jeudi 12 septembre 2013

Jesse Owens (1913-1980). D’un racisme à l’autre…


 
« just normal American boy »
Si les fées de l'athlétisme se sont penchées sur un certain berceau le 12 septembre 1913 à Oakville en Alabama, de quels dons de la nature ont-elles comblé l'enfant qui deviendra l'athlète du XXe siècle ? Le centenaire de la naissance de Jesse Owens, décédé en 1980, est l'occasion de revenir sur les controverses qui ont entouré une réussite exceptionnelle, à l'aune de documents méconnus.
 

 « Juste un jeune américain normal » 

L'avènement sportif de Jesse Owens en 1935 coïncide avec une polémique médiatique à propos des causes des succès, de plus en plus nombreux, des athlètes noirs. L'édition du 4 mars du Times, dans un article intitulé Black Breakers, soulève la question en ces termes : « Les athlètes noirs américains, pour des raisons qu'aucun coach n'a jamais été capable d'expliquer, ont dominé les championnats de saut en longueur durant les 15 dernières années et ont gagné les sprints jusqu'au 220 yards depuis 5 ans ». Alors qu'Owens s'accapare les records du monde au mois de mai, des réponses sont avancées du côté de l'anthropologie plutôt que de la sociologie : « une plus grande force de la musculaire des noirs, associée avec un talon protubérant », d'après la lettre d'un lecteur qui cite Adolph Schultz, professeur d'anthropologie physique à l'école médicale Johns Hopkins. Une théorie confirmée par un coach de l'université de Yale et que le Times juge « crédible ». Pourtant, dans ses travaux universitaires, si Schultz trouve que les noirs possèdent un talon plus saillant que celui des blancs, il ne lie pas cette particularité à un quelconque avantage sportif(1). D'ailleurs, un professeur d'anatomie à l'école médicale de Howard, le Dr Cobb, note que Schultz a montré que cette protubérance est adipeuse et non osseuse.
Montague Cobb entre dans le débat le 30 novembre 1935 à l'occasion d'une conférence à Washington, où il présente les résultats préliminaires de ses recherches anthropométriques sur le physique de Jesse Owens, comparé aux standards publiés par Todd et Lindala(2). Le champion « musculeux, au port droit, aux larges épaules tombantes, hanches étroites et longues jambes » est passé aux rayons X. Selon la terminologie du rapport final(3), il est démontré que son talon n'a aucune protubérance, que si le rapport entre sa taille (178 cm) et la longueur de sa jambe (94 cm) est « négroïde », en revanche la longueur relative de son tibia, la circonférence de son mollet (39,9 cm) et la largeur de son pied sont « caucasoïdes ». Par ailleurs, Cobb évoque la difficulté que les anthropologues rencontrent avec la catégorie où sont rangés les « American Negroes » puisque « génétiquement, ils n'ont pas tous la même constitution », et « il n'y a aucun caractère physique, y compris la couleur de la peau, que tous (les) champions noirs auraient en commun ». Il rappelle enfin que les sprinteurs et les sauteurs présentent une variété de morphologies, et que déterminer l'influence des dimensions du corps sur la performance est difficile. D'autant plus que la fraction de seconde séparant les noirs des blancs est « insignifiante d'un point de vue anthropologique ». Le journal The Afro-American, dans son reportage exclusif de la conférence à l'écho finalement limité, titre « Jesse Owens just normal American boy ». Ni noir, ni blanc, ni même sportif, Owens est présenté comme un jeune homme aussi singulier que quiconque, comme s'il était resitué dans une banalité exceptionnelle. 

