« just normal American boy » |
Si les fées de l'athlétisme se sont penchées
sur un certain berceau le 12 septembre 1913 à Oakville en Alabama, de quels
dons de la nature ont-elles comblé l'enfant qui deviendra l'athlète du XXe
siècle ? Le centenaire de la naissance de Jesse Owens, décédé en 1980, est
l'occasion de revenir sur les controverses qui ont entouré une réussite
exceptionnelle, à l'aune de documents méconnus.
L'avènement
sportif de Jesse Owens en 1935 coïncide avec une polémique médiatique à propos
des causes des succès, de plus en plus nombreux, des athlètes noirs. L'édition
du 4 mars du Times, dans un article intitulé Black Breakers, soulève la question en ces termes : « Les athlètes noirs américains, pour
des raisons qu'aucun coach n'a jamais été capable d'expliquer, ont dominé les
championnats de saut en longueur durant les 15 dernières années et ont gagné
les sprints jusqu'au 220 yards depuis 5 ans ». Alors qu'Owens
s'accapare les records du monde au mois de mai, des réponses sont avancées du
côté de l'anthropologie plutôt que de la sociologie : « une plus grande force de la musculaire des noirs, associée avec
un talon protubérant », d'après la lettre d'un lecteur qui cite Adolph
Schultz, professeur d'anthropologie physique à l'école médicale Johns Hopkins.
Une théorie confirmée par un coach de l'université de Yale et que le Times juge
« crédible ». Pourtant, dans ses travaux universitaires, si Schultz
trouve que les noirs possèdent un talon plus saillant que celui des blancs, il
ne lie pas cette particularité à un quelconque avantage sportif(1).
D'ailleurs, un professeur d'anatomie à l'école médicale de Howard, le Dr Cobb,
note que Schultz a montré que cette protubérance est adipeuse et non osseuse.
Montague Cobb
entre dans le débat le 30 novembre 1935 à l'occasion d'une conférence à
Washington, où il présente les résultats préliminaires de ses recherches
anthropométriques sur le physique de Jesse Owens, comparé aux standards publiés
par Todd et Lindala(2). Le champion « musculeux, au port droit, aux larges épaules tombantes, hanches
étroites et longues jambes » est passé aux rayons X. Selon la
terminologie du rapport final(3), il est démontré que son talon n'a
aucune protubérance, que si le rapport entre sa taille (178 cm) et la longueur
de sa jambe (94 cm) est « négroïde », en revanche la longueur
relative de son tibia, la circonférence de son mollet (39,9 cm) et la largeur
de son pied sont « caucasoïdes ». Par ailleurs, Cobb évoque la
difficulté que les anthropologues rencontrent avec la catégorie où sont rangés
les « American Negroes » puisque « génétiquement,
ils n'ont pas tous la même constitution », et « il n'y a aucun caractère physique, y compris la couleur de la
peau, que tous (les) champions noirs auraient en commun ». Il rappelle
enfin que les sprinteurs et les sauteurs présentent une variété de
morphologies, et que déterminer l'influence des dimensions du corps sur la
performance est difficile. D'autant plus que la fraction de seconde séparant
les noirs des blancs est « insignifiante
d'un point de vue anthropologique ». Le journal The Afro-American, dans son reportage exclusif de la conférence à
l'écho finalement limité, titre « Jesse
Owens just normal American boy ». Ni noir, ni blanc, ni même sportif,
Owens est présenté comme un jeune homme aussi singulier que quiconque, comme
s'il était resitué dans une banalité exceptionnelle.
Contradictions
idéologiques
À 22 ans, il se
prépare à représenter son pays aux Jeux Olympiques de Berlin en août 1936. Les
écrits d'Hitler sur la prétendue infériorité des noirs, et ceux, spécifiques au
sport, de Bruno Malitz, sont connus et soulèvent outre-Atlantique un mouvement
pour le boycott. Owens et quelques autres athlètes écrivent une lettre au
président du comité olympique américain Avery Bundage en prenant position
contre ce mouvement. Les signataires souhaitent que la politique n'interfère
pas avec le sport, et, de manière détournée, expriment paradoxalement un
mécontentement face au traitement des noirs dans leur propre pays. La
communauté est cependant divisée, puisque le champion olympique en titre du 100
m, Eddie Tolan, prend la parole lors d'un forum antinazi à Detroit le 6
décembre pour demander à ce que les Jeux ne se tiennent pas en Allemagne.
