vendredi 31 août 2018

La Centrafrique vers la paix, la Russie et le Soudan à la manœuvre


La Centrafrique se dirige vers une solution à la crise qui la frappe. Avec le soutien de la Russie et du Soudan, les principaux groupes armés centrafricains ont en effet signé une déclaration d’entente. Alors que les pays occidentaux n’ont jamais causé que des problèmes, la Russie et ses autres alliés apportent des solutions.
Vers une sortie de crise en Centrafrique ? La mission de bons offices de la Russie semble avoir porté ses fruits, malgré les tentatives de la diplomatie française de stopper la montée en puissance des relations russo-centrafricaines.
En effet, les principaux représentants des groupes armés centrafricains viennent de signer à Khartoum, la capitale soudanaise une déclaration d'entente. Parmi les signataires figurent Nourredine Adam (Front populaire pour la renaissance de la Centrafrique), Ali Darassa (l'Union pour la paix en Centrafrique), Mahamat al-Khatim (Mouvement patriotique pour la Centrafrique) et Maxime Mokom (l'un des représentants du groupe anti-balaka). Ils ont apposé leurs signatures respectives en indiquant leur volonté d'une paix durable et d'une réconciliation. Une approche d'ailleurs saluée par les autorités centrafricaines.
Par son rôle dans cette affaire, Moscou a démontré toute sa détermination à non seulement défendre ses propres intérêts, mais également ceux de ses alliés. Finalement, l'efficacité russe en Syrie, aussi bien dans le cadre de la lutte antiterroriste, qu'au niveau politico-diplomatique, s'exporte sur le continent africain.
En effet, la Russie souhaite voir une Afrique stable, prospère, et avec laquelle il sera possible de collaborer dans un cadre gagnant-gagnant, et sans imposer quoi que ce soit. Sinon, comment expliquer que moins de 200 spécialistes russes aient pu, aussi rapidement, faire tellement plus pour la stabilisation de la Centrafrique, que les 15.000 militaires français passés par là depuis de nombreuses années ? Le Quai d'Orsay aura très certainement du mal à donner une réponse digne de ce nom.
Ne doutons pourtant pas que Paris, à l'instar d'autres capitales occidentales, tente, comme dans le passé récent, d'entraver ce processus de paix en Centrafrique. Et ce pour plusieurs raisons. Au-delà de perdre définitivement un pays majeur issu de son prétendu « pré-carré », l'élite française comprend parfaitement aussi que ce processus essaimera au-delà de la République Centrafricaine.
Pourtant, le peuple centrafricain est plus que jamais mobilisé à faire face à toute tentative néocoloniale de diviser la société centrafricaine sur une base religieuse ou ethnique. De plus, il peut compter sur des alliés sûrs, respectant sa souveraineté et apportant des solutions à des problèmes créés exclusivement par les représentants occidentaux. Des problèmes créés d'ailleurs à tellement d'autres endroits de l'Afrique, avec toujours le même objectif: diviser pour mieux régner. Et… piller.
Mais le monde évolue: le système multipolaire s'impose de jour en jour. Et les nations du monde, notamment africaines, refusent désormais la manipulation. La Russie est un acteur majeur dans ce renouveau mondial, et avec elles ceux ayant décidé de la suivre.
D'ailleurs, le Soudan, l'autre allié africain de Moscou, qui a aussi beaucoup contribué à ce que cette rencontre ait lieu, sort lui aussi gagnant. Et son président Omar el-Béchir, tellement diabolisé par le petit monde occidental, se positionne désormais en médiateur de paix de premier plan. Après avoir grandement contribué à la signature de l'accord de paix au Sud Soudan, qui s'est séparé de Khartoum en 2011, non sans « l'aide » occidentale et est depuis plongé dans le chaos, le leader soudanais a largement contribué à ce processus de stabilisation si nécessaire à la République Centrafricaine.
Les solutions aux problèmes africains peuvent et doivent être africaines, avec le soutien d'alliés sincères.

Mikhail Gamandiv-Egorov

Source : https://fr.sputniknews.com 31 août 2018

mercredi 29 août 2018

Centrafrique : la Russie va-t-elle vraiment y supplanter la France ?

