vendredi 31 juillet 2015

La blague de l’école obligatoire.

©KAM
L’État ivoirien veut passer à la vitesse supérieure pour mettre en œuvre sa politique de scolarisation obligatoire (PSO), annoncée deux mois avant la rentrée scolaire de septembre et trois mois avant présidentielle d’octobre. Ce mercredi 29 juillet, le gouvernement a pris des décisions pour la réalisation de cette ambition : 2 à 6 mois de prison et une amende de 50.000 à 500.000 FCFA pour les parents réfractaires.
Le hic, aucune sanction n’est prévue pour le chef de l’État et les membres du gouvernement en cas de défaillance de l’État et de fausses promesses. Car, il faudra recruter environ 5.000 enseignants, construire plus de 4.000 classes et une quarantaine de collèges pour un coût de 700 milliards de nos francs.
Ouattara a trouvé la parade : ce n’est qu’en 2025, s’il plait à Dieu, que la PSO devrait se réaliser à 100%, c’est-à-dire que, donnant rendez-vous après son « émergence » en 2020, il montre ainsi qu'il ne fait que de la communication politique. On a donc le temps au point que les sanctions affichées sont, on le voit, pour la galerie.  

Source : la page Facebook de Ferro Bally 30 juillet 2015

jeudi 30 juillet 2015

Indemniser les victimes est nécessaire mais insuffisant pour une vraie réconciliation

En visite à Bloléquin, Siméon Ahouanan a affirmé, le 11 juillet 2015, que « les victimes [de la crise post-électorale] seront toutes indemnisées car le président de la République tient toujours ses promesses » (cf. « L’Inter » du 15 juillet 2015). L’appellation « président de la République » n’est pas de moi mais de l’archevêque de Bouaké car, pour moi, si Dramane Alassane Ouattara (DAO) avait été élu, il n’aurait pas refusé le recomptage des voix, ne se serait pas contenté des résultats provisoires proclamés par Youssouf Bakayoko dans son quartier général (l’hôtel du Golf) et n’aurait pas eu besoin de demander à Sarkozy et à l’ONU de bombarder la capitale économique. Je n’y insisterai pas. Je voudrais, par contre, m’attarder sur l’adverbe « toujours » dans la phrase « le président de la République tient toujours ses promesses ». Cet adverbe m’a fait bondir car de quelles promesses Ahouanan parle-t-il ? S’il veut dire par là que DAO avait promis de frapper le régime moribond de Bédié ou de rendre le pays ingouvernable en cas de rejet de sa candidature et que cette double promesse a été honorée, alors Ahouanan a parfaitement raison. Mais sont-ce les seules promesses faites par DAO ? Celui-ci n’avait-il pas promis également de construire 5 universités, de donner des milliards de F CFA aux villes où il était en campagne, de mettre fin aux intempestives coupures d’électricité, de débarrasser Abidjan des immondices, de sortir les jeunes du chômage, etc. ? N’avait-il pas laissé entendre qu’il demandait uniquement 5 ans et qu’en 5 ans il apporterait des solutions aux problèmes des Ivoiriens, ce qui veut dire qu’il avait promis de ne faire qu’un mandat de 5 ans ? Ahouanan peut-il nous dire que toutes ces promesses ont été tenues ? Non ! Par conséquent, l’assertion selon laquelle DAO tient toujours ses promesses est un grossier mensonge.
Deuxième interrogation : comment peut-on mentir de la sorte et se targuer en même temps d’être « un homme de Dieu » ? Dieu aime-t-il le mensonge ? Non ! S’Il aimait le mensonge, son fils ne Lui aurait pas adressé cette prière en faveur des apôtres : « Consacre-les par la vérité. Ta parole est vérité ! » (Jn 17, 18)
Par ailleurs, Ahouanan déclare que « c’est la pagaille qui a envoyé la guerre dans notre pays ». Qu’est-ce qu’il entend par « pagaille » et qui a semé la soi-disant pagaille ? En disant de façon péremptoire (c’est-à-dire sans argumenter) que c’est la pagaille qui nous a envoyé la guerre, Ahouanan est en train de tronquer ou de falsifier la vérité. Une vérité que Fanny Pigeaud vient nous rappeler à travers son essai : « France-Côte d’Ivoire : une histoire tronquée ». Pigeaud, qui n’est ni Bété ni membre du Front populaire ivoirien (FPI), révèle en effet que « la France n’est pas intervenue en Côte d’Ivoire pour des motivations humanitaires ou pour sauver le processus démocratique, comme on voudrait nous le faire croire, mais pour protéger ses intérêts dans ce pays en mettant en place un président qui lui soit favorable ». Gbagbo n’était pas favorable au gouvernement et aux entreprises français parce qu’il était « arrivé au pouvoir sans passer par les réseaux franco-africains », parce que « les hommes politiques de gauche comme ceux de droite n’ont pas apprécié qu’il leur parle d’égal à égal ». Ce n’est donc pas une imaginaire pagaille qui a envoyé la guerre en Côte d’Ivoire. La vérité est que la France a fait la guerre à un homme qui lui paraissait insoumis, peu accommodant, pas capable de lui permettre de faire ce que bon lui semblait en Côte d’Ivoire.
Siméon Ahouanan a le droit de détester Laurent Gbagbo ; il est libre de considérer DAO comme le nouveau messie mais, s’il est honnête et objectif, il devrait pouvoir reconnaître avec Pigeaud que « Gbagbo n’est pas un homme qui aime la guerre », que, voulant que la paix revienne dans son pays, il « a cédé aux demandes de ses adversaires en permettant, par exemple, à Ouattara d’être candidat à la présidence. Et cela, malgré l’opposition de ses partisans et de certains de ses collaborateurs ». Quiconque prétend avoir fait des études supérieures doit « refuser, quel qu’en soit le prix, les formules faciles, les idées toutes faites, les confirmations complaisantes des propos et des actions des gens de pouvoir et autres esprits conventionnels » (Edward Saïd, « Des intellectuels et du pouvoir », Paris, Seuil, 1998). « La guerre a été envoyée par la pagaille », « Le président de la République tient toujours ses promesses », « DAO est un bâtisseur de ponts et de routes » (ces ponts et routes avaient été commencés par Houphouët, Bédié et Gbagbo et auraient été achevés depuis belle lurette si DAO n’avait pas introduit la violence et la chienlit dans le pays) font partie de ces « formules faciles » auxquelles nous devrions préférer une analyse profonde si nous voulons parvenir à une réconciliation durable dans notre pays. Une réconciliation pour laquelle ceux qui sont au pouvoir devraient faire plus que distribuer des billets de banque. En effet, il serait simpliste et naïf de penser que donner de l’argent aux victimes suffira à calmer leur douleur et à ramener la paix dans notre pays. Les victimes ont certes droit à des réparations mais ce dont elles ont le plus besoin, c’est de savoir ce que l’État fait pour leurs parents et camarades exilés ou emprisonnés depuis 2011, si les ressortissants de l’Ouest retrouveront leurs terres illégalement occupées par des étrangers, si les auteurs des massacres de Nahibly, Petit-Duékoué et Guitrozon seront un jour arrêtés et punis.
Certaines personnes, plutôt que de chercher à savoir si les faits exposés ici sont incontestables ou non, se borneront à dire que seul un gbagboïste pouvait produire un tel article. Je leur répondrai que je ne suis pas gbagboïste mais un homme de gauche. Et, quand je parle de gauche, je n’ai pas en tête la gauche caviar qui, une fois parvenue au pouvoir, a hâte de faire comme la droite (cumuler plusieurs postes, se soigner et ouvrir des comptes en Europe ou en Amérique du Nord, y scolariser ses enfants, demander une augmentation de son salaire pendant que le petit peuple tire le diable par la queue) mais la gauche qui prône et vit les valeurs de simplicité, d’humilité, de partage, de solidarité, d’attention aux défavorisés. Si j’étais gbagboïste, je n’aurais pas écrit que Gbagbo a commis des erreurs en confiant des postes-clés à des gens du PDCI au lieu de faire la promotion des militants du FPI, en choisissant comme médiateur le criminel et sanguinaire Blaise Compaoré qui n’avait pas cessé de soutenir les rebelles et ne rêvait que de mettre son compatriote à la tête de la Côte d’Ivoire, en autorisant en catimini DAO à se présenter à la présidentielle alors qu’il eût fallu interroger le peuple sur cette question, en laissant des voyous et bandits venir nous attaquer aussi facilement, en allant aux élections sans le désarmement de la rébellion, en s’entourant de pasteurs escrocs et vendeurs d’illusions, en n’arrangeant pas la route entre Gesco (Yopougon) et Gagnoa (cf. « L’Afrique et le défi de la seconde indépendance »). Au total, bien que me reconnaissant dans certaines idées de Laurent Gbagbo, je ne suis pas un gbagbolâtre. Je soutiens Gbagbo et la formation politique qu’il a créée avec d’autres camarades mais je ne les soutiens pas aveuglément. De la même manière, je n’applaudis pas tout ce qui se dit et se fait dans mon Église. Pourquoi ? Parce je crois avec Edward Saïd que « l’aveugle servilité à l’égard du pouvoir reste dans notre monde la pire des menaces pour une vie intellectuelle active et morale ». Telle est ma posture et c’est ce qui me distingue fondamentalement de certaines personnes comme Siméon Ahouanan, Norbert Abekan, Jean-Pierre Kutwa, Antoine Koné et Salomon Lezoutié qui, eux, n’ont jamais dénoncé les crimes contre l’humanité commis par leur ami et bienfaiteur DAO.
 