Quoiqu'il en soit, à l'issue d'un vote serré (58,5 voix contre 55,75),
l'Amateur Athletic Union approuve la participation des États-Unis.
Au début de la
quinzaine olympique, la presse allemande, après avoir dénoncé l'avantage inique
que les « forces noires auxiliaires » procurent à la délégation
américaine, est rappelée à l'ordre par les autorités nazies qui ne peuvent se
permettre des dérapages dans leur quête de respectabilité. Ernst Hanfstaengl,
chef du département de la presse étrangère, déclare – avec une diplomatie
suspecte – qu'il n'y a pas de ressentiments envers les noirs, mais que dans la
même situation, l'Allemagne aurait présenté séparément une équipe dite « des
colonies ». En parallèle, le magazine The
Crisis(4), dans son éditorial de Septembre 1936, ironisera sur
le fait que les noirs ne sont effectivement pas des citoyens américains, en ce
qu'ils n'ont pas le droit de vote et se font lyncher dans la plupart des lieux
publics. Depuis sa loge dans les tribunes, spectateur impuissant des prouesses
athlétiques d'Owens, Hitler est assailli par ses propres contradictions
idéologiques, lui qui avait écrit : « Le
perfectionnement physique doit inoculer à chacun la conviction de sa
supériorité et lui donner cette assurance qui réside toujours dans la
conscience de sa propre force ». La perfection physique d'Owens ne
laisse pas de fasciner les artistes du Reich, comme le montre Les Dieux du Stade de la cinéaste Leni
Riefenstahl – et surtout les scientifiques.
« Une
détente innée et acquise »
En marge des
Jeux se tient le deuxième Congrès international de médecine du sport. Deux
scientifiques berlinois, Walther Jänsch, directeur de la clinique de médecine
ambulatoire et son collègue August Hoffmann, membre du service médical des Jeux
et préposé aux athlètes étrangers, mènent des tests de consommation d'énergie
musculaire selon les vitesses de course. Même si Owens n'a pas directement
participé aux expériences, les auteurs de Race,
constitution et performances des vainqueurs de la XIe olympiade ont pu
estimer que de son départ accroupi – les starting-blocks ne seront
officiellement autorisés par la fédération internationale d'athlétisme que
l'année suivante – le sprinteur développe sept chevaux-vapeurs. Le but était de
parvenir à quantifier l'extraordinaire impression de puissance que son corps
dégage sur la piste. Leur exposé est aussi l'occasion de distiller leurs
théories sur ce qui est « génétiquement sain ». L'année précédente,
dans L'exercice et la constitution physique
(Écrits sur l'hérédité et l'eugénisme), Jänsch avait déjà tenté de décrire
le physique du sprinteur type. Précisément le préjugé que Montague Cobb tente
de déconstruire. L'anthropologue sera le premier en 1947 à parler de « gène
athlétique »(5), justement pour dire qu'il n'existe pas. Plus
d'un demi-siècle plus tard, les scientifiques ne mesurent plus la taille des os
et des muscles, mais le patrimoine génétique, sans davantage de succès.
