samedi 30 mai 2015

AU BURKINA FASO, « L’INCLUSION NE VEUT PAS DIRE IMPUNITÉ »

Le président Luc Marius Ibriga[*] répond aux dignitaires du régime Compaoré tentés de se présenter à la prochaine élection présidentielle
« Ceux qui se sont rendus coupables de changements anticonstitutionnels doivent être frappés d’inéligibilité politique pendant 5 ans ». C’est un extrait de « La Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance », rappelée par le constitutionaliste Luc Marius Ibriga lors du meeting de la Coordination des organisations de la société civile, le samedi 7 février dernier à Ouagadougou. Cette sortie a suscité des applaudissements nourris au sein des manifestants mobilisés à la place de la Révolution, qui souhaitent voir appliquer « ici et maintenant » cette loi au Burkina Faso. Elle a été, en revanche, fustigée par 8 partis politiques affiliés à l’ancienne majorité présidentielle et au Front républicain dont le CDP, l’UNDD, l’ADF-RDA, l’UPR, les Verts du Burkina. Ces partis ont dénoncé, dans une déclaration commune publiée dans la presse, les propos de l’actuel Contrôleur général d’Etat, qu’ils considèrent comme une « manœuvre d’intoxication de l’opinion nationale et internationale ». Faux, rétorque Luc Marius Ibriga qui nous a accordé une interview le mardi 10 février 2015, à Ouagadougou. Ce fut aussi l’occasion d’évoquer avec lui d’autres sujets d’actualité liés à la vie politique nationale. 
Le président Luc Marius Ibriga 
Le Pays : Quel bilan pouvez-vous dresser après plus de 2 mois à la tête de l’Autorité supérieure de Contrôle d’Etat (ASCE) ?
Luc Marius Ibriga : Le temps passé à la tête de l’ASCE m’a permis de connaître l’institution et de pouvoir, avec les contrôleurs d’Etat, lancer un certain nombre d’investigations pour faire le point sur certains éléments de la gestion du régime défunt. Cela nous a permis aussi de constater que sur ce plan, il y a un certain nombre de nécessités qui s’imposent pour assurer non seulement un contrôle efficace dans nos administrations, mais aussi booster le contrôle externe de l’ASCE. Le problème est que nous sommes dans un pays où nous avons une inspection qui n’a pas encore de statut. Et dans laquelle les inspecteurs techniques sont des personnes qui sont soit mises au placard, soit considérées comme des personnes âgées, proches de la retraite, que l’on met à l’inspection technique pour attendre la retraite. Ce faisant, le contrôle interne ne peut pas être efficace dans ce domaine, dans la mesure où ces personnes sont en plus nommées par le ministre alors qu’elles doivent contrôler le ministre. Ce n’est donc pas un système qui peut conduire à un contrôle efficace. Ce constat nous amène à devoir nous impliquer dans la mise en place d’un statut de l’inspection qui soit cohérent, et à construire une architecture du contrôle qui soit cohérente, dans la mesure où l’ASCE a pour fonction la coordination des corps de contrôle. Et de ce point de vue, il faudrait qu’il y ait une synergie d’actions entre l’ASCE et ses inspections techniques qui doivent avoir des ressources humaines de qualité pour l’inspection, et que des gens qui vont dans l’inspection puissent faire carrière. Parce qu’aujourd’hui, si vous allez dans l’inspection, après c’est vous qui êtes la brebis galeuse, puisque vous êtes regardé par les autres comme celui qui va fouiner pour aller dire des choses. On parlera de vous comme de celui qui « remue la merde ». Cela fait que beaucoup vivent l’inspection comme étant une sorte de punition et non pas un moyen de faire en sorte que les biens publics soient utilisés de la manière la plus efficiente. Il faut corriger tout cela et adapter l’ASCE aux évolutions qui vont venir. Et notamment la loi anti-corruption qui va donner à l’ASCE un certain nombre de nouvelles prérogatives qu’il faut prendre en compte dans la loi et les textes concernant l’ASCE.
On assiste, ces derniers temps, à une reprise des activités de l’ex-parti au pouvoir et ses alliés. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
La reprise des activités de l’ex-parti au pouvoir n’est pas quelque chose de mauvais en soi. Ce n’est pas le contenu pour l’instant qui pose problème. Aujourd’hui, il nous apparaît que ces personnes ne regrettent rien. Il suffit de lire le papier qui a été publié dans la presse pour comprendre que ces partis considèrent que tout ce qu’ils ont fait était parfaitement légal. Et, donc, ils ne se reprochent rien. Voilà pourquoi je pose la question de savoir pourquoi, au lendemain du 31 octobre 2014, ils ont demandé pardon si ce qu’ils ont fait était tout à fait légal, n’était pas contraire à la légalité constitutionnelle ? C’est ce message qui est dangereux. Cela montre, une fois de plus, que ces gens n’ont pas le respect de la parole donnée. S’ils avaient fait acte de contrition, ils auraient compris que ce qu’ils avaient fait avant leur projet, et le fait d’enfermer les députés pour aller voter, etc., c’est quelque chose d’ignoble, de déshonorant pour une démocratie. Mais ces gens considèrent qu’ils n’ont rien fait de mal. Ils ont demandé pardon parce qu’ils considéraient qu’ils avaient failli, qu’ils avaient fauté. Certains d’entre eux affirment clairement qu’ils travaillent pour le retour du président Compaoré. Alors, est-ce que nous allons rester dans l’impunité ? Par exemple, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, toutes les personnes qui ont collaboré avec les Nazis, est-ce que ces personnalités n’ont pas été frappées d’indignité ? Est-ce que ces personnes n’ont pas été poursuivies ? Tout récemment, dans les années 1980, Papon, en France, qui a été un collaborateur, qui s’est camouflé dans l’administration, qui a même occupé de grands postes, a été jugé, quand bien même il était vieux. Donc, que l’on ne vienne pas nous sonner la sirène de l’exclusion. L’inclusion ne veut pas dire impunité. Il y a des règles qui sont claires. L’article 166 est clair. L’atteinte à la Constitution est le crime le plus grave contre le peuple. Il faut que ces personnes comprennent que ce n’est pas le CDP. Jamais, nous n’avons sorti de notre bouche, la dissolution du CDP. Jamais, nous n’avons dit que ceux-là doivent être frappés d’inéligibilité, sur la base du droit, des actes qu’ils ont posés. Nous n’avons jamais parlé de dissolution du CDP, ni d’aucun parti.
Le Front républicain a réagi à la demande de la société civile et de certains acteurs politiques, d’arrêter et de juger Blaise Compaoré. Ces derniers demandent que des poursuites soient engagées contre ceux qui ont commis des fautes dans leur gestion. Quel commentaire en faites-vous ?
Si le Burkina Faso en est arrivé là, c’est [dû à] l’accumulation de deux graves fautes : une absence de démocratie sociale, dans la mesure où on a pillé les richesses du pays. On s’est accaparé des biens du pays. On a trafiqué, on a fait des marchés et les rapports de l’ASCE sont là. Ce n’est pas quelque chose que l’on invente. Ce sont des choses qui sont là. Pourquoi les dossiers qui étaient en justice, sous leur gouvernance, n’ont-ils jamais été jugés ? Le Premier ministre Luc Adolphe Tiao était sorti pour dire à plusieurs reprises que l’on allait juger certains dossiers dans les jours et les mois à venir. Mais ces dossiers sont toujours là. Rien n’a été fait. On a dormi sur ces dossiers. C’est la gestion économique qui a conduit à une exaspération, à un appauvrissement de plus en plus grand de la population. Ensuite, c’est la gestion politique qui nous a conduits là où nous sommes. Dans la mesure où l’on veut gérer un Etat dans l’intérêt d’un clan. Ce n’est pas moi qui le dis. On n’a qu’à reprendre la lettre pastorale des Evêques. La gestion clanique de l’Etat. Quand des Evêques en arrivent à utiliser ces mots, c’est que nous sommes véritablement dans une réalité patente. A ce niveau, si la faute politique qu’ils ont commise est avérée, il faut bien qu’ils répondent sur le plan politique. Et il y a des textes qui le disent. Ce n’est pas nous qui l’inventons. Mais si l’on ne veut pas avoir la bonne lecture, on peut se donner l’idée de ne pas avoir la bonne lecture. Ils disent qu’ils sont partie prenante à la Charte de la transition, qu’ils veulent participer à la transition ; or, la transition est régie par la Charte. Ce qui est inscrit dans la Charte de la transition est que tous ceux qui ont fait partie du dernier gouvernement, qui ont soutenu ouvertement la révision de l’article 37, ne peuvent pas participer aux structures de la transition. Mais ce qu’ils doivent comprendre, c’est que c’est parce que c’est une faute grave qu’ils ne peuvent pas participer au succès de la transition. Mais ceux qui n’ont pas soutenu ouvertement cette révision peuvent y participer.
Vous dites que les personnes qui ont participé au dernier gouvernement de Blaise Compaoré, ne peuvent pas participer aux structures de la transition. Est-ce le cas pour les prochaines élections ?
