mardi 30 juillet 2019

Une armée à réformer, par Arthur Banga


Patrouille FRCI à Abidjan, le 5 mai 2011.© Emanuel Ekra/AP/SIPA
Au cours de la prochaine présidentielle de 2020, les forces du pays seront amenées à opérer dans un environnement délicat. Voici quelques pistes de réflexion pouvant pallier les défis de la défense ivoirienne.
À un peu plus d’un an de la présidentielle, c’est peu dire que les questions de défense et de sécurité sont au cœur des préoccupations des Ivoiriens. La décennie de guerre, le traumatisme des mutineries de 2017 et les menaces sécuritaires de plus en plus pernicieuses dans la sous-région y contribuent grandement. Il apparaît intéressant, dans ce contexte, de s’interroger sur les défis de la défense ivoirienne et de proposer quelques pistes de réflexion.
De fait, les forces du pays vont être amenées à opérer dans un environnement délicat. D’abord, les tensions liées aux élections peuvent déboucher sur des situations de maintien de l’ordre (marches non autorisées, arrestations) lors desquelles les forces de sécurité devront agir de manière prudente et mesurée, sous peine d’entamer davantage la confiance – déjà mise à mal – entre l’armée et la nation.

Dans l’œil du cyclone jihadiste

Ensuite, la prolifération et la dangerosité des menaces sécuritaires liées à la poussée des groupes terroristes sahéliens vers le sud du Burkina et du Mali, avec son corollaire de conflits intercommunautaires, rappellent que la Côte d’Ivoire est dans l’œil du cyclone jihadiste. Au sud, le long des côtes, c’est la piraterie maritime qui prend de l’ampleur à mesure que la valeur stratégique du golfe de Guinée s’accroît. Quand on y ajoute le grand banditisme et les inquiétudes sur la réussite du désarmement, on prend conscience de la fragilité de sa position. D’autant que l’outil sécuritaire ivoirien, en dépit des efforts consentis par les autorités, ne semble pas totalement sorti de la zone de turbulence.
En effet, le niveau d’instruction générale des soldats – particulièrement ceux qui sont issus de l’ancienne rébellion – reste faible. Les promotions exceptionnelles résultant des accords de 2007 ont miné les efforts accomplis pour parvenir à une pyramide des grades plus conventionnelle. Malgré l’achat de matériel, les problèmes d’équipement retardent la projection des troupes au Mali, traduisant ainsi la persistance de certaines difficultés.
Les commentaires qui ont suivi les dernières nominations – obligeant le colonel Hervé Touré, dit Vetcho, issu de l’ex-rébellion des « Forces nouvelles », à produire un communiqué pour réaffirmer sa loyauté au président – témoignent, quant à eux, de suspicions et de tensions latentes. Enfin les Ivoiriens, habitués depuis 2000 à voir l’armée s’immiscer dans les questions électorales, s’interrogent sur sa capacité à garantir l’expression de la démocratie et, plus généralement, le respect de l’État de droit lors des futures échéances.

Intensification des réformes

Ce diagnostic impose la prise de certaines mesures. L’État doit absolument poursuivre et intensifier les réformes entamées, notamment dans l’amélioration du cadre de travail (modernisation des casernes, construction d’hôpitaux militaires) et dans le renforcement des équipements. Le savoir-faire des terroristes l’impose.
Mais au-delà, il faut travailler à l’amélioration de la qualité humaine en insistant sur la formation – tant initiale que continue – des militaires et gendarmes ivoiriens. Celle-ci doit être innovante et adaptée à la nature diffuse de la menace, au maintien de l’ordre dans le respect des droits de l’homme, et, plus généralement, doit être conforme à la déontologie militaire. Ce dernier aspect contribuera au renforcement du lien entre l’armée et la nation, un autre chantier clé de la défense ivoirienne.
À moyen terme, il faut travailler à une nouvelle planification de la défense ivoirienne sur la période 2020-2025. Les états-majors politiques doivent profiter de la campagne électorale à venir pour proposer une alternative à l’actuelle loi de programmation militaire. Le nouveau texte devra viser une professionnalisation totale à travers le rajeunissement des effectifs, une meilleure structuration des unités, le respect des standards internationaux quant à la pyramide des grades et le renouvellement des équipements. Il doit aussi prévoir la mise en place d’outils stratégiques – institut plus fonctionnel et école de guerre – et une meilleure gouvernance des questions de sécurité par le biais d’un plus grand contrôle de la part du Parlement.
 