Marie-Noëlle Koyara et Sergueï Choïgou
Moscou vient de signer des accords de coopération militaire avec le Burkina Faso et la Centrafrique. Un renforcement de la présence russe sur le continent africain, en pleine crise régionale et internationale, qui divise les analystes : diversification bienvenue des soutiens ou tentative de mainmise de Moscou sur la région ?
« Un partenaire prometteur sur le continent africain », déclarait le 21 août le ministre russe de la Défense, à propos de la Centrafrique. En marge du forum militaire Armée 2018, qui ouvrait ses portes le 21 août à Koubinka, dans la région de Moscou, Sergueï Choïgou a ainsi annoncé avoir signé un accord intergouvernemental avec son homologue centrafricaine, Marie-Noëlle Koyara.
Un accord visant à « renforcer les liens dans le domaine de la défense », a précisé le ministre russe, avec notamment la formation de membres des Forces armées centrafricaines (FACA) dans des instituts militaires russes. Le même jour, un accord similaire était signé avec le Burkina Faso.
La signature de cet accord avec Bangui n'a pas surpris les analystes. Il faut dire que depuis le début de l'année, la Russie a déployé cinq officiers militaires et 170 instructeurs civils en Centrafrique afin d'y entraîner les forces armées nationales. Un déploiement qui fait suite à une livraison d'armes. Par ailleurs, depuis la mi-mars, des soldats russes assurent la protection du Président Faustin-Archange Touadéra.
Pour autant, certains mettent en garde contre ce renforcement des liens entre la Russie et d'anciennes colonies françaises. Ils soulignent la porte ouverte aux intérêts économiques russes que représentent ces accords de coopération militaire, rappelant aussi les opérations subversives orchestrées par Moscou, du temps de l'URSS, au cœur des pays non alignés.
La Russie viserait-t-elle ainsi à supplanter la France dans son pré carré africain
?
La réponse est clairement « non » pour Emmanuel Dupuy, Président de l'Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE), qui salue une diversification des acteurs dans le domaine sécuritaire, dans un pays encore en proie à l'instabilité. Il rappelle que les forces françaises, déployées dans le cadre de l'opération Sangaris, l'ont été, suite à une résolution onusienne en décembre 2013 et se sont retirées en octobre 2016, après avoir rempli leur mission de contenir les violences intercommunautaires et de rétablir la sécurité, suite aux violences nées de la prise de pouvoir par les rebelles de la Seleka en mars 2013.
« La Russie contribue, comme d'autres nations avant elle à la formation et l'entraînement des forces armées centrafricaines, d'autant plus que c'est là une mission qui est induite par la résolution onusienne 2149 du 10 avril 2014 qui créée la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations Unies pour la Stabilisation en RCA (Minusca) ».
Le Président de l'IPSE rappelle d'ailleurs que la France ne s'était pas opposée aux livraisons d'armes russes à Bangui. En effet, alors que la Centrafrique est sous embargo de l'ONU depuis 2013, le Conseil de Sécurité ne s'est pas opposé à la demande de dérogation présentée par la Russie, en décembre 2017 et en janvier 2018, contrairement à la proposition de fourniture d'armes formulée en juin dernier par la Chine : « là, cette fois-ci, les Nations Unies ont souhaité lever tous les doutes liés à la proposition de la société d'Etat chinoise Polytechnologies de livraison d'armes létales et non létales, avant d‘autoriser ce "don" proposé par Beijing », insiste le Président de l'IPSE.
Une bonne entente au sujet d'un pays en crise en faveur de laquelle plaide également l'historien Philippe Evanno, président de l'Institut de prospective africaine (IPA). Ce dernier s'oppose à une possible « crispation française » à l'encontre de cette présence russe sur le sol de la République de Centrafrique.
« On peut très bien aussi envisager que dans l'avenir, les choses se passent bien entre la France et la Russie sur ce pays. Ce serait la meilleure des solutions et cela simplifierait énormément les choses pour la suite ».
Le président E. Macron et le président A. Touadéra
Ce spécialiste de l'Afrique est cependant plus critique quant au rôle de la France et au résultat de l'opération militaire française. Selon lui, « les Centrafricains ont été très déçus de l'incapacité française lors de l'opération Sangaris à remplir sa mission » et l'absence de ligne claire de Paris dans la crise centrafricaine ne serait pas étrangère au rapprochement entre Bangui et Moscou.
« C'est une incapacité qui venait d'un manque de moyens de l'armée française en particulier, mais aussi d'une grande difficulté de l'État français, pendant le mandat de François Hollande, à avoir une ligne unique concernant la situation centre-africaine. On voyait s'opposer les points de vue de l'Élysée, de la Défense et du Quai d'Orsay… Il est évident qu'à partir de là, les Centrafricains ont cherché un appui plus cohérent ailleurs et ils l'ont trouvé du côté des Russes ».
Une analyse que tempère Emmanuel Dupuy. D'après lui, s'il y a eu des ratés d'appréciation de la crise centrafricaine, ceux-ci se sont avant tout produits au niveau de la communauté internationale et découlent de l'emprise de l'agenda des pays limitrophes à la RCA.
« Je relativiserai beaucoup cette affirmation. Je crois qu'il n'y a pas eu suffisamment de consensus de la part de la communauté internationale vis-à-vis des causes de la crise en Centrafrique et, de ce point de vue, la France n'a pas l'apanage de ne pas avoir compris que la stabilisation en RCA sur le long terme passait avant tout par la consolidation des forces armées centrafricaines et le rétablissement de l'autorité de l'État sur l'ensemble du territoire pas seulement dans Bangui et ses environs ».
En décembre 2013, la France, qui craignait un génocide en Centrafrique, reçoit l'autorisation du Conseil de sécurité d'intervenir.
Amnesty International dénonçait des « crimes de guerre et des crimes contre l'humanité » et dénombrait, en moins de deux jours, 1.000 chrétiens et 60 musulmans tués dans des combats et des massacres.