Pourquoi celui qui est frappé d’inéligibilité au moment de la transition, va-t-il pouvoir, de façon impunie, participer à des élections  comme si rien ne s’était passé ? Pourquoi l’on permet à d’autres de le faire ? C’est parce que ceux-là n’ont pas soutenu ouvertement la révision de l’article 37, qu’ils peuvent participer. Cela veut dire qu’ils n’ont pas commis de faute. Il ne faut pas que nous allions dans le même sens que la gestion de Blaise Compaoré, à savoir l’impunité. Non. Il faut qu’il y ait une leçon pour l’avenir. Et que les uns et les autres, parce qu’ils ont posé des actes, acceptent d’assumer la responsabilité de leurs actes. Si on est un homme conscient, quand on pose un acte, on doit être prêt à en assumer la responsabilité. Or, on veut fuir la responsabilité et dire que l’on demande pardon, de façon hypocrite. Pourquoi la communauté internationale, quand elle est venue, a-t-elle bien considéré cette situation ? Mais ce qu’il y a, c’est qu’il faut qu’ils comprennent qu’il n’est pas possible que l’on continue dans l’impunité. Il faut bien que les gens rendent compte de leurs actes, c'est-à-dire que ces personnes sachent que ce qu’elles ont fait n’était pas bien. Quand on envoie des gens à la MACO parce qu’ils ont posé des actes répréhensibles, c’est pour que ces gens ne recommencent plus. Sinon, disons à Blaise Compaoré ou à François Compaoré de revenir au Burkina Faso et de prendre part aux élections. N’ont-ils rien fait ? Ont-ils bien géré le pays ? N’ont-ils rien pillé ? Ont-ils utilisé l’argent normalement ? Pourquoi ces gens ont-ils fui si véritablement ils n’avaient rien à se reprocher ?
En clair, voulez-vous dire qu’ils ne doivent pas prendre part aux prochaines élections ?
Je dis que les leaders de ces partis politiques ne doivent pas prendre part aux échéances électorales. Leurs militants de base, oui. Ceux qui n’ont pas ouvertement soutenu le projet de modification de l’article 37 et c’est clair. Il y a des gens qui ont signé la charte (j’ai la charte ici). Je vois par exemple dans la charte (ndlr : il la brandit), autres partis politiques, Monsieur Dabo Amadou. Il a signé la charte au nom de ces partis, il est du CDP. Mais il a été accepté. Pourquoi ont-ils mis Monsieur Léonce Koné à la tête ? C’est parce qu’il n’avait pas ouvertement soutenu la modification de l’article 37. Mais aujourd’hui, on revient et l’on veut que l’on considère qu’il n’y a rien eu et qu’ils peuvent tranquillement prendre part aux élections ?
Mais concrètement, est-ce qu’il sera réellement possible d’empêcher les dignitaires du régime de Blaise Compaoré de se présenter aux élections, vu l’état d’esprit d’inclusion prôné par la charte de la Transition ?
Concrètement, il faut appliquer le droit. C’est tout. Pour moi, il faut appliquer le droit. Et le droit, c’est d’appliquer la Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance. Il est possible d’utiliser d’autres moyens comme la loi électorale. Cette loi qui est en train d’être revue, peut stipuler que tous ceux qui ont ouvertement soutenu le projet de modification constitutionnel comme le dit la charte, soient frappés d’inéligibilité pour 5 ans. Ils reviendront en 2020 pour participer aux élections. Comme eux-mêmes avaient prévu que c’était 5 ans renouvelables 2 fois. Et certains nous avaient dit que c’était une alternance générationnelle, qu’on reviendrait dans 15 ans quand Blaise serait fatigué, pour voir.
Dans la déclaration publiée dans la presse, le Front républicain vous accuse de sortir souvent de votre rôle. Il estime que votre titre de Contrôleur général d’Etat devrait vous imposer un certain devoir de réserve. Qu’en pensez-vous ?
Il faudrait d’abord balayer devant sa porte avant de chercher à enlever la poutre qui est dans l’œil du voisin. Je vais prendre l’exemple des personnes qui étaient tenues au devoir de réserve et qui étaient au Stade du 4-Août pour faire campagne pour la révision de l’article 37. Quand vous prenez le président du Conseil économique et social, c’est une institution de la République. Mais ce monsieur (ndlr : Paramanga Ernest Yonly) a pris la parole au Stade du 4-Août, aux côtés du CDP. Voilà quelqu’un qui était tenu au devoir de réserve. Les présidents d’institution de l’époque participaient aux meetings du CDP. Pour ma part, en tant que société civile, ce que je dis, c’est la défense des intérêts du plus grand nombre. Mon rôle au niveau de l’ASCE, c’est de défendre le bien public, de ne pas permettre que la gouvernance gangrenée qu’ils avaient établie, revienne. Et là, je suis dans mon rôle. Quand on dit « devoir de réserve », c’est quoi ? Je dois me taire et laisser des gens dévoyer la vision du peuple, raconter des sornettes au peuple ? non ! Si l’on veut la transparence, il faut sanctionner au besoin ceux qui sont fautifs dans l’administration. Ceux qui ont mal géré, il faut les sanctionner. Or, eux ils ont créé un système de laxisme qui fait qu’aujourd’hui, dans notre administration, personne n’est sanctionné. Personne n’a le courage de sanctionner. Et on a installé la médiocrité dans notre administration. Et donc, est-ce que ces personnes sont qualifiées pour donner des leçons aujourd’hui ? Elles qui considéraient que le pouvoir leur appartenait, qu’elles pouvaient faire tout ce qu’elles voulaient. Quand j’interviens, je dis clairement à quel titre je le fais. Il y a des règles et nous les appliquons. Mais mes opinions, de grâce, que l’on me laisse les exprimer. A la Place de la Révolution, j’y étais au nom de la société civile. C’est comme ça que l’on fait et que l’on travestit les choses. Quand on m’a annoncé comme étant le coordonnateur de la société civile ayant participé à la rédaction de la charte, on ne m’avait pas présenté en tant que Contrôleur d’Etat. Je ne prenais pas la parole à ce titre. De ce point de vue, je n’ai pas d’état d’âme par rapport à cela. Aujourd’hui, certains savent qu’il y a des devoirs de réserve, mais ils n’avaient pas ce sens de devoir de réserve, dans la mesure où l’on voyait même des présidents d’institution qui devaient être dans la réserve, aller s’asseoir avec les partis politiques quand ils organisaient leurs manifestations.
L’ancienne majorité et ses alliés estiment que ceux qui s’appuient sur l’article 23 de la Charte africaine pour demander la dissolution du CDP font une mauvaise interprétation de la loi. Que répondez-vous ?
Une fois encore, je persiste et je signe. Nulle part, il n’a été demandé la dissolution du CDP. Le problème, c’est la question de la sanction. Si le CDP, en tant que parti politique, s’est fourvoyé, est-ce que cela veut dire que le CDP ne peut pas être sanctionné ? Je vous prends toujours l’exemple de l’histoire. Pourquoi, en Europe, on refuse que des partis politiques se créent pour professer l’idéologie nazie ? Si on doit considérer que chacun est libre de faire ce qu’il veut, c’est parce qu’on considère que ce parti a été porteur de projets qui ne vont pas dans le sens de la bonne marche de la société. Mais, pour ma part, ce n’est pas la question du parti qui importe. Le CDP a des militants ; ses militants ont été complètement entraînés dans une course sans issue, qui a abouti à ce que l’on a connu. Certains ont récusé la démarche du parti, mais la direction du parti a pris des positions. En matière de responsabilité pénale des associations, c’est comme ça. Quand une association commet un impair, puisque l’association est une personne morale qu’on ne peut attraper, ce sont ses dirigeants que l’on attrape, que l’on sanctionne. L’article 10, alinéa 2 de la Charte africaine dont l’interprétation est malheureuse, dit ceci : « Les Etats parties doivent s’assurer que le processus d’amendement ou de révision de leur Constitution repose sur un consensus national comportant, le cas échéant, le recours au référendum ». Cela veut dire que le consensus est préalable au référendum. Et je lis dans la déclaration publiée, que l’article 10 a été mal interprété. Je demanderais à ces personnes de refaire l’examen de l’article 10, alinéa 2 ; ils comprendront que c’est le consensus d’abord et le référendum pour confirmer le consensus. Et eux, ils veulent nous dire non, on fait le référendum d’abord, qui vaut consensus. Véritablement, c’est grave. Ensuite, passons à l’article 23 que nous avions à plusieurs reprises souligné pour les différentes parties. C’est l’explication de ce que c’est qu’un changement anticonstitutionnel. On dit que « les Etats parties conviennent que l’utilisation, entre autres, des moyens ci-après pour accéder ou se maintenir au pouvoir, constitue un changement anticonstitutionnel du gouvernement et est passible de sanctions appropriées de la part de l’Union africaine. Tout coup d’Etat contre un pouvoir démocratiquement élu, toute intervention de mercenaires pour renverser un gouvernement démocratiquement élu, toute intervention de groupes dissidents armés ou de mouvements rebelles pour renverser un gouvernement démocratiquement élu. Tout refus par un gouvernement en place de remettre le pouvoir au parti ou au candidat vainqueur à l’issue des élections libres, justes et régulières. Tout amendement ou toute révision de la Constitution ou des instruments juridiques qui portent atteinte au principe de l’alternance démocratique », c’est la charte africaine qui le dit. On ne peut pas nous dire que la révision qu’on voulait faire, permettrait l’alternance, non ! Pourquoi, au moment où l’alternance devait survenir, a-t-on eu besoin de réviser la Constitution ? C’est parce que Blaise Compaoré ne pouvait plus se présenter, qu’il a voulu réviser la Constitution pour se maintenir au pouvoir. S’il nous avait dit, nous révisons la Constitution mais je ne suis pas candidat, pas de problème. Mais là, on nous a dit que Blaise Compaoré va avoir maintenant 15 ans de plus. C’est une atteinte à l’alternance, ce n’est pas la peine de vouloir chipoter pour dire non, on permettait l’alternance en faisant un mandat de 2 ans. Non ! La Constitution a été révisée avant. On a dit non, Blaise Compaoré avait déjà eu son mandat, les compteurs sont mis à zéro, erreur du Conseil constitutionnel qui laissait déjà entrevoir qu’on allait vouloir réviser ensuite. 2005, les Burkinabè ont dit non, mais en 2015, c’est fini, on ne doit plus pouvoir modifier. C’est la loyauté, c’est ça le respect de la parole donnée. Mais ces gens ne connaissent rien en matière de loyauté, c’est de la fourberie ; c’est-à-dire, seuls leurs intérêts comptent, l’intérêt du Burkina Faso, ils n’en ont cure. Et là, c’était une atteinte à l’alternance, et l’article 25 dont nous parlons pose le principe que « les auteurs de changement anticonstitutionnel du gouvernement ne doivent ni participer aux élections organisées pour la restitution de l’ordre démocratique, ni occuper des postes de responsabilité dans les institutions politiques de leur Etat ». Ce n’est pas nous qui le disons. Aujourd’hui, ils vont nous dire, oui mais nous n’avons pas révisé. Mais ils n’ont pas révisé pourquoi ? Parce qu’ils ont posé l’acte le plus important qui est ce projet de loi qui est sorti du Conseil des ministres adopté pour réviser. Et ces députés que l’on a parqués à l’hôtel comme des animaux, pour suivre et voter la loi ? L’article 25 alinéa 4 indique que les auteurs de changement anticonstitutionnel ne doivent ni participer aux élections organisées pour la restitution de l’ordre démocratique, ni occuper des postes. Ces auteurs peuvent être traduits devant les juridictions compétentes de l’Union africaine.