Arthur Banga

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Sous cette rubrique, nous vous proposons des documents de provenances diverses et qui ne seront pas nécessairement à l'unisson avec notre ligne éditoriale, pourvu qu'ils soient en rapport avec l'actualité ou l'histoire de la Côte d'Ivoire et des Ivoiriens, ou que, par leur contenu informatif, ils soient de nature à faciliter la compréhension des causes, des mécanismes et des enjeux de la « crise ivoirienne ».

Source : jeune afrique 24 juillet 2019

samedi 27 juillet 2019

UN PROCÈS POUR RIEN ? PAS SI SÛR.

© AP Photo / Peter Dejong, Pool

En relaxant Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé, la Cpi a condamné leurs accusateurs : les contumax Sarkozy et son homme de main Simon, Obama et H. Clinton et leur ambassadeur Carter, Ban Ki-Moon et son représentant Choi Young-Jin, ainsi que leurs complices locaux : Ouattara, Bédié, Soro, Compaoré, etc.
La Rédaction

Le 19 juillet 2019, la chambre d’appel de la CPI a rejeté la demande de la procureure de proroger le délai pour faire appel contre l’acquittement de Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé. Des avocats et experts des droits de l’homme ont évoqué lors d’un débat à Abidjan, les évolutions possibles du procès.
Le 16 juillet 2019, la chambre de première instance de la Cour pénale internationale (CPI) a mis à disposition des différentes parties au procès la version écrite de sa décision d’acquittement concernant l’ex-Président Laurent Gbagbo et de son ex-ministre de la Jeunesse Charles Blé Goudé, rendue oralement le 16 janvier.
Dans la foulée de la notification de la décision écrite, la procureure Fatou Bensouda, qui dispose de 30 jours pour faire appel, a demandé que ce délai soit prorogé jusqu’au 10 octobre. Sa demande a été rejetée.
Réunis les 25 et 26 juillet à Abidjan, à l’occasion d’un débat organisé par l’Observatoire ivoirien des droits de l’Homme (OIDH) et la fondation allemande Rosa Luxemburg pour faire un bilan du procès mais aussi en évaluer les évolutions possibles, des avocats et experts des droits de l’Homme sont revenus sur l’acquittement des deux accusés, prononcé le 16 janvier 2018.
Cette décision d’acquittement de Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé qui intervient après huit ans de procédure, l’audition de 82 témoins, 231 journées d’audiences et des milliers de pièces (notamment des documentaires et vidéos), est, dans l’ensemble, jugée peu surprenante par les panélistes.
Me Idrissa Traoré, vice-président de la Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme (FIDH), affirme ne pas avoir été surpris par l’acquittement des accusés, au regard de « la méthode de travail de la procureure » : « Après la crise postélectorale, on a eu le sentiment que la procureure a voulu “courir” vite, mais on n’a pas toujours bien compris dans quelle direction le bureau du procureur voulait se diriger. Lorsque les avocats de la défense ont demandé l’acquittement de leurs clients sans avoir présenté leurs témoins, cela montrait une certaine faiblesse du dossier », a déclaré Me Idrissa Traoré.
Appuyant les propos de l’expert en droits de l’Homme, Me Hélène Cissé, avocate au barreau du Sénégal, a souligné au passage « l’insuffisance de preuves » qui a émaillé le procès : « Les preuves de la responsabilité pénale de M. Gbagbo en tant que coauteur indirect pour la commission de crimes contre l’humanité, étaient insuffisantes. Et on avait l’impression que les conclusions des témoins à charge risquaient plutôt d’être utilisées à décharge », a affirmé Me Hélène Cissé, représentante des victimes devant la CPI.
Pour sa part, Me Xavier Jean Kéita, chef du bureau du Conseil Public pour la défense auprès de la CPI, trouve « incroyable » la façon dont s’est déroulée la procédure, de même que certains événements qui se sont produits : « La procédure est organisée de telle sorte que le procureur est censé enquêter à charge et à décharge. Mais il suffisait d’être présent en audience publique pour comprendre que ce procès partait en débandade. Jusque-là dans le procès Gbagbo-Blé Goudé, il faut savoir que la défense n’a pas produit ses témoins et que ce sont les témoins du procureur, censés être à charge, qui ont plutôt soutenu les personnes poursuivies », fait-il remarquer.