Jean-Claude DJEREKE, Cerclecad, Ottawa (Canada) 

 
EN MARAUDE DANS LE WEB
Sous cette rubrique, nous vous proposons des documents de provenance diverses et qui ne seront pas nécessairement à l'unisson avec notre ligne éditoriale, pourvu qu'ils soient en rapport avec l'actualité ou l'histoire de la Côte d'Ivoire et des Ivoiriens, ou que, par leur contenu informatif, ils soient de nature à faciliter la compréhension des causes, des mécanismes et des enjeux de la « crise ivoirienne ».
 

Source : eburnienews.net 16 Juillet 2015.

mardi 28 juillet 2015

Notre hommage à Jack Goody, un honnête homme de notre temps


 
Pr sir Jack Goody, par Maggi Hambling
(joh.cam.ac.uk)
Décédé le 16 juillet, à l’âge de 95 ans, sir Jack Goody (John Rankine Goody) était l’un des re­présentants les plus éminents de la tradition anthropologique britannique. Il a fortement contribué à façonner la discipline tout en im­primant à celle-ci un cours radica­lement nouveau. S'il fallait résu­mer d'une phrase cette œuvre im­mense, on pourrait dire que Jack Goody a voulu en permanence décentrer le regard du savant par sa pratique de la sociologie comparatiste, et rompre avec l'« eurocen­trisme » et toute pensée binaire opposant l'Orient et l'Occident, le chaud et le froid, le primitif et le ci­vilisé, etc., soupçonnée d'établir des hiérarchies culturelles. II a été un pionnier de la conversion du regard des ethnologues vers l'Europe. Nul itinéraire d'anthropologue n'aura été marqué à ce point par l'histoire. Dans l'anthropologie el­le-même, il a voulu réintroduire la dimension historique contre deux tendances dominantes du XXe siè­cle : le fonctionnalisme pour qui chaque fait social doit être inter­prété à la lumière du rôle qu'il joue dans le présent et, d'autre part, l'intemporalité du structuralisme, in­carné par son ami Claude Lévi-Strauss.
Il était de même réservé face à certains excès des études postcoloniales, car selon lui, l'ethnocentrisme n'était pas plus un privilège de l'Occident que le bilan compta­ble, la rationalité, la démocratie ou l'amour courtois. Rien n'était plus éloigné de sa pensée et de sa mé­thode que l'isolement d'un élé­ment dont l'absence ou la pré­sence séparerait deux zones étanches de civilisation. Aucune ré­gion spécifique ne pouvait être considérée selon lui comme res­ponsable ou origine de la société moderne et, à la fin de sa vie, l'émergence de l'Inde et de la Chine ont paru lui donner raison et confirmer, par l'actualité, la ré­flexion de toute une vie.
A la veille de l'indépendance de la Gold Coast (actuel Ghana), lors d’un séjour de cinq ans au nord-ouest de ce pays, il étudia les Lo Dagaa et transcrivit leur mythe de création du monde – le Bagré –, qui s'était jusque-là transmis oralement (Une récitation du Bagré, Armand Colin, 1980). La diversité des versions de ce récit le frappe et l'amène à se pencher sur l'impact de l'écriture, et plus généralement des « technologies de l'intellect » sur le contenu de la pensée et l'évo­lution des sociétés. Ce thème l'occupera tout au long de sa vie intellectuelle, et fera l'ob­jet de son premier livre traduit en français, La Raison graphique. La domestication de la pensée sau­vage (Minuit, 1978). Pour Jack Goody, ce sont les technologies culturelles, et non les « mentali­tés » – notion qui lui inspire la plus grande méfiance –, qui expliquent les chemins pris par les différentes civilisations.
En guise d’hommage, nous publions son interview parue dans la revue en ligne Vacarme, N49, 17 octobre 2009.
 
D’après Nicolas Weill et Le Monde 26-27 juillet 2015
 

« Il n’y a pas de primitifs, inaptes au changement : il y a des différences d’équipement technique ; or une technique cela s’apprend. » 

