lundi 31 décembre 2012

De la Françafrique à la Mafiafrique




F.-X. Verschave
Pour bien terminer 2012 et pour bien commencer 2013, nous vous invitons à lire, méditer et diffuser ce beau texte du regretté François-Xavier Verschave, qui montre bien l'origine de tous les malheurs actuels de notre patrie...
Tête d'un résistant baoulé 
Qu'est-ce que c'est que cette histoire de Françafrique ? D'où ça vient ? Et comment le peuple français a-t-il été roulé dans cette affaire ? Je ne vais pas refaire toute l'histoire de l'Occident et de la France avec l'Afrique, rappeler l'esclavage depuis trois ou quatre siècles, et la colonisation depuis le XIXe siècle, etc. Remontons seulement de soixante ans. Après la deuxième guerre mondiale, il y a eu une pression des peuples pour se libérer – un phénomène qu'on a appelé la décolonisation. Cela s'est fait de proche en proche, avec des tentatives de résistance tragiques, comme la guerre d'Indochine ou la guerre d'Algérie, successivement, puis la guerre du Vietnam, où les États-Unis ont pris le relais de la France. Donc, le mouvement de l'histoire et d’autres phénomènes ont acculé De Gaulle, revenant au pouvoir en pleine guerre d'Algérie en 1958, à décider officiellement d'accorder l'indépendance aux anciennes colonies françaises au sud du Sahara. Ça, c'est la nouvelle légalité internationale proclamée. En même temps, De Gaulle charge son bras droit Jacques Foccart, son homme de l’ombre – responsable du parti gaulliste, de son financement occulte, des services secrets, etc. –, de faire exactement l'inverse, c'est-à-dire de maintenir la dépendance. C'est ça le point de départ de la Françafrique : si vous avez une nouvelle légalité internationale qui est l'indépendance et que vous voulez maintenir la dépendance, c'est illégal ; donc, vous ne pouvez le faire que de manière cachée, inavouable, occulte. La Françafrique, c'est comme un iceberg. Vous avez la face du dessus, la partie émergée de l’iceberg : la France meilleure amie de l’Afrique, patrie des droits de l’Homme, etc. Et puis, en fait, vous avez 90% de la relation qui est immergée : l’ensemble des mécanismes de maintien de la domination française en Afrique avec des alliés africains. Je vais le détailler par la suite.


Pourquoi ce choix de De Gaulle de sacrifier les indépendances africaines à l’indépendance de la France ? Il y a quatre raisons. La première, c’est le rang de la France à l’ONU avec un cortège d’Etats clients, qui votent à sa suite. La deuxième, c’est l’accès aux matières premières stratégiques (pétrole, uranium) ou juteuses (le bois, le cacao, etc.). La troisième, c’est un financement d’une ampleur inouïe de la vie politique française, du parti gaulliste d’abord, et puis de l’ensemble des partis dits de gouvernement, à travers des prélèvements sur l’aide publique au développement ou la vente des matières premières. Et puis il y a une quatrième raison, que j’ai repérée un peu plus tardivement, mais qui est aussi très présente : c’est le rôle de la France comme sous-traitante des Etats-Unis dans la guerre froide, pour maintenir l’Afrique francophone dans la mouvance anticommuniste, contre l’Union soviétique. Donc, pour ces quatre raisons, on met en place un système qui va nier les indépendances. Et c’est là que le peuple français a été roulé. Parce que, après la fin de la guerre d’Algérie, en 1962, quand on a demandé aux Français par referendum : « Est-ce que vous voulez tourner la page de plusieurs siècles de domination et de mépris de l’Afrique ? », les Français ont voté oui à 80%. Cela voulait dire : « Oui, on a fait des saloperies, mais il faut en finir ; on tourne la page et on veut traiter avec ces pays comme avec des pays indépendants ». Or, vous allez le voir, on a mis en place non seulement un système néocolonial mais une caricature de néocolonialisme.


Comment s’y est-on pris ? Comment a-t-on construit cette face cachée de l’iceberg ? Premièrement, Foccart a sélectionné un certain nombre de chefs d’Etats « amis de la France », qui sont en fait des « gouverneurs à la peau noire ». Des gouverneurs à la peau noire c’est très pratique, parce qu’on a l’impression d’avoir des Etats indépendants, mais en fait ils ont des présidents français, ou tout comme. Un certain nombre d’entre eux ont la nationalité française et plusieurs, même, sont tout simplement des membres des services secrets français. Omar Bongo le reconnaît : il appartenait aux services secrets français. La manip’ est assez formidable : on avait des gouverneurs à la peau blanche, ce qui est un petit peu gênant pour faire croire à des indépendances ; et puis là, on recrute des gouverneurs à la peau noire.
Comment fait-on pour recruter ces gouverneurs ? On a commencé par une violence extrême. Il y avait un mouvement indépendantiste exceptionnel au Cameroun, l’UPC, mené par un personnage de la dimension de Mandela, qui s’appelait Ruben Um Nyobé. Ce mouvement, qui avait la confiance des populations camerounaises, luttait pour l’indépendance. Il a été écrasé entre 1957 et 1970 dans un bain de sang digne de la guerre du Vietnam, qui a fait entre cent mille et quatre cent mille morts, une centaine d’Oradour-sur-Glane… Cela ne figure dans aucun manuel d’histoire. Moi-même, je ne l’ai découvert qu’il y a une dizaine d’années. On a fait l’équivalent de la guerre d’Algérie au Cameroun ; on a écrasé un peuple, détruit une partie de ce pays.


Et puis ensuite on a eu recours à l’assassinat politique. Il y avait des leaders élus, de vrais représentants de leur peuple, comme Sylvanus Olympio au Togo. Eh bien, quatre sergents-chefs franco-togolais revenus de la guerre d’Algérie, après la guerre du Vietnam, ont fait un coup d’Etat avec l’appui de l’officier français qui était soi-disant chargé de la sécurité d’ Olympio : ils ont assassiné ce président le 13 janvier 1963. Quarante ans plus tard, un de ces officiers, Etienne Gnassingbe Eyadema, est toujours au pouvoir, avec un règne digne de Ceaucescu, et un pays qui a sombré dans le chaos et la pauvreté. En Centrafrique, vous aviez un homme d’Etat très prometteur, Barthélemy Boganda : il est mort dans un accident d’avion extrêmement curieux.


Pour le reste, on a procédé à la fraude électorale de manière massive ; on retrouvera ça un peu plus tard. On a écarté des candidats qui représentaient vraiment l’opinion de ces pays en promouvant des gens tout a fait dévoués à la cause française. Un seul a résisté, Sékou Touré, en Guinée. Mais il a subi en l’espace de deux ou trois ans tellement de tentatives de coups d’Etat et d’agressions de la part de Foccart qu’il a fini par imaginer de faux complots et par devenir paranoïaque. Vers la fin de sa vie, d’ailleurs, il s’est réconcilié avec Foccart.
Donc, à part la Guinée de Sékou Touré, l’ensemble des ex-colonies francophones ont été embarquées dans ce système, avec un certain nombre de chefs d’Etat auxquels on disait, en contrepartie de leur soumission : « Servez-vous dans les caisses publiques, confondez l’argent public et l’argent privé, bâtissez-vous des fortunes ». Un certain nombre ont pris ça au mot et ont constitués des fortunes égales à la dette extérieure de leur pays : Mobutu, Eyadema, Moussa Traoré, etc. Donc « Confondez l’argent public et l’argent privé, enrichissez-vous, mais laissez votre pays dans l’orbite française, laissez-nous continuer de prélever des matières premières à des prix défiant toute concurrence et de détourner une grande partie des flux financiers qui naissent de là ».