L’opinion nationale ivoirienne s’est beaucoup interrogée sur la légalité du temps qui s’est écoulé entre la décision orale (16 janvier) et l’exposé écrit (16 juillet) des motifs de l’acquittement de Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé. Un délai de six mois qui [a] accentué la privation de liberté de deux innocents détenus abusivement. Interrogé par Sputnik, Eric-Aimé Sémien, président de l’OIDH, s’est prononcé sur ce délai : « Sur cette question, il y a un débat juridique contradictoire. D’aucuns estiment que l’article 74.5 du statut de Rome ne fixe pas de délai pour rendre une décision finale écrite. C’est dans cette logique que la chambre de première instance s’est inscrite en prenant son temps pour écrire ses motivations. De notre point de vue, le fait que cet article ne fixe pas de délai ne permet pas de s’inscrire dans l’éternité pour la rédaction de la décision. Plusieurs intérêts sont en jeu, ceux des victimes, des accusés et plus globalement ceux de la mémoire collective. L’article 21 du statut de Rome permet, en cas de silence, de recourir aux normes internationales des droits de l’Homme, au rang desquelles nous situons le droit à un procès équitable et le droit d’être jugé dans un délai raisonnable. Les juges auraient dû rédiger la décision dans un délai plus court », a expliqué Eric-Aimé Sémien.
Depuis leur acquittement, le 1er février dernier, Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé sont en liberté conditionnelle. Ils doivent, néanmoins, rester dans un pays signataire de la convention de la CPI. En attendant l’appel ou non de la procureure, Laurent Gbagbo a été accueilli en la Belgique. Quant à Charles Blé Goudé, il réside actuellement à La Haye. Il attend de trouver un pays d’accueil.
« Si la procureure devait décider de ne pas faire appel en septembre, ce serait la fin de l’affaire. Mais actuellement, après huit ans de procédure, on n’a rien. C’est un procès pour rien », s’est indignée Stéphanie Maupas, correspondante RFI et France 24 à La Haye.
Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé étaient poursuivis par la CPI pour des charges de crimes contre l’humanité (meurtres, viols, autres actes inhumains, ou tentatives de meurtre et acte de persécutions) qui auraient été commis lors des violences postélectorales en Côte d’Ivoire entre le 16 décembre 2010 et le 12 avril 2011.
La crise postélectorale en Côte d’Ivoire s’est déclenchée après que le président sortant, Laurent Gbagbo, reconnu vainqueur par le Conseil constitutionnel, et Alassane Ouattara, intronisé par la Commission électorale indépendante, ont chacun revendiqué la victoire à l’élection présidentielle de novembre 2010. Selon le rapport de la Commission d’enquête nationale rendu en août 2012, les violences armées ont fait plus de 3.000 morts.
Le 6 août 2018, dans son adresse à la nation à l’occasion de la fête d’indépendance, le président Alassane Ouattara a proclamé l’amnistie pour les crimes commis lors de la crise. Cette amnistie a bénéficié à près de 800 personnes poursuivies ou condamnées pour des infractions en lien avec la crise postélectorale de 2010. Sur les 800 personnes concernées, 300, dont l’ex-Première Dame Simone Gbagbo, étaient détenues.
Plusieurs organisations nationales et internationales ont dénoncé au fil des années l’impunité des crimes commis lors de cette crise et réclamé justice pour les victimes. En mai 2019, Human Rights Watch a notamment fait remarquer que si des inculpations ont eu lieu de part et d’autre de chaque camp, l’unique procès qui s’est tenu devant la justice ivoirienne pour crimes de guerre ou crimes contre l’humanité a été celui de Simone Gbagbo, finalement relaxée en août 2018.
Dans toute cette bataille judiciaire post-crise, s’indigne Me Hélène Cissé, « ce sont les victimes, de même que la recherche de la vérité, qui sont laissées sur le bord de la route ».

Roland Klohi

Titre original : « Vers la fin du procès Gbagbo à la CPI ? »



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Source : https://fr.sputniknews.com 26 juillet 2019

mardi 23 juillet 2019

Gauz : « Il point, à nouveau, dans notre pays, comme un printemps du livre et des belles lettres ».




