libye, ni sur la Cote d’Ivoire ! Ni avant, ni pendant, ni depuis ! Et, bien sûr, c’est nous qui donnons des leçons de démocratie aux autres ! Mais nous, quel genre de démocratie est donc la nôtre entre l’Europe qui nous dicte des lois et des astreintes jamais délibérées et un régime présidentiel qui déclenche des guerres à sa guise et sans mandat ni contrôle du parlement ? Il me semble qu’une commission d’enquête parlementaire sur cette intervention est seule capable de faire la lumière sur l’enchaînement qui a conduit jusqu’à cette intervention militaire française dans la guerre civile ivoirienne.
(Source : Le blog de Théophile Kouamouo 02/02/2012)

samedi 11 février 2012

En attendant la Coupe…

Ce dimanche 12 février 2012 verra peut-être nos « Eléphants » rééditer leur exploit de 1992. Espérons que cette nouvelle victoire que nous souhaitons tous ne sera pas, comme la précédente, le prélude d'une nouvelle catastrophe nationale… En effet, à peine quelques jours après le retour triomphal des « Eléphants » avec le prestigieux trophée panafricain, éclatèrent les événements du 18 février 1992, qui virent l'arrestation de plusieurs dizaines d'opposants, dont Simone et Laurent Gbagbo ainsi que leur fils Michel. Alassane Ouattara était alors le Premier ministre, chef du gouvernement, et il assurait l'intérim du chef de l'Etat, absent du pays.
Que cette nouvelle finale de la CAN, que nos « Eléphants » la remportent demain ou pas, soit l'occasion de nous souvenir de ces événements tragiques et de ceux qui en firent les frais, d'autant plus que ce sont à peu près les mêmes qui a été embastillés le 11 avril 2011.
A l'époque, j'avais préparé pour le magazine « Le Nouvel Afrique Asie », auquel je collaborais, une réflexion sur le contexte de l'exploit de nos « Eléphants ». Je ne sais plus pour quelle raison, mais cet article fut refusé par la rédaction. Heureusement je l'ai conservé et je suis heureux de pouvoir l'offrir tel quel à nos amis visiteurs, dont beaucoup sont aussi des grands fans de nos « Eléphants ».
Marcel Amondji (11/02/2012)