En plus de ce choix d’un certain nombre de chefs d’Etat «amis», ou plutôt vassaux, les mécanismes de la Françafrique ont touché l’ensemble des domaines : politique, économique, financier, policier, militaire… Par exemple, on a aussitôt recyclé les anciens de l’OAS, l’Organisation de l’armée secrète (qui avait mené la guerre contre les accords d’Evian, accordant l’indépendance algérienne), dans les polices politiques de ces pays africains. Nombre de ces Etats ont été dotés de polices tortionnaires. Récemment, vous le savez, on a révélé que les tortionnaires dans la bataille d’Alger, Aussaresses et ses émules, ont été ensuite former les tortionnaires latino-américains, tellement on avait apprécié leurs expériences. On a mis en place auprès de chacun de ces chefs d’Etats un officier des services secrets chargé de le protéger… sauf lorsqu’il cessait de plaire. Le jour où le Nigérien Hamani Diori a voulu vendre son uranium ailleurs qu’en France, il a été déposé instantanément. Quant aux Comores, il y a eu deux chefs d’Etat assassinés, et un certain nombre d’autres déposés, par Denard et ses mercenaires. Les mercenaires, parlons-en. D’un côté, il y a la présence militaire officielle… mais c’est parfois gênant d’intervenir trop ouvertement. Alors, il y a un moyen beaucoup plus commode : ces gens qu’on présente comme des électrons libres, dont Denard est le prototype, et qui sont recrutés essentiellement dans les milieux d’extrêmes droites – j’y reviendrai. Et donc, on dit : « Voila, il y a des coups d’Etat, des révolutions, des renversements de présidents qui sont faits par des gens qu’on ne contrôle pas, ces fameux mercenaires, et ce Bob Denard qui sévit depuis 40 ans », désormais transformé en papy gâteau par la grâce du petit écran. Sauf que, chaque fois que Bob Denard a un procès, le gratin des services français vient dire à la barre : « Mais Bob Denard, il est des nôtres ! C’est un corsaire de la République, pas un mercenaire. Il a toujours servi le drapeau français ». Derrière ce fonctionnement opaque des mercenaires, la réalité, c’est bien un rappel aux chaînes de la dépendance.


Autre moyen de contrôler ces pays : Le franc CFA. On vous dit : « C’est formidable, on a doté ces pays d’une monnaie, avec le franc CFA ». (CFA, cela veut dire : Colonie française d’Afrique…). Sauf que ce franc CFA convertible a permis, pendant des dizaines d’années, de faire évader les capitaux de ces pays. Au moment des campagnes électorale en France, on se mettait à pleurer sur le fait que tel Etat africain, le Cameroun ou le Togo, par exemple n’avait plus de quoi payer ces fonctionnaires. Donc, on envoyait un avion avec une aide financière directe, un chargement de billet CFA, à Yaoundé ou à Lomé. Et cet avion repartait aussitôt en Suisse où les francs CFA touts neufs étaient convertis, puis partagés entre le chef d’Etat destinataire et le décideur politique français. On faisait de même avec certains prêts. Autrement dit, c’est l’un des multiples moyens par lesquels on a enflé démesurément la dette du Tiers monde, avec des sommes dont les Africains n’ont évidemment jamais vu la couleur.
Autre moyen de détourner l’argent et de constituer des caisses noires : la création d’entreprises faux-nez des services français. Le Floch-Prigent, ancien PDG d’Elf, a reconnu que Elf avait été crée pour ça. Dans cette compagnie, il y avait au moins quatre cents agents secrets. Et l’énorme différence, l’énorme rente qui peut provenir de l’argent du pétrole – payé très peu cher et en partie non déclaré –, toute cette énorme masse a servi aux services secrets à entreprendre un certain nombre d’actions parallèles, comme déclarer la guerre au Nigeria pour lui chiper son pétrole, ou faire des coups d’Etats dans un certain nombre de pays. Mais il y a eu aussi des faux-nez plus petits : un certain nombre d’entreprises de sécurité ou de fourniture aux missions de coopération facturaient deux ou trois fois le coût de leurs prestations pour détourner de l’argent, par exemple vers un Bob Denard, qui contrôlait directement certaines de ces sociétés.


Je pourrais continuer longtemps comme ça. Je vous en donnerai un exemple encore plus tard. Ce dont il faut se rendre compte, c’est que dans la Françafrique, il y a eu une inversion permanente de ce qu’on vous déclare. Dans la face émergée de l’iceberg, vous avez la France qui affiche ses principes, et dans la face immergée, on voit l’application d’un monde sans lois, d’un monde sans règle, plein de détournements financiers, de criminalité politique, de polices tortionnaires, ou – on le verra tout à l'heure – de soutiens à des guerres civiles. Ça, c'est la réalité. C'est au moins 90% de la réalité. Alors, cette Françafrique, qui dure encore jusqu'à aujourd'hui, on conçoit bien qu'elle comporte un certain nombre de risques pour ces pays, qu'elle a de graves conséquences sur leur situation économique et politique.
Tout d'abord, quand on dit aux chefs d'Etat : « Servez-vous dans la caisse », peu à peu, la corruption va passer de la tête jusqu'au bas de la société. Et ce qui restait encore de services publics au moment de la décolonisation s'est transformé progressivement en self-service public. Aujourd'hui, les capacités de santé ou d’éducation dans ces pays sont tout à fait démontées.

Deuxièmement, on peut comprendre que ces «Etats» néocoloniaux, fondés sur ce qu'on appelle une économie de rente, de pillage, de prélèvement de la richesse des matières premières ou de détournement de l'aide publique au développement (au moins 50% de cette aide), n'ont aucun intérêt au développement économique. C'est une constante. Parce que, quand vous avez un développement productif – des usines, des lieux de fabrication –, des classes d'acteurs économiques apparaissent – des classes de salariés ou d'entrepreneurs – qui vont se mettre à contester l'usage de l'argent public. On voit surgir des gens qui n'ont plus un besoin absolu de l'argent de l'Etat pour vivre, qui se mettent à penser librement et à contester le pouvoir. Donc, si dans ces pays il n'y a pas de développement économique hors des matières premières, ce n'est pas un hasard ; ce n'est pas du tout parce que ces pays en seraient incapables. Si on oppose aux entrepreneurs des obstacles administratifs ubuesques, c'est tout simplement que le dictateur ne veut pas d'un développement économique qui contesterait son pouvoir. A Madagascar, l'un des seuls entrepreneurs qui a réchappé à cette mise en échec, Marc Ravalomanana, est devenu président avec un fort soutien de la population, parce qu'il produisait malgache et que, maire de la capitale, il avait rompu avec les traditions de pillage des biens publics. Donc, beaucoup de dictateurs ont préféré éviter ce danger. Ils ne tolèrent d'entrepreneurs que totalement corrompus et assujettis, vulnérables à des accusations de détournement.

D'autres phénomènes ont encore aggravé la situation, comme la poussée démographique. Et puis il y a eu, à la fin des années 1970, ce qu'on a appelé « La dette du tiers monde ». En fait, il y avait trop d'argent dans les caisses de l'Occident et des pays pétroliers ; il fallait le recycler. Donc, on a poussé ces pays à s'endetter. On leur a dit : « Tout ça, c'est cadeau; on va vous faire une nouvelle forme d'aide publique au développement, on va vous prêter à 3, 2, voire même 0% et la différence avec le taux d'intérêt normal, on va compter ça comme de l'aide. Sauf que, quand ces prêts sont en partie ou totalement détournés, quand ces prêts vont dans des comptes en Suisse ou dans des paradis fiscaux, comme c'est le cas le plus souvent, avec quoi va-t-on rembourser ? L'argent a disparu et on n'a rien produit avec... Le cas du Congo-Brazzaville est caricatural, c'est une espèce d'alchimie extraordinaire. Voilà un pays qui avait beaucoup de pétrole. Ce pétrole, on le pompe, on l'achète presque pour rien, on n'en déclare pas une partie – un tiers, un quart ou la moitié, selon les gisements. Et donc, peu à peu, ce pays perd son pétrole. Mais en même temps, la dictature au pouvoir et ses amis de la Françafrique – les Sirven, Tarallo, Chirac, enfin tous les réseaux de la Françafrique – ont de gros besoins d'argent. Donc, au bout d'un certain temps, on ne se contente plus de la production présente mais, avec l'aide d'un certain nombre de banques, on va se faire prêter sur gage : le pétrole qui sera produit dans deux ans, trois ans, dix ans... Résultat, ce pays finit par avoir une dette qui est égale a trois fois sa production totale annuelle. Regardez la magie : ce pays a un plus, le pétrole, et ça se transforme en 3 moins, une dette égale à trois fois sa production pétrolière (et même davantage). Et puis, en plus, avec une partie de cet argent, on achète des armes pour armer les deux clans de la guerre civile, qui va détruire le pays au milieu des années 1990. Alors, vous allez dire : « Tout ça, c'est un fâcheux concours de circonstances ». Sauf que je démontre dans un ouvrage, L'envers de la dette, que c'est le même personnage, Jack Sigolet, établi à Genève au cœur des paradis fiscaux, bras droit d'André Tarallo, le Monsieur Afrique d'Elf, qui à la fois vend le pétrole, gère la dette et achète les armes. Alors, dire que c'est une coïncidence, c'est un peu difficile. Donc, si le Congo-Brazzaville a été détruit – j'y reviendrai –, c'est la responsabilité d'Elf, et comme Elf était nationalisée, c'est la responsabilité de la France, c'est notre responsabilité à tous, en tant que citoyens de ce pays qui laisse opérer la Françafrique : à la fois nous pillons le pétrole, nous montons une dette totalement artificielle, la moussant comme œufs en neige à travers des commissions prélevées dans une kyrielle de paradis fiscaux, et nous achetons des armes pour détruire ce pays. C'est un petit raccourci de la dette du tiers monde. Vous le voyez, en fait de dette, si on fait les comptes, c'est plutôt nous qui devons de l'argent à ces pays.