Des Seleka, que les autorités centrafricaines pointent aujourd'hui du doigt dans l'assassinat fin juillet de trois journalistes russes. Le reporter de guerre Orkhan Jemal, le documentariste Alexandre Rastorgouev et le caméraman Kirill Radtchenko ont été tués dans une embuscade sur la route de Dékoa. Au printemps 2014, trois autres journalistes, dont la photoreporter française Camille Lepage, étaient tués dans des conditions similaires près de la frontière avec le Cameroun.
Des drames qui illustrent l'insécurité dans laquelle est encore plongé le pays. À ce titre, Emmanuel Dupuy se félicite que de nouveaux acteurs viennent contribuer à stabiliser la situation : « Alors que les opérations européennes EUFOR-RCA (octobre 2014-mars 2015) puis EUTM-RCA se sont mises en place depuis 2014 (et dont le mandat a été récemment prolongé jusqu'en septembre 2020 et l'enveloppe budgétaire allouée rehaussée à 25,4 millions d'euros à partir de septembre), il faut voir d'un bon œil — ou en tout cas d'une manière plus bienveillante — le fait qu'il y ait une complémentarité et une diversification de l'offre sécuritaire, puisque l'objectif premier reste de former et de réarmer les forces armées centrafricaines afin de leur permettre de rétablir la sécurité durablement dans l'ensemble des 14 préfectures qui composent le pays ».
Le président A. Touadéra et le président V. Poutine
Cependant, ce regain d'intérêt de la Russie  même au regard des liens entre feue l'URSS et la République centrafricaine durant la Guerre froide interpelle. Comme le souligne Philippe Evanno, il s'agit là d'un « phénomène tout à fait nouveau », la Russie ayant été « quasi-absente » de la RCA, d'autant plus que parallèlement, Moscou a multiplié les accords militaires avec d'autres nations du continent noir. « Là, c'est vraiment une innovation ; c'est à relier à la présence russe dans l'ensemble de l'Afrique centrale, la réactivation des accords de défense en République Démocratique du Congo, les accords qui viennent d'être passés au Rwanda, les accords passés en Angola, au Congo Brazzaville. On voit qu'il y a une politique d'ensemble qui est menée dans la région ».
Le Rwanda, un rapprochement qui étonne Philippe Evanno, sauf s'il s'agit de l'expression d'une volonté russe « de prendre des positions partout, simultanément, et d'y donner de la cohérence ensuite ». Pour Emmanuel Dupuy, c'est avant tout dû, d'une part, au leadership pris par le Président Paul Kagamé qui assume la présidence de l'Union africaine (UA) en 2018, d'autre part à un renforcement potentiel de la présence de l'Afrique dans les échanges commerciaux mondiaux et donc un intérêt bien compris de la Russie à renforcer ses échanges commerciaux avec le continent, alors que ceux-ci ne dépassent pas les 10 milliards d'euros par an : « Ce qui fait que l'on pourrait, éventuellement, parler d'un rapprochement ou d'un intérêt plus fort de la Russie vis-à-vis du Rwanda réside avant tout dans le fait qu'en mars dernier, a été lancé, à Kigali, la Zone de libre-échange continentale (ZLEC ou African Continental Free Trade Area — AFCTA) qui va bouleverser les relations économiques entre le continent africain et le reste du monde, à l'aune de sa mise en place progressive d'ici 2022 ».
L'accord pour établir cette zone de libre-échange a été signé par 49 des 54 pays qui composent désormais l'UA (depuis le retour du Maroc, en janvier dernier). Reste désormais à mettre en place concrètement cet accord, dont l'objectif est d'augmenter de 60% le commerce intra-africain (16% seulement aujourd'hui. Ce qui apparait bien faible, en comparaison des 70% que constitue le commerce intra-européen, par exemple). Or, la ZLEC n'a été ratifiée que par quatre pays seulement (Ghana, Kenya, Rwanda, Niger), alors que sa ratification est soumise à au moins 22 états, rappelle le président de l'IPSE, Emmanuel Dupuy.
C'est dans ce contexte que la coopération militaire entre Moscou et des capitales africaines pourrait ouvrir la voie à de futurs accords d'une tout autre nature. D'autant plus qu'à en croire Philippe Evanno, certains projets de développement entrepris par les pays occidentaux n'ayant pu aboutir en leur temps attendent dans les cartons des ministères centrafricains, notamment en matière de développement agricole.
En effet, si beaucoup évoquent les richesses du sous-sol de la RCA et la convoitise qu'elles pourraient attiser chez les Russes, comme le souligne le président de l'IPA, Moscou pourrait bien choisir de se positionner différemment des Occidentaux afin de trouver un terrain d'entente avec Bangui, « On ne fait pas le développement d'un pays sur les ressources minières, l'expérience le prouve, alors que par contre sur l'agriculture, on peut envisager un véritable développement du pays ».
Pour Emmanuel Dupuy, « il faut dépasser » la question de la présence russe  et de la crainte qu'elle pourrait susciter  en Centrafrique. Insistant sur l'importance de tout appui que peut recevoir le pays qui fait face à un processus de réconciliation nationale « compliqué » qui pour l'heure se concentre sur la capitale et « pas suffisamment sur l'ensemble du pays », le Président de l'IPSE souligne la problématique d'un pays enclavé, victime des jeux de puissance de ses voisins.
La "UNE" de Centrafric Matin du 2 août 2018
« Le vrai enjeu de la stabilité en Centrafrique […] est surtout induit par l'agenda et la bonne volonté des pays du voisinage et la manière dont les pays limitrophes (Cameroun, Tchad, Soudan et Soudan du sud, RDC et Congo Brazzaville, auxquels il convient d'ajouter le Rwanda et l'Ouganda, pour leurs influences respectives auprès des présidents Bozizé, Djotodia, Samba-Panza et aujourd'hui Touadéra) jouent, voire surjouent et  évidemment  influencent ou instrumentalisent la faiblesse du pouvoir centrafricain, au gré de leurs propres intérêts économiques comme diplomatiques. La crise en RCA servant aussi de "soupape" à des conflictualités résiduelles dans la zone de la Communauté Economique des Etats d'Afrique Centrale (CEEAC), comme le Sommet de Lomé, l'a montré, fin juillet dernier ».