En attendant, The Afro-American enquête sur l'arbre
généalogique de la famille Owens. On apprend que la mère a du sang indien et
que le père battait à la course tous les autres enfants du quartier. S'il a
transmis le gène de la vitesse, ce ne serait probablement pas à Jesse mais
plutôt à Sylvester, le plus rapide de la fratrie, qui n'eut jamais l'occasion
de s'entraîner, obligé de quitter le Lycée pour travailler. L'entraînement : la
clé de la réussite selon Cobb. Et aussi selon Larry Snyder, le coach de Jesse
Owens, dont les méthodes sont en partie publiées dans Der Sprint de Toni Nett en 1969. Certes, son protégé est doté d'« une réserve de détente à la fois
innée et acquise », qui lui a permis de sauter 1 m 98 en hauteur (en
rouleau ventral) sans préparation. Mais il s'est surtout astreint à un travail
de condition physique qui lui aurait permis de briller sur 400 m, ses courses à
l'entraînement ont toujours fait au minimum 50 m et n'ont jamais excédé 300
yards (275 m). Une attention particulière est portée sur le système nerveux et
le relâchement : « Ses 74 kg lui
donnait de la puissance, pourtant il n'était pas capable de rester penché
durant toute la course pour en tirer le meilleur profit. Il avait une grâce
facile qui n'a jamais été surpassée. Il ne tapait pas le sol. Il caressait la surface.
On avait l'impression que la piste se déroulait rapidement sous ses pieds. »
Malgré tout, rétrospectivement Snyder est persuadé que l'homme le plus rapide
du monde en 1936, c'était Ralph Metcalfe, le rival, trop souvent blessé. Owens,
lui, a eu l'intelligence de profiter des conditions climatiques défavorables à
Berlin. Dans un entretien à la radio allemande avant la compétition, le futur
quadruple champion olympique explique sa stratégie : « Le plus gros de la préparation est passée. La pluie va en
quelque sorte nous aider car les gars ont tendance à travailler un peu trop, et
je crois qu'elle va nous obliger à alléger l'entraînement. »
Par ses exploits
sportifs, un seul homme en une semaine a fait autant avancer la cause
interraciale que des groupes d'activistes en plusieurs années. Il devient
l'idole de plusieurs générations de sportifs de toutes origines. Pourtant, la
presse américaine est embarrassée par les déclarations d'Owens qui semble avoir
traversé ces Jeux avec une espèce d'innocence ou de naïveté. Lorsqu'on évoque
l'attitude d'Hitler qui aurait refusé de serrer la main aux champions de
couleur, le héros dit à The
Afro-American (29 août) : « Je
pense que les journalistes ont eu le mauvais goût de critiquer l'homme du
moment en Allemagne. » Le même journal rapporte les propos de sa femme
Minnie Ruth (5 septembre) : « (Jesse)
pense que beaucoup des critiques envers Hitler sont injustes et l'a même
félicité, disant que le dictateur ne pouvait pas avoir entièrement tort, vu que
tout est si bien organisé et propre et le peuple allemand si content. »
Poussé dans ses retranchements, Owens finit par se montrer un poil critique
envers Hitler et Avery Bundage, qui vient de le destituer de son statut
d'athlète amateur, précipitant ainsi la fin de sa carrière : « Tous les deux sont convenables. C'est
juste leurs politiques qui sont douteuses. » Complaisance coupable ou
bien dénonciation indirecte de l'Amérique de Roosevelt ? Owens dira que c'est
bien Roosevelt, et non Hitler, qui l'a snobé après ses titres. Le mystère
demeure, heureusement peut-être, autour des raisons du talent d'un jeune
américain devenu héros malgré lui, et dont la vie, pour paraphraser Maupassant,
ne fut jamais si bonne ni si mauvaise qu'on croit.
NOTES
(1) " Croissance fétale de l'homme
et d'autres primates " (The Quarterly Review of Biology, 1926).
(2) " Dimensions du corps, blancs et
noirs américains des deux sexes " (American Journal of Physical
Anthropology, 1928).
(3) " Race et coureurs " (The
Journal of Health and Physical Education, 1936).
(4) " La science favorise-t-elle les
athlètes noirs ? " (Negro Digest, 1947).
(5) Magazine officiel de l'association
nationale pour l'avancement des gens de couleur.
Titre original :
« Athlétisme : Jesse Owens, un héros malgré lui »
Source :
Le Monde.fr 12 septembre 2013
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