Après avoir reçu le Prix Ivoire 2018, le Grand Prix National Bernard Dadié de la littérature 2019, l'Ivoirien Armand Gbaka Brédé alias Gauz, pour son roman Camarade papa, paru aux éditions Le Nouvel Attila, vient de recevoir le Grand Prix Littéraire d'Afrique Noire 2018. Camarade papa, en l'espace d'un an, a raflé presque tous les prix littéraires importants de par le monde. Biochimiste de formation, Armand Gauz quitte la science pure pour aller à la photographie, le film documentaire, des émissions culturelles. Son premier roman, Debout Payé  (50 000 exemplaires en grand format), vedette de la rentrée 2014, l'a propulsé sur le devant de la scène littéraire. Gourmand des prix, Camarade papa  a déjà trusté plusieurs prix cette année, dont le Prix Virilio 2018, sans compter son classement dans la sélection du 6ème prix littéraire du Monde.



Comment se définit Armand Gauz ?
Personne ne devrait avoir à se définir soi-même. C'est le regard de l'autre qui définit. Je me contente d'être, juste être. Je peux donc retourner la question à celui qui la pose : comment définit-il Gauz. Cela dit, un jour, on m'a demandé d'écrire moi-même ma bio pour une présentation à des libraires, voilà ce que ça donne : « Armand Patrick Gbaka-Brédé alias Gauz est né à Abidjan, en 1971. Après l'obtention de son diplôme de biochi­mie, il décide de ne rien faire et sillonne la Côte d'Ivoire... 5 ans. Gauz considère cette période comme son premier poste en tant qu'observateur de l'autre. Après, il poursuit des études en France, à l'Université de Paris-Jussieu : ça rassure les parents I Les études filent, lui prend son temps, alors il exerce suc­cessivement divers métiers, d'informaticien à jardinier en passant par photographe de pub, déménageur pour chercheurs au CNRS, vigile, hotline ou consultant pour l'OIF et le Ministère des Affaires étrangères, etc. Il co-écrit « Après l'océan », un scénario sur l'immi­gration des jeunes Ivoi­riens. Une période où Gauz réalise des courts métrages documen­taires dont « Quand Sankara.. ». Lors du Forum Social Mondial de Bamako, en janvier 2006, donnant la parole à des jeunes qui repren­nent le discours que prononça Thomas San­kara à l'assemblée de l'ONU, en 1984, à New York. Fin 2011, pour ne pas laisser la place seulement « à ceux qui n'ont que l'intelli­gence de l'index pour tirer à la Kalash », il re­tourne en Côte d'Ivoire. Il y dirige un journal économique, News&co, monté avec son frère Demba Diop. Avec son Mbock Mbarr, son plus que frère Alex Kipré, Il contribue au Prix Kaïlcédra, prix littéraire pour les collèges et lycées. Entre Ferkessédougou et Abidjan, il écrit Debout-payé, publié aux éditions Le Nouvel Attila en 2014, élu Meilleur premier roman français par la rédaction de Lire. Après le grand succès de librairie de ce roman, il se retire à Grand-Bassam où il s'installe dans le village artisanal. Ce qui lui inspire, en 2017, une expo photo et un film, « Bazouam, gale­rie sur route ». C'est dans cette ville qu'il écrit son second roman. Camarade Papa, sorti en août 2018, Prix panafricain Akwaba Cul­ture 2018, Prix Virilio 2018, Prix de la presse panafricaine de littérature, Prix Bernard Dadié, Grand Prix Littéraire d'Afrique Noire ».

Vous êtes prix Ivoire 2018, Grand Prix Ber­nard Dadié de la littérature et Grand Prix Lit­téraire d'Afrique Noire. Un commentaire ?
Ce qui compte avant tout, c'est le texte, sa force, son originalité, sa singularité et sa ca­pacité à projeter la lecture en des territoires insoupçonnés d'intelligence et de ravisse­ment. Les prix travaillent pour la visibilité du texte... alors revenons au texte.