Maxime Perrotin

Source : https://fr.sputniknews.com 25 août 2018

mardi 28 août 2018

NOTRE HOMMAGE À SAMIR AMIN (1931- 2018)



Décédé le 12 août, l’économiste progressiste d’origine égyptienne Samir Amin appartient aussi à notre histoire nationale ; mais c’est comme Cassandre, qui était capable de lire dans l’avenir mais que personne ne croyait.
Dans les années soixante-dix, alors que le « miracle ivoirien » brillait de tous ses feux et que la Côte d'Ivoire était citée en exemple par tous les spécialistes des questions du développement, il fut le premier sinon le seul à en montrer les failles et les limites.
Dans son immense travail en vue de sa thèse, résumé ensuite pour être mis à la portée du plus large public, il ne contestait pas que le modèle adopté par les dirigeants ivoiriens de l’époque avait permis d'accroître très substantiellement les revenus produits, sinon disponibles, dans le pays. Mais il constatait que cette croissance reposait sur des bases artificielles ou archaïques et qu'elle ne correspondait pas à un développement réel des potentialités ivoiriennes, qui auraient permis de l'entretenir et de la maintenir dans un mouvement ascendant. En particulier, il montrait comment la très forte proportion de facteurs d'origine extérieure concourant à cette croissance créait nécessairement des vices et des obstacles dont les effets cumulés conduisaient à toujours plus de dépendance à l'égard de l'étranger.
Le meilleur hommage qu’un Ivoirien puisse rendre à Samir Amin à l’occasion de son décès, c’est de lire ou relire « Le développement du capitalisme en Côte d’Ivoire » (1965) et « L’Afrique de l’Ouest bloquée » (1971), deux livres qui auraient pu changer le cours de notre histoire, si leur auteur avait été écouté. C’est à quoi vous invite maintenant notre jeune collaborateur Habib Kouadja.