Mais est-ce que c’est ce qui sera fait ?
C’est le droit qui le dit. Ils peuvent, on n’a pas dit qu’ils doivent. Au niveau de l’alinéa 4, on a dit, les gens ne doivent pas participer aux élections. On ne dit même pas qu’il faut qu’ils soient jugés avant de ne pas pouvoir participer. On dit : ne doit ni participer aux élections organisées pour la restitution de l’ordre démocratique, ni occuper des postes de responsabilité dans les institutions politiques de l’Etat.
Les partis de l’ancienne majorité et leurs alliés ont marqué leur opposition ferme à la dissolution du CDP, l’inéligibilité de certains dignitaires et leur éventuelle traduction devant des juridictions. Que répondez-vous à cela ?
Je vous ai lu les dispositions de la Charte africaine, ce n’est pas moi qui le dis. Si le peuple n’avait pas stoppé net cette forfaiture, Blaise Compaoré se serait maintenu au pouvoir. L’article dit que « les Etats parties conviennent que l’utilisation, entre autres, des moyens ci-après pour accéder ou se maintenir au pouvoir constitue un changement anticonstitutionnel du gouvernement et est passible de sanctions appropriées de la part de l’Union africaine ». Et dans l’alinéa 5, tout amendement par un gouvernement en place ou toute révision des Constitutions ou des instruments juridiques, qui portent atteinte aux principes de l’alternance démocratique. Qu’ils n’aillent pas aujourd’hui nous dire que ce qu’ils allaient faire ne portait pas atteinte à l’alternance démocratique. Et pourquoi avait-on besoin de réviser l’article 37 puisque le CDP n’était pas interdit de présenter un autre candidat que Blaise Compaoré ? Donc, le but était de maintenir au pouvoir Blaise Compaoré, en empêchant la survenue de l’alternance, alors que le CDP pouvait choisir un autre candidat. Aujourd’hui, ils cherchent un candidat alors qu’il n’y a pas longtemps, ils disaient que seul Blaise Compaoré pouvait être candidat. Pourquoi ne vont-ils pas le chercher pour qu’il vienne être candidat aux élections à venir ? C’est parce qu’ils savent que politiquement, ça ne pourrait pas se faire.
D’aucuns estiment que le candidat du CDP en 2015 pourrait être le général Gilbert Diendéré. Quelle appréciation faites-vous de son éventuelle candidature ?
Je ne peux pas trancher à la place du CDP. Ce qui est clair pour moi, c’est que nous avons trop souffert des régimes militaires et qu’il faut véritablement que le Burkina Faso s’engage dans une gouvernance civilo-civile. On voit aujourd’hui beaucoup de militaires qui s’agitent pour être président du Faso comme si les civils au Burkina Faso étaient incapables de gouverner. Il faut que nous retournions à la République, à une gestion démocratique des choses. Il faut que les militaires retournent à la caserne. Il faut que nous ayons une armée républicaine et si nous avons une armée républicaine, tous les problèmes que nous avons actuellement, RSP ou autres, n’existeront pas. La preuve, quand vous prenez le Sénégal, il a une armée républicaine qui ne s’invite pas dans les questions politiques. Et c’est cela qu’il faut reconstruire au Burkina Faso.
Sur la question du RSP, le CDP et l’ancienne majorité proposent que tout projet tendant à engager une réforme globale du statut et des missions du RSP, soit différé pour que la réforme soit conduite par les institutions qui seront démocratiquement désignées au terme de la transition. Qu’en dites-vous ?
Cela prouve que ces personnes ne sont pas des démocrates. Dans une démocratie républicaine, on n’a pas besoin d’une garde prétorienne. Dans toutes les démocraties du monde, ou est-ce que vous trouvez une garde prétorienne ? Est-ce que le président français a une garde prétorienne ? Est-ce que Barak Obama a une garde prétorienne ? C’est dans les dictatures et les régimes autocratiques que l’on a des gardes prétoriennes. D’ailleurs, ces messieurs semblent oublier l’histoire du Burkina Faso. La Commission d’enquête indépendante, après l’assassinat de Norbert Zongo, la première chose qu’ils ont demandée, c’était la dissolution du RSP. Le rapport du Collège de sages a bien souligné la dissolution du RSP. Les revendications qui étaient posées après un certain nombre d’agissements d’éléments du RSP, c’était que cette garde-là soit dissoute. Demandez aux étudiants, ils peuvent vous parler des exactions du RSP. Aujourd’hui, si nous voulons construire une démocratie, nous ne pouvons pas accepter qu’il y ait une garde prétorienne, c’est contraire à toutes les règles. C’est la gendarmerie qui assure la sécurité des autorités et on ne voit pas pourquoi on va mettre 2000 personnes pour s’occuper de la sécurité d’une seule personne. On nous dit qu’ils sont envoyés pour des missions, etc. Jusqu’à présent, nous n’avons pas connaissance des hauts faits d’armes du RSP, en dehors des situations dans lesquelles il est associé à des crimes de sang. On n’a pas besoin d’attendre un gouvernement légitime. Ceux qui ont fait l’insurrection demandent cela. On ne peut pas dire que l’on est dans la transition et dire en même temps, non, dans la transition là, vous ne devez rien faire. Donc, les réformes qui seront faites pendant la transition, on ne doit pas les faire ? La Commission de réconciliation nationale des réformes, on ne doit pas la mettre en place. On a bien dit que la réconciliation, c’est vérité, justice et réconciliation. Nous n’allons pas faire des choses escamotées comme au temps de Blaise Compaoré où on a fait une journée de pardon où personne n’avoue rien et on dit qu’on s’est pardonné. Il faut que ces messieurs soient conséquents avec eux-mêmes. S’ils sont partants pour la transition, ils n’ont qu’à bien lire la Charte de la transition pour savoir qu’il y a des réformes qui vont être faites, que la Charte africaine de la démocratie, des élections, a été constitutionnalisée au Burkina Faso. Et donc, elle fait partie du droit positif burkinabè. De ce fait, la commission des réformes va traiter des points politiques, constitutionnels et autres. Elle va traiter des questions de la loi électorale, de la gestion des droits publics, de l’information. Pour cela, si tout doit être différé pour attendre un gouvernement légitime, nous disons non ! Nous l’avons dit aux présidents qui étaient venus ici, notamment, Macky Sall qui voulait qu’on fasse une transition de 6 mois pour aller aux élections. Nous lui avons dit non ! La transition doit permettre de corriger les impairs du système Compaoré, pour que demain ne soit plus comme ce qui s’est passé.
Par rapport aux reproches qui ont été faits, les responsables du CDP et leurs alliés estiment que ceux qui s’attaquent à eux redoutent en réalité d’affronter les suffrages ? Qu’en dites-vous ?