Avec l'inventivité virevoltante de la langue, on a l'impression que ce sont les mots qui construisent l'espace et les personnages.
Un roman, pour moi, c'est une histoire particulière décrite d'un point de vue singulier portée par une langue singulière. Sinon tout le monde en écrirait. Ce que je m'évertue à faire à chaque roman, ce n'est pas juste écrire, c'est surtout proposer une nouvelle littérature. Debout-Payé et Camarade Papa affichent clairement cette prétention. Nous, les Africains, nous les Ivoiriens, nous sommes les héritiers d'auteurs qui ont été obligés d'inventer une littérature pour trouver la place de leurs mots dans le monde. Bernard Dadié, Charles Nokan, Ahmadou Kourouma, Adiaffi, Zadi..., ils ne se sont pas contentés de montrer du doigt le chemin, ils ont fabriqué la route, l'ont entretenue, l'ont damée à force de piétinements. Il ne nous suffit que de l'emprunter... ne les trahissons pas. L'humour, le rire est la marque la plus univer­selle, la plus évidente, la plus visible, la plus audible d'intelligence et de ravissement. Un homme qui rit est un homme qui a compris. J'attrape donc l'intelligence du lecteur par le rire. Il ouvre son cerveau, il est disposé à comprendre mes idées, même les plus appa­remment loufoques. Nous sommes issus de civilisations où le rire est convoqué tout le temps, même dans les moments les plus tristes ou graves. Regardez autour de vous, ce pays rit et se rit de tout, c'est une de ses plus belles vertus. Je suis un Ivoirien comme un autre, donc « attachement est dans mon sang ! ».

Les récits de Dabilly et d'Anouman se rejoi­gnent à la fin par une pirouette. Alors, dites-nous, pourquoi vous avez inséré entre ces deux récits des légendes qui célèbrent la hardiesse des piroguiers Kroumen et Apolloniens ?
Oui les deux récits se rejoignent par ce que j'appelle un beau « geste technique ». Pas besoin d'expliquer quoi que ce soit ; faire confiance à l'intelligence du lecteur... Pour ce qui concerne les « légendes » insérées au milieu du récit, ce sont des histoires presque vraies ou presque fausses (chacun choisira son camp). Un peu comme toutes les lé­gendes que l'on nous raconte au village, cela part toujours de quelque chose de véridique qui ensuite prend les chemins de l'imaginaire et de la gouaille du conteur. J'ai ramené cette oralité dans une écriture très classique au mi­lieu d'un roman iconoclaste. C'est une pro­position littéraire forte du livre.

Comment se construisent vos romans ?
Comme tout le monde, j'ai des histoires plein la tête. Mais, je ne peux rien écrire tant que je ne trouve pas une structure particulière, et une langue originale. Je suis un obsédé de la structure et de la langue. Ce qui fait que je pense beaucoup, je réfléchis longtemps en amont mon geste d’écriture.

De la chimie à la littéra­ture en passant par la photographie, il semble qu’il y a des pas de géant à faire...
Arrêtez de faire croire qu'il faut être un litté­raire pour écrire. C'est une mauvaise idée qui est entretenue par ce genre de questions. Kourouma était ac­tuaire, il travaillait dans les assurances, Dadié était un simple com­mis, Tierno Monénembo était prof de sciences, Alain Mabanckou a travaillé pour Canal+…

Un regard sur la littérature ivoirienne...
La littérature ivoirienne se remet peu à peu d'une décennie un peu molle. Un temps, dans le pays c'était un concours de dédicaces suivies de cocktails. Les gnamankou et les bissap étaient évidemment toujours meilleurs que les livres présentés. Les gens sont fasci­nés par le statut de l'écrivain. Ils veulent s'en emparer, s'en parer. Ils veulent le flash de la dédicace mais ont du mal à s'enfermer dans la chambre noire de l'écriture. Les écrivains qui ont remplacé les « grands maîtres » dis­parus ont donné une image un peu caricatu­rale dans laquelle beaucoup de jeunes se sont lovés. Je suis venu casser un peu cette mythologie, voire cette mythomanie-là ! Re­tour aux fondamentaux, retour au texte. C'est lui qui compte. Un jeune écrivain comme Alain Serge Agnessan a compris ça, très tôt. Un jour, j'ai entendu une fille le trai­ter de DJ. Il n'a pas pris la mouche, il ne s'est pas vexé, il lui a juste montré son livre, le for­midable « Carrefour Samaké ». Point. Les en­jeux sont dans le texte. Véronique Tadjo peut passer dans la rue sans que personne ne la remarque, mais ces livres font un boucan d'enfer et vont toucher encore des généra­tions et des générations. Il y a de grands ta­lents qui vont se lâcher, prendre conscience du volume de travail qu'il faut pour aboutir à une œuvre achevée. C'est le message que donne la réussite internationale de mes li­vres. Il y a une véritable communauté du livre en Côte d'Ivoire, c'est un avantage extraor­dinaire que nous avons sur les voisins d'Afrique où j'ai traîné mes lettres. Le travail que fait le Directeur du Livre, Henri Nkoumo, en ce sens, depuis des années, est phénomé­nal. Il fallait voir la belle ambiance, au SILA 2019. Éditeurs, auteurs, libraires, journa­listes... Il point, à nouveau, dans notre pays, comme un printemps du livre et des belles lettres.