SAMIR AMIN ET LA CÔTE D’IVOIRE
OU LA VICTOIRE DE LA VÉRITÉ

1967, en pleine fabrication du mythe houphouétien, et alors que le monde entier chantait à l’unisson les mérites de l’homme de la France en Côte d’Ivoire, une voix discordante se fit entendre. Cette voix, portée par un livre, le développement du capitalisme en Côte d’Ivoire,  était celle d’un économiste compatriote de Gamal Abdel Nasser : Samir Amin. Loin de lui l’idée de vouloir gâcher ce concert de louanges dont le pays des éléphants était bénéficiaire. Juste la volonté de l’auteur de présenter la vérité des chiffres ou, du moins, de mettre la lumière sur ce que tout le monde feignait de ne pas voir. Quatre années plus tard, il compléta cette analyse à partir d’un angle régional à travers l'Afrique de l'Ouest bloquée : l'économie politique de la colonisation 1880-1970. Des années après leur parution, et au moment où ce grand homme nous quitte, la réalité économique de la Côte d’ivoire nous permet de mieux saisir la véracité de ses écrits et leur caractère prophétique.
Ayant conclu son œuvre[1] par une présentation de la croissance ivoirienne, comme une « croissance engendrée et entretenue de l’extérieur »[2], Samir Amin n’hésita pas à présenter une particularité de cette croissance, à savoir sa main-d’œuvre étrangère, et d’en présenter le  danger pour la société ivoirienne.
Pour Samir Amin, la prépondérance de cette main-d’œuvre étrangère dans l’économie ivoirienne pouvait se comprendre de la sorte : « A partir de 1950, une évolution fulgurante va marquer l’histoire du pays. La mise en valeur, extrêmement rapide des possibilités agricoles d’exportation (café, cacao, bananes, ananas, bois),  puis, et surtout à partir de 1960, la mise en place d’un ensemble d’industries légères, vont entraîner une immigration étrangère de gens du Nord, Voltaïques d’abord, puis Maliens et Guinéens, sur une très grande échelle. La population globale passera à 3.880.000 habitants en 1965, dont 950.000 étrangers, près du quart de la population ».[3] Et « Dans les villes les emplois administratifs et les emplois de bureau, plus lucratifs et moins pénibles, sont encore réservés presque exclusivement aux Ivoiriens d’origine, tandis que les « gens du Nord » fournissent, entre autres, la masse des travailleurs manuels, notamment non ou peu qualifiés, dans l’industrie, le bâtiment et les travaux publics ».[4] Ce qui l’amène à soutenir le projet de double nationalité projeté par Houphouët : « Tous ces faits traduisent une réalité fondamentale : que le développement de la Côte d’Ivoire au  cours des quinze dernières années a été et est encore presque exclusivement fondé sur le travail de non-Ivoiriens. Il y a dans ceci la source de tensions graves ».[5] Parmi les nombreux exemples de son développement, il donne celui des communautés française et libanaise : « Derrière le grand capitalisme étranger vient un petit capitalisme français et libanais, dont l’importance relative dans l’économie du pays est loin d’être négligeable ».[6] Cette affirmation est toujours d’actualité dans la mesure où en 2017, d’après la Chambre de commerce et d'industrie Libanaise de Côte d'Ivoire (CCILCI), elle contribuerait à hauteur de 8% au PIB ivoirien et représenterait 15% des recettes fiscales.[7] Quant aux entreprises françaises, selon l’Etat ivoirien, elles contribueraient à 30% du PIB ivoirien et à 50% des recettes fiscales.[8] En résumé, deux communautés à elles seules, contribuent à hauteur de 38% au PIB et représenterait 65% des recettes fiscales. Quelles sont les parts des autres communautés étrangères et de la communauté ivoirienne ? Les données plus détaillées du  recensement de la population de 2014, nous auraient permis de mieux comparer la structure actuelle de l’immigration à celle de l’auteur. Mais la publication peu détaillée des informations de ce recensement, par l’INS,[9] nous permet de saisir la sensibilité de la question. Et si elle est si sensible, c’est que la situation semble s’être aggravée. La seule chose que nous saurons est que le taux d’immigrés en Côte d’Ivoire est de 24%, soit le quart de la population, comme en 1965, quand Amin analysait l’économie ivoirienne. Ce taux curieusement constant, ressemble à un taux communément acceptable, voire produit d’une communication étatique. Notre scepticisme face aux résultats publiés du RGPH 2014, se fonde sur des faits. Le premier est d’abord, la présentation des résultats. Ces derniers ont été présentés dans les commentaires les accompagnants, sous l’angle des deux modalités sexuelles, homme-femme. Ainsi, contrairement aux résultats du recensement de 1998, il n’est pas possible de connaître par exemple, à partir de documents officiels, le nombre d’étrangers présents dans la ville d’Abidjan, à plus forte raison dans sa région. Ensuite, le recensement de 1998, nous présentait déjà les régions du Sud-Comoé, Moyen-Comoé, et Bas-Sassandra, avec respectivement des taux de population étrangère de 45%, 43%, 43%.[10] Qu’en est-il aujourd’hui ? Dans les résultats qui nous ont été présentés en 2014, nous pouvons voir que la population d’une ville comme Soubré est estimée à 464.554 habitants, alors qu’à cette même ville était attribuée une population de 628.592 habitants en 1998. Sachant que cette ville, est une ville de grande immigration, car située en pleine zone cacaoyère, l’on est fondé à se demander les causes d’une telle baisse ? Enfin, le doute devient encore plus grand, quand dans la même région, l’on attribue à une localité comme Oupoyo, une population de 72.206 habitants en 2014, alors que pour la même localité, l’ancien ministre de la défense, Lida Kouassi Moïse, au cours d’une conférence[11] tenue en France, lui attribuait grosso-modo les caractéristiques suivantes  en 2010 : 12.000 Bakwé (autochtones), 50.000 allochtones et 500.000 burkinabés. Avec de tels faits comment ne pas douter des chiffres officiels de l’I.N.S. ?