L’écriture doit être considérée, dites-vous, comme une « technologie de l’intellect ». Si cette manière de voir est aussi stimulante, c’est peut-être parce qu’elle vient pincer un certain orgueil de la pensée : outillée, et en partie façonnée par les outils qu’elle emploie, l’intelligence n’est pas aussi spirituelle, immatérielle, ou idéale qu’elle ne le croit. Pouvez-vous, pour commencer, préciser cette idée, et décrire l’itinéraire intellectuel et biographique qui vous y a conduit ?
Je l’ai élaborée avec mon grand ami Ian Watt, il y a près de cinquante ans. Nous avions suivi des études de littérature anglaise – il s’est illustré par la suite par des travaux sur l’émergence du roman [1] – et pendant la Seconde Guerre mondiale nous avions tous deux fait l’expérience d’une privation d’écriture, fondatrice pour la suite de notre travail. Pour ma part, après m’être évadé d’un camp de prisonniers en Italie, j’avais trouvé refuge pendant plusieurs mois chez des paysans des Abruzzes, sans possibilité de lire ni d’écrire ; j’avais alors pris la mesure de ce que ma vision du monde devait à ma familiarité avec l’écriture. C’est ce lien entre outillage de la pensée et manière de penser qui est en jeu dans la notion de technologie de l’intellect : l’écriture nous permet des opérations cognitives – faire des listes, des tableaux, réexaminer après-coup, etc. – qui nous donnent un surcroît d’efficacité intellectuelle, mais modifient aussi qualitativement notre compréhension du monde. La culture grecque classique, de Platon à Euclide, doit beaucoup par exemple aux formes de pensée induites par l’écriture : c’était l’objet de ce premier article publié avec Watt au début des années 1960, sur une sollicitation de l’historien canadien Eric Havelock [2].
En avançant cette idée, nous nous opposions à la séparation entre sciences et arts, artificielle au regard, justement, de leur dette commune envers l’écriture. Mais aussi à une thèse héritée de l’anthropologie traditionnelle, confortée par (et confortable pour) le colonialisme, qui voudrait qu’il y ait d’un côté des sociétés primitives, de l’autre des sociétés avancées, la différence s’expliquant par des mentalités spécifiques – prélogique là-bas, rationnelle ici. Intellectuellement et politiquement, il nous semblait important de montrer au contraire que les « mentalités » ne sont pas des caractéristiques innées, mais des plis de pensée façonnés par l’usage d’un certain outillage. Il n’y a pas de primitifs, inaptes au changement : il y a des différences d’équipement technique ; or une technique cela s’apprend.
Mais nos premiers travaux étaient encore trop ethnocentriques. Comme ceux d’Havelock, ils donnaient un privilège épistémologique indu à une forme d’écriture, l’alphabet grec, tenu pour la césure majeure dans l’histoire de la pensée humaine, et sous-estimaient l’importance, par exemple, des alphabets sémitiques ou des idéogrammes chinois. De fait, l’exemple de la Chine m’a beaucoup apporté. Les travaux classiques, à l’époque, étaient ceux de Joseph Needham, à la fois biochimiste, historien, chrétien et marxiste [3]. Il traçait, lui aussi, une frontière culturelle massive entre deux types de mentalités, l’explication causale des phénomènes naturels tentée par les Grecs et la « pensée coordinative et associative » des Chinois. Mais dès qu’on mène la comparaison sur le plan des technologies de l’intellect, cette frontière ne tient plus : les pythagoriciens, avec leurs tétraèdres, tout comme les Chinois, avec leurs horoscopes, se livrent à une manipulation graphique des concepts. C’est entre des techniques de pensée impliquant dans les deux cas l’écriture, et non entre des mentalités, qu’il faut chercher des différences.
Où les trouve-t-on ?
Prenez deux signes écrits, un mot en français, un idéogramme chinois [4]. Dans un système alphabétique, le signe écrit renvoie à des sons : b-a, ba. C’est ce qu’on appelle une écriture phonétique. Dans le cas des idéogrammes, il renvoie non pas à un son, mais à une idée ou à une chose. C’est aussi le cas des hiéroglyphes égyptiens : tel dessin désigne un chat, tel autre l’amour, etc. On voit bien l’avantage d’un système phonétique : dans l’alphabet latin, il suffit d’apprendre vingt-six signes pour former tous les mots possibles ; avec des idéogrammes, pour posséder un vocabulaire équivalent, il faut maîtriser une quantité considérable de signes. C’est la raison pour laquelle l’alphabet est considéré comme la forme d’écriture la plus rationnelle et la plus avancée, logiquement et historiquement. La plus démocratique aussi : Lénine plaidait pour une conversion de la Chine à l’alphabet. Or ce n’est pas si simple. Certes, en Asie de l’Est, il faut connaître environ six mille caractères pour entrer à l’université, ce qui dissuade plus d’un étudiant potentiel. Mais en tant que technologie de l’intellect, les idéogrammes ont certains avantages. D’une part, ils peuvent s’apprendre un par un : on n’est pas obligé de connaître tout le système des signes et les règles de leur combinaison, comme c’est le cas pour l’alphabet ; tout le monde, même sans scolarisation, peut donc être un peu lecteur. D’autre part, une écriture comme l’écriture chinoise, contrairement à l’écriture phonétique, n’est plus associée à une langue particulière. Tout comme le chiffre 1 désigne le même nombre partout dans le monde, qu’on le prononce one ou un, la communication écrite devient possible entre locuteurs de langues différentes. Je l’ai vu en Chine : une personne de Pékin peut se faire comprendre d’une autre de Canton en dessinant un signe dans sa main, alors même qu’elles ne parlent pas la même langue. On comprend qu’un type d’écriture puisse faciliter l’unification d’un empire. Il y a quelques années, lors d’un colloque au Japon, des amis chinois nous raillaient, nous les Européens, si fiers de notre écriture alphabétique : « Vous voulez un marché unique ? Un espace politique commun ? Passez aux idéogrammes ! » C’est cela une technologie de l’intellect : une opération cognitive qui a des effets cognitifs bien sûr, mais aussi sociaux – un accès plus ou moins large aux élites diplômées, par exemple – et souvent politiques.
Vous écrivez : « Je m’intéresse au pouvoir des mots, c’est-à-dire au pouvoir que l’écriture donne aux cultures qui la possèdent, et à certains groupes au sein d’une société donnée ». Et vous ajoutez : « y compris à des groupes dominés ». Politiquement, l’écriture serait donc un outil à deux manches, fournissant à la fois aux dominants de quoi dominer, et aux dominés de quoi s’affranchir ?
Certainement. Quand entre deux sociétés ou au sein de l’une la maîtrise de l’écriture [5] est inégalement répartie, l’écriture donne du pouvoir, et ne pas la maîtriser fragilise. J’en ai par exemple été témoin au Nord-Ghana – où j’ai travaillé cinq ans, de manière discontinue, à partir de 1949 – au moment de la mise en place d’un cadastre. La culture du riz était en train de se mécaniser, les agriculteurs avaient besoin de prêts pour acheter du matériel, les prêteurs voulaient que les terres servent de garanties. Il a donc fallu cadastrer les terres, c’est-à-dire leur assigner un propriétaire par écrit. Les droits de propriété, jusqu’alors collectifs et réglés par des interactions orales, se concentrèrent ainsi sur une seule personne, à l’exclusion des autres membres de la famille : on assista à une expropriation du même ordre que celle provoquée par l’enclosure des terres communes en Europe occidentale, lorsque la loi écrite supprima les droits d’usage, largement oraux.
L’écriture a pu servir d’instrument d’asservissement, très littéralement. Je pense à ce papier que l’on remettait aux esclaves africains la veille de leur embarquement pour le Brésil, portant leur nom chrétien. Plus généralement, l’écriture est une pièce centrale dans l’attirail du gouvernement. Elle est au cœur de l’activité bureaucratique : édicter un décret, établir un budget, réaliser un recensement, exiger le port d’un livret de travail ou d’une pièce d’identité, sont des techniques scripturaires. Elle est aussi à la pointe de toutes les expansions impériales, européennes ou asiatiques : la première chose que les Chinois ont faite quand ils ont conquis le Vietnam a été d’introduire leur écriture, et les écoles qui permettraient de l’apprendre, pour que nul n’ignore leur loi.
Mais plus fondamentalement encore, l’écriture induit une structure sociale. Je ne pense pas seulement à ces professions qui tirent avantage d’un accès privilégié, sinon exclusif, à la lecture et à l’écriture, tels les scribes, prêtres, clercs, etc. Je pense aussi à ce fait massif : pendant 5000 ans, depuis l’apparition de l’écriture quelque part au Proche-Orient jusqu’à une période très récente, l’histoire sociale de l’humanité a été celle de la domination politique, économique, culturelle, d’une minorité de lettrés sur une majorité de non-lettrés. Ce n’est pas tant que les uns ont accès, grâce à la maîtrise de l’écriture, à des ressources dont les autres seraient privés, en particulier au savoir. Non plus qu’une petite caste exerce, par l’écrit, une dictature féroce sur la multitude. C’est que la culture écrite, bien que minoritaire, influe sur la culture populaire, même lorsque celle-ci reste orale. Dans le Londres du XVIe siècle, le peuple illettré assistait aux représentations du théâtre élisabéthain. Sa conduite morale et ses pensées étaient surplombées par une religion du Livre. Ses activités de production glissaient vers une économie fondée sur des écritures comptables – le capitalisme naissant. L’écriture s’immisçait dans sa vie de multiples manières, et en infléchissait le cours sans même qu’il sache lire.
La preuve la plus forte, sans doute, du pouvoir que donne l’écriture, est l’attrait qu’elle exerce sur ceux qui n’y ont pas accès. Au Nord-Ghana, dans de nombreux rites, un livre intervient, auquel on prête un pouvoir puissant : un homme peut devenir fou à l’approcher de trop près. Aux États-Unis, Frederick Douglass, le célèbre abolitionniste, ancien esclave lui-même, considérait expressément la maîtrise de l’écriture comme un moyen de libération des Noirs. On peut contester cette révérence pour l’écrit chez ceux qui en subissent le pouvoir. On peut vouloir au contraire desserrer son hégémonie, à l’école notamment, et donner davantage d’importance aux réalisations orales, ne serait-ce que pour éviter certaines formes d’aversion à l’écriture, lourdes de conséquences personnelles et politiques. Je l’ai publiquement plaidé. Il n’en reste pas moins que la maîtrise de l’écriture émancipe. Dire qu’elle donne du pouvoir, ce n’est pas la réduire à un instrument d’oppression.
De fait, vous décrivez avec précision le rôle qu’a pu jouer l’écriture dans les soulèvements d’esclaves, au Brésil en particulier. Or vous montrez que ce n’est pas seulement le contenu des écrits qui fournit une arme aux insurgés, mais le fait même qu’il s’agisse d’écrits.
Toussaint-Louverture, le chef des Jacobins noirs, ces esclaves haïtiens qui ont pris les armes contre les Blancs en 1791, maîtrisait l’écriture : il avait lu le livre abolitionniste de l’abbé Raynal, Histoire philosophique et politique des établissements & du commerce des Européens dans les deux Indes. On sait aussi que les leaders de toutes les grandes insurrections américaines – celles que menèrent Gabriel Prosser en 1800, Denmark Vesey en 1822, Nat Turner en 1831 – avaient appris à lire et à écrire. De même, les organisateurs de la révolte de Bahia, au Brésil, en 1835, étaient des musulmans lettrés, plus à l’aise avec l’écriture que la très grande majorité des colons blancs. Mais là encore, ce qui prouve le plus clairement que l’écriture a donné de la force aux insurgés, c’est la réaction de ceux qui en ont subi les effets : à la suite de la révolte de 1835, les Blancs renvoient en Afrique les Noirs affranchis qui savent lire et écrire.