(Rire)… (Rires aux éclats). Quand on marche dans la nuit et qu’on a peur, on se met à siffler pour se donner du courage. Ce que je veux dire à ce niveau, ce n’est pas que l’on fait une chasse aux sorcières. Ce que je demande, c’est l’application pure et simple de la règle de droit. Nous sommes dans un Etat de droit et il faut appliquer les règles de droit, un point c’est tout. Maintenant, dire que c’est parce qu’on a peur d’eux, c’est comme si on disait à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, que les collaborateurs sont encore importants, que c’est parce qu’on a peur d’eux qu’on les bannit, que c’est pour cela qu’on les a frappés d’indignité et d’inéligibilité. Ils ont commis une faute, la sanction va tomber. Quand, dans nos commissariats, le petit délinquant qui a pris le porte-monnaie de quelqu’un, qu’on a attrapé, est mis au violon, est-ce parce qu’on a peur de lui ? C’est parce qu’il a commis une faute et qu’il doit être sanctionné pour cela. L’inéligibilité, ça existe dans le code électoral. Ceux qui sont pris pour fraude électorale parce qu’ils ont commis une faute, sont frappés d’inéligibilité. Ceux qui ont commis un certain nombre d’actes sont frappés d’indignité nationale parce qu’ils ne peuvent être ni éligibles, ni électeurs ; ça existe. Et là, il y a des gens qui ont commis une faute. Ils ont attenté à la Constitution. Ils vont nous dire non, on n’a pas attenté puisqu’on n’a pas pu réviser. Mais le problème, c’est qu’ils ont posé l’acte et ils ont été pris en flagrant délit. Le flagrant délit, c’est quand quelqu’un veut commettre quelque chose ou bien qu’il est prêt à le commettre et on le prend sur le fait. Et vous savez que quand quelqu’un est pris en flagrant délit, la procédure judicaire est abrégée. Parce que l’on a tous les éléments de preuve. Ici, c’est le cas. Sinon, le peuple ne serait pas sorti en octobre dernier. Pourquoi, quand bien même le peuple a élu des personnes et que le règlement de cette assemblée dit que le peuple a le droit d’assister aux séances de l’Assemblée nationale, barricade-t-on cette assemblée, enferme-t-on des députés, paye-t-on des gens pour qu’ils changent d’avis ? Vous pensez que ça c’est digne et que ça peut rester comme cela ? Pour montrer à nos jeunes générations qu’on doit aller se vendre, se prostituer pour un poste ou de l’argent ? Non ! Il faut que l’on comprenne que ces actes-là sont indignes et pour cela, ces gens doivent assumer leurs responsabilités, leurs actes et donc être sanctionnés. Le CDP lui-même aura un candidat et il y aura d’autres candidats du CDP. C’est de cette façon que les jeunes comprendront qu’ils ne doivent pas faire comme leurs aînés.
Vous avez dit qu’ils doivent être frappés d’inéligibilité et vous dites encore que le CDP doit avoir un candidat ? Expliquez-nous davantage.
Non, je parle de ceux qui ont ouvertement participé au dernier gouvernement de Blaise Compaoré et de ceux qui ont ouvertement soutenu la révision de l’article 37. C’est dit dans la charte. Le CDP a des militants et ces derniers ont le droit de participer aux élections. Ce n’est pas le parti, mais ceux qui ont ouvertement soutenu, comme les Hermann Yaméogo, Toussaint Abel Coulibaly et autres. Tous ces gens qui sont sortis nous expliquer que « c’est ça que l’on va faire. Que vous le vouliez ou non, on va faire ça, on va réviser et alors ? »
Et Djibrill Bassolé par exemple dont la candidature est probable ?
Il fait aussi partie du dernier gouvernement de Blaise Compaoré. Par conséquent, il est concerné, il est aussi frappé d’inéligibilité. Ça c’est clair comme de l’eau de roche.
Que pensez-vous de la présence de Blaise Compaoré en Côte d’Ivoire ?
Je pense que les Etats ont des intérêts, les Etats n’ont pas d’amis. C’est une réalité. La Côte d’Ivoire ne peut pas limiter sa coopération avec le Burkina Faso, par le simple fait de la relation que son président a avec le président Compaoré, parce qu’il y a trop d’intérêts qui lient nos deux pays. En droit international, c’est clair. Quand on vous donne le statut de réfugié, vous êtes tenu à la réserve. Et si le Burkina Faso arrive à donner des éléments qui prouvent que Blaise Compaoré, depuis le territoire ivoirien, travaille à déstabiliser la transition, il va porter la question devant les autorités internationales. Et la Côte d’Ivoire devra prendre ses responsabilités. Mais pour l’instant, tant que Blaise Compaoré profite de sa retraite dans sa belle-famille, il n’y a pas de problème. Ce pour quoi les Burkinabè peuvent avoir raison, c’est de dire s’il a bien géré ou pas. Et nous avions dit au niveau du Front de résistance citoyenne, aujourd’hui Front de refondation citoyenne, qu’il faut lancer un mandat d’arrêt contre Blaise Compaoré. Il faut qu’il réponde de ses actes. De la même manière que ceux qui sont restés à Ouagadougou, beaucoup doivent répondre. Si on a fui, c’est qu’on se reproche quelque chose. S’il n’est pas resté, c’est parce que Blaise Compaoré savait qu’il était vomi par le peuple burkinabè. Pourquoi son frère François et le président de l’Assemblée nationale ne sont-ils pas restés au Burkina Faso ? C’est parce qu’ils savaient qu’ils cristallisaient l’exaspération du peuple burkinabè. Et ces messieurs du CDP doivent comprendre, une fois pour toutes, qu’ils sont assez grands pour se prendre en charge eux-mêmes et ne pas être là à s’infantiliser encore, après cette leçon de l’histoire. La transition n’est aucunement assise sur la haine. Si c’était le cas, certains qui, aujourd’hui parlent, n’existeraient plus. Personne d’entre eux n’a été incarcéré. On les a gardés à la gendarmerie pour leur sécurité. Aujourd’hui, ils circulent dans la ville sans être agressés. Cela veut dire que nous ne sommes pas dans une logique de haine, mais nous n’accepterons pas l’impunité.
Source : Le Pays (Burkina Faso) 13 février 2015.


[*] Juriste, enseignant-chercheur spécialisé en Droit public et en Droit communautaire, actuel président de l'Autorité supérieur du contrôle de l'Etat (ASCE) du Burkina Faso. 

vendredi 29 mai 2015

« Nous avons soif de toutes les eaux du monde »…

Discours de réception de Dany Laferrière*
 
 
M. Dany LAFERRIÈRE, ayant été élu à l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Hector BIANCIOTTI, y est venu prendre séance le jeudi 28 mai 2015, et a prononcé le discours suivant : 
 

Mesdames et Messieurs de l’Académie,
Permettez que je vous relate mon unique rencontre avec Hector Bianciotti, celui auquel je succède au fauteuil numéro 2 de l’Académie française. D’abord une longue digression – il y en aura d’autres durant ce discours en forme de récit, mais ne vous inquiétez pas trop de cette vieille ruse de conteur, on se retrouvera à chaque clairière. C’est Legba qui m’a permis de retracer Hector Bianciotti disparu sous nos yeux ahuris durant l’été 2012. Legba, ce dieu du panthéon vaudou dont on voit la silhouette dans la plupart de mes romans. Sur l’épée que je porte aujourd’hui il est présent par son Vèvè, un dessin qui lui est associé. Ce Legba permet à un mortel de passer du monde visible au monde invisible, puis de revenir au monde visible. C’est donc le dieu des écrivains.
Ce 12 décembre 2013 j’ai voulu être en Haïti, sur cette terre blessée, pour apprendre la nouvelle de mon élection à la plus prestigieuse institution littéraire du monde. J’ai voulu être dans ce pays où après une effroyable guerre coloniale on a mis la France esclavagiste d’alors à la porte tout en gardant sa langue. Ces guerriers n’avaient rien contre une langue qui parlait parfois de révolution, souvent de liberté. Ce jour-là un homme croisé à Port-au-Prince, peut-être Legba, m’a questionné au sujet de l’immortalité des académiciens. Il semblait déçu de m’entendre dire que c’est la langue qui traverse le temps et non l’individu qui la parle, mais que cette langue ne perdurera que si elle est parlée par un assez grand nombre de gens. Il est parti en murmurant : « Ah, toujours des mots… » C’est qu’en Haïti on croit savoir des choses à propos de la mort que d’autres peuples ignorent. La mort est là-bas plus mystique que mystérieuse.
Ici, on se souvient d’Hector Bianciotti comme d’un homme généreux, élégant et cultivé. Trois qualificatifs qui reviennent dès qu’on apprend quelque part que j’entre à l’Académie française. « Au fauteuil de qui ? » « Hector Bianciotti. » « Ah, me répond-on, vous êtes chanceux ! Ça va être facile d’en dire du bien. C’est un bon écrivain et un homme courtois. » J’entends ces commentaires louangeurs à Port-au-Prince, à Bruxelles, à Montréal et surtout à Paris. On vient généralement à une pareille cérémonie pour fêter le nouvel élu, mais beaucoup de gens sont ici ce soir pour entendre ce que j’ai à dire à propos d’Hector Bianciotti. Passerai-je l’examen ? Au lieu de comparaître devant vous, je vais plutôt voir l’écrivain français venu d’Argentine afin de comprendre cet étrange hasard qui nous a réunis sur ce fauteuil.