UNE POTION BIEN AMERE…
Elle contenait donc une potion bien amère, cette Coupe d'Afrique des nations (CAN) 1992 gagnée de haute lutte par les « Eléphants », puisque quelques jours seulement après l'accueil triomphal de ces nouveaux argonautes chargés de leur merveilleux trophée, les chants d'allégresse faisaient place aux clameurs de l'indignation et de la révolte ! Il aura suffi de quelques mots imprudents, des mots d'ailleurs bizarres dans la bouche d'un chef d'Etat en pareilles circonstances, pour que la Côte d'Ivoire renoue avec les tumultes des jours les plus sombres de l'année 1990 : « Vous croyez que je vais m'offrir la division de mon armée ? (…). Je ne prendrai aucune sanction (sous-entendu : contre le général Robert Guéi), il a fait son devoir, c'est le meilleur actuellement dans le pays (…). Quand le couteau vous blesse, vous ne le jetez pas, vous essuyez le sang et vous le remettez à la maison », aurait dit le président Houphouët-Boigny aux commissaires qu'il avait, huit mois auparavant, chargés d'enquêter sur les incidents de la nuit du 17 au 18 mai 1991 à la cité universitaire de Yopougon. Le rapport de ladite commission désigne le général Guéi – promu à ce grade après les faits et quoiqu'on n'ignorât point la part qu'il y avait prise – comme l'instigateur direct de cette agression…
Si brillant que soit ce militaire aux yeux du chef de l'Etat, le refus de le sanctionner ne risque-t-il pas d'apparaître comme une permission permanente donnée à la soldatesque de brutaliser quiconque leur déplaît ?
Les énormes risques pris par la plus haute autorité du pays à l'occasion de cette affaire sont de ceux qui font craindre que le désordre dans lequel la Côte d'Ivoire s'est installée depuis deux ans, n'affecte aussi, désormais, le cœur même du pouvoir. On serait tenté de parler d'une véritable provocation à l'émeute si on n'avait pas vu avec quel empressement les autorités ont cherché à monnayer l'exploit des « Eléphants » en termes de popularité, peut-être, d'ailleurs, en vue de préparer les esprits à accueillir la publication du rapport, remis au président un mois auparavant et gardé secret jusqu'alors, avec indulgence ou, au moins, avec indifférence ; et si on ignorait qu'à l'approche de la date de la toute première cérémonie de remise du « Prix Houphouët-Boigny pour la recherche de la paix », le parrain de cette récompense avait tout intérêt à ce que la paix règne dans sa propre capitale. Un succès éclatant de la cérémonie eût été une fort belle occasion à saisir pour s'en aller la tête haute. Mais, après ce flop, c'est à se demander ce qui pourrait encore être fait pour offrir à « l'homme de la paix » une sortie vraiment digne de lui.
Nul doute que le président Houphouët-Boigny rêvait de faire de cet événement le couronnement de sa longue carrière ; son chant du cygne, en somme. Du côté ivoirien, la préparation de la cérémonie faisait l'objet de soins attentifs depuis plusieurs mois, sous la direction de l'ancien ministre de l'Education et première victime du Printemps ivoirien, Balla Kéita, qui en a été récompensé récemment par un ministère honorifique, sorte d'évêché in partibus, à la présidence de la République, et par un siège au directoire de l'UNESCO. Il n'est pas facile de croire qu'on s'est donné toute cette peine, et qu'on a fait ensuite, délibérément, tout ce qu'il fallait pour que cela échoue si lamentablement.
Les convives du déjeuner de l'Elysée et les personnalités réunies place Fontenoy le 3 février n'ont pas pu ne pas entendre les clameurs qui remplissaient les rues d'Abidjan ce jour-là. Si la cérémonie a pu, malgré tout, se dérouler à peu près comme prévu, la participation de celui qui devait en être le parrain y fut remarquablement discrète. Il ne fait pas de doute que la situation qui régnait en Côte d'Ivoire pendant qu'elle avait lieu fut pour beaucoup dans la façon dont les médias ont traité son image comme si, un tel jour, Houphouët-Boigny n'était qu'un badaud quelconque. Comme quoi, s'il y a certainement beaucoup de mérite à rechercher la paix partout à travers le vaste monde, il y en a encore plus à l'établir solidement chez soi.
L'affaire du rapport sur les incidents de mai dernier n'est qu'une de ces gouttes d'eau qui font déborder les vases et signalent aux inattentifs qu'ils sont déjà trop pleins. La rechute de ces deux derniers mois prouve, s'il en était besoin, que la crise qui secoue la Côte d'Ivoire depuis deux ans est plus profonde qu'on ne veut bien le reconnaître, et, surtout, qu'il est tout à fait vain de croire qu'on la surmontera simplement en la faisant durer. D'autant que, sur le front de l'économie, en dépit des assurances optimistes qui se sont multipliées dans la dernière période, les choses n'ont toujours aucune tendance à s'arranger, bien au contraire. Depuis le lancement du plan Ouattara, la dette intérieure a plus que doublé, passant de 425 milliards de francs CFA au premier semestre 1990, à environ 1.000 milliards aujourd'hui. Toutes les mesures prises jusqu'à présent en vue de l'apurement de cette dette, condition sine qua non de la relance, se sont non seulement avérées inopérantes, mais encore, elles soulèvent toujours plus de mécontentement. Ce qui prouve doublement et la nécessité et l'urgence d'associer des mesures politiques honnêtes aux mesures économiques et financières dictées par les bailleurs de fonds.
Le président Houphouët-Boigny et son Premier ministre semblaient d'ailleurs en avoir pris leur parti depuis quelques mois, si on en juge d'après leurs appels réitérés à l'opposition chaque fois qu'ils eurent l'occasion de s'adresser publiquement aux Ivoiriens. Cela ne va jamais jusqu'à l'acceptation de la concertation nationale que réclame certains opposants ; mais, de source généralement bien informée, on assurait ces derniers temps que la Côte d'ivoire s'acheminait vers la formation d'un gouvernement pluraliste « à la sénégalaise ». Mais on peut désormais douter qu'un tel arrangement reste encore possible après l'effet si déplorable de la publication du rapport sur l'opinion publique.
La seule idée d'un gouvernement « à la sénégalaise » implique l'existence ou, au moins, la possibilité d'une entente sans préalable entre le FPI, le parti d'opposition actuellement le plus influent, et le PDCI majoritaire à l'Assemblée nationale. Or, le refus du président de la République de tirer toutes les conséquences du rapport et, qui plus est, dans un langage qui rappelle le ton de son célèbre discours-confession de 1983, ne semble pas précisément fait pour faciliter un aboutissement heureux, ni même la poursuite discrète des convergences qui se dessinaient entre certains milieux proches du pouvoir et la formation de Laurent Gbagbo. Car, les jeunes qui se sont spontanément répandus dans les rues après avoir appris que les auteurs de l'agression de Yopougon et leurs complices ne seraient pas sanctionnés, sont les mêmes qui constituent le public des meetings du FPI et des autres partis d'opposition.
Tandis que le président Houphouët-Boigny volait en concorde vers Paris ou s'y préparait, le fougueux leader du FPI lui lançait cet avertissement en forme d'ultimatum : « Si nos exigences ne sont pas prises en compte, il n'y aura plus de paix sociale pour toujours en Côte d'Ivoire ». Comme on pouvait s'y attendre, le bureau politique du PDCI n'a pas manqué de se saisir de cette rodomontade pour accuser l'ensemble de l'opposition d'entretenir le désordre pour assouvir des ambitions personnelles. Dès lors toutes les conditions étaient réunies pour l'éclatement des échauffourées du 18 février qui ont fourni à la police et à l'armée l'occasion d'humilier publiquement, dans la personne de plusieurs députés, du président de la Ligue ivoirienne des Droits de l'Homme (LIDHO) et de plusieurs dirigeants politiques et syndicaux, à la fois l'ensemble de la représentation nationale issue des élections de 1990 et l'ensemble de l'opinion publique nationale.
Remarquons que ces faits se sont produits alors que Houphouët-Boigny et d'autres personnalités de premier plan du régime se trouvaient à Paris depuis plusieurs semaines. On a dit que l'ordre de sévir avait été signé dans cette ville étrangère. Espérons qu'au moins la main qui l'a signé est ivoirienne…
Mais quoi qu'il en soit, la réunion de tous ces faits montre la profondeur de l'impasse ivoirienne. S'il fallait des preuves que ni le pouvoir, ni l'opposition dans son état actuel n'ont les moyens – ni la volonté peut-être – de rechercher la solution de la crise ivoirienne par des voies pacifiques, civilisées, les déclarations et les faits et gestes des uns et des autres depuis un mois en sont incontestablement.
Marcel Amondji (février 1992)