Reste à comprendre de quelle manière l’écriture a imprimé sa marque sur ces soulèvements. Elle a certes permis aux insurgés d’accéder à des textes dont le contenu leur a fourni un support idéologique : les Lumières pour Toussaint-Louverture, l’islam pour les insurgés de Bahia. Mais ce ne fut pas son seul rôle, ni le principal. Quand on examine de près les sources disponibles sur la révolte brésilienne, on voit qu’elle a été servie par l’écriture de trois autres manières. Tout d’abord, très prosaïquement, elle a permis aux émeutiers de s’organiser d’une manière dont la sophistication est relevée par tous les observateurs : des billets servaient à transmettre des instructions, à planifier des incendies simultanés, à fixer des rendez-vous – on est bien du côté de la technicité de l’écriture, des savoir-faire qu’elle transmet, des capacités qu’elle accroît. Ensuite, les insurgés se sont servis des pouvoirs magico-religieux prêtés au livre : ils cousaient des sourates du Coran dans leur manteau pour se protéger des balles et se donner du courage. Mais l’islam a un autre avantage en termes de mobilisation collective, lié à son statut de religion écrite davantage qu’à ses préceptes eux-mêmes : écrit, donc détaché de ses conditions d’énonciation, donc universaliste, il a la capacité de traverser les appartenances tribales, ce qui contribue à l’unité des insurgés. Le contraste est grand entre la série d’insurrections qui secoue Bahia entre 1807 et 1835 et la rareté des révoltes d’esclaves non musulmans en Afrique occidentale, divisés par des affiliations ethniques résiduelles, exploitées par les maîtres.
Aujourd’hui on voit monter en puissance une nouvelle technologie de l’information, internet. Y a-t-il là un nouvel outillage de l’intellect, susceptible de produire des effets nouveaux ? Ou plus simplement une extension des savoir-faire associés à l’écriture, comme le fut en son temps l’imprimerie ?
Les nouvelles technologies électroniques peuvent impressionner. Je me souviens d’un voyage dans le Sichuan, en Chine, il y a quelques années, où j’ai d’abord été stupéfait. Pour moi, le Sichuan était la région du thé : une industrie, au point qu’il y a encore peu de temps, la brique de thé servait de monnaie. Mais, à l’exception de quelques maisons de thé, tout dans les villes avait été détruit pour ériger d’immenses boîtes de béton. À l’université, les étudiants communiquaient en pianotant sur des ordinateurs ou des téléphones portables ; tous avaient des machines. Les grands magasins présentaient en vitrine des machines vendues dix fois moins chères qu’ici, et proposaient toutes les nouvelles technologies. Ce transfert de technologie, certes, était radicalement nouveau. Mais d’un autre côté, un outil se substituait simplement à un autre pour réaliser des fonctions analogues, comme ce fut le cas fréquemment dans le passé, en Europe notamment, où les choses ont aussi pu aller très vite – lors du développement de la lecture populaire au XVIIIe siècle par exemple.
Quant à internet spécifiquement, je suis toujours surpris, quand je demande à mon assistant de faire une recherche, par la pertinence des résultats. Les quelques pages sélectionnées sont toujours passionnantes, souvent imprévues, et je ne peux pas m’empêcher de les lire. L’efficacité de l’outil, pour les lettrés qui y recourent, est indubitable. Elle est moins claire pour un ostréiculteur de Bouzigues : tout le monde n’a pas besoin de trouver des articles scientifiques en ligne, ou n’a pas de goût pour le type de compétence requis par ces recherches. Pour coopérer, s’organiser, internet n’est pas indispensable, l’écriture apprise à l’école suffit. On peut la compléter avec le maniement d’un clavier d’ordinateur, mais je ne suis pas sûr que nous ayons affaire à un changement de régime dans la maîtrise de l’écriture. Nous sommes toujours dans l’univers de l’écrit dans lequel nous a plongés l’école.
Bien sûr un nouvel outil de communication écrite peut avoir des conséquences surprenantes. Par
exemple, chez nous, la machine à écrire a favorisé la transformation du statut des femmes : ma mère a quitté son Écosse natale pour aller travailler à Londres car elle connaissait la dactylographie. Elle n’était pas seule dans ce cas, et on peut mettre en relation l’alphabétisation des femmes, l’apparition de la dactylographie et l’essor du féminisme. Mais ce n’est pas tant la machine à écrire qui a fait la différence, que la scolarisation de masse. C’est cette dernière qui a engendré les vrais changements dans ces pays : la structure fondamentalement orale des sociétés européennes a été profondément modifiée dès lors que la maîtrise de l’écriture devenait accessible aux personnes peu fortunées, aux classes populaires et aux femmes.
Vous montrez que les religions du Livre, en revanche, ont joué un rôle ambivalent.
L’articulation entre écriture, religion et domination est en effet complexe. Dans leurs premiers âges, les écoles étaient très masculines : les enseignants étaient des hommes, les élèves aussi, et de façon plus flagrante encore quand l’éducation était liée à la religion. Dans les religions abrahamiques, l’éducation était totalement dominée par le sexe masculin ; les prêtres étaient des mâles. Dans les premières écoles chrétiennes, seuls des hommes enseignaient la lecture et l’écriture. De même pour les madrasas. Cependant ce privilège du sexe masculin n’a pas toujours profité à ses représentants. Pour commencer, quand l’enseignement est centré sur les textes religieux, l’apprentissage de la lecture s’arrête souvent quand les textes sont connus par cœur – cela a valu pour les juifs, les musulmans et aussi les chrétiens. Dans un contexte de maîtrise restreinte de l’écriture, où celle-ci n’est qu’un outil secondaire pour faciliter la transmission orale d’une parole sacrée, son apprentissage ne permet guère de profiter de la créativité qu’elle apporte en d’autres contextes. Par ailleurs, quand la démographie s’en mêle et que des familles éduquées qui n’ont que des filles leur prodiguent une éducation, ces dernières apprennent à lire et à écrire, et finissent par acquérir des savoirs non seulement érudits mais pratiques. Elles sauront parfois tenir des livres de comptes quand les jeunes hommes ne connaissent que le latin ou l’arabe, et ne savent rien d’autre que lire ou interpréter les classiques ou les textes religieux.
De façon générale d’ailleurs, l’écriture et la religion sont en relation paradoxale. D’un côté l’écriture augmente les capacités intellectuelles ; le prosélytisme religieux, lorsqu’il utilise l’écriture pour asseoir son dogme ou simplement se répandre, peut contribuer indirectement à développer l’esprit critique, la maîtrise de l’écriture donnant aussi accès à des œuvres profanes. De l’autre les religions écrites tendent à produire de l’orthodoxie et à limiter l’usage de l’écriture. Il faut se souvenir des propos du calife Omar, interrogé sur le devenir de la bibliothèque après sa conquête d’Alexandrie en Égypte : « Si ces livres nous disent ce qu’il y a dans le Coran, ils sont inutiles. S’ils disent autre chose, ils sont nuisibles. Dans les deux cas, détruisons-les. » Saint Augustin a tenu des propos similaires au sujet du savoir des Grecs et des Romains.
Il y a donc contradiction, dans le rapport de la religion à l’écriture, entre les effets d’ouverture qu’elle induit en promouvant la maîtrise de l’écriture, et les effets de clôture qu’elle crée en la restreignant aux textes sacrés. Et plus fondamentalement aussi une tension, dans le rapport de l’écriture à l’émancipation intellectuelle, entre un rapport sacré et un rapport profane au texte. Tension qui produit des « renaissances », quand la balance penche dans le sens profane.
La Renaissance, ou plutôt les renaissances : c’est ce sur quoi vous travaillez actuellement. Dans quelle direction ? Quelles sont aujourd’hui vos pistes ?
Je tourne autour de deux idées. Tout d’abord il me semble que les renaissances doivent être comprises comme le mouvement de retour d’une oscillation pendulaire. À certains moments le dogmatisme d’une religion du Livre peut ou doit être contrebalancé par un retour à des savoirs originaux, aux textes considérés comme fondateurs d’une civilisation. Le regard se porte alors sur les origines – c’est l’étymologie du mot renaissance –, le plus souvent dans un regain de maîtrise de l’écriture : c’est elle qui permet de remonter ce passé à la surface. C’est aussi le moment où le théâtre et la sculpture ont de nouveau droit de cité, après des interdits qui peuvent avoir duré mille ans, comme en Europe. Le livre, de sacré, redevient profane.
Ma seconde idée est que l’Occident n’a pas le monopole des renaissances. La Renaissance européenne a opéré un retour à la tradition intellectuelle des Grecs. Mais ce mouvement n’est pas propre à l’Europe. Les Arabes aussi, par périodes, ont vu le livre redevenir profane. Bagdad a connu au IXe et au Xe siècles une période d’intense foisonnement, où la quasi-totalité des ouvrages de science disponibles à l’époque furent traduits en arabe – courant qui a gagné ensuite l’Europe via le sud de l’Espagne, et a contribué à « notre » renaissance. Cette renaissance arabe s’est éteinte quand la maîtrise de l’écriture s’est affaiblie et le livre est redevenu sacré. L’Inde et la Chine ont connu elles aussi de « nouvelles naissances ». La Chine, après que le bouddhisme a étendu son emprise – un peu à la façon du catholicisme, même si la référence au texte sacré était plus distanciée –, a connu lors de la dynastie des Sung, aux XIe et XIIe siècles, un retour au confucianisme, plus laïc, et un fort regain de l’activité intellectuelle et scientifique.
Je ne veux pas minimiser l’ampleur de la Renaissance européenne. Mais les théories européocentriques qui en découlent ne tiennent pas. Marx et Weber ont présenté l’histoire de l’Europe comme un phénomène linéaire, à la fois original et déterminant, seul capable d’expliquer notre succès dans les sciences et les techniques : l’enchaînement d’un Moyen Âge féodal avec une Renaissance, suivie d’un capitalisme pur aurait produit ce « Grand Partage » qui a distingué l’Europe du reste du monde, et les sociétés modernes des sociétés primitives. Ces analyses sont démenties aujourd’hui par l’histoire. Elles sont datées pour commencer : elles pouvaient valoir au XIXe siècle, quand l’Europe était au sommet de sa puissance et l’Asie au plus bas, et à condition de ne regarder ni autour de l’Europe, ni avant cette période. Il est difficile par ailleurs de dire que les Européens ont tout inventé. On reconnaît aujourd’hui que la Chine a été en avance sur l’Europe jusqu’au XVIe siècle. À cette période le philosophe Francis Bacon pensait implicitement de même : il considérait que trois grandes inventions avaient changé le monde, la poudre à canon, le compas magnétique et l’imprimerie ; or toutes trois venaient de Chine. Quant à la période qui sépare cette suprématie de la Chine au XVIe siècle, de son déclin trois siècles plus tard, il semble que les influences y aient été multiples entre l’Orient et l’Occident, et que l’Est nous ait plus aidés que l’inverse. Voyez le savoir-faire textile : l’histoire lyonnaise de la soie est intimement liée à la ville de Lucques, en Italie. Mais l’art de dévider la soie vient vraisemblablement de Chine. Quand Daniel Bourn, en 1748, fait breveter l’invention d’une machine à carder le coton, on constate qu’elle ressemble étrangement aux machines inventées par les Chinois pour tirer le fil de soie. La thèse d’une avance spécifique de l’Europe, liée à son histoire propre, s’effondre enfin lorsqu’on considère le retour de la Chine sur la scène mondiale : la preuve est faite que nul besoin n’est de passer par les étapes de la Renaissance, du protestantisme et du capitalisme pour s’affirmer économiquement et industriellement. D’une façon générale, je ne crois pas que le capitalisme (comme le voudraient les théories de Marx), un rapport particulier à la religion (avec Weber) ou des phénomènes démographiques (selon Malthus) puissent expliquer seuls l’évolution des civilisations et de leur rapport aux savoirs. Les relations entre communication et invention jouent tout autant. Le développement du commerce, par exemple, prend souche sur une part d’échanges (d’objets, de savoir-faire, de savoirs) et une part d’activité plus personnelle, faite d’invention et d’ingéniosité technique. La technologie de l’intellect qu’est l’écriture y a d’ailleurs toute son importance.
On retrouve, quand vous vous intéressez à des objets aussi divers que la famille, la cuisine, la culture des fleurs, le même alliage entre ampleur de l’investigation – synchronique et diachronique, à travers l’histoire comme à travers la planète – et attention méticuleuse aux imbrications spécifiques de facteurs religieux, économiques, technologiques, que ces derniers soient matériels ou intellectuels.