Comme dans un roman de Proust qu’il ne nomme pas souvent, lui préférant Alberto Savinio, mais dont la grande ombre s’étend sur son œuvre, on remarque chez Bianciotti l’incessant exercice de mémoire où les détails s’accumulent et les analyses se bousculent jusqu’à couvrir parfois la musique intime qui relie les visages aux paysages. Une demi-douzaine de thèmes reviennent presque à chaque livre : la ferme du père, la monotone pampa dont il a tiré des sons plus proches de la musique classique que de la milonga locale, une famille fellinienne, en fait plus proche de Kusturica que de Fellini, avec de gros plans comme ceux sur la grand-mère qui montrent un goût certain pour le cinéma, les départs toujours précipités, l’errance dans les grandes villes, le retour avec son cortège d’émotions confuses, le temps circulaire qui appelle ces étourdissantes répétitions, tout cela fait penser à un enfant qui refuse de descendre du manège malgré une peur croissante. Sa curiosité insatiable et son sens aigu des détails signalent une nature inquiète et fiévreuse. L’emploi imprévisible qu’il fait de l’adjectif dans une phrase par ailleurs classique rappelle Borges.
C’est cet homme élégant jusqu’au bout des ongles qui m’a donné rendez-vous au Grand Splendide, un hôtel que je croyais luxueux mais qui se révèle « de troisième catégorie, selon une appellation bienveillante, mais en réalité sinon du dernier tout au plus d’avant-dernier ordre ». On peut lire cette note dans Le Traité des saisons qui fait penser, par le titre au moins, à un de ces magazines sur papier glacé et parfumé qui accorde des étoiles aux hôtels, aux villes, aux souvenirs, aux nappes, aux paravents, aux mouches, aux roses et même aux oublis. On imagine qu’Hector Bianciotti y publie des chroniques et que la propriétaire du Grand Splendide ne lui fait pas payer le loyer et les repas en espérant qu’il écrira un article qui saura redonner du lustre à cet hôtel déclassé. C’est là qu’il se terre depuis sa disparition du paysage parisien.
Je le trouve dans la petite bibliothèque, confortablement installé dans un fauteuil recouvert de plastique « d’un rouge chimique ». Il interrompt sa lecture pour m’accueillir avec un sourire résigné. Si je rencontre Hector Bianciotti aujourd’hui c’est pour lui faire voir qu’à défaut d’un successeur plus éclatant il y a entre nous des liens si solides qu’ils pourraient justifier un tel choix. Si l’équipe française a gagné la Coupe du monde en 1998 c’est parce que son entraîneur clairvoyant avait privilégié une certaine cohésion parmi les joueurs à cette collection de stars dont il pouvait disposer. Bianciotti qui vient d’Argentine, un des grands pays du football, ne saurait être scandalisé par cette comparaison. J’ai un doute car je viens de m’apercevoir qu’il n’y a pas un seul ballon rond dans toute son œuvre. L’écrivain qui peut lire aujourd’hui les pensées des autres se fend d’un sourire légèrement plus détendu que celui avec lequel il m’avait accueilli. Puis il dépose lentement sur la petite table le livre de Borges sur le bouddhisme qu’il lisait à mon arrivée.
J’allais entrer de plain-pied dans ma plaidoirie quand j’ai vu passer cette silhouette reconnaissable par ses joues gonflées et ce regard las d’un homme qui a traversé bien des tempêtes. C’est Oscar Wilde. La propriétaire de l’hôtel le suit dans l’escalier avec un service à thé sur un grand cabaret rose. Je jette un regard à cet homme prématurément vieilli par un injuste procès de mœurs pour revenir à Bianciotti qui m’offre des yeux doux et purs délicatement posés sur un visage nu. Ainsi commence la soirée avec monsieur Bianciotti. Si j’ai pris du retard dans les présentations c’est que je suis en compagnie d’un homme qui dispose d’un temps infini, ce qui n’est pas votre cas, j’en tiendrai compte.
Il est indéniable que ce fauteuil numéro 2 que nous partageons a un destin américain. Borges, votre écrivain préféré, et cela pour de diverses raisons, décrit sans ambages les différences entre l’Amérique et l’Europe. Dans Enquêtes il nous présente deux écrivains aux antipodes. D’un côté Valéry, votre Valéry tant aimé, disons plutôt tant admiré car je ne sais pas si on peut aimer Valéry, et de l’autre, Walt Whitman. Pour Borges : « Valéry symbolise d’infinies adresses, mais aussi des scrupules infinis ; Whitman, une vocation de félicité presque incohérente mais titanique ; Valéry personnifie glorieusement les labyrinthes de l’esprit ; Whitman, les interjections du corps. Valéry est le symbole de l’Europe et de son délicat crépuscule ; Whitman, celui du matin américain. » Si certains points dans ce duel de personnalités vous semblent excessifs, je sais que vous partagez avec moi cette idée extravagante qu’un texte bien écrit contient sa propre vérité.
J’ai remonté le fauteuil numéro 2 pour trouver à coté de grands esprits comme Montesquieu un certain François-Jean de Beauvoir, marquis de Chastellux. Cet intellectuel, ami de Voltaire, était aussi un homme d’une certaine bravoure qui participa à la guerre d’Indépendance américaine sous le commandement du comte de Rochambeau. Permettez que je m’arrête un moment sur le nom de Rochambeau. Si le père a fait la guerre d’Indépendance américaine au côté de Washington et qu’il est connu comme étant le vainqueur de Yorktown, si le père était donc du bon côté, le fils fut le pire bourreau envoyé à Saint-Domingue qui deviendra Haïti après la défaite de l’armée napoléonienne à Vertières. C’est lui, François Donatien Rochambeau, qui fit venir de Cuba des chiens pour chasser les esclaves en fuite. Ah, cher Hector Bianciotti la rencontre de l’Amérique et de l’Europe ne fut pas toujours aussi civilisée que le face-à-face de Valéry et de Whitman imaginé par Borges. Vous-même, vous racontez, d’une manière elliptique certes, la condition misérable de ces Indiens qu’on finit par employer comme main-d’œuvre sur leurs propres terres. On n’a qu’à constater cette violence si lourdement présente dans la vie quotidienne des petits fermiers venus parfois du Piémont pour imaginer le sort réservé aux premiers habitants de cette terre.
J’ignore si vous avez été bercé, enfant, comme je le fus en Haïti par les guerres de libération, et si Bolivar a compté pour vous comme il a compté pour moi. Si oui, sachez qu’il séjourna trois mois en Haïti, du 24 décembre 1815 au 31 mars 1816. Épuisé et défait, il chercha de l’aide auprès du général Pétion, alors président de la jeune république haïtienne. Haïti était le seul pays d’Amérique à comprendre une telle passion de liberté. Au terme de son séjour Pétion lui fournit un bateau, des hommes et des armes. En échange il lui demanda de libérer les esclaves des pays conquis au nom d’Haïti. Ces histoires ont nourri mon imaginaire, et chaque fois que je croise un Sud-Américain, mon premier réflexe est de savoir s’il est au courant de cet épisode. Vous n’en avez soufflé mot dans votre œuvre, préférant l’histoire familiale à l’histoire nationale – un point de vue que je partage avec vous. Peut-être parce que la vie fut trop dure pour ces paysans piémontais pour qu’ils se sentent concernés par un quelconque sentiment national. D’ailleurs ces notions idéologiques vous indiffèrent sauf s’il s’agit du populisme de Peron et de sa femme Eva dont vous avez tiré des portraits d’une férocité jubilatoire.
Je me demande si Dumas a compté pour vous, et s’il a illuminé votre enfance comme il l’a fait de la mienne. Si je parle de Dumas c’est parce qu’il a occupé aussi ce fauteuil. Même si ce n’était pas le Dumas des Trois Mousquetaires mais plutôt son fils, l’auteur de La Dame aux camélias. De toute manière les Dumas ont de profondes racines en Haïti puisque c’est une « négresse », selon l’appellation de l’époque, qui a donné naissance au général Dumas, le grand-père de notre confrère Alexandre Dumas fils. Je dois souligner que le nom Dumas ne vient pas du père, le marquis de La Pailleterie, mais de la mère, une jeune esclave du nom de Marie Louise Césette Dumas. Ces Dumas ont le sang vif de ces mousquetaires qui osèrent affronter notre fondateur le cardinal Richelieu. Enfant, j’étais du côté de d’Artagnan, aujourd’hui je me range derrière le Cardinal. Le temps nous joue de ces tours.
J’ajoute que Montesquieu, avec ses observations critiques et ironiques sur l’esclavage, pourrait se retrouver facilement dans un manuel d’histoire de l’Amérique, puisque l’esclavage est à la base de la prospérité de ce continent. Ce fauteuil est le siège de tant d’aventures reliées à l’Amérique que je ne serai pas étonné qu’il devienne un jour le fauteuil américain de l’Académie.