Vos actualités littéraires et vos projets ?
Je n'ai pas de projet autre que celui d'écrire. Et écrire, pour moi, cela peut revêtir des formes diverses. La photo, le cinéma, le théâ­tre, la mise en scène, le montage, etc., sont des écritures qui m'habitent tout autant que le roman. Je parachève mon troisième roman, mets en scène une comédie musicale autour d'Houphouët par Serge Bilé, écris une série ambitieuse sur une figure révolution­naire africaine, imagine une expo photo sur la Bassam française de l'époque, etc. Bref, je vis et je suis en vie.

Propos recueillis par Auguste Gnalehi 
(Zaouli  n° 72, juin 2019 ; pp. 8 & 9)
(Avec l’aimable permission d’Ernest Foua, promoteur du magazine culturel Zaouli)

vendredi 19 juillet 2019

Gauz…un môgô à suivre. Par Habib Kouadja

La couverture de ZAOULI N° 72, Juin 2019

Les téléspectateurs des programmes de télévisions hexagonales, ont surement remarqué cet africain au regard grave, sous une touffe de cheveu mal peignés, et presque toujours dans un tee-shirt laissant paraître ses biceps. Celui qui répond à cette brève description est, Armand Patrick Gbaka-Brédé, alias Gauz !! Papa de Camarade Papa[1] ! Pour se faire une image de cet écrivain, un coup d’œil à la couverture, du numéro de Juin 2019, de la revue de littérature ivoirienne, Zaouli[2], ne serait pas une mauvaise idée.
Communiste assumé, l’homme n’hésite pas à mettre des tee-shirts estampillés CCCP[3], comme un prêtre en costume le ferait avec un col romain. Justement, je connais un prêtre ayant le même patronyme que notre écrivain. Fratrie ? Possible ! Une chose est sûre, nous avons au moins en Côte d’Ivoire deux Gbaka-Brédé, l’un avec une croix dans les mains et l’autre avec les mains chargées d’une faucille et d’un marteau. Je n’ai jamais vu Gauz les manier. Mais, à la lecture de son œuvre, je peux dire qu’il semble bien les manier. Ne dit-on pas que l’on reconnaît l’arbre à ses fruits ? Après la lecture de Camarade Papa, fruit du travail de Gauz, dire que notre auteur a entre ses mains un avenir prometteur ne serait que justice. Je n’ai pas encore lu sa première œuvre, Debout-Payé, dont l’on avait dit du bien à l’époque, mais après la lecture de Camarade Papa, je comprends mieux l’enthousiasme provoqué par le précédent.
Camarade Papa est l’histoire de deux personnes, celle d’un jeune garçon (Anouman), fils d’un couple de communistes noirs, et celle d’un jeune Français, Dabilly, membre d’une équipe d’explorateurs en mission en Côte d’Ivoire. Ces deux histoires se déroulent dans deux siècles différents. Si celle de Dabilly se situe au XIXème siècle, celle d’Anouman semble bien se situer au XXème siècle, au regard de l’allusion faite par l’auteur au Programme d’Enseignement Télévisuel que le Sage de l’Afrique[4] avait imposé au système éducatif ivoirien dans la décennie 70. Durant tout mon parcours universitaire, je n’ai jamais entendu un enseignant dire du bien de ce programme. Mais, revenons à Gauz.
Tout au long de la lecture de son livre, j’ai eu l’impression de lire deux histoires parallèles qui, de prime abord, n’avaient apparemment rien en commun mais qui, vers la fin, se rejoignaient en procurant une certaine joie au lecteur. Mon esprit de lecteur avait été un peu titillé par de petits indices comme : Assikasso, quatre tresses… sans que je ne soupçonne un instant, la surprise qui m’attendait. Gauz a travaillé, il faut le dire.