Les technologies de l’intellect me passionnent, mais elles ne sont pas seules. La cuisine m’a toujours intéressé. Lévi-Strauss en a parlé, mais son approche était trop abstraite : il ne dit rien de ses conditions économiques. Il faut replacer la cuisine en regard de ses modalités de production d’une part, des systèmes de stratification d’autre part. Dans nos sociétés nous avons des régimes culinaires très différenciés, chaque échelon de la hiérarchie sociale secrète sa propre subculture et avec elle sa cuisine particulière. Mais mon ami Marshall Sahlins avait remarqué qu’à l’inverse, en Afrique noire, la cuisine qu’on vous offrait n’était pas différente selon qu’on se trouve chez un chef ou chez un subalterne. Les variations, si elles existent, porteront sur les quantités : on aura un peu plus de viande, on vous resservira davantage, mais la nature des mets n’est pas fonction du statut hiérarchique du consommateur. Pourquoi les cultures traditionnelles africaines ne connaissent-elles pas cette différenciation, y compris dans les grands États qui ont des structures politiques différenciées ? Que faut-il pour qu’apparaissent une « grande » et une « petite » cuisine ? La comparaison entre les pratiques agricoles et culinaires des zones africaines et eurasiennes m’a conduit à penser que se jouait là une question de surplus : l’agriculture africaine n’a pas produit le type de surplus nécessaire à l’existence d’une cuisine différenciée. En Afrique les cultivateurs ont utilisé très tardivement l’énergie animale pour le travail à la ferme. L’araire n’y est apparu qu’avec les Européens. Ils travaillaient avec la houe plutôt qu’avec la charrue et ne pouvaient labourer par conséquent que des parcelles bien plus petites. C’est une différence de fond entre l’Eurasie et l’Afrique. Là où les sociétés eurasiennes (l’Égypte ancienne, l’Antiquité gréco-romaine, la Chine, l’Inde, le Moyen-Orient, l’Europe occidentale) pratiquaient des formes d’agriculture intensive, utilisaient l’énergie animale par le biais de la charrue, assuraient la régulation de l’eau par des techniques d’irrigation, les sociétés africaines disposaient de moyens beaucoup plus limités. Or avec les spécifications techniques se jouent des spécifications sociales, des différenciations des tâches ; dans la gestion du surplus se jouent des formes d’organisation de la domination. Et ici encore l’écriture joue un rôle déterminant. Les sociétés eurasiennes l’employant à toutes sortes de fins, pratiques, économiques, administratives, son usage vient renforcer l’écart : l’avantage technique s’en trouve potentialisé. Ce n’est pas la surface à cultiver mais la production de surplus qui fait la différence entre la maison d’un chef et d’un roi européen.
La question des fleurs relève elle aussi du surplus. Mais les situations qui m’ont intéressé ici sont celles au contraire où les gens pourraient utiliser des fleurs mais ne le font pas, où des sociétés qui pourraient avoir des fleurs, du théâtre, de la musique, les rejettent ou les bannissent à une période de leur histoire – comme ce fut le cas pour l’Europe au Moyen Âge, dans une parenthèse entre une Antiquité qui chérissait l’horticulture au profit des rituels, des parures et des parfums, et le « retour de la rose » à la Renaissance. Au départ, mon questionnement portait pourtant là encore sur l’Afrique : pourquoi l’Afrique noire n’a-t-elle pas de culture florale ? La réponse est pour une part la même : du fait d’une agriculture moins productive, qui ouvrait peu de perspectives à l’émergence d’une culture du luxe ou d’une horticulture articulée à des pratiques religieuses, à des rituels d’offrande ou au culte du beau, et non plus simplement aux besoins alimentaires de la population. Mais il y a aussi autre chose : non seulement la nature en Afrique noire est moins prodigue en espèces florales que dans d’autres régions du monde, mais la fleur y est considérée comme une prémisse du fruit ou du grain, selon une conception toujours vivante d’ailleurs en Europe, au sujet des arbres fruitiers en particulier : « Si vous voulez jouir du fruit, épargnez la fleur. » J’ai grandi dans un milieu écossais et protestant, où l’idée de couper une branche de pommier en fleurs horrifiait, et où j’entendais dire qu’« au fond, les fleurs sont plutôt des œufs ». Et je me souviens de ma stupéfaction de voir dans le sud de la Chine des gens couper des pêchers, des arbres entiers en pleine floraison, pour décorer les rues et les magasins lors des fêtes du Nouvel An. Non que l’aspiration au beau n’existe pas ici, mais dans cette conception s’exprime une aspiration écologique dans laquelle le sentiment esthétique ne domine plus. Comme les images, les fleurs sont ambivalentes. Elles participent des manières de comprendre et d’agir sur la nature à travers la culture. Mais elles assument aussi un rôle dans la sphère religieuse, comme offrandes aux dieux et aux morts, ou dans les relations de pouvoir. Et elles relèvent d’une culture du goût qui ressort d’un commerce de luxe, avant d’être de masse. À travers elles s’expriment le dilemme de la conciliation des besoins matériels d’une civilisation, et de la sensibilité ou des valeurs qu’elle engendre – débats où là encore l’écriture joue un rôle, lorsqu’elle leur sert de support et en polarise les termes. Comme les images, les fleurs ont été prises dans le double feu de l’iconoclasme et de la critique du luxe et de la richesse. Elles se sont heurtées à la réprobation des philosophes chinois et des stoïciens romains, comme des clercs islamiques ou des réformateurs chrétiens.
Un autre fil semble relier vos travaux. Qu’elle aborde la cuisine, les fleurs, la religion ou l’écriture, votre anthropologie se caractérise par un double refus, dont on sent qu’il est à la fois scientifique, éthique et politique : celui des « théories du Grand Partage » (qui distribuent les cultures entre le simple et le complexe, le chaud et le froid, le primitif et le développé...) et celui du relativisme (pour lequel toutes les cultures se valent).
Ni l’une ni l’autre de ces deux positions n’est tenable. La première parce qu’elle est européocentrique. C’est flagrant chez un certain nombre d’anthropologues classiques, et non des moindres : les différences qu’ils croient identifier entre « eux » et « nous » sont en fait des hiérarchies, en notre faveur. Mais c’est encore tangible chez certains chercheurs contemporains, qui surestiment considérablement l’originalité de l’Occident. Prenons l’idée selon laquelle la famille restreinte, nucléaire, serait une caractéristique de l’Europe, résultant de l’histoire du capitalisme, ou que le sentiment de l’enfance est une notion récente, liée à des mutations historiques spécifiques à l’Occident. Sans doute y a-t-il une part de vrai à cela. Mais les peintures chinoises d’enfants montrent clairement que les Chinois, de longue date, n’ignorent pas le concept d’enfance. Et il suffit de regarder autour de soi : quand je vais au Ghana, en Chine, en Inde, je vois des couples pareils aux nôtres, des familles construites autour d’une cellule nucléaire.
Quant au relativisme, il part d’une méfiance légitime envers toute classification péjorative pour les cultures non occidentales. Mais il partage avec son grand ennemi, l’ethnocentrisme, un même présupposé culturaliste : lui aussi rapporte tout à des cultures spécifiques, même s’il refuse de les hiérarchiser. Ce faisant il refuse d’admettre que les techniques, matérielles ou intellectuelles, ont des exigences et des effets comparables, sinon absolument similaires, quelle que soit la culture qui y recourt : chaque société, groupe ou individu adapte la bicyclette à son propre contexte, soit, mais dans une mesure relative. En négligeant l’accueil que leur a fait l’immense majorité des peuples qui en ont eu l’occasion, le relativisme sous-estime les progrès permis par l’adoption de certaines techniques.
Il me semble que prendre en considération les techniques, en particulier de l’intellect, permet d’échapper à l’alternative entre européocentrisme et relativisme. Il n’y a pas de différence entre les individus quant à leurs capacités mentales. On en trouve la preuve dans la transformation quotidienne, en Afrique, d’enfants élevés dans un environnement « tribal » en universitaires, chercheurs ou fonctionnaires. En revanche, il y a des différences de résultats intellectuels, et ceux-ci dépendent très largement de l’outillage cognitif que les sociétés fournissent (ou non) et dont les individus disposent (ou non).
Prenez le Bagré. J’ai passé une pleine année de ma vie à retranscrire et à traduire ce très long mythe des Lo Dagaa du Nord-Ghana. Il m’a fallu des semaines pour le poser par écrit, des mois pour le traduire. Quand j’en ai entrepris le recueil, à partir de 1950, je pensais qu’il n’y en avait qu’une version. Les gens avec lesquels je travaillais m’avaient dit qu’il était toujours le même ; ils m’en répétaient les premières lignes, qui étaient pratiquement identiques. Mais je disposais d’un magnétophone, outil qui à la différence d’une simple notation écrite, permettait l’enregistrement exact d’une récitation. Je l’ai transcrit avec un ami Lo Dagaa. Nous avions de la peine à décrypter, il fallut faire de nouveaux enregistrements. C’est alors que j’ai compris qu’il y avait des versions différentes. Il était même impressionnant de voir à quel point elles l’étaient : elles ne se distinguaient pas seulement par des détails mineurs mais par des traits structurels majeurs. Les thèmes changeaient de place, leur importance aussi. Dans une version, un dieu unique créait le monde ; dans une autre, c’étaient les hommes, sans aide d’aucune sorte ; dans une troisième, les elfes et les esprits venaient au secours des humains. Ces variations étaient liées sans doute à la longueur du récit : un énoncé aussi long, à la structure par ailleurs assez lâche, ne peut être mémorisé de façon exacte sans version originale à laquelle se confronter. Lorsqu’un récitant ne parvenait pas à se rappeler précisément ce qu’il avait appris, il faisait donc du remplissage, il inventait. Cette découverte fut une révélation pour moi. Mes amis Lo Dagaa ne répétaient donc pas simplement le même texte au fil du temps, ils n’étaient pas prisonniers d’une sorte de mentalité mythopoïétique ou primitive. Ils exploraient des questions fondamentales, déclinaient diverses solutions plutôt que toujours la même. Leurs variantes n’étaient pas par ailleurs des modulations superficielles du mythe mais significatives, qui permettaient de saisir la façon dont ils pensaient, appréhendaient la vie et la comprenaient. L’envisager me conduisit certes à des désaccords avec mon ami Lévi-Strauss, mais aussi à mesurer toute la mobilité dont étaient capables des individus soi-disant pris dans la fixité d’une tradition. Sauf qu’une fois la religion écrite, les choses se figent. Le mythe une fois fixé, les gens se mirent à juger des nouvelles versions en les comparant à mon texte. Certains signalaient dans « ma » version des oublis ou des erreurs, ou incriminaient le narrateur. D’autres ont simplement perdu le Bagré : parce qu’ils pensaient que la version de Goody, recueillie auprès d’anciens qui avaient acquis le statut d’ancêtres, était la « vraie » version. Le Bagré reste ainsi pour moi emblématique des effets de l’usage d’une technologie de l’intellect. Que s’est-il passé sinon la rencontre entre une pratique cérémonielle (la récitation d’un mythe) et un instrument (un magnétophone) ? Qu’aurais-je pu saisir si je n’avais pas disposé de cet outil, exceptionnel à l’époque ? Une simple contingence avait produit une multiplicité d’effets, de portée à la fois ambivalente et imprévisible. Cette rencontre avait modifié tout à la fois la compréhension d’un phénomène social, et altéré cette pratique sociale elle-même.
Vous-mêmes d’ailleurs, qu’auriez-vous pu faire de cette longue conversation sans les magnétophones qui sont posés sur cette table – sinon la recréer ou en restaurer l’une des versions possibles ?
Entretien réalisé par Stany Grelet, Éric GuichardAude Lalande
Titre original : « La matière des idées. Entretien avec Jack Goody ».
 