Ah, l’enfance, elle revient sans cesse comme chez beaucoup d’écrivains, mais dans votre mémoire elle prend une dimension épique. Vos descriptions sont si terrifiantes qu’elles me font regretter mon enfance lumineuse au pied d’une grand-mère sereine. Vous égrenez dans cette œuvre troublante une litanie de malheurs : une terre aride, un père taciturne et violent et une mère cherchant constamment un lieu où s’abriter de la colère de son mari. Elle n’avait qu’à tomber enceinte car le père n’était sensible qu’à l’idée de l’augmentation de la main-d’œuvre. Dans ce carnaval incessant défilait le char allégorique de la grand-mère. À ce regard voilé on sent tout ce que cette femme a représenté pour vous : en premier lieu la résistance à votre père, qui lui vaut une dignité de reine en exil. Cette grand-mère, aussi innocente dans sa méchanceté qu’un insecte nuisible, vous a sauvé de l’ennui tout en vous offrant votre plus beau personnage. Ses nombreuses courses dans la pampa parfois boueuse à la recherche de fermes plus hospitalières où ses autres fils pourraient l’héberger après une dramatique rupture avec votre père. Je me demande si ce personnage plus grand que nature n’était pas une affectueuse tentative de vous rapprocher de cette littérature sud-américaine à vos yeux trop colorée. Car votre grand-mère pourrait se retrouver facilement dans les romans de Garcia Marquez. Vos autres personnages sont tenus, non par les images, mais par ce style classique qui fait de vous un écrivain français, et cela avant que vous ayez songé à écrire un roman en français. Il faut dire que différemment des autres pays sud-américains, l’Argentine s’est toujours mise dans le sillage d’une Europe sobre à l’imagination bridée par l’érudition et l’analyse. Ah ! cette enfance, vous en avez tant parlé en ajoutant chaque fois de nouveaux détails. Vous avez décrit, sous différents éclairages, chaque chambre, chaque meuble, chaque visage. Les exilés font ça pour que vers la fin, au moment où tout s’obscurcira, ils puissent retrouver le chemin du retour.
Vous aviez tout de suite deviné, cher Hector Bianciotti, que ce monde brutal de la paysannerie structuré par le travail et la violence n’était pas le vôtre. Et vous n’aviez de cesse de le quitter. En cela vous ressemblez à tant de jeunes gens. La scène du départ, à part qu’elle soit émouvante, ne nous apprend rien de nouveau à propos des personnages. Ils sont autour d’une table. La mère, tête baissée, qui regarde le père. Le père, sortant un grand cahier où il a noté tout ce que vous lui devez, vous fait jurer de payer vos dettes. Vous êtes là, abasourdi par tant de mesquineries. Je sais qu’on finit par ressembler à celui qu’on déteste, surtout vers la fin. Vous prenez enfin la route, soulagé, sachant que vous n’allez plus jamais revenir dans ce village perdu où vous avez vécu une enfance si triste. Vous ne saviez pas encore qu’on ne quitte pas son enfance. Et que le voyage ne prend son sens qu’au retour. On vous sait avide de sensations, vous ayant vu, dans la pampa, embrasser la terre, les arbres comme les animaux. Et aussi un garçon de ferme, Florencio. Votre mère semblait désemparée devant une telle frénésie. Ces pages sur la naissance du désir me semblent les plus belles de votre œuvre.
Ces années seront décisives, comme on dit, car vous découvrez en même temps la littérature, les jeunes filles, les jeunes garçons, la misère, la liberté et la politique. On trahit ses amis ou sa famille pour de l’argent ou pour éviter la prison. Tous ces jeunes gens qui vous entourent à Cordoba ou à Buenos Aires trafiquent avec le pouvoir. Ils sont à la fois anges et démons. L’un d’eux vous trahira puis vous sauvera en vous permettant de prendre le bateau pour l’Europe. À quel moment avez-vous compris que toutes ces histoires blessantes, tous ces échecs amoureux, toutes ces rebuffades, toutes ces humiliations étaient les ferments d’une œuvre à venir ? À quel moment avez-vous senti que ces dures conditions dans lesquelles vous avez vécu sont la source de cette élégance qui impressionne tant ces aristocrates croisés sur votre chemin ? À cette aisance millénaire des nantis vous avez opposé avec une grâce incomparable, selon tous les témoignages, votre univers pauvre en biens matériels mais si riche en nuances. Grâce à ce don particulier pour l’écriture, on a l’impression que les livres ont fleuri au bout de vos doigts… Votre sourire fané me dit que cela ne s’est pas passé ainsi. Conquérir Paris n’est chose facile pour personne si j’en crois Balzac, encore moins pour un jeune Argentin venu du fond de la pampa.
Dans Ce que la nuit raconte au jour vous confessez quelque chose qui m’a profondément touché parce que je vous sentais nu à ce moment-là. Du bon usage de l’écriture vous notez avec lucidité « la violence qui ne cesse de m’habiter et que discipline en ce moment le maniement de la plume ». Cet homme affable que vous êtes était donc pétri de violences. On aurait cru que vous teniez de votre mère cette maîtrise des sentiments et cette coulée du récit. C’est vrai mais ce calme était en apparence car c’est l’amertume du père qui irriguait vos phrases. Vous ne brodez jamais quand il s’agit de lui, vous y allez direct. C’est son visage toujours crispé qui se profile au fond de l’œuvre.
La propriétaire, qui semble au courant de vos habitudes, nous a apporté du café juste à ce moment-là. Vous l’accueillez avec ce sourire derrière lequel vous vous cachez si souvent. Elle remplit nos tasses et vous fait un clin d’œil comme pour vous rappeler qu’elle attend toujours cet article élogieux qui fera revenir la clientèle partie ailleurs. Je perçois chez vous, avec un certain plaisir, un léger goût du kitsch qui s’est manifesté dès votre premier roman Les déserts dorés que le pourtant sévère Maurice Nadeau a voulu éditer. Votre littérature dégageait déjà une forte séduction fondée sur ce mélange inégal de féminité et de masculinité. Je vous imagine, à l’époque, couché sur un divan dans une étroite chambre à coller des étoiles à vos écrivains favoris. Une passion en toutes lettres, que j’ai lue parce que j’ai voulu visiter votre bibliothèque personnelle, me confirme que vous êtes de ces rares écrivains qui préfèrent lire un bon livre plutôt qu’en écrire un mauvais. Je persiste à croire que la bibliothèque est le vrai pays d’un écrivain. Le siège des premières émotions de celui qui regarde le monde par la fenêtre. Je remarque que vous avez apporté ici quelques-uns parmi vos livres favoris. J’imagine qu’on voyage léger quand on va si loin même si cela prend l’aspect d’un petit hôtel de troisième ordre en plein cœur de Paris. Je ne suis pas dupe de tout ce théâtre, comme de ne pas entendre le bruit des pas des clients qui montent l’escalier vers les chambres, ou de voir passer cet homme qui ressemble trop à Alberto Savinio pour ne pas l’être.
Soudain j’ai envie de regarder ces livres en me remémorant ce que vous dites de leurs auteurs. Sur Borges, vous avez raconté avec une juvénile gaieté, je me souviens, cette balade dans Paris. Vous vous êtes arrêtés pour déjeuner, et à la fin du repas quand on a apporté la corbeille de fruits, Borges a écarté les mangues pour choisir la grappe de raisins : « Je n’aime pas les fruits modernes », fait-il. Sur Adolfo Bioy Casares, un homme plein de fantaisie, vous avez écrit qu’il « espérait réussir un jour un livre d’un genre indéfini, qui recueillerait des pensées, des fragments qui seraient avant tout un livre amical. Un livre, ajoutiez-vous, que les voyageurs solitaires aimeraient en trouver au hasard de leurs voyages, dans une chambre d’hôtel ». Voici Victoria Ocampo. Vous lui portez une affection particulière pour avoir façonné la littérature argentine contemporaine en réunissant autour de la revue Sur des écrivains aux tempéraments si différents et aux talents si chatoyants. Dans sa correspondance passionnée avec Victoria Ocampo, Roger Caillois la dévoile ainsi : « Vous êtes une sauvage. Votre douceur même est une douceur d’animal sauvage. » Cet oxymoron vous va comme un gant, cher Hector Bianciotti. Vous ne vous laissez jamais désarçonner par votre interlocuteur comme vous ne cherchez pas non plus à le mettre dans l’embarras. Sabato vous confie qu’il est en train d’écrire un livre bref. « Un récit autobiographique ? » lui demandez-vous. « Oh, vous répond-t-il, toute œuvre est autobiographique ; un arbre de Van Gogh est le portrait de son âme. » C’est aussi mon avis car je vous sens autant dans vos romans que dans vos essais. Et bien sûr, au bout du rayon, votre cher Alberto Savinio avec qui vous n’avez jamais cessé de converser. À propos de lui vous murmurez : « C’est sa voix même qui nous retient, en plein de son inépuisable fantaisie, de son érudition, de son humour, de cet art du paradoxe qu’il manie comme nul autre, et de sa sagesse, sa vieille, son antique sagesse, la sagesse d’un Grec arrivé trop tard en ce monde... » Si j’ai fait ces nombreuses citations c’est surtout pour faire entendre votre musique si personnelle, et cette érudition qui court sur la crête des phrases – le tout soutenu par un feu intérieur sans cesse nourri par des souvenirs douloureux.