Je continue : donc, à cette époque-là (les années 1980), on commence à enfler la dette. La dette, quand on y regarde de près, quand on regarde où est passé l'argent, c'est dans la plupart des cas une escroquerie absolument gigantesque. Alors, avec tout ça, on arrive à la fin des années 1980. Il y a une poussée démocratique après la chute du mur de Berlin. Et à ce moment-là, les dictateurs ont beaucoup de mal à résister à cette pression. Ils vont devoir affronter des élections, mais ils ne peuvent plus tenir comme discours politique : « Je me représente parce que je fais le bien du peuple, parce que je vais assurer son développement ». Ce n'est plus crédible, et donc ils se mettent à utiliser l'arme ultime du politique, le bouc émissaire, qui malheureusement marche depuis les débuts de l'humanité. Ils se mettent à expliquer que, s'il y a des malheurs dans le pays, ce n'est pas leur faute, c'est la faute de l'autre ethnie, « cette ethnie que vous haïssez, n'est-ce pas, et qui, si elle vient au pouvoir, va vous ôter le pain de la bouche, prendre toutes les hautes fonctions, et même, éventuellement, vous massacrer ». C'est ce discours qui a été tenu au Rwanda, c'est ce qui menace dans un certain nombre d'autres pays. C'est un scénario sous-jacent à ce qui se passe en Côte d'Ivoire. A la criminalité économique et à des régimes dictatoriaux souvent tortionnaires, on a rajouté une criminalité politique de masse en dressant les gens les uns contre les autres. Encore un dernier exemple du fonctionnement de la Françafrique. Rappelons le schéma de l'iceberg qui représente la Françafrique : en haut, vous avez la France meilleure amie de l'Afrique, patrie des droits de l'homme, etc. ; sous la ligne de flottaison, vous avez ces fonctionnements de solidarité entre un certain nombre de Français et d'Africains qui se sont organisés pour tenir ces pays politiquement (par la dictature), militairement (avec les mercenaires), et à travers un certain nombre de circuits financiers pompant l'argent des matières premières, l'argent de la dette, l'argent de l'aide publique au développement. L'un des exemples les plus récents et les plus achevés de ce fonctionnement en iceberg, c'est ce qui s'est passé après la poussée démocratique des années 1990. La Françafrique a été prise au dépourvu par une révolution démocratique au Bénin. Aussitôt, elle a organisé un système qui a marché de manière quasi infaillible pendant pratiquement dix ans. Il consiste en ceci : avec notre argent, l'aide publique au développement, on envoie des urnes transparentes, des bulletins de vote et des enveloppes dans ces pays ; on déclare : « Oui, vraiment, c'est bien, ils arrivent à la démocratie; donc, on va les aider » ; et en même temps, on envoie dans les capitales de ces pays des coopérants très spéciaux, des réseaux Pasqua ou de la mairie de Paris, qui vont installer un système informatique de centralisation des résultats un peu spécial : alors que les gens ont veillé jour et nuit auprès des urnes pour être sûrs que leur suffrage soit respecté, alors qu'ils ont voté à 70 ou 80% pour chasser le dictateur, ils se retrouvent à la fin avec un dictateur réélu avec 80% des voix... ou 52% s'il est modeste. Voilà encore une alchimie extraordinaire.


Nous, avec notre argent, on aide les gens à se doter d'instruments de démocratie; au même moment, les réseaux de la Françafrique arrivent à faire en sorte que ces peuples aient encore pire qu'un dictateur, un dictateur « légitimé démocratiquement ». Et ça ne s'est pas passé que dans un pays ; ça s'est passé cinquante fois entre 1991 et 2003, avec chaque fois le même système, chaque fois le même discours, que ce soit au Togo, au Cameroun, au Congo-Brazzaville, au Gabon, à Djibouti, en Mauritanie, etc.

 
Il n'y a eu que trois ou quatre exceptions, dans deux pays pauvres d'abord, parce qu'ils sont trop pauvres pour intéresser beaucoup la Françafrique : le Mali, avec le renversement du dictateur Moussa Traoré, et le Niger, où quelques officiers progressistes ont renversé le dictateur installé par Foccart, qui s'appelait Ibrahim Baré Maïnassara. Alors là, quand ils ont renversé le dictateur, la France a crié à l'interruption du processus démocratique. Elle a coupé sa coopération. Et donc les Nigériens ont organisé leurs élections sans et malgré la France. Et ça a donné les élections les plus incontestées depuis quarante ans en Afrique. Il n'y a pratiquement pas eu un bulletin contesté.


Et puis, il y a encore deux exceptions célèbres. Au Sénégal, où il y avait une fraude instituée depuis très longtemps, s'est produite une invention démocratique. La société, qui en avait marre de l'ancien régime corrompu – ça ne veut pas dire que le nouveau est parfait, loin de là –, voulait au moins pouvoir changer de président. Eh bien, ils ont jumelé les téléphones portables et les radios locales de manière à annoncer en direct les résultats à chaque dépouillement d'urne, pour que l'on ne puisse pas truquer la totalisation. Dans d'autres pays, on a retardé du coup la mise sur le marché des téléphones portables… Un autre exemple, extraordinaire, presque unique dans l'histoire de l'humanité, c'est Madagascar. Jour et nuit, pendant quatre ou cinq mois, entre cinq cent mille et un million de personnes ont tenu la rue pour défendre le candidat élu et obtenir son installation à la place du dictateur soutenu par l’Elysée et par la Françafrique. Sous la pluie, des femmes de soixante-dix ans, des mères de famille, etc., une marée humaine se gardant de toute violence, a réussi peu à peu, par son courage, a dissuader l'armée et les milices du régime. Chaque fois que l’armée voulait attaquer le mouvement populaire, il y avait toujours une femme ou une fille de général dans la manifestation qui appelait sur son téléphone portable le père ou le mari pour dire : « Nous sommes dans la manifestation ». Et peu à peu, les généraux, les officiers ont craqué l'un après l'autre, ils sont passés dans le camp du président élu. C'est un exemple vraiment assez exceptionnel, tellement inquiétant pour les dictateurs en place qu'ils ont mis un an avant de reconnaître le nouveau régime.

 
Donc, tout n'est pas désespéré. Mais disons que pour ce qui est de notre rôle, du rôle de la France, on a passé son temps à faire « valider » par les urnes l'inverse de la volonté du peuple, quitte à dégoûter les gens de la démocratie.

 
Alors, J'avance. Je passe rapidement car je n'ai pas le temps de faire l'histoire de la Françafrique. Je vais quand même vous décrire brièvement ses réseaux, très, très sommairement. Et puis, je vous donnerai un ou deux exemples récents avant de passer à la mafiafrique.


Ces réseaux, Je vais d'abord vous les énumérer tels qu'ils nous sont apparus en première lecture, si je puis dire, et puis ensuite vous les décrire tels que nous les voyons maintenant, parce que c'est un peu différent, et à force d'y travailler, on y voit un peu plus clair. Je vous le dis rapidement, je n'ai pas le temps de détailler et d'insister – tout ça se trouve dans mes différents ouvrages. Simplement, je vais d'abord vous décrire un foisonnement.
II y a ce qu'on appelle les réseaux politico-affairistes. Le plus important d'entre eux, c'était le réseau Foccart, créé sous De Gaulle ; disons que c'était le réseau gaulliste. Et puis il y eut les réseaux néogaullistes – principalement le réseau Pasqua –, le réseau Giscard, le réseau Mitterrand, le réseau Madelin, le réseau Rocard, etc.