Dans l’exposé qu’il fait des caractéristiques de cette croissance ivoirienne, Samir Amin remarque la présence, sinon le développement « d’industries légères (minoterie, huilerie, conserves, bières, cigarettes, textiles, produits de plastique, scieries, montage de véhicules, etc…) »[12] à côté de l’inexistence d’une industrie de base[13] relevait, selon lui, d’une  volonté régionale, au regard du niveau d’investissement qu’impliquerait pareille industrie. 
En effet, si à l’époque de l’étude de Samir Amin le sous-sol ivoirien n’était pas encore exploité, il l’est maintenant. Cette industrie extractive constitue avec l’industrie agro-alimentaire, et ce que les comptables nationaux ont appelé « autres industries »[14] environ 75%[15] du tissu industriel ivoirien. L’industrie extractive faisant appel à de nombreux capitaux, elle est totalement dépendante du capital étranger. Pour preuve, ce secteur à lui seul, a reçu  l’essentiel des investissements directs étrangers avec, respectivement, 35,6%, 32,5%,  32,2%,[16] au cours des années 2014, 2015, 2016. Du côté de l’industrie de base, cette absence se fait encore sentir aujourd’hui avec la grande place qu’occupent les produits intermédiaires dans les importations de biens. Elles occupaient respectivement 39%, 34%, 29%,[17] au cours des années 2014, 2015, 2016.
Pour ce qui concerne le cas des exportations de biens, Samir Amin avait aussi attiré l’attention sur l’exposition de l’économie ivoirienne au yo-yo des cours mondiaux des matières premières.[18] Dans son analyse, les exportations ivoiriennes étaient majoritairement composées par : « les produits de plantation (café, cacao, bananes, ananas, caoutchouc, palmistes et huile de palme) représentent près de 70% des exportations actuelles du pays ».[19] En 2016,[20] par exemple, l’on peut dire que les exportations étaient majoritairement composées par : « des fèves de cacao (28,3%), du cacao transformé (14,3%), des produits transformés du pétrole (8,1%), de l'or non monétaire (7,5%), de la noix de cajou (7,3%), du pétrole brut (5,4%) et du caoutchouc (5,1%). Ils représentent 76,0% des recettes d'exportation en 2016, après 75,6% l'année d'avant ».[21] Si les produits d’exportation sont légèrement différents comme le montre ces données, la place prépondérante des produits primaires (59,5%)[22] dans ces exportations, montre la sensibilité de la balance des transactions courantes[23] aux variations des cours mondiaux via sa balance des biens et services. Pour preuves, les conséquences[24] de la chute du prix du cacao en Juillet 2017, achèvent de convaincre sur la grande dépendance de l’économie ivoirienne aux cours des matières premières : réduction des dépenses publiques de 10%, accroissement du déficit budgétaire qui passe de 3,4% à 4,5%, demande d’appui budgétaire au FMI et à la Banque Mondiale, etc...
L’autre composante du solde de cette balance des transactions courantes, à savoir le solde des revenus (revenus primaires et secondaires), pour un pays comme la Côte d’Ivoire, est important au regard du rôle de la main d’œuvre étrangère dans cette économie. Et Samir Amin l’a bien perçu. Voici comment il décrit le transfert de fond de cette économie : « de 1950 à 1965, les revenus du secteurs européens – revenus bruts d’exploitation des grandes entreprises étrangère, gains des entrepreneurs individuels et salaires des non Africains – ont représentés une proportion constante et très élevée – environ 50% – du revenu non agricole. Comme d’une part la part des activités non agricoles dans le produit brut a augmenté, et que d’autre part la part du revenu des grandes entreprises dans l’ensemble des revenus non agricoles a elle aussi augmenté, la proportion des profits bruts des grandes entreprises étrangères – destinés par nature à réexportés – est passé de 7% du  P.I.B en 1950 à 14% en 1965. Ce n’est là rien de plus que la conséquence inéluctable d’une croissance dominée par le capital étranger ».[25] Ce constat peut être tutoyé encore aujourd’hui,  malgré la modicité de nos données. Un simple regard jeté sur les soldes[26] du compte de revenus de l’année 2016 et même avant, montre un déficit chronique qui semble caractériser ce dernier. Les revenus primaires et secondaires, sont  respectivement dominés par les « revenus des investissements » et les « envois de fonds des travailleurs ». Quand le premier contient le rapatriement des bénéfices des investisseurs, le second, comme son nom l’indique, traduit le rapatriement des fonds des travailleurs étrangers vivant en  Côte d’Ivoire. Pour l’année 2016 par exemple, le compte des revenus (primaires et secondaires) présentait un déficit  de l’ordre de 645,7 milliards de FCFA après déduction des intérêts de la dette publique et des bénéfices réinvestis. Autrement dit, les étrangers, investisseurs et travailleurs, ayant leurs activités en Côte d’Ivoire, ont rapatriés plus de revenus que les Ivoiriens n’en ont tiré des pays étrangers. Si l’on tient compte des autres composantes des revenus, nous nous retrouvons à avec un montant de 883,9[27] milliards de FCFA.