NOTES

[1] Ian Watt, The Rise of the Novel : Studies in Defoe, Richardson and Fielding, University of California Press, 1957.
[2] Historien de la Grèce classique, engagé à gauche, Eric A. Havelock fut l’une des figures majeures de ce qu’on a appelé « l’école de Toronto ». Sa thèse centrale, formulée à la fin des années 1930, stabilisée dans les années 1960, creusée sans cesse ensuite, est la suivante : il y a une relation intime entre la philosophie platonicienne et le développement de l’écriture (Preface to Plato, 1963).
[3La Science chinoise et l’Occident, Seuil, 1977 (1954).
[4] On entend ici « idéogramme » dans un sens générique, sans entrer dans les détails des distinctions – mouvantes d’une définition linguistique à l’autre – entre picto-, idéo- et logogrammes. L’important est l’opposition au système phonétique.
[5] En anglais, literacy. Nous traduirons systématiquement par « maîtrise de l’écriture ». La traduction savante habituelle est un néologisme littéral : « littératie ». 

Source : Vacarme – N 49, 17 octobre 2009

dimanche 26 juillet 2015

En feuilletant « De Phnom Penh à Abidjan. Fragments de vie d’un diplomate »2/5

Deuxième Partie
Le diplomate et le militaire
(Pages 134 à 143) 

« Des lors que les militaires alignent les moyens de leur puissance en hommes et en matériels et qu'ils jouent de leur spécificité professionnelle et technique, les diplomates sont pratiquement contraints de s'effacer car les ambassades, avec leurs moyens réduits, ne font plus guère le poids. A tout le moins commençait à s'établir un délicat équilibre des pouvoirs pour masquer une inévitable lutte d'influence. C'est par une simple dépêche de l’AFP que mon prédécesseur apprit début  octobre l'arrivée d'un général de division, tête de pont d'un corps expéditionnaire qui allait se monter jusqu'à près de 5000 hommes. Ni le Département, ni le ministère de la Défense ne l'avaient prévenu et il en nourrit un ressentiment irrépressible. Lorsque je remplaçai Renaud Vignal deux mois plus tard, j’avais dans mes instructions de faire en sorte qu'il n'y ait plus « une feuille de papier à cigarette » entre les représentations civile et militaire de la France en Côte d'Ivoire. Le général Emmanuel Beth, commandant la force Licorne, joua le jeu sans problème, avec un esprit de coopération et de partage que poursuivit le général Joana avec une chaleur particulièrement humaine. Les choses changèrent dès l'arrivée en juin 2004 du général Poncet. Son atterrissage à bord d'un Falcon 50 de l'ETEC, alors même que son prédécesseur avait quitté Abidjan sur le vol régulier d'Air France en classe économique, annonçait déjà les ambitions du nouveau patron des forces françaises en Côte d'Ivoire. Cette arrivée en proconsul fut confirmée par le petit cénacle d'officiers proches de lui dont Poncet prit soin de s'entourer dès le départ, dont l'un d'entre eux était spécialiste en communication et s'est fait par la suite un nom comme commentateur militaire à France Télévisions. En dehors de cet entourage de confiance, le général était cassant et dur avec ses hommes, à quelque grade qu'ils se situent.
II ne cacha pas dès sa prise de fonction sa volonté de jouer un rôle personnel de premier plan sur l’aspect politique de la crise ivoirienne. De fait l’ancien patron des forces spéciales, à la différence de ses prédécesseurs, consacra peu aux tournées des popotes en province, le long de la ligne de cessez-le-feu, ou aux aspects proprement militaires de ses responsabilités qu'il délégua volontiers à ses adjoints successifs. En revanche, il se déploya et se dépensa en exercices intellectuels dans la capitale, devant toutes les tribunes qui pouvaient lui être offertes, notamment auprès de la communauté française. Je fus obligé d'apaiser l’ire compréhensible de mon consul général qui y voyait une immixtion évidente sur ses plates-bandes. J'eus moi-même à me calmer car le général était loin d'être un « bon camarade » et ne passait que fort peu d'informations. En revanche, il participait assidûment à toutes les réunions politiques organisées sous l'égide des Nations unies par le représentant permanent du secrétaire général. Ma conviction, confirmée par la suite, est que Henri Poncet, qui savait que le tournant de la crise, forcément politique, se jouerait comme d'habitude dans la capitale, s'y était préparé dès son arrivée. II avait anticipé les évènements espérant en recueillir des retombées favorables. » 

Voilà qui répond d’une certaine manière à toutes nos questions précédentes. Car, et encore une fois, Le Lidec aura beau dire, le général Poncet n’était pas un franc-tireur qui agissait pour son propre compte et à sa fantaisie, mais la pièce principale d’un dispositif dont la mise en place avait probablement été envisagée dès le rappel de Renaud Vignal, mais qui ne sera vraiment au point que lorsque, après deux tentatives infructueuses (lui-même et son successeur André Janier), on dénichera en la personne de Jean-Claude Simon, l’« ambassadeur » qui n’aura pas honte de se salir les mains.

« Je n'eus pratiquement plus aucun contact avec le général Poncet, retranché dans son bunker du 43ème BIMa, à partir du moment où il fit détruire les deux Sukhoi ivoiriens qui avaient procédé au bombardement de Bouaké, le 6 novembre vers 13h30. J'avoue continuer d'avoir des doutes sur l'origine précise de l'ordre ainsi donné, un samedi de surcroit où l’on sait que les responsables ne sont pas si vite joignables, et la façon dont il aurait pu être exécuté dans un laps de temps si rapide et sur un objectif aussi large puisqu'il était en fait décidé de neutraliser tout objet volant ivoirien, quelle que soit sa nature civile ou militaire. Lorsque le conseiller Afrique de Jacques Chirac, mon collègue Michel de Bonnecorse, m'annonça par téléphone l’ordre de destruction, l'action était déjà en passe d'être conduite sur l'aéroport de Yamoussoukro. Je n'ai pu donc que lui répliquer combien l’opération me semblait lourde de conséquence pour la sécurité des quinze mille Français résidant en Côte d'Ivoire. Pour autant, la prise rapide de contrôle de l’aéroport international d'Abidjan s'avérait des lors indispensable pour procéder à l’évacuation des ressortissants français et occidentaux.
Le responsable de Licorne aurait eu en revanche plus de nez à mieux se coordonner avec l'ambassade pour gérer la crise politique et tous les aspects consulaires qui allaient s'enchainer à grande vitesse. Le retour en catastrophe sur Abidjan de la colonne Destremau stationnée à Bouaké, afin d'y sécuriser le 43ème BIMa exposé pratiquement sans défense aux cohortes des « jeunes patriotes » de Gbagbo, en est l'illustration même. Les premiers éléments français firent leur entrée dans la capitale dans l'après-midi du dimanche 7 novembre. Ne connaissant pas les lieux, ils s'égarèrent en ville avant d'être guidés par Licorne vers le parking de l'hôtel Ivoire, prévu dans le plan de sécurité pour être l’un des principaux lieux de rassemblement de la communauté française. Le gros des troupes françaises arriva plus tard dans la soirée. Plutôt que de suivre le tracé simple des deux grandes avenues se coupant à angle droit, le boulevard de France et le boulevard des Martyrs, la colonne de chars, opercules ouvertes, s'engagea étrangement dans la rue du Bélier, un étroit  chemin oblique qui menait directement à la résidence de France, mais surtout à celle voisine du président ivoirien devant laquelle elle s'immobilisa. On m'a rapporté que plusieurs occupants de la présidence, soit directement, soit même en téléphonant à Paris, s'étaient déclarés prêts à se rendre... L'épisode reste pour moi peu clair. Il est démenti formellement par les plus hautes autorités militaires, mais les versions données, qu'il s'agisse d'un voiturage erroné de l'ONUCI, de la protection de la résidence de France ou d'éviter des barrages supplémentaires ne me paraissent guère convaincantes. Je me souviens entre autres du regret qu'exprimait une semaine après le général Poncet, lorsque nous nous retrouvâmes autour d'un barbecue à la résidence, de ne pas avoir obtenu l’autorisation de Paris de bombarder le palais présidentiel pour régler le sort de Laurent Gbagbo. » 