Ensuite, il y a quelques très grandes entreprises qui jouent un rôle dominant là où elles se trouvent. Il y a Elf, bien entendu, qui faisait la politique de la France au Gabon, au Cameroun, au Congo-Brazzaville, au Nigeria, en Angola, etc. Il y a Bouygues, qui contrôle les services publics en Côte d'Ivoire, qui a hérité d'une grande partie des subventions d'investissement de l'aide publique au développement. Il y a Bolloré qui a le monopole des transports et de la logistique sur une bonne partie de l'Afrique. Il y a Castel, qui contrôle les boissons, etc.
Et puis il y a les militaires. La plupart des hauts dignitaires de l’armée française ont fait leurs classes en Afrique où ils ont eu des carrières accélérées, deux ou trois fois plus rapides, avec des soldes faramineuses. L'armée française tient beaucoup à l'Afrique ; elle fait encore la politique de la France au Tchad ou à Djibouti. La plupart des généraux africains francophones, y compris les généraux-présidents, sont ses « frères d'armes ».


Vous avez encore les différents services secrets, qui se disputent entre eux et qui ont chacun un rôle dans la Françafrique. Vous avez la DGSE, le principal service secret vers l'étranger, qui contrôlait de près chacun des « gouverneurs à la peau noire ». Vous en avez un autre, qu'il est beaucoup plus surprenant de rencontrer en Afrique, la DST (Direction de la sécurité du territoire). En principe, elle ne devrait s'occuper que de l'intérieur de la France. Mais elle s'occupe aussi de l'extérieur pour diverses raisons. D'abord parce qu'il s'agirait de protéger la France des dangers de l'immigration. Ensuite, la DST, qui est une police politique, fait de la coopération avec l'ensemble des polices politiques de toutes les dictatures du monde. Donc, elle devient copine avec toutes les « sécurités intérieures » des pires dictatures. Et du coup la DST se retrouve impliquée dans beaucoup de pays, comme le Gabon, le Burkina, l'Algérie, l'Angola, etc. J'ai oublié de dire que, bien entendu, les réseaux françafricains sont devenus les mêmes au Maghreb qu'en Afrique noire, avec exactement les mêmes mécanismes en Algérie, en Tunisie et au Maroc que ceux que je vous ai décrits jusqu'à présent. Après la DGSE et la DST, il y a la Direction du renseignement militaire, poisson-pilote de l'armée, qui fait la propagande de la France lors des conflits en Afrique, et puis l'ancienne Sécurité militaire, qu'on appelle maintenant DPSD – sur laquelle je reviendrai –, qui, entre autres, contrôle les mercenaires et les trafics d'armes.


Il faut rajouter un certain nombre de réseaux d'initiés : une obédience franc-maçonne dévoyée, la Grande Loge Nationale Française (GLNF), fort à droite, à laquelle appartiennent tous les dictateurs franco-africains, une forte proportion des responsables des services secrets, des généraux français et africains, les dirigeants de grands médias comme TF1, une partie du lobby nucléaire et pétrolier, etc. Vous avez des sectes, très présentes en Afrique et liées à la Françafrique, comme les Rose-Croix ou même le Mandarom...


Il y a encore le Trésor, du ministère des Finances, l'administration française la plus puissante : elle applique à l’Afrique les politiques de la Banque mondiale.


Après cette description panoramique un peu éclatée, je vais revenir à un historique plus unifié, que je n'ai compris qu'assez tard, au début des années 2000, en travaillant sur le livre Noir Chirac. La relecture de la guerre froide m'a fait un peu déplacer les accents en considérant notamment que la dépendance de la France ou des décideurs français vis-à-vis des politiques américaine et atlantiste était beaucoup plus importante qu'il n'y paraissait. J'ai compris en particulier que le discours antiaméricain, qui est la propagande de base de la Françafrique, et notamment des réseaux Pasqua, est une propagande à usage subalterne. Parce qu'en réalité, ceux qui crient le plus fort leur antiaméricanisme sont les plus liés aux Américains : vieille astuce !


Selon ma perception d'aujourd'hui, l'historique des réseaux de la Françafrique s'est passé de la manière suivante. Vous avez au départ le réseau Foccart, qui agrégeait tous les éléments anticommunistes des réseaux de la guerre froide, ce qui incluait notamment un certain nombre d'éléments issus de l'extrême droite ou de la mafia corse – y compris mêlés à des trafics de drogue. J'ai expliqué dans La Françafrique et dans Noir silence que Charles Pasqua avait été l'initiateur de la French connection vers les Etats-Unis. Il m'a attaqué en diffamation, mais pas sur ce point. Sous couvert de Pernod-Ricard et au nom des services secrets, il a couvert un trafic de drogue, mais c'est un grand classique des services secrets. Et puis, en 1970, Pasqua se dispute avec Foccart et donc crée un réseau dissident, un réseau néogaulliste (les néogaullistes se distinguent des gaullistes en étant beaucoup plus dans la mouvance américaine). Et Pasqua devient le financier de la carrière de Chirac, qui est en train de monter en puissance et qui va devenir Premier ministre en 1974. A partir de 1974, le tandem Pasqua-Chirac prend les rênes du futur RPR et de la Françafrique, tandis que le réseau Foccart est déclinant.


Ensuite, apparaît Mitterrand. On croît qu'il va changer les choses, mais pas du tout : Mitterrand suivait les traces de Foccart depuis 1948. Il se contente de montrer sa capacité de nuisance en faisant publier Affaires africaines par son ami Pierre Péan, dénonçant le système Elf et le Gabon de Bongo. La Françafrique comprend, on lui donne une part du gâteau et Jean-Christophe Mitterrand se branche sur les réseaux Pasqua : le réseau Mitterrand, c’est en fait une simple branche des réseaux Pasqua.


En 1986, Chirac se réconcilie avec Foccart, qu'il emmène à la cellule Afrique de Matignon. Par conséquent, à partir de 1986, Chirac détient toutes les clés de la Françafrique : non seulement Pasqua, mais aussi Foccart. Et comme toute instance trop dominante a tendance à se diviser, à partir de 1989 se manifeste une tension extrême entre Pasqua et Chirac, avec des alternances de dispute et de réconciliation, c’est ce que j'appellerai plus tard « le conflit des anciens et des modernes » – grâce auquel nous avons appris a peu près tout ce que nous savons sur la Françafrique. Parce que tout ce que je vous raconte n'est pas seulement le fruit d'un travail considérable de dépouillement d'informations et de recoupements. C'est aussi paru crûment dans la presse, parce que les deux camps – Chirac-Juppé contre Pasqua et les anciens – se bombardaient par presse interposée, exposant les saloperies de l'autre. Ainsi, ce qu'on a appelé l'Angolagate, c'est tout simplement la guerre des modernes – Juppé, de Villepin – contre les réseaux Pasqua, la guerre aussi de la DGSE, du côté des modernes, contre la DST pasquaïenne, du côté des anciens. Je n'ai pas le temps de vous détailler tout ça, mais ce qui est clair, c'est quand même que le néogaullisme chiraquien contrôle la Françafrique depuis 1974, c'est-à-dire pratiquement depuis trente ans, et qu'il est l'ami des principaux dictateurs africains. (…)


François-Xavier Verschave

(Extrait de la transcription d’une conférence-débat de 3 heures avec des étudiants, le 1er octobre 2004, publiée la même année sous ce titre aux Éd. Tribord.)

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Source : grioo.com 17 Août 2005

samedi 29 décembre 2012

"…Fixer le passé, le méditer et inventer l’avenir de la société en anticipant sur ses lois". Conversation avec David N'Goran.



David N’Goran (docteur ès Lettres et diplômé de Science politique) est l’auteur d’un essai intitulé : « Les enfants de la lutte » (Publibook, Paris 2012), qui se veut « une contribution à l’histoire politique ivoirienne des deux dernières décennies ». Il en parle ici avec le journaliste Serges Yavo de Soir Info.

1 - A l’origine de « Les enfants de la lutte », il y a comme une déception, une déchirure…

Le titre, « Les enfants de la lutte », renvoie à une époque historico-socio-discursive bien déterminée. Un peu sur le modèle de ce que Salman Rushdie appelait « Les enfants de minuit » ou encore de ce que Wabéri décrivait comme « les enfants de la postcolonie », j’ai choisi de proposer une critique d’une des périodes les plus glorieuses du militantisme politique ivoirien. Cette période fut retentissante à cause de sa teneur néo-romantique, telle qu’elle réussit à faire rêver au moins trois générations d’Ivoiriens et d’Africains. Vous parlez de « déception » et de « déchirure » ! Eh bien, c’est peu de dire que ce régime, avec tous ses discours afférents, n’a pu mettre en pratique qu’un gouvernement de la calamité.