Contradictions idéologiques  

À 22 ans, il se prépare à représenter son pays aux Jeux Olympiques de Berlin en août 1936. Les écrits d'Hitler sur la prétendue infériorité des noirs, et ceux, spécifiques au sport, de Bruno Malitz, sont connus et soulèvent outre-Atlantique un mouvement pour le boycott. Owens et quelques autres athlètes écrivent une lettre au président du comité olympique américain Avery Bundage en prenant position contre ce mouvement. Les signataires souhaitent que la politique n'interfère pas avec le sport, et, de manière détournée, expriment paradoxalement un mécontentement face au traitement des noirs dans leur propre pays. La communauté est cependant divisée, puisque le champion olympique en titre du 100 m, Eddie Tolan, prend la parole lors d'un forum antinazi à Detroit le 6 décembre pour demander à ce que les Jeux ne se tiennent pas en Allemagne. Quoiqu'il en soit, à l'issue d'un vote serré (58,5 voix contre 55,75), l'Amateur Athletic Union approuve la participation des États-Unis.
Au début de la quinzaine olympique, la presse allemande, après avoir dénoncé l'avantage inique que les « forces noires auxiliaires » procurent à la délégation américaine, est rappelée à l'ordre par les autorités nazies qui ne peuvent se permettre des dérapages dans leur quête de respectabilité. Ernst Hanfstaengl, chef du département de la presse étrangère, déclare – avec une diplomatie suspecte – qu'il n'y a pas de ressentiments envers les noirs, mais que dans la même situation, l'Allemagne aurait présenté séparément une équipe dite « des colonies ». En parallèle, le magazine The Crisis(4), dans son éditorial de Septembre 1936, ironisera sur le fait que les noirs ne sont effectivement pas des citoyens américains, en ce qu'ils n'ont pas le droit de vote et se font lyncher dans la plupart des lieux publics. Depuis sa loge dans les tribunes, spectateur impuissant des prouesses athlétiques d'Owens, Hitler est assailli par ses propres contradictions idéologiques, lui qui avait écrit : « Le perfectionnement physique doit inoculer à chacun la conviction de sa supériorité et lui donner cette assurance qui réside toujours dans la conscience de sa propre force ». La perfection physique d'Owens ne laisse pas de fasciner les artistes du Reich, comme le montre Les Dieux du Stade de la cinéaste Leni Riefenstahl – et surtout les scientifiques. 

« Une détente innée et acquise » 