Ces chiffres montrent à eux seuls deux sources vérifiables des déficits de la balance des transactions courantes de l’économie ivoirienne, à savoir : le cours des matières premières et le transfert de fonds des travailleurs étrangers. Deux variables sur lesquelles nous n’avons absolument pas de contrôle pour le moment.
Du côté du compte financier, autre composante de la balance des paiements, son solde traduit une entrée de capitaux, dominée par les investissements directs étrangers et les investissements de portefeuilles, eux aussi étrangers, de l’ordre de 674,8 milliards de FCFA. Il est bon ici de préciser que dans les investissements de portefeuilles qui s’élèvent à 367 milliards de FCFA,[28] se trouvent les ressources que l’Etat ivoirien est allé chercher sur les marchés financiers pour faire face à ses dépenses. Une fois encore, ce que montrent ces chiffres en filigrane,  c’est que ces derniers ont pour sources des décisions étrangères. Et, une partie de la conclusion des auteurs de ce document,[29] relative à l’état de la balance des paiements en général, se passe de commentaires : « Le solde global de la balance des paiements est ressorti déficitaire de 53,1 milliards en 2016, après un excédent de 248,5 milliards en 2015. Il résulte de la non couverture du besoin de financement de l'économie par les flux autonomes de capitaux étrangers ».[30]
A travers ces lignes, nous avons voulu montrer que l’analyse de l’économie ivoirienne par Samir Amin, avec sa « croissance sans développement »,[31] est toujours d’actualité. Mais, ce qui caractérise aussi les analyses objectives d’Amin, c’est la charge sociale qu’il donne à ses chiffres, par le mixte  de sociologie et de statistiques. Cette façon de faire, appliquée à la Côte d’ivoire, a même conféré à ces propos un caractère prophétique.
Ainsi, lire des propos de plus de 40 ans qui décrivent aussi bien notre présent, nous permet de mieux saisir notre immobilisme. Nous pouvons lire par exemple : « Sur le plan social, et partant politique, il faut savoir qu’un type de développement de ce genre, fondé sur l’industrie légère étrangère, crée une société locale totalement disharmonieuse, dépendante, n’exerçant aucune responsabilité économique et ne bénéficiant que marginalement des effets du développement ».[32] Ou encore : « A vrai dire, en dehors du secteur étranger, l’économie productive nationale ne représente pas grand-chose. L’artisanat composé surtout de petits commerçants et de transporteurs « indépendants », est en réalité sous la tutelle étroite du capital étranger et, s’il emploie relativement beaucoup de main-d’œuvre, il ne dispose que de revenus très chiches. Quant à la participation de la bourgeoisie africaine à l’entreprise capitaliste et à la prospérité économique, elle est insignifiante ».[33] Ou encore : « On ne doit pas s’étonner dans ces conditions que la fonction publique exerce un grand attrait sur les jeunes élites, qui n’ont pas d’autre débouché. Les traitements administratifs représentant 28% des revenus de la population africaine, occupant ainsi immédiatement la seconde place. C’est dans l’administration seulement que les circonstances politiques permettent à des Africains d’exercer des responsabilités. Mais le contrôle de l’appareil d’Etat sans celui de l’économie risque fort de dégénérer en parasitisme ».[34] Ou encore : « La stabilité politique, la popularité du régime proviennent de la prospérité qui accompagne le développement du capitalisme étranger. Jusqu’à présent, tout le monde y a gagné quelque chose : à la campagne, les chefs traditionnels, devenus planteurs, se sont enrichis, comme les travailleurs immigrés du nord issus d’une société traditionnelle et stagnante très pauvre ; à la ville, le chômage demeure limité en comparaison de ce qu’il est déjà dans les grandes métropoles des pays africains plus anciens. Néanmoins, des problèmes existent, qui pourraient être à l’origine de mécontentements ultérieurs ».[35]
Nous avons essayé, malgré la modicité des données à notre disposition, de confirmer les analyses passées de Samir Amin sur l’économie ivoirienne. Cette démarche visait aussi à dire que notre pays, la Côte d’Ivoire, n’a pas réellement progressé. Et que cette réalité, que tente de masquer chaque régime à travers du béton, nous reviendra toujours en pleine figure, si nous refusons de nous poser les bonnes questions, pour une froide définition de nos priorités nationales.
Aussi, inutile de continuer de réduire cet économiste à son courant de pensée, le marxisme, comme certains enseignants aiment à le faire à Abidjan. En ce qui concerne l’économie ivoirienne, le temps, la réalité et donc la vérité a choisi son camp, c’est celui de Samir Amin.
Pour notre part, et en tant qu’africain et Ivoirien, nous pensons que la meilleure manière de rendre hommage à ce grand monsieur, c’est de lire ou relire ses écrits pour une réappropriation des idées et des concepts qui lui étaient chers, tels le développement autocentré et la déconnexion.