2 - Vous écrivez, semble-t-il, un livre pour interpeller mais aussi pour panser des plaies, vos plaies…

J’ai écrit ce texte pour affronter mes propres vertiges. Après que le beau slogan « gouverner la Côte d’Ivoire autrement » s’est mué en supercherie, et qu’une propagande orageuse a installé dans le corps social juste une idéologie ultranationaliste nauséeuse, imbibée d’un tribalisme de caverne, il me fallait interroger mon propre positionnement dans ce pays où être de « gauche », de « droite » ou du « centre » relève en fin de compte de la politique de la pieuvre mimétique…Et puis, j’ai été un témoin direct du « vote des bêtes sauvages » comme disait le romancier, avec son lot de bestialité hors entendement. J’ai vu des corps joncher les rues à la merci des chiens. La plaie fondamentale qu’il me fallait intellectuellement affronter, c’est que cette part horrible de notre histoire nationale, a partie liée avec des idées politiques, manifestement généreuses auxquelles nous avions souscrit.

3 - Avec pour sous-titre Chronique d’une imagination politique à Abidjan, votre livre est pourtant d’un réel frappant.

Ce que vous dites me réconforte. Le style peu orthodoxe dont j’ai fait usage avait pour fonction de traduire les conditions du dire. D’où le discours hybride que n’a pas supporté le professeur Jean-Pierre Dozon, le premier préfacier pressenti. Heureusement, Madame Tanella Boni, poète, romancière et philosophe, a bien compris le sens du signe et m’a soutenu. Je voudrais profiter de votre espace pour lui dire merci pour sa préface. J’ai donc fait appel à un style d’écriture emprunté à nos sciences humaines et sociales en général, en convoquant, précisément, les romanciers postcoloniaux, la sociologie et la science politique. Cette interdisciplinarité entendait pouvoir représenter le réel vécu, c’est-à-dire, une société ivoirienne sens dessus-dessous, avec des acteurs dont l’éthos du politique fait confondre le vrai et le faux, le réel et la fiction, l’homme et l’animal, la vie et la mort. Voilà ce qu’était notre société, voilà ce qu’elle est à ce jour, et de ce point de vue, vous avez raison de dire que mon texte est réaliste, même si nous parlons, avant tout, d’un essai et que son réalisme est supposé aller de soi.

4 - Peut-on dire que cette imagination prend en compte le passé pour penser l’avenir ?

Oui, bien entendu, j’ai tenté une historiographie de notre scène politique. C’est à peu près ça le rôle de l’histoire : fixer le passé, le méditer et inventer l’avenir de la société en anticipant sur ses lois. Je dirais que c’est le minimum pour un peuple digne de ce nom après cette honteuse parenthèse de sang. Pourtant, il suffit de constater la texture des discours croisés, en cours actuellement dans notre pays, pour comprendre combien je suis bien naïf de penser qu’un livre puisse guider notre peuple, hypnotisé qu’il est par une politisation si féroce du quotidien! Je ne serai pas un ivoiro-pessimiste en disant que vu ce qui se dit et se vit à Abidjan, hier comme aujourd’hui, « l’âge d’or n’est pas pour demain », sauf si nous acceptons d’opérer un sursaut d’intelligence supérieure.

5 - Vous convoquez dans vos analyses, la rue, le zouglou, la presse, l’école, même le religieux…Quelle forme prend la lutte selon ces différents ordres sociaux ?

La forme que prend cette lutte est celle de la violence brute. Tout se passe comme si « faire la politique » à Abidjan consiste à devenir « lutteur », c’est-à-dire, baroudeur, selon la perspective d’une adversité radicale ou d’une logique guerrière. Cet art de la violence brute s’irradie dans le corps social à travers les sites socio-historiques que vous avez énumérés, c’est-à-dire, la rue, le zouglou, la presse, les jeunes, l’école, le religieux, etc. Mais avant, des stratèges sortent de leurs laboratoires un ensemble de techniques de dressage qui leur permettent d’opérer le viol de l’imaginaire des militants. Ne dit-on pas que « le viol commence par le langage » ? Or, quelles peuvent être, selon vous, les conséquences d’un tel acte dans un espace où les acteurs politiques sont formés approximativement à l’éthique de l’intérêt général, pour avoir été socialisés essentiellement par le syndicalisme primaire, et où les citoyens sont à plus de 75% dépourvus d’une compétence politique élémentaire ?

6 - Les enfants de la lutte, à l’image de Laurent Gbagbo et Blé Goudé, comme vous le démontrez, n’ont pas joué franc jeu. Un concept comme la Refondation ne serait-il pas alors une duperie ?

Il n’y a pas que Laurent Gbagbo, Blé Goudé, Guillaume Soro et les autres. Il y a eu, certes, ces acteurs et leurs émules, dont certains courent encore nos rues, siègent à l’Assemblée nationale, mènent la vie des princes, quand d’autres sont tenus dans des geôles, ou tapis dans l’ombre… Mais il y a aussi le discours sur « l’autogouvernement » pour emprunter un mot cher à Michel Foucault : « Qu’avons-nous fait de nous-mêmes ? ». Ou encore : « Qu’as-tu fait de ton frère ? ». Il est évident qu’ils nous répondront, forts de leur mauvaise foi : « Suis-je le gardien de mon frère ? ». Pour ma part, j’avais déjà soupçonné, même en étant encore militant pro-Gbagbo, la « refondation » d’être la plus grande roublardise de notre temps. En tout cas, pour nous qui en avons rêvé sur fond d’héroïsme de la « grande libération », l’autre nom de la « seconde indépendance », ce fut un vrai désastre. Nous avons eu droit à un gigantesque carnaval qui nous a fait murmurer cette parole de ces Africains qui ont connu les indépendances des années 1960, à savoir : « Quand donc prendra fin cette indépendance de malheur ? ».

7 - Une attitude qui a désagrégé la société ivoirienne…

La société ivoirienne est profondément désarticulée. Tout est l’affaire d’un personnel inquiétant qui concentre à lui seul toute la laideur politique et morale dont souffre la Côte d’Ivoire : des politiques dont la pourriture mentale défie tout qualificatif, des pseudo-journalistes psalmodiant à longueur de journées les slogans éhontés de la haine, des hommes de loi lisant le code juridique à l’envers, des religieux, escrocs et voleurs de la foi de leurs ouailles, des étudiants devenus miliciens et tueurs professionnels, des soldats déshumanisés massacrant leurs compatriotes à l’arme lourde, des artistes livrés à la prostitution de luxe, des « intellectuels » d’obédience clanique, tribale et ethnique faisant l’apologie d’une conception primitiviste de l’identité, de la nation et de l’État, une société civile formée à une culture rétrograde de la peur de « l’Autre » et de la différence… Nous voilà très chers ! C’est d’ailleurs ici qu’on trouvera les autres plaies, non moins béantes, qui méritent d’être pansées, je veux dire, l’idéal national, mais aussi le lien familial, social, religieux, ou même conjugal, en tant qu’horizon programmatique, que les idéologies partisanes ont fini de désagréger, que la haine a brisés et qu’il nous faut réinventer. Il me semble que c’est dans ceci que réside la tâche de la Commission « dialogue vérité et réconciliation » dont la méthodologie et l’action sont malheureusement jusqu’ici invisibles.

8 - Vous déniez toute volonté révolutionnaire aux protagonistes. Alors, quelle différence fondamentale existe-t-il entre lutte et révolution ?

Si je dois improviser une sémantique à cet effet, je dirai que la « lutte » est un thème majeur qui couvre tout à la fois les motifs de « la révolte » et de « la révolution ». Il est donc clair que d’un point de vue axiologique, la poétique de la lutte est positive, sauf quand elle est constamment privatisée, comme c’est le cas dans notre histoire politique. De ce point de vue, je ne ferai pas injure en disant que notre pays n’a jamais connu de « révolution » au sens gramscien du terme, c’est-à-dire, en tant que changement radical qui fait disparaître l’ancien au profit du nouveau. Ici, tous nos prétendus révolutionnaires ont compris l’affaire au sens de « Ôte-toi de là que je m’y mette » dont l’équivalent de sens sera plus tard : « Avant on n’avait rien, maintenant on a un peu »…. Et puis la technique est un modèle importé qui nous fait plus de mal que de bien. Feu Zadi, notre maître à tous, disait que « le populisme, la rhétorique belliqueuse et les casses n’étaient en rien révolutionnaires ». Or, les prétendus révolutionnaires sous nos cieux se prenaient pour Trosky en Russie sous Lénine ou Staline. Conséquence : chaque parti politique a sa révolution. Ainsi, le coup d’Etat de 1999 ne sera qu’une « révolution » pour une minorité d’élites politiques qui y trouvèrent leurs intérêts, tout comme la « révolution » du FPI en octobre 2000 ne sera pas celle du PDCI ou du RDR. De même, la « révolution » du RDR en avril 2011 ne sera jamais acceptée comme telle par le FPI. Vous voyez comment dans ces conditions le corpus révolutionnaire qui s’offre à nous n’est qu’une somme de « luttes » partisanes qui projette le peuple aux marges de l’imaginaire national.