Comme vous êtes beau, Hector, je me suis demandé quel était votre rapport avec votre visage.
H. Bianciotti à Apostrophes le 23 juillet 1982
Je parle à partir des portraits de vous vus dans les médias. Une seule fois j’ai pu observer votre visage en mouvement. C’était à cette émission d’Apostrophes où vous étiez en compagnie d’Umberto Eco. Vous portiez un costume gris et une belle chemise bleue. Bien coiffé (on sent que vous n’avez pas souvent les cheveux en bataille), pétillant, brillant, vous étiez en verve ce soir-là. Umberto Eco observe que l’écriture, quel que soit le sujet, finit par nous servir de miroir. Et suivant notre rapport avec le miroir on est séducteur ou séduit. Je vous imagine séduit plutôt que cherchant à séduire. Vous me paraissez prompt à aimer même si la réciprocité n’est pas assurée. Vous avez, je l’ai vu dans l’émission de télévision, une façon de tendre votre visage vers votre interlocuteur comme pour lui dire que vous n’avez que ça à lui offrir. Vous aimez faire plaisir, et si vous êtes trop fauché pour acheter un bouquet de fleurs, c’est votre énergie ou votre âme que vous offrez.
Vous avez la nostalgie de la maison de Dieu. Le Dieu de la mère, car le père est un mécréant. Vous avez trouvé en la personne de l’abbé Benoît Lobet quelqu’un avec qui débattre de vos doutes, lui-même en garde quelques-uns en réserve. Pourtant sur cette question de la foi vous êtes d’une terrifiante gravité. On vous a cru même intégriste, alors que vous êtes simplement intègre. Si vous aimez les rituels c’est parce qu’ils permettent à l’émotion de traverser les siècles sans perdre de sa force ni de sa fraîcheur. Entre l’amour de la mère et la dure loi du père votre choix semblait évident, mais un sourire furtif me dit que vous ne voyez plus les choses de manière aussi catégorique.
Au cœur de votre esthétique, cette idée de la beauté qui remonte au temps de la ferme. Vous avez été frappé par cette photo d’une dame habillée de rouge dans le catalogue d’une de vos tantes. Il y a toujours dans ces coins reculés du monde où la vie n’a de sens que par le travail, un être qui se passionne pour l’inutile. Cette tante ne semblait vivre que pour ces catalogues qu’elle recevait par la poste. Durant les heures lourdes de l’après-midi, elle le feuilletait. Un jour, debout près d’elle, vous avez remarqué cette dame en rouge. Plus que la dame elle-même c’est l’émotion qu’elle a provoquée en vous qui a résisté au temps. Vous étiez présent le jour où votre père s’en est pris à cet étrange mode de vie en déchirant tous les catalogues avant de les jeter au feu. Vous avez vu, horrifié et incapable de bouger, les flammes atteindre la dame en rouge. Si la littérature ne peut pas sauver des flammes la beauté, elle ne mérite pas tous les sacrifices qu’on fait pour elle. Cette situation dit bien l’impuissance de l’enfant face au pouvoir. Et depuis vous vous cabrez devant toute autorité.
L’autre évènement qui vous a touché au plus profond c’est bien sûr la mort de votre sœur. Est-ce vrai ? Toujours est-il que l’émotion est là, sous nos yeux. Votre sœur était couturière et votre écriture se rapproche de cet art. Vous brodez parfois jusqu’à atteindre le baroque, mais pas là. Devant la mort vous devenez sobre et tout d’un coup vous tremblez en découvrant la fragilité de cette triade qui soutenait l’édifice familial : la mère-courage, le père-tonnerre et la sœur-fantaisie. Ôtez la fantaisie et tout s’écroule. Le paternel se vide de son sang comme de son sens. 

Plus tard, le père meurt. Et, comme pour moi, vous apprenez sa mort par téléphone. C’est le sort des exilés. Vous écrivez : « Lorsqu’on m’a annoncé au téléphone la mort du père, j’avais imaginé un cimetière en désordre. » On pense à tout ce chemin parcouru pour s’éloigner du père, et voilà qu’il faut reprendre la route en sens inverse. Je n’ai pas connu la haine du père, j’ai vécu son absence, et le choc que cela a fait à ma mère.
Vous avez connu pourtant des périodes d’extrême dénuement durant vos débuts à Rome et à Paris. Des situations si angoissantes financièrement que vous auriez eu raison de vous laisser aller, mais ce goût de l’élégance vous a toujours gardé parmi les vivants. Au retour d’une conversation littéraire dans un salon de Paris ou de Rome, où vous avez discuté longuement de Valéry ou de Giuseppe Tomasi di Lampedusa, vous prenez la peine, avant de vous coucher, de laver l’unique chemise que vous possédiez pour la mettre à sécher dans la petite chambre où vous logiez. Votre enfance fut si rude qu’elle vous a dégoûté du travail manuel.
Cher Hector Bianciotti, cette rage si bien enfouie en vous mais dont les traces sont évidentes dans vos récits me fait penser au poète haïtien Edmond Laforest. Il est né en 1876 et mort en 1915 à Jérémie, surnommée en Haïti la ville des poètes. C’est un pays où l’on doit justifier sa vie en publiant au moins un recueil de poèmes. Laforest était à Jérémie quand les Américains débarquèrent en juillet 1915. Pour protester contre une telle agression, il se noya dans sa piscine avec un dictionnaire Larousse au cou. Si Laforest est mort en dandy résistant, vous avez mis beaucoup de style dans votre vie et aussi dans votre écriture. Pour n’importe qui d’autre ce serait trop, mais chez vous on sent une sincérité si profonde qu’elle finit par séduire le lecteur, et tous ceux qui s’approchent de vous. Une honnêteté même dans la plus artificielle attitude – vous me rappelez Cocteau par moment. Vous aimez l’opéra, vous aimez l’Italie, vous parcourez les musées, mais vous n’avez jamais oublié que derrière la vieille ferme familiale on trouve ce petit cimetière que votre père qualifia un jour d’« enclos de croix ». Cette métaphore si brutale dans son sens comme dans sa forme ne vous a jamais quitté.
En arrivant à cet hôtel j’ai remarqué sur le comptoir de la réception deux de vos titres parmi les plus beaux : L’amour n’est pas aimé et Le Pas si lent de l’amour. Les photographies de vedettes de telenovela épinglées un peu partout me font craindre que la propriétaire, cette femme « obèse, inquisitoriale et blonde » selon une note griffonnée au crayon dans un de vos carnets, s’attende à lire des romans d’amour à l’eau de rose. C’est le genre de quiproquo qui vous amuse. On m’a parlé ici et là de votre humour, de votre esprit espiègle, ce qu’on voit trop rarement dans votre œuvre. Sur les photos : parfois guindé, toujours sérieux, vous donnez l’impression d’un homme triste à ceux qui ne vous connaissent pas ou qui ne vous ont pas connu au bon moment. Dans un article retentissant de Claude Roy où il vous qualifie d’ « élégant vagabond », il remarque aussi chez vous une fierté si grande qu’elle vous empêche de crier – je cite : « si vive est la douleur qui vous étreint ».
Vous puisez votre énergie à deux sources différentes : la fierté déjà mentionnée et l’ambition de maîtriser le français mieux que quiconque. Vous hésitez jusqu’à ce qu’un jour votre alter ego Angelo Rinaldi vous convainque d’écrire en français ce roman que vous portez en vous depuis si longtemps : Sans la miséricorde du Christ. Tous vos thèmes y sont à nouveau présents, même si cette fois le narrateur ne regarde pas directement la caméra, se cachant derrière une certaine Adelaïde Marèse. Le parcours ne diffère pas, sauf pour ce Strasbourg-Saint-Denis, la rue de Paris où vit Adelaïde Marèse. L’ambition est cette fois double : un roman en français et un grand roman. Il est paru en 1985, au moment où je publie Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer. Ces deux livres, du moins par leurs titres, ne sont visiblement pas destinés au même lectorat. Pourtant l’Association des aveugles de Montréal me demande de lire cette même année Sans la miséricorde du Christ pour son public. C’était la première fois que je me lançais dans une pareille aventure. C’était aussi la première fois que mon nom effleurait le vôtre. Après ce discours, nous ne nous quitterons plus.
Vous revenez souvent, cher Hector Bianciotti, sur cette première métaphore entendue de la bouche de votre père. Je rappelle une nouvelle fois cette scène qui a fondé votre sensibilité et d’une certaine manière votre spiritualité. Vous êtes avec votre père dans le jardin quand il vous montre le petit cimetière qu’il désigne comme l’« enclos de croix » tout en ajoutant que c’est ici, dans cette vie, que tout se passe et qu’il n’y a plus rien d’autre après. L’image est rude mais elle est aussi très puissante puisqu’elle vous a habité si longtemps. Ce n’est pas loin du Villon de la Ballade des pendus, même si [c’est] bien loin de la Prière à Notre-Dame.