Habib Kouadja


[1] Le développement du capitalisme en Côte d’Ivoire, éditions de minuit 1967
[2] Op.cit., p.281
[3] Op.cit., p.43
[4] Op.cit., p.43
[5] Op.cit., p.44
[6] Op.cit., p.170
[7] Jeune Afrique N° 2946 du 25 Juin au 1er Juillet 2017, p.24
[8] http://www.gouv.ci/_actualite-article.php?d=1&recordID=8986&p=318
[9] Institut National de la Statistique.
[10] http://www.ceped.org/ireda/inventaire/ressources/civ-1998-rec-o1_t1_%20etat_structure_population.pdf
[11] https://www.youtube.com/watch?v=ZrQttxnE2I8 ; A écouter à partir de la 57min:40s
[12] L’Afrique de l'Ouest bloquée : l'économie politique de la colonisation 1880-1970, éditions de minuit, p.77
[13] Op.cit., p.83
[14] Classification ivoirienne des activités et des produits (CIAP), p.207, téléchargeable sur www.ins.ci
[15] Voir Comptes provisoires 2016 sur www.ins.ci
[16] Voir balance des paiements 2014, 2015, 2016 sur www.bceao.int
[17] Ibid.
[18] Le développement du capitalisme en Côte d’Ivoire, éditions de minuit, p.253 
[19] Op.cit., p.251
[20] Nous avons travaillé avec les données de cette année, parce que ce sont les plus récentes publiées.
[21] BCEAO, Balance des paiements et position extérieure globale, Côte d'Ivoire 2016, p.19
[22] Ibid., p.18
[23] Compte de la balance de paiements regroupant  des  soldes des biens, des services et des revenus.
[24] http://www.jeuneafrique.com/mag/433873/economie/cote-divoire-politique-budgetaire-bouleversee-apres-chute-cours-cacao/
[25] L’Afrique de l'Ouest bloquée : l'économie politique de la colonisation 1880-1970, éditions de minuit, p.85
[26] BCEAO, Balance des paiements et position extérieure globale, Côte d'Ivoire 2016, p.27
[27] BCEAO, Balance des paiements et position extérieure globale, Côte d'Ivoire 2016, p.27
[28] BCEAO, Balance des paiements et position extérieure globale, Côte d'Ivoire 2016, p.61
[29] BCEAO, Balance des paiements et position extérieure globale, Côte d'Ivoire 2016
[30] Op.cit., p.36
[31] L’Afrique de l'Ouest bloquée : l'économie politique de la colonisation 1880-1970, éditions de minuit, p.92
[32] Le développement du capitalisme en Côte d’Ivoire, éditions de minuit, p192
[33] Le développement du capitalisme en Côte d’Ivoire, éditions de minuit, p194
[34] Ibid.p194
[35] L’Afrique de l'Ouest bloquée : l'économie politique de la colonisation 1880-1970, éditions de minuit, p.92