9 - Vous êtes souvent dur dans vos propos. Êtes-vous malgré tout optimiste quant à l’avènement d’une lutte qui se muerait en une vraie révolution ?

Nous sommes en 2012, et aujourd’hui, on ne peut plus enseigner à nos enfants, nos jeunes frères et sœurs que la « révolution » consiste à injurier, à égorger ou même à brûler vifs ceux qui ne pensent pas comme nous. On ne leur dira pas que la « révolution » consiste à brandir des pancartes contre l’Occident tout en caressant sournoisement le rêve de s’y installer, et de devenir un citoyen occidental. Je pense qu’à ce stade de notre civilisation, « la vraie révolution » sera celle qui fera de nous des citoyens acharnés au travail. Cela suppose de (re) placer le savoir au centre de notre projet de société, afin de nous rendre compétitifs à tous les domaines de la connaissance, de la science et de la technique. Cela suppose également que la meilleure ressource économique soit l’intelligence et non le clinquant. Cela suppose, enfin, que nous ayons une Université digne de ce nom. Malheureusement, nous n’en avons pas ! Peindre les murs, abattre les arbres, planter des fleurs et du gazon, installer une fontaine artificielle ne font pas une Université. Tant qu’on voudra ainsi continuer de faire du « strip-tease politique », nous attendrons en vain la vraie révolution. Tout au plus aurons-nous droit à des bagarres de rue qui font office de mode d’accession au pouvoir… Et puis, sait-on jamais : peut-être qu’un jour des hommes et des femmes, fatigués d’être pris en otage, fatigués de subir une politique de la mort, se lèveront et marcheront, afin de se tenir debout par eux-mêmes…



(Titre original : « Nous sommes dans le strip-tease politique » !)

EN MARAUDE DANS LE WEB


Sous cette rubrique, nous vous proposons des documents de provenances diverses et qui ne seront pas nécessairement à l'unisson avec notre ligne éditoriale, pourvu qu'ils soient en rapport avec l'actualité ou l'histoire de la Côte d'Ivoire et des Ivoiriens et que, par leur contenu informatif, ils soient de nature à faciliter la compréhension des causes, des mécanismes et des enjeux de la « crise ivoirienne ».

Source : Connectionivoirienne.net 29 décembre 2012

vendredi 28 décembre 2012

ÇA RECOMMENCE !



2012



« Si j’étais à votre place, vous investisseur ou chef d’entreprise européen ou, tout simplement, étranger à la Côte d’Ivoire, j’aurais hésité à effectuer ce déplacement, tant l’image que donnent de nombreux media de notre pays est peu rassurante.

Parce que selon tous les indicateurs, selon de nombreux spécialistes et experts en Economie, selon de grands cabinets internationaux, selon les média les plus pointus qui écrivent sur l’Afrique, investir dans un pays qui va de crise aiguë en crise aiguë depuis 15 ans, est particulièrement risqué. Mettre de l’argent dans un pays dont la presse ne parle que du climat d’insécurité qui y règne n’est pas très conseillé.

Comment puis-je avoir confiance dans un pays dans lequel les commissariats, les casernes et les postes de polices sont régulièrement attaqués ?

Un pays où régulièrement les journaux font état de complots de déstabilisation déjoués par les autorités ?

Et pourtant, malgré ces tableaux alarmistes, la Côte d’Ivoire est de retour.

Aux questions que certains d’entre vous et pas des moindres se posent logiquement, vous permettrez que je réponde par des interrogations :

Comment, malgré plus de 10 années de crise politico-militaire, bon nombre d’investissements dans cette période de forte instabilité se sont avérés judicieux car ayant générés de bons revenus et produit de bons résultats. Tels, le secteur de la banque (le nombre d’établissements financiers est passé de 18 en 2004 à 24 en 2012), le secteur de l’assurance (1er de la zone CIMA avec une croissance moyenne de 6,6% par an depuis 2004) ainsi que le secteur des TIC pour ne citer que ceux-là.

Comment ; malgré cette instabilité chronique en Côte d’Ivoire, ce pays a pu maintenir sa position de premier producteur de cacao au monde ; a pu se hisser au rang de troisième producteur et 1er exportateur mondial d’anacarde et de sixième producteurs d’hévéa.

Enfin, comment ce pays-là a-t-il pu conserver sa position de leader de la zone UEMOA ?

Un seul mot en guise de réponse : la résilience de l’économie ivoirienne.

Cette résilience, qui permet à l’économie ivoirienne de repartir vigoureusement après chaque grave crise sociopolitique :

- 2,5 point de croissance dès 2001 après la crise de 1999

- 3,6 point de croissance après la crise de 2004

- 8,5 points de croissance en 2012 après la crise postélectorale.

C’est cette même résilience de l’économie ivoirienne qui a permis à son secteur privé de redémarrer ses activités dans un délai enviable, alors qu’il fut très ébranlé par la crise poste électorale. En effet, 1954 entreprises ont été crées en 2011, et 1069 au premier trimestre de l’année 2012.

Certes, certains analystes économiques essaieront d’expliquer cette résilience par des arguments rationnels. Mais pour nous hommes d’affaires, cette économie a ce petit quelque chose d’inexplicable qui fait sa force.

Mesdames et Messieurs, en me basant sur ses faits concrets que je viens de mentionner, je ne me pose plus de questions, je laisse tomber toutes les analyses des experts mondiaux en investissement qui insistent sur le risque pays, et je dis, j’y vais.

J’y vais, comme le Groupe NSIA, qui de l’assurance en Côte d’Ivoire, s’est installé dans 11 pays africains incluant le Nigéria. Ce même groupe qui a étendu ses activités à la banque en faisant l’acquisition de la BIAO en 2007. De cette acquisition dont notre groupe en est fier, les performances de la BIAO lui ont permis de passer de la 6ème place en 2007 à la 3ème en 2011 pendant cette période de crise.

Je laisse tomber toutes les grandes théories des Cabinets en stratégie et j’y vais, comme le Groupe OLAM l’a fait, en s’alliant, entre autres, au Groupe SIFCA de mon jeune frère et (désormais) non moins ministre Jean Louis Billon.

J’y vais, comme le Groupe Bolloré qui, avec sa filiale Bolloré Africa Logistique a investi dans le Port à conteneurs d’Abidjan plusieurs dizaines de millions d’€uros, consolidant ses positions et multipliant son chiffre d’affaires et ses résultats pendant cette période.

J’y vais comme Petro Ivoire, un groupe ivoirien de distribution de produits pétroliers qui s’est consolidé et a étendu ses activités dans le Gaz, y réalisant un des investissements les plus importants de ces dernières années.

J’y vais comme ces grandes sociétés de téléphonie mobile qui rivalisent d’investissement et d’innovation, mettant la modernité à la portée des masses populaires ivoiriennes.

J’y vais comme les Groupes Marocains qui investissent massivement depuis quelque temps en Côté d’Ivoire. Et ils n’ont pas tord.

Tout cela pour vous donner quelques exemples concrets, car ils sont nombreux, les investisseurs qui ont réussi pendant cette période de crise ou qui reviennent s’installer en Côte d’ivoire.

Aujourd’hui, j’avais juste envie de partager avec vous mon intuition d’homme d’affaires qui croit très fort que la Côte d’Ivoire est le pays où il faut investir, et investir maintenant. Car vous investirez dans un pays à forte rentabilité, leader de la sous-région et hub d’un marché de 300 millions de consommateurs (CEDEAO).

Croyez moi et soyez en sûr, si les entreprises ivoiriennes que j’ai l’honneur de représenter, avait la capacité d’absorber seules tout le flux financier qui va circuler en Côte d’Ivoire ces prochaines années, je n’aurais pas été devant vous aujourd’hui afin de vous recommander vivement de venir investir en Côte d’Ivoire. Comme on dit chez nous, on aurait mangé seul cet argent.