« La pluie nous a débués et lavés
Et le soleil desséchés et noircis.
Pies et corbeaux nous ont les yeux cavés,
Et arraché la barbe et les sourcils. »
Votre père aura été aussi proche de Villon que vous l’êtes de Valéry.
Je voudrais vous présenter un homme solide qui n’a pas peur de la mort, mais pleure à l’amour. Sa langue est plus proche de votre père que de vous. C’est une langue rugueuse qui fut autrefois celle des rois de France. Il s’appelle Gaston Miron. Vous êtes les deux faces de la même médaille Amérique. Vous êtes celui qui est parti, il est celui qui est resté. Voici son poème Compagnon des Amériques :
« Québec ma terre amère ma terre amande
Ma patrie d’haleine dans la touffe des vents
J’ai de toi la difficile et poignante présence
Avec une large blessure d’espace au front
Dans une vivante agonie de roseaux au visage
Je parle avec les mots noueux de nos endurances
Nous avons soif de toutes les eaux du monde
Nous avons faim de toute les terres du monde
Dans la liberté criée des débris d’embâcle
Nos feux de position s’allument vers le large
L’aïeule prière à nos doigts défaillante
La pauvreté luisant comme des fers à nos chevilles. »
En écoutant le poète je vois votre père, votre mère sarclant cette terre aride et la cohorte des employés agricoles. D’ailleurs il termine en les saluant :
« Salut à toi territoire de ma poésie
Salut les hommes et les femmes
Des pères et mères de l’aventure. »
Vous les avez quittés pour pouvoir les saluer à votre manière européenne. Dans la langue raffinée de ceux qui les ont chassés d’Europe. Vous êtes devenu une célébrité en Argentine parce que vous êtes connu en France. Mais vous êtes triste, et c’est avec ce sentiment que vous avez écrit vos plus belles pages. Celles de la mort de votre sœur ou de la sœur du narrateur, c’est pareil, celles à propos de la tendresse de votre mère, celles surtout sur votre père si différent de vous au début et si semblable à vous à la fin.
Nous avons chacun rêvé de ce retour pour finalement écrire un livre sur ce thème. Le vôtre c’est, en fait, toute votre œuvre. René Depestre, qui vit à Lézignan-Corbières depuis des années, dit que sa table d’écriture donne sur Jacmel, sa ville natale. Émile Ollivier, qui a passé une grande partie de sa vie à Montréal, affirme qu’il est québécois le jour et haïtien la nuit. C’est un étrange animal que celui qui vit hors de sa terre natale. Sa condition d’exilé lui permet d’ourdir une littérature qui n’est ni tout à fait de là-bas, ni tout à fait d’ici, et c’est là tout son intérêt. Si vos thèmes sont argentins, votre style est français. L’un des apports les plus significatifs de l’exil dans la littérature, c’est la notion du retour. D’autant plus intéressant qu’il s’avère impossible dans la réalité. On ne retourne pas au point de départ car le mouvement est incessant. Ces écrivains de l’exil ont redonné un nouveau sens au mot voyage.
Vous avez appris tant de choses durant cette vie si riche en aventures diverses, et sans chercher à éviter les pièges car vous êtes intrépide. Mais un sentiment inconnu vous attend au détour du chemin : la nostalgie du pays natal. On n’aurait jamais cru que ce monde si brutal vous manquerait un jour. De nombreux écrivains sud-américains vous avaient ouvert le chemin vers Paris. Vous avez suivi leurs traces, comme s’il s’agissait d’un troupeau migrateur. Vous étiez devenu le chroniqueur de leurs errances. Chaque fois que l’un d’eux publie un livre, vous le présentez immédiatement à vos lecteurs. Certains sont devenus des amis, car « l’amitié est une passion sud-américaine ». Borges, bien sûr, mais aussi les sœurs Ocampo, Macedonio Fernandez à sa mort, les Uruguayens Felisberto Hernandez et Juan Carlos Onetti, la Brésilienne Clarice Lispector, l’Argentin universel Alberto Manguel, le Mexicain Octavio Paz, Ernesto Sabato, l’autre aveugle de Buenos Aires, le Cubain Severo Sarduy, et tous ceux, bien moins connus, que vous avez aidés à faire leurs premiers pas dans ce Paris qui exige pour y réussir l’appétit d’un Rastignac. Ils n’ont pas tous fait le voyage, mais ils l’ont tous rêvé. Pour ne pas sombrer dans la dépression, s’il était possible de l’éviter, il faut autre chose que l’ambition, peut-être cette chaleur humaine qui s’appelle l’affection. Alors voici Leonor Fini et ses nombreux chats, et surtout Silvia Baron Supervielle.
Pour moi ce fut d’abord ce trio qui a inscrit la dignité nègre au fronton de Paris : le Martiniquais Aimé Césaire, le Guyanais Léon-Gontran Damas, et le Sénégalais Léopold Sédar Senghor. Ce dernier a occupé pendant dix-huit ans le fauteuil numéro 16. C’est lui qui nous permit de passer, sans heurt, de la négritude à la francophonie. Chaque fois qu’un écrivain, né ailleurs, entre sous cette Coupole, un simple effort d’imagination pourra nous faire voir le cortège d’ombres protectrices qui l’accompagnent.
Il y a une nouvelle de Borges dans Fictions, « Funes ou la mémoire », qui raconte l’histoire d’un jeune garçon qui se rappelait tout ce qu’il a vu, tout ce qu’on lui a dit, tout ce qu’il a lu. Cette mémoire qui ne sait pas faire le tri n’est pas loin du cauchemar, un cauchemar que le trop plein comme le manque de sensations peut engendrer. J’ai été frappé en vous lisant par cette insistance à évoquer la perte du langage. Comme si vous perceviez qu’un destin tragique vous attendait au détour. Vous qui mettiez tant de passion dans la moindre discussion sur la littérature, voici que la parole se retire de vous. J’ouvre spontanément un de vos livres pour tomber sur ce passage où vous parlez d’un écrivain « qui ne parvient plus à saisir la réalité au moyen des mots ». Dans un portrait de Rainer Maria Rilke vous soulignez « cette frontière du langage où la parole est la demeure de l’être ». À propos de Swift vous découvrez avec tristesse qu’il finit dans un état de pitoyable hébétude, « se limitant à bredouiller la même phrase quand il arrivait à parler ». Parlant d’un personnage dans Ce que la nuit raconte au jour vous notez qu’il s’arrêta : « détournant la tête, cherchant plus loin sur la toile du fond de la nuit, quelque chose de perdu, de secret ». Pourtant ces mots enfuis furent tout pour vous, et vous le dites clairement : « J’ai joué avec les mots, je me suis raconté des rêveries et des fictions, j’ai formé ma conscience. »
J’entends le bruit des sandales de la concierge qui revient avec du café chaud. Près de la fenêtre se tient un Valéry pensif qui observe un oiseau en train de faire son nid. On m’arrête parfois dans la rue pour évoquer ce moment où vous avez dit à la télé que la phrase française la plus mémorable pour vous était : « Le fond de l’air est frais. » Cette candeur a charmé l’assistance et le mot est resté. Qui d’autre qu’un enfant de la pampa prendrait la peine de palper le fond de l’air avec un accent si distinctif ? La pampa ? Le regard de Bianciotti s’est allumé à l’évocation de cette plaine infinie et d’une vie rythmée par les saisons.
Vous avez tout perdu, sauf cette manière de vous tenir que la maladie n’a pu altérer qu’au dernier moment. Jusqu’au cœur de cette douleur qu’est la perte de la mémoire pour un écrivain comme vous si attaché au mot juste et au goût de bien dire, vous avez gardé votre élégance. Quand les idées se sont effacées de votre mémoire, vous vous rappeliez les titres des livres et les noms des auteurs les plus aimés. Vous souvenez-vous aujourd’hui de ce jeune homme si indifférent à la faim et au sommeil qu’il passait ses nuits à discuter de poètes disparus ? Puis le français tant aimé vous a quitté pour l’espagnol de votre enfance, la seule langue qui vous permet d’exprimer le silence.
Comme vous ne trouvez plus d’intérêt à parler, je lirai à votre place ces mots qui disent votre état d’esprit du moment : « Tout est en ordre, maintenant les silhouettes et les drames sont devenus transparents ou infiniment réduits et occupent, inoffensifs, la place qui leur revient dans l’enchevêtrement du temps. » Vous levez la tête pour me regarder longuement, puis vous reprenez le livre de Borges que vous lisiez à mon arrivée. La propriétaire en train de converser près de la fenêtre avec Valéry ne se retourne pas sur mon passage. Son petit rire de fée clochette m’accompagne jusqu’à la porte. Je sors pour trouver Legba qui m’attendait sur le trottoir d’une rue animée. Un taxi m’amène quai Conti afin que je vous fasse part de ma rencontre avec Hector Bianciotti. 

Source : Académie française Le 28 mai 2015 

 
(*) – Romancier et scénariste haïtien et canadien, Dany Laferrière est né à Port-au-Prince (Haïti) le 13 avril 1953.