En marge des Jeux se tient le deuxième Congrès international de médecine du sport. Deux scientifiques berlinois, Walther Jänsch, directeur de la clinique de médecine ambulatoire et son collègue August Hoffmann, membre du service médical des Jeux et préposé aux athlètes étrangers, mènent des tests de consommation d'énergie musculaire selon les vitesses de course. Même si Owens n'a pas directement participé aux expériences, les auteurs de Race, constitution et performances des vainqueurs de la XIe olympiade ont pu estimer que de son départ accroupi – les starting-blocks ne seront officiellement autorisés par la fédération internationale d'athlétisme que l'année suivante – le sprinteur développe sept chevaux-vapeurs. Le but était de parvenir à quantifier l'extraordinaire impression de puissance que son corps dégage sur la piste. Leur exposé est aussi l'occasion de distiller leurs théories sur ce qui est « génétiquement sain ». L'année précédente, dans L'exercice et la constitution physique (Écrits sur l'hérédité et l'eugénisme), Jänsch avait déjà tenté de décrire le physique du sprinteur type. Précisément le préjugé que Montague Cobb tente de déconstruire. L'anthropologue sera le premier en 1947 à parler de « gène athlétique »(5), justement pour dire qu'il n'existe pas. Plus d'un demi-siècle plus tard, les scientifiques ne mesurent plus la taille des os et des muscles, mais le patrimoine génétique, sans davantage de succès.
En attendant, The Afro-American enquête sur l'arbre généalogique de la famille Owens. On apprend que la mère a du sang indien et que le père battait à la course tous les autres enfants du quartier. S'il a transmis le gène de la vitesse, ce ne serait probablement pas à Jesse mais plutôt à Sylvester, le plus rapide de la fratrie, qui n'eut jamais l'occasion de s'entraîner, obligé de quitter le Lycée pour travailler. L'entraînement : la clé de la réussite selon Cobb. Et aussi selon Larry Snyder, le coach de Jesse Owens, dont les méthodes sont en partie publiées dans Der Sprint de Toni Nett en 1969. Certes, son protégé est doté d'« une réserve de détente à la fois innée et acquise », qui lui a permis de sauter 1 m 98 en hauteur (en rouleau ventral) sans préparation. Mais il s'est surtout astreint à un travail de condition physique qui lui aurait permis de briller sur 400 m, ses courses à l'entraînement ont toujours fait au minimum 50 m et n'ont jamais excédé 300 yards (275 m). Une attention particulière est portée sur le système nerveux et le relâchement : « Ses 74 kg lui donnait de la puissance, pourtant il n'était pas capable de rester penché durant toute la course pour en tirer le meilleur profit. Il avait une grâce facile qui n'a jamais été surpassée. Il ne tapait pas le sol. Il caressait la surface. On avait l'impression que la piste se déroulait rapidement sous ses pieds. » Malgré tout, rétrospectivement Snyder est persuadé que l'homme le plus rapide du monde en 1936, c'était Ralph Metcalfe, le rival, trop souvent blessé. Owens, lui, a eu l'intelligence de profiter des conditions climatiques défavorables à Berlin. Dans un entretien à la radio allemande avant la compétition, le futur quadruple champion olympique explique sa stratégie : « Le plus gros de la préparation est passée. La pluie va en quelque sorte nous aider car les gars ont tendance à travailler un peu trop, et je crois qu'elle va nous obliger à alléger l'entraînement. »
Par ses exploits sportifs, un seul homme en une semaine a fait autant avancer la cause interraciale que des groupes d'activistes en plusieurs années. Il devient l'idole de plusieurs générations de sportifs de toutes origines. Pourtant, la presse américaine est embarrassée par les déclarations d'Owens qui semble avoir traversé ces Jeux avec une espèce d'innocence ou de naïveté. Lorsqu'on évoque l'attitude d'Hitler qui aurait refusé de serrer la main aux champions de couleur, le héros dit à The Afro-American (29 août) : « Je pense que les journalistes ont eu le mauvais goût de critiquer l'homme du moment en Allemagne. » Le même journal rapporte les propos de sa femme Minnie Ruth (5 septembre) : « (Jesse) pense que beaucoup des critiques envers Hitler sont injustes et l'a même félicité, disant que le dictateur ne pouvait pas avoir entièrement tort, vu que tout est si bien organisé et propre et le peuple allemand si content. » Poussé dans ses retranchements, Owens finit par se montrer un poil critique envers Hitler et Avery Bundage, qui vient de le destituer de son statut d'athlète amateur, précipitant ainsi la fin de sa carrière : « Tous les deux sont convenables. C'est juste leurs politiques qui sont douteuses. » Complaisance coupable ou bien dénonciation indirecte de l'Amérique de Roosevelt ? Owens dira que c'est bien Roosevelt, et non Hitler, qui l'a snobé après ses titres. Le mystère demeure, heureusement peut-être, autour des raisons du talent d'un jeune américain devenu héros malgré lui, et dont la vie, pour paraphraser Maupassant, ne fut jamais si bonne ni si mauvaise qu'on croit. 

 
NOTES
 
(1) " Croissance fétale de l'homme et d'autres primates " (The Quarterly Review of Biology, 1926).
(2) " Dimensions du corps, blancs et noirs américains des deux sexes " (American Journal of Physical Anthropology, 1928).
(3) " Race et coureurs " (The Journal of Health and Physical Education, 1936).
(4) " La science favorise-t-elle les athlètes noirs ? " (Negro Digest, 1947).
(5) Magazine officiel de l'association nationale pour l'avancement des gens de couleur.
 

Titre original : « Athlétisme : Jesse Owens, un héros malgré lui » 

Source : Le Monde.fr‎ ‎12‎ ‎septembre‎ ‎2013

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