Et au delà de ces éléments très concrets qui illustrent l’opportunité que représente la Côte d’Ivoire, je dois mentionner d’autres aspects qui viennent améliorer le climat des affaires depuis plus d’une année maintenant.

Nous amorçons un tournant décisif dans l’histoire économique de la Côte d’Ivoire avec pour la 1ère fois, une convergence de vue, une vision d’avenir partagée entre les pouvoirs publics et le secteur privé. Avec le Plan National de Développement élaboré par le Gouvernement qui vient rencontrer celui, à plus long terme (le plan stratégique Côte d’Ivoire 2040), défini et adopté par le Patronat, et mis à la disposition des autorités. Désormais le cap est fixé et notre pays sait dans quelle direction il doit se diriger. Comment et à quel rythme il doit construire son développement.

Par ailleurs, de nombreux signes lancés par le Gouvernement, ont considérablement amélioré le cadre des affaires depuis quelques temps :

- Je pense notamment au guichet unique récemment mis en place qui simplifie considérablement la procédure administrative de création d’entreprise.

Ainsi en 48 heures, vous pouvez maintenant boucler toute la procédure de création de votre entreprise.

- Je pense, également, est c’est très important, vous le savez, à la création d’un tribunal de commerce qui gère désormais les litiges entre entreprises.

- Autre mesure, et, c’est un signal notable, une incitation à travailler pour créer de la richesse, la baisse substantielle du B.I.C qui est passé de 35% à 25%.

Vous m’en voudrez, et c’est normal, si je termine mon intervention sans dire un mot de la corruption.

Nous, hommes d’affaires ivoiriens partageons le même sentiment sur la question; à savoir que la corruption est de moins en moins flagrante dans notre pays. Et les signaux que nos gouvernants nous envoient tendent à nous convaincre de ce que leur volonté de lutter contre ce fléau est réelle.

La presse s’est largement faite l’écho de l’effort d’assainissement dans la justice, notamment avec la suspension de quatre (04) hauts Magistrats dans notre pays. Une mesure forte qui contribue à rassurer à la fois l’investisseur, et le justiciable. Nous avons donc la conviction que de moins en moins, en Côte d’Ivoire, la corruption sera un frein à la rentabilité et à la prospérité des entreprises.

Venez donc, et nous ferons ensemble de bonnes affaires. Vous y trouverez sur place, des partenaires compétents et intègres ; des partenaires ayant la maîtrise de l’environnement des affaires en Côte d’Ivoire et qui savent évoluer pour s’adapter à un climat des affaires en pleine mutation.

Vous trouverez également une main d’œuvre de qualité, disponible et abondante.

Le temps de la Côte d’Ivoire est venu. Et nous vous invitons à être présents au moment où cela se passe. Parce que c’est maintenant que cela se passe. Demain, il sera trop tard.

Je vous remercie. »



Jean Kacou Diagou, Président de la CGECI

Source : Banque Mondiale 5 décembre 2012 


Le discours du président de la Confédération générale des entreprises de Côte d’Ivoire (CGECI), Jean Kacou Diagou, lors de la réunion du Groupe Consultatif pour le Financement du PND 2012-2015, que la presse a diffusé sous le titre : "Investir en Côte d’Ivoire ? J’y vais !", et que nous avons reproduit ci-dessus, est une véritable invitation au pillage des ressources de la Côte d’Ivoire. Ces gens se croient revenus au beau temps du prétendu « miracle ivoirien » des années 1960-1970, quand, toute l’intelligentsia ivoirienne étant embastillée ou paralysée par la terreur, les fameux bailleurs de fonds faisaient des fortunes faciles sur le dos des Ivoiriens, avec la complicité d’Houphouët et ses ministres des Finances successifs, dont un certain Bédié…, celui-là même qui joue à présent les eunuques en chef au service des Ouattara. A cette époque-là, ce n’étaient pas des Ivoiriens, mais des chroniqueurs de la presse colonialiste qui se chargeaient de faire la réclame. Voici, par exemple, ce que cela donnait sous la plume d’un Pierre Biarnès, alors le correspondant du Monde pour la sous-région, basé à Dakar.
En 1963, il voyait « l’économie ivoirienne en pleine expansion », et il ne semblait pas douter qu’elle maintiendrait indéfiniment cette allure.
Vingt ans plus tard, en 1982, changement de ton : il n’est plus question de miracle, mais d’« un modèle à l’épreuve »...
M.A

1963



L'économie de la Côte d'Ivoire est en nette expansion


de notre envoyé spécial Pierre Biarnès – Le Monde du 18 décembre 1963



« "SONAFI 8 % 1933". Cette affiche jaune, en lettres rouges et noires, reproduite à des centaines d'exemplaires, attire l'attention dés que l'on quitte l'aérodrome d'Abidjan. Pour l'étranger informé des menées subversives qui ont été découvertes M en janvier et en août, et dans lesquelles sont impliquées plusieurs dizaines de personnalités politiques, cet appel à l'épargne, lancé par une société d'Etat avec la garantie de l’Etat, apparaît de prime abord comme un défi.

Quelques Jours passés à interroger les responsables, tant ivoiriens qu'étrangers, dés différents secteurs d’activité du pays ment du contraire : ce pari de la Côte d’Ivoire et de son gouvernement sur la confiance qu'ils estiment l'un et l'autre continuer à inspirer n'a rien de téméraire.

Quelques chiffres suffisent à témoigner de la poursuite de l’expansion économique et confirment l'impression de prospérité que l'on ressent, immédiatement, en parcourant la capitale ivoirienne, où s’élèvent chaque mois de nouveaux immeubles, hôtels ou édifices publics, le disputant en luxe et en confort à ce que l'on fait de mieux actuellement dans le monde.

Au 31 octobre 1963, les recettes douanières s'élevaient à 18090 millions de francs CFA contre 15364 millions en 1962, soit une progression de 2726 millions de francs CFA.

Le trafic du port d'Abidjan au cours des neuf premiers mois 1963 s'élevait à 2182845 tonnes contre 1844746 tonnes en 1962, soit une progression de 300 000 tonnes, dont 260000 tonnes à l'exportation et 78 000 tonnes à l'importation.

De leur côté, les récoltes de café et de cacao qui viennent de s'achever ont atteint des chiffres records : 184 800 tonnes pour le café et 100000 tonnes pour le cacao. Selon les prévisions pour les nouvelles campagnes ouvertes officiellement le 28 septembre 1963, ces chiffres seraient dépassés, tout au moins en ce qui concerne le café. On est en effet généralement moins optimiste actuellement en ce qui concerne le cacao, par suite de l'abondance des pluies. Quoi qu'il en soit, l'augmentation des prix à l’intérieur du pays, résultant de nouvelle» conditions de commercialisation, ainsi que l'augmentation probable des tonnages devrait entraîner normalement un accroissement de l'activité du commerce général et des industries naissantes en Côte d'Ivoire.

Quant à la balance commerciale, dont l’excédent était de 5 milliards de francs C.FA. en 1961 et avait atteint 10 milliards en 1962, soit un doublement, elle se soldait par un excédent de 12 milliards à l’issue des huit premiers mois de l'année en cours.

Ces résultats remarquables sont ceux d’une politique économique réaliste, de caractère libéral, poursuivie par M. Houphouët-Boigny et son ministre des finances, M. Raphaël Saller.

La Côte d'Ivoire possède au surplus d'importants atouts d'ordre géographique qui expliquent, eux aussi, l'expansion actuelle et qui sont peut-être bien la cause profonde du maintien de la confiance des investisseurs étrangers, par-delà certains risques d'agitation politique : diversité des zones climatiques et des sols, et situation d'ensemble dans la zone tropicale humide qui favorise la diversification, déjà grande, des cultures ; position côtière, qui permet une moins coûteuse mise en exploitation que dans les pays de l'intérieur ; plus grand pouvoir d'achat des masses rurales.

Deux chiffres résument au reste à eux seuls cette expansion et ce maintien de la confiance : en 1959, à peine 10000 français résidaient en Côte d’Ivoire ; en 1963, ils dépassent le nombre de 20000. »





1982



UN MODÈLE A L’ÉPREUVE


Les limites du « miracle »


Par Pierre Biarnès – Le Monde 16-17 mai 1982



« Pendant deux décennies, la Côte d'Ivoire a été en Afrique la vitrine de l’Occident. Dès février 1969, M. Mac-Namara, alors président de la Banque mondiale, en visite à Abidjan, s'exclamait, admiratif et satisfait : « II serait difficile sans doute de trouver dans toute l'Afrique un pays gui ait accompli des progrès plus décisifs vers la prospérité ».

