Samir
Amin : La seule et véritable raison est que
Morsi était rejeté par le peuple égyptien. La preuve en est donnée par la
campagne de signature de Tamaroud qui avait réuni, avant le 30 juin, vingt-six
millions de signatures demandant le départ de Morsi. Ces signatures n’ont pas
été ramassées n’importe comment. Elles représentent un chiffre vrai. La
manifestation du 30 juin était bel et bien attendue. Seulement, elle a dépassé
tout ce qu’on pouvait imaginer. Les chiffres indiquent que dans toute l’Egypte,
et non seulement à la place Tahrir, il y avait trente-trois millions de
manifestants, le 30 juin. Pour un pays de 85 millions, si vous retirez les
enfants, qui sont très nombreux, et les quelques vieillards qui sont moins
nombreux, cela représente pratiquement tout le pays. Face à cela, évidemment,
le commandement de l’armée a été très sage ; il a déposé Morsi et confié la présidence
intérimaire à qui de droit, c’est-à-dire au président du Conseil
constitutionnel, Adli Mansour, qui est un juge, mais pas un juge
révolutionnaire ; c’est un homme conservateur, connu pour être parfaitement
honnête et démocrate. C’est la seule raison. Il n’y en a pas d’autres.
Quand on dit que l’armée en a profité pour
faire un coup d’Etat, je dirai que si l’armée n’était pas intervenue, cela
n’aurait pas été une bonne chose qu’on continue à voir Morsi qui se comportait
comme un brigand et sans aucun respect des règles les plus élémentaires de la
démocratie. Ayant armé des milices de Frères musulmans, ce n’était pas
acceptable. L’alternative, c’est-à-dire la non-déposition de Morsi, n’aurait
pas été acceptable non plus. Je dois ajouter – tout le monde le sait en Egypte,
et c’est dit aujourd’hui avec beaucoup de force – que l’élection qui avait
porté les Frères musulmans et Morsi au pouvoir a été une fraude gigantesque.
Une fantastique fraude sur la fabrication des listes électorales, où les Frères
musulmans se sont inventé neuf millions de voix supplémentaires.
D’où tenez-vous ces chiffres ?
Tout le monde le sait en Egypte. Et la
preuve va être donnée par la justice bientôt. Nous ne l’avions pas appris hier
; nous le savions au lendemain de l’élection déjà. Nous connaissons des
quantités d’exemples dans lesquels un même Frère musulman avait cinq cartes
électorales, avec le même nom et inscrit dans cinq bureaux de vote dans des
quartiers voisins. Et comme de surcroît cet électeur détenait les pouvoirs
donnés par sa femme, ses enfants adultes ainsi que sa grand-mère, il pouvait
voter cinq fois pour dix personnes. C’est comme cela que les choses se sont
passées. D’autre part, les milices des Frères musulmans ont occupé les bureaux
de vote et se sont donné, à eux seuls, le droit de voter et ont empêché, avec
leur foule, les autres de voter, à tel point que les juges égyptiens qui
généralement surveillent les élections et qui ne sont pas – je le dis encore
une fois – des révolutionnaires, ont refusé en masse d’entériner ces élections.
Le président de la commission électorale qui était un Frère musulman, par ordre
de Morsi, a déclaré Morsi gagnant avant même que le dépouillement fût terminé.
L’ambassade des Etats-Unis a proclamé Morsi vainqueur d’élections «démocratiques»
et, évidemment, trois minutes après, les ambassades de Grande-Bretagne, de
France et des autres pays européens ont suivi. La commission des soi-disant
observateurs étrangers, principalement des Européens, a entériné ces
élections-farce. Le régime ne bénéficiait, donc, d’aucune légitimité.
Cependant, le fait qu’ils aient exercé le pouvoir pendant un an fut bien, parce
qu’ils ont montré leur vrai visage. Ils ont poursuivi la même politique
néolibérale que celle de Moubarak, dans une version encore plus brutale à
l’égard des classes populaires et, d’autre part, ils ont violé toutes les
règles les plus élémentaires de la démocratie. C’est pour cela que cette
déposition n’est pas un coup d’Etat militaire et c’est pourquoi cette
déposition et la chute de Morsi est une victoire du peuple égyptien. Cela va de
soi que ce n’est pas une victoire finale. C’est une étape dans une longue
bataille politique qui va continuer des mois, voire des années.
Avec
les graves débordements qui ont suivi la destitution de Morsi, pensez-vous que
l’Egypte s’achemine vers une guerre civile ?
Il
n’y a pas de guerre civile et il n’y a pas de danger de guerre civile (en
Egypte). Il y a eu trente-trois millions de manifestants au Caire contre Morsi,
lequel avait le pouvoir de l’Etat et les milliards de dollars du Golfe.
Seulement, il n’a même pas pu mobiliser deux millions de partisans. On parle de
danger de guerre civile quand l’opinion est véritablement divisée et partagée.
Ce n’est pas le cas en Egypte. Ce qu’il y a, par contre, ce sont des actions
terroristes. En Egypte, tout le monde sait que les Frères musulmans sont au
nombre de cinq cent mille à six cent mille. Parmi eux, il y a une centaine de
milliers qui est armée. Ce sont ceux-là qui peuvent créer des troubles, non une
guerre civile. D’ailleurs, dans les manifestations populaires, ceux qui
arrêtent les Frères musulmans et les battent à plate couture, ce ne sont pas
les forces policières, mais plutôt les manifestants eux-mêmes. Dans le quartier
de Boulaq, quand une manifestation des Frères musulmans a voulu, le 30 juin, se
déplacer, ce sont les gens de Boulaq qui leur ont barré la route et qui les ont
véritablement, à coups de pierres, repoussés. Morsi avait menacé : «Si on me
destitue, je vous promets la guerre civile !» Il n’y en aura pas. Les médias
occidentaux, hélas !, répètent de leur côté : «L’Egypte est divisée.» Si nous
voyions en France vingt millions de manifestants contre le Front National et
cinq cent mille pour, dirait-on que l’opinion est divisée ? C’est grotesque de
parler d’opinion divisée en Egypte et de risque de guerre civile. Concernant
ces groupes djihadistes, ils viennent de deux endroits. De l’ouest de la Libye.
Depuis que les pays occidentaux ont «libéré» la Libye et l’ont détruite, ce
pays, aux mains de seigneurs de la guerre, est devenu la base de tout ce qu’on
veut. D’ailleurs, les actions contre le Mali et l’Algérie sont venues de Libye.
De la même manière, l’armée vient d’arrêter dans le désert occidental un groupe
djihadiste venu de Libye, armé de missiles sol-sol. Alors, évidemment, avec
cela, ils peuvent créer des incidents relativement graves. L’autre source
d’attaque des djihadistes est le Sinaï. Parce que les accords malheureux, dits
de paix entre l’Egypte et Israël interdisent une installation importante de
l’armée égyptienne au Sinaï, elle a droit – je ne sais plus – à sept cents
hommes, portés peut-être à deux mille. Ceci est un chiffre très petit pour une
province désertique aussi vaste et montagneuse de surcroît. C’est un peu comme l’Adrar
des Ifoghas. Venus avec le soutien financier de certains pays du Golfe et avec
la tolérance – pour le moins qu’on puisse dire – d’Israël, ces groupes ont une
existence au Sinaï. Ils l’ont d