Tout ce passage confirme notre hypothèse d’un coup préparé de longue date, dont on cherchait un peu désespérément l’occasion de le jouer, mais dont l’exécution se heurtait à de terribles incertitudes. Mais, et peut-être même sans réellement le vouloir, Le Lidec nous apprend quelque chose de très important : la « colonne Destremau » – « la colonne », comme cela se disait déjà du temps de Monteil ou d’Angoulvant – avait bel et bien pour objectif la résidence officielle du président Gbagbo. Et le général Poncet ne pouvait pas ne pas le savoir ; et il n’aurait donc rien trouvé à redire si le coup avait réussi – c’est le sens de ses regrets… Manque de pot, il y avait un obstacle alors insurmontable, ou plutôt, deux obstacles : le premier, c’était l’état de l’opinion publique ivoirienne et le risque tout à fait réel d’un soulèvement de tout un peuple exaspéré jouant le tout pour le tout ; le deuxième, c’était « la désunion interne française » (voir ci-après), symbolisée dans ce livre par la sourde rivalité entre « le diplomate et le militaire ».

« La manœuvre fut conduite sept ans plus tard ! » 

Formule admirable ! Evidemment, comme il n’était plus là, Le Lidec n’était pas obligé de faire le détail ni de faire dans la dentelle… Mais si cette formule me fait cette impression, c’est parce que c’est le condensé de tout ce que Le Lidec venait de dire. Il n’était pas obligé de faire le détail des sept années de préparation du dernier acte du coup d’Etat le plus long de l’histoire : l’écrasement par la France des forces vives de la nation ivoirienne et la capture de son dirigeant d’alors, Laurent Gbagbo, après un processus électoral odieusement bidonné, dont il était très probablement le vainqueur au grand dam de ceux qui, à l’instar de Jean-Marc Simon, n’étaient venus que pour reconstituer coûte que coûte la Côte d’Ivoire d’Houphouët, le fameux « Etat franco-africain » célébré par J.-P. Dozon : « Après dix années de souffrance, voici que la France et la Côte d'Ivoire que certains, poursuivant des buts inavoués, ont voulu séparer d'une manière totalement artificielle, se retrouvent enfin dans la joie et dans l'espérance. (...). Nous avions su inventer vous et nous, sous l'impulsion du président Félix Houphouët-Boigny et du Général de Gaulle, cet art de vivre ensemble qui étonnait le monde et qui faisait l'envie de toute l'Afrique ».[1]

« Le lendemain de cet épisode marqua encore davantage la désunion interne française et l’atteinte grave portée à notre image en Afrique. J'avais dans la nuit réussi à communiquer au téléphone avec Laurent Gbagbo. Ce dernier demandait à ce que les troupes françaises quittent rapidement l'hôtel Ivoire ou elles devaient donc rassembler et sécuriser la communauté française. II offrait en contrepartie leur stationnement autour de l'hôtel du Golf, déjà « internationalisé » par l'accueil des responsables des Nations unies et des représentants de l'opposition. Je compris avec mon équipe qu'il ne reviendrait pas sur cette position pour des raisons précises. En choisissant plusieurs années avant ce site comme principal axe de notre plan de sécurité, nous n'avions pas pris en considération sa proximité d'avec le palais présidentiel. Nous avions aussi sous-estimé son importance stratégique, avec les émetteurs de Radio Côte d'Ivoire placés au sommet de la tour de l'hôtel qui abritait également les bureaux du Mossad, Israël jouant un rôle non négligeable pour la sécurité du régime en place. Je réussis avec difficulté à joindre dans la nuit le général Poncet pour l’informer de ma conversation avec Gbagbo et de notre analyse, lui suggérant de donner ordre au colonel Destremau de quitter l’Ivoire pour l'hôtel du Golf. Mon interlocuteur me répondit que ses hommes, qui avaient dévalé dans des conditions extrêmes les 400 kilomètres séparant Bouake d'Abidjan, méritaient du repos et qu'il trancherait la question du bivouac le lendemain matin.
Campant depuis le 6 novembre dans mon bureau, je fus réveillé à l'aube du 8 par un appel téléphonique de Mamadou Koulibaly, président de l'Assemblée nationale et proche de Laurent Gbagbo. Je n'avais eu que de très rares contacts avec lui bien qu'il m'ait fortement impressionné par son aisance et son intelligence lors de la visite de courtoisie que je lui avais rendue à mon arrivée.
Aussi, son appel ce matin-là avait bien une signification particulière. Tenu informé du transfert de position entre les deux hôtels que son président avait demandé, il me conseilla de ne pas agir à la hâte et de faire en sorte que ce mouvement soit placé sous couvert d'une décision confirmée au plus haut niveau et qui recevrait des lors une diffusion générale à l'adresse de la population. Le général Poncet, qu'il contacta directement quand il comprit que je ne contrôlais plus grand chose, tomba dans le piège et accepta de se faire trainer de direct en direct sur la télévision ivoirienne pour signer, en fin de matinée, une sorte d'accord en bonne et due forme quant au transfert de la colonne Destremau. Dans le même temps, le redoutable conseiller ivoirien avait dès le matin ameuté des quartiers nord d'Abidjan tous les militants du front national patriotique pour qu'ils se mobilisent autour de l'hôtel Ivoire et fassent obstacle au départ des chars de l'armée française. Le temps passait, le général pataugeait, la situation s'envenimait, la tension montait entre la centaine de soldats français pris dans la nasse et la foule africaine qui grossissait minute par minute. C'était comme par hasard le jour où Thabo Mbeki, président de la République sud-africaine et soutien ouvert du chef de l'Etat ivoirien, arrivait en visite à Abidjan. Tout avait été conçu dans le plan machiavélique du camp Gbagbo pour faire en sorte que le souvenir du drame de Tien An Men soit immédiatement rappelé. Montrer au visiteur la sortie en force des chars français sur des corps  ivoiriens rappellerait très exactement ce qui s'était déroulé à Pékin le 4 juin 1989. La mise en scène fut réussie puisque le désengagement par la force de la colonne Destremau de l'hôtel Ivoire se solda par la mort de plusieurs dizaines d'Ivoiriens. Je n'ai jamais compris pourquoi le commandant de Licorne avait voulu conserver à cet emploi de protection consulaire en milieu urbain des troupes d’élite combattantes, de surcroît fatiguées par les évènements qu'elles avaient affrontés. Il avait pourtant à sa disposition immédiate, sur zone, plusieurs détachements de gendarmerie mobile, plus aguerris à ce type d'exercice rapproché. Son aversion naturelle pour la gendarmerie lui fit négliger ce moyen d'affronter de meilleure façon un évènement qui s'avéra finalement dramatique. » 

Le rôle de Mamadou Koulibaly, alors président de l’Assemblée nationale, au moment de cet épisode, rôle par ailleurs bien éclairé par l’attitude du général Henri Poncet qui ressemble beaucoup à de la connivence, ainsi que par les soupçons quasi instinctifs d’un Le Lidec décidément peu au fait des réalités de ce terrain – qui englobent aussi les êtres humains –, doit être analysé à la lumière de son comportement ultérieur, dont le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il ne fut guère cohérent avec celui que Le Lidec a observé. Un Le Lidec qui, au départ, ne pensait que du bien de celui qu’il qualifiera ce jour-là de « redoutable conseiller ivoirien ».
Tout d’abord, à quel titre Mamadou Koulibaly intervint-il alors ? Il y a manifestement usurpation de fonction car, il avait beau être le 2e personnage de l’Etat, il n’était point légitime à agir en lieu et place d’un président de la République toujours à son poste, ni même à se substituer motu proprio au Premier ministre, au ministre de la Défense ou à celui de l’Intérieur, ni à l’autorité militaire, et cela même au cas où une vacance brutale au sommet de l’Etat l’aurait placé de facto au-dessus d’eux. Il est pour le moins étrange qu’un diplomate expérimenté comme Le Lidec ne se soit pas interrogé sur la légitimité de cet interlocuteur… Décidément, l’Afrique restera donc toujours cet endroit où, pourvu qu’ils ne gênent pas les intérêts de sa patrie, les faits les plus étranges paraissent tout à fait normaux à un bon Français ! En fait, à la lumière de tout ce que nous avons vu faire et dire à Mamadou Koulibaly après et depuis le 11 avril 2011, il semble bien que ses démarches auprès de l’ambassadeur de France et du commandant du corps expéditionnaire français en novembre 2004 faisaient aussi partie de l’entreprise visant à renverser Gbagbo, dont pour sa part la colonne Destremau constituait le fer de lance. Dans la configuration institutionnelle de l’époque, si ce soudard avait réussi son coup, le président de l’Assemblée nationale serait devenu, de fait comme de droit, le nouveau chef de l’Etat ivoirien. Il ne s’agissait donc pas seulement d’une simple tentative d’usurpation – ce qui est déjà répréhensible –, mais d’une véritable forfaiture ; et qui est donc restée impunie.