De 1960 à 1979, le produit intérieur brut de la Côte-d'Ivoire a été multiplié par treize en valeur courante, passant d'environ 145 milliards de francs CFA à près de 1900 milliards, et il a plus que quadruplé en francs constants. Pendant la même période, le revenu réel par habitant a triplé pour atteindre près de 200 000 francs C.P.A. par an en francs courants, pour une population qui — du fait notamment de l'immigration en provenance des pays voisins a elle-même plus que doublé (la Côte d'Ivoire compte actuellement près de huit millions d'habitants).

En 1979, près de vingt ans après l'indépendance, quel que soit le secteur considéré, il était incontestable qu'un premier et important palier de développement avait été atteint. Les axes routiers importants étaient revêtus ; l'infrastructure de l'éducation primaire était à peu près en place (environ 80% des enfants étaient scolarisés) ; l’électrification des villes et des principales localités (près de 450) était réalisée, de même que l'approvisionnement régulier en eau potable de presque tous les villages ; le pays était doté d'un tissu industriel de base pour les activités les plus rentables de transformation des produits agricoles ou de substitution aux importations, etc.

La très forte croissance de la production agricole, notamment de la production agricole « industrielle » et d'exportation, passée de 650 000 tonnes en 1960 à près de 1 500 000 en 1978, a été à la Base de cette expansion et dans ce cadre, le cacao et le café qui, tout au long de la période considérée, ont représenté environ 60 % des exportations à eux deux, ont joué le rôle essentiel.

En 1978, avec 296884 tonnes (contre 85683 en 1960), la Côte d'Ivoire est devenue le premier producteur mondial de cacao, dépassant le Ghana, tandis que cette année-là, qui n'était cependant pas une très bonne année, avec 196226 tonnes (contre 136635 en 1960), elle se maintenait au troisième rang des producteurs mondiaux de café, derrière le Brésil et la Colombie.

Parallèlement, dans le cadre d'une politique de diversification méthodiquement menée, la Côte d'Ivoire était devenue un des plus gros producteurs mondiaux d'huile de palme (118037 tonnes en 1977-1978, contre 20 736 en 1960). Sa production de coton était passée de 6 505 tonnes (de coton-graines) en 1960 à près de 120 000 tonnes en 1978 ; celle d'ananas, de 19 885 tonnes à 62 200 ; celle de bananes, de 88 000 tonnes à 160 000 ; celle de latex de 81 tonnes à 15500 tonnes. La Côte d'Ivoire était, d'autre part, en train de devenir un important producteur de sucre de canne, et elle se lançait dans la culture en grand du soja.

Durant les quatre dernières années, cette croissance s'est poursuivie à un rythme très soutenu. 367000 tonnes de café (chiffre record) ont été produites en 1980-1981 et environ 350 000 tonnes sont attendues de la présente campagne. Quant au cacao, avec plus de 400 000 tonnes pour les deux dernières campagnes, il bat, lui aussi, de nouveaux records.

Surtout, de 1976 à 1979, la flambée des prix de ces deux produits, qui, à certains moments, ont même respectivement quadruplé et doublé, a permis l'explosion de la croissance : en 1977, par exemple, année où les cours du café ont atteint en moyenne 1222 francs CFA. le kilo et ceux du cacao 99800 F CFA, la valeur de la production ivoirienne totale augmentait de 47 %, les investissements publics doublaient et la Côte-d'Ivoire triplait ses emprunts extérieurs.

L'euphorie était à son comble et Abidjan devenait le symbole de la réussite.

Le réveil devait être plus brutal. En moins de deux ans, le marché international du café et du cacao se retournait complètement et les cours de ces deux produits retrouvaient, en valeur nominale, leur médiocre niveau de 1974 : autour de 400 F CFA pour le premier et de 550 pour le second. En valeur réelle, c'était encore pire, et, le coût de ses importations s'étant, pendant ce temps-là, par contre, considérablement élevé, la Côte d'Ivoire, victime finalement d'une fantastique détérioration des termes de ses échanges, se retrouvait, en dépit de la progression continue de sa production, avec des revenus amputés de moitié, une infrastructure économique qu'elle avait de plus en plus de mal à faire fonctionner, une structure financière en plein déséquilibre.

Pour faire face à la crise, il fallait stopper brutalement d'importants programmes d'investissements, en particulier dans le secteur du bâtiment et des travaux publics, et dissoudre nombre de sociétés publiques, qui, après avoir été pendant plusieurs années les locomotives de l'expansion, se retrouvaient presque toutes en état de faillite virtuelle. Des licenciements massifs s'ensuivaient, tandis que la chute des revenus, qui se propageait de proche en proche, se répercutait sur le niveau de la production industrielle, qui s'installait dans une relative stagnation, après avoir connu des taux de croissance annuelle de l'ordre de 12 % pendant de longues années.

Plus profondément la crise mettait à nu les principaux défauts du système de développement ivoirien, que les bons résultats des années précédentes avaient eu tendance à masquer : une très grande dépendance vis-à-vis de l'extérieur et de considérables disparités internes. Sa richesse provenant essentiellement de cultures d'exportation dont elle ne maîtrise pas les cours — c'est vrai de ses deux grandes cultures traditionnelles, le café et le cacao, mais ce le sera tout autant de ses cultures nouvelles, telles que l'huile de palme ou l'hévéa, — la Côte d'Ivoire ne peut prétendre assurer, sur des bases aussi fragiles, un véritable décollage économique.

Mais, dans la mesure où, pour accélérer autrement sa croissance, elle a très largement fait appel, par ailleurs, et avec succès à d'autres facteurs étrangers — hommes, capitaux, techniques, — elle a d’autant aggravé sa dépendance, et cela n'est pas non plus sans danger.

Ainsi, les intérêts étrangers représentent plus des trois quarts du capital social des entreprises industrielles privées. Les emprunts auprès de l'étranger atteignaient environ I 500 milliards de francs O.P.A., à la fin de 1981, et la charge annuelle de cette dette approchait alors près du tiers de la valeur des exportations. Les expatriés européens sont" omniprésents et les travailleurs étrangers africains se retrouvent dans des proportions très importantes dans tous les secteurs 25 % dans l'industrie, 85 % dans le commerce, 75 % parmi les salariés de l'agriculture.

Le coût de cette dépendance est important du point de vue financier, et il aggrave lourdement la balance des paiements. II est également élevé quant aux risques politiques et sociaux. Bien que l'assimilation soit particulièrement réussie en Côte d'Ivoire, où 30 % au moins de la population est étrangère, il reste que, dans un contexte de crise et de rareté de l'emploi, cette situation peut dégénérer en conflit de nationalités. On le voit bien depuis un an ou deux, avec les controverses publiques qui sont apparues au sujet de l'origine d'une criminalité urbaine dont la croissance est inverse à la récession économique.

D'autre part, en dépit d'efforts certains en sens contraire, entrepris à l'initiative du président Houphouët-Boigny lui-même, le développement ivoirien, dans la mesure ou il était essentiellement axé sur la croissance de te production, s'est incontestablement accompagné d'importantes distorsions et a accentué les inégalités du pays.

— Les inégalités géographiques puisque la zone forestière méridionale, qui était naturellement la plus riche, a reçu la majorité des investissements agricoles et industriels depuis l'indépendance ;

— Les inégalités entre Abidjan, métropole du Sud en pleine expansion, et de tout le reste du pays, encore que l'afflux considérable d'immigrants que cela a provoqué dans la capitale a vite entraîné l'apparition de gigantesques et dangereuses poches de pauvreté aux abords immédiats des quartiers résidentiels de celle-ci ;

— Les inégalités de revenus, enfin, avec un éventail de plus en plus large entre les faibles ressources de la majorité de la population et la richesse criante de quelques centaines de super-privilégiés.

Avec l'entrée en exploitation du pétrole off shore, la Côte d'Ivoire escompte légitimement sortir de la grave crise à laquelle elle est actuellement confrontée. Dès l'an prochain, la production (environ 600 000 tonnes) du petit gisement «Bélier», au large de Grand-Bassam, et celle (de l’ordre de 1500 000 tonnes) des premiers forages du gisement «Espoir », au large de Jacqueville, couvriront très largement ses besoins. En attendant mieux, d'ici trois à quatre ans, le cap des 6 millions de tonnes pourrait être atteint, permettant d'effacer toutes les dettes actuelles et de repartir de l'ayant. »