Il a pour habitude de dire qu’il propose une nouvelle littérature[5]. A l’entendre parler comme ça, on pourrait être tenté de croire que notre auteur a pris la grosse tête. Peut-être bien que oui, peut-être bien que non, l’avenir nous le dira. Pour l’heure, ceux qui prendront le temps de lire ce livre, ce que je souhaite, pourront se faire une idée du style de l’auteur pour cette œuvre-ci. Deux observations pour illustrer nos propos : premièrement, l’auteur a pris le soin de conférer à chaque personnage un niveau de langue spécifique, ce qui permet au lecteur de vivre chaque personnage ; deuxièmement, tout le long de ces deux récits, Gauz s’est adonné à un jeu de va-et-vient entre la réalité et la fiction. En effet, par des rappels de faits historiques (en lien avec le chapitre) au début de chaque chapitre, l’auteur arrache momentanément son lecteur au monde d’Anouman et de Dabilly, avant de l’y replonger après le rappel historique.
Autre remarque, qui pourrait avoir valeur de mise en garde : s’aventurer à lire Camarade Papa, sans lecture préalable du synopsis, tout en croyant avoir affaire à un roman construit de manière classique, pourrait s’avérer un peu « dangereux », pour ne pas dire déroutant pour le lecteur. Par contre, si le futur lecteur de Camarade Papa a déjà lu du Bernard Dadié et un peu d’Ahmadou Kourouma et de Zadi Zaourou, il ne regrettera pas sa lecture. Car, il retrouvera dans cette œuvre, l’utilisation de l’histoire, chère à Bernard Dadié, la construction du niveau de langue, signature de Ahmadou Kourouma, et l’usage d’homophones et de figures de style, marque de fabrique de Zadi Zaourou.
Loin de moi, la volonté de mettre Gauz et ses illustres prédécesseurs, sur un pied d’égalité. Il est certes, depuis peu, Grand prix littéraire d'Afrique noire comme Dadié[6] et Kourouma[7]. Ce que je veux dire, en faisant allusion à ces auteurs, c’est que le style de Gauz, semble avoir été influencé par ceux de ces grandes plumes.
Camarade Papa, nous montre à travers les histoires d’Anouman et de Dabilly que d’un Blanc peut descendre un Noir et vice-versa. Autrement dit, il n’existe pas plusieurs races humaines, mais une espèce humaine. Comme le monde se porterait mieux si cette leçon-truisme était universellement acceptée ! Mais la réalité nous demande d’accepter d’entendre, à la fois, des Dabilly dire à leur Adjo : « Non, Adjo, je n’ignorerai jamais notre enfant en public »,[8] et des Péan dire : « Aucun noir, encore moins votre sorcière, n’approchera le Résident de France ».[9]  La leçon que nous donne l’auteur à travers ce récit est louable. Mais les discours et les faits des uns et des autres montrent que les deux camps, les racistes et les antiracistes, se sont renforcés au fil des siècles. Et le fait même que Gauz revienne en ce XXIème siècle sur ce sujet apparemment éculé montre bien qu’il est toujours d’actualité. Devrions-nous pour autant nous décourager ou nous habituer à ce mal ? Bien sûr que non. Maintenir sa position d’antiraciste, et véhiculer cette idée autour de soi, est déjà une démarche non négligeable. Gauz le fait déjà avec ce livre, à sa manière. Bien que cette leçon de l’auteur, soit tirée d’un roman, rien ne nous empêche de la propager.
Camarade Papa m’a fait renouer avec le Roman que j’avais abandonné depuis le Da Vinci Code de Dan Brown, pour les Essais. Je ne regrette pas cette brève escale. Et j’espère y revenir avec la classe de putes[10], que Gauz nous promet déjà comme sa prochaine œuvre.

Habib Kouadja

[1]. Roman paru en 2018 aux éditions Le Nouvel Attila.
[2]. Zaouli N° 72 de Juin 2019.
[3]. En français : URSS (Union des Républiques Socialistes Soviétiques).
[4]. Surnom de Félix Houphouët, construit par ses griots français.
[6]. 1965.
[7]. 1990.
[8]. Op. cit. p. 241.
[9]. Op. cit. p. 237.