« Ces deux ou trois anecdotes n'entendent être qu'une très modeste contribution à des épisodes historiques qui furent aussi riches et compliqués que difficiles à vivre.
Elles mettent seulement en évidence la disparité des points de vue, analyses et moyens qui peuvent parfois séparer diplomates et militaires. Mais, en ce qui me concerne, elles n'ont en rien entamé les liens profonds de solidarité et de coopération qui les rapprochent dans l'honneur qu'ils assument de représenter la France hors des frontières. Cette certitude m'avait d'ailleurs conduit à demander au général Bruno Dary, alors gouverneur militaire de Paris que j’avais connu sur le terrain comme commandant en second de l’opération Licorne, de me remettre les insignes d'officier de la Légion d'honneur. II me fit l'honneur de me les remettre à l'Hôtel des Invalides.
C'est vraiment sur le tard que je me permets d'ajouter à ces souvenirs personnels une rapide considération politique qui s'y raccroche d'ailleurs directement. C'est notre intervention militaire au Mali qui me l’a inspirée et je pense que beaucoup des personnels militaires aux côtés de qui j’ai servi en Côte d'Ivoire auront eu le même réflexe. On peut en effet observer tout au long de notre opération de 2013, dans les communications officielles publiées comme dans les commentaires apportés, que pratiquement aucune mention explicite n'a été faite de la Côte d'Ivoire, en dépit de l'étalement de l'opération Licorne sur près de dix années. Hormis le facteur de la menace terroriste et djihadiste, les situations n'étaient pourtant pas si éloignées dans deux pays voisins l’un de l’autre, à configurations géographique et sociale proches, connaissant des problèmes de développement largement identiques, avec enfin des deux côtés de la frontière des forces armées nationales faibles et désorganisées et des rebellions au contraire entreprenantes. Que n'avons-nous huit ans plus tôt rêvé nous aussi, avec l’état-major de Licorne, d'une « charge de la brigade légère » qui eut repoussé militairement la rébellion pour apporter diplomatiquement une solution. Au lieu de quoi, nous avons  tracé une ligne de démarcation et nous nous sommes assis, à Marcoussis, au milieu des problèmes sans grande chance de les résoudre. Nous n'avons pas cité la Côte d'Ivoire mais nous avons abondamment fait référence, un peu à la Libye, mais essentiellement à l'Afghanistan pour démontrer qu'au Mali également, nous saurions organiser notre retrait à une date rapprochée. Il  serait  pourtant dangereux de ne poser aucune réflexion en profondeur, notamment sur le plan du développement, et de n'avoir comme seule préoccupation que de fixer aussi rapidement que possible une date butoir de retrait pour désarmer les critiques inévitables de l'opinion publique intérieure. C'est sans doute sa durée qui a empêché les politiques de prendre « Licorne » comme référence d'une opération extérieure, alors que tant d'efforts et de sacrifices ont été déployés par tant d'hommes, pour des résultats politiques qui restent encore aujourd'hui à être vérifiés. »
« Cette expérience de trois ans au bord de la lagune Ebrié, comme écrit cette chère Lettre du Continent, me laisse en fait, sur un plan politique général, une impression quelque peu dubitative quant à notre façon de conduire des expéditions militaires en Afrique, puisqu'elles semblent encore de mise. N'a-t-on pas remis en priorité, sous la pression de l’actualité et des effets de la communication, des objectifs avant tout sécuritaires et humanitaires qui viendraient sournoisement supplanter les impératifs du développement ? Je ne veux pas à mon tour faire ici le procès d'une "France Afrique" dont je pensais vivre les derniers soubresauts mais m'inquiéter seulement du mode opératoire et du plan de communication dont nous entourons nos interventions, trop rapidement qualifiées de « victoire » alors que l'histoire nous a enseigne si souvent que l’enlisement guettait toute offensive, fut-elle "éclair" au départ. Le scenario, d'ailleurs mis au point lors de notre intervention en Côte d'Ivoire et affiné au fil de nos opérations extérieures suivantes, s'égraine en trois principes : l’intervention militaire vise en premier lieu à assurer la protection des ressortissants français et étrangers. Elle s'inscrit dans le cadre d'un mandat du conseil de sécurité sous chapitre VII de la charte. Elle accompagne le déploiement des casques bleus de l'ONU, présentés comme l’ossature principale de l’intervention, et trouvera le relais de l'effort que les Africains eux-mêmes sont appelés à fournir.
La réalité apparait pourtant bien en-deçà de ces paradigmes. La justification première de protection de la sécurité de nos ressortissants, sans en nier le bien-fondé en certaines circonstances particulières, force à se demander pourquoi certaines communautés françaises y auraient droit et pas d'autres, situées dans des zones aussi dangereuses mais hors de portée du rayon d'action des forces françaises ou tout simplement hors-champ de l’intérêt de l’opinion publique. Nos opérations extérieures gagneraient sans doute en force et en grandeur si nous abandonnions ce prétexte hexagonal et étriqué de la protection consulaire qui n'entre pas dans le rôle et la vocation des armées. Erigée en principe, cette protection trouve naturellement son terme lorsque tous nos ressortissants et d'autres étrangers éventuellement sont mis à l’abri de toute atteinte. La question qui découle naturellement est de savoir si on laisse les populations locales à leur sort ? Mais je dois dire qu'au-delà du principe, les Français d'Abidjan, de Sassandra, de San Pedro et d'ailleurs ont été bien soulagés de voir arriver nos soldats. En second lieu, nos diplomates sont particulièrement experts pour agir efficacement aux Nations unies mais n'est-ce pas souvent par défaut, nos partenaires nous laissant volontairement seuls à nous enferrer, que nous emportons nos « résolutions-parapluie », même à l'unanimité ? Pour avoir servi dans des pays en crise accueillant des casques bleus, il n'est plus besoin de faire de longs discours sur la façon qu'ils ont de s'y conduire. Coupés le plus souvent des populations, peu mobiles et patauds sur le terrain, craintifs devant des anicroches qui pourraient les engager plus avant, ils préfèrent leurs camps retranchés derrière barbelés pour y toucher les soldes qui, seules, les motivent. Quant à la formation de troupes africaines qui puissent prendre la relève pour assurer la sécurité, c'est à mon sens, pour en avoir suivi pendant quinze ans les différents avatars, un véritable serpent de mer qui n'a toujours pas donné les résultats escomptés. Et que dire d'une coopération dans ce domaine de l'Union européenne dont les protocoles de formation et les méthodologies diffèrent tant de pays à pays ! » 

Tout ce passage n’a pas besoin de commentaires. Il suffit de le lire avec attention et de le méditer en profondeur pour en pénétrer toute la signification et toutes les implications.
Quand on dit que cette crise n’est pas une « crise ivoirienne » mais une « crise des relations franco-ivoiriennes », ce qu’il faut surtout comprendre par-là, c’est que tant que cette crise durera, tout ce qui sera un problème pour nous, Ivoiriens, sera aussi un problème pour les Français. Évidemment les Français ne voudront jamais le reconnaître d’eux-mêmes car, s’agissant de leurs turpitudes coloniales, c’est bien connu, ils sont incapables de se corriger. C’est donc à nous de les y forcer, et c’est tout à fait possible, même si cela a évidemment un coût qui pourrait être très élevé. Ce n’est pas la voie que Bédié a choisie après son renversement. Ce n’est pas non plus le choix vers lequel aujourd’hui Affi N’Guessan veut entraîner les militants et les sympathisants du FPI ; et je ne suis pas sûr qu’à cet égard ses adversaires font un choix vraiment différent du sien. D’ailleurs, en la matière, Laurent Gbagbo lui-même, dont les uns et les autres se réclament à cor et à cris, ne chercha jamais vraiment à forcer les Français à assumer leur part de responsabilité dans les malheurs de ce pays qu’ils se plaisaient naguère à exhiber comme le fleuron de leur empire « décolonisé ».
Obliger les Français à reconnaître leur responsabilité dans nos malheurs, c’est d’abord commencer nous-mêmes par poser en toute clarté que nos objectifs sont diamétralement opposés aux leurs et par bien nous pénétrer de cette vérité : si nous en sommes là, c’est parce que, se sachant plus forts que nous dans notre propre pays aujourd’hui et pour longtemps, ils nous y comptent pour rien. « Vouloir le changement en Côte d’Ivoire, titrions-nous récemment un article de ce blog, c’est aussi se prononcer sur la question de notre souveraineté »[2], c’est-à-dire : tout faire pour la récupérer d’entre les mains des colonialistes impénitents et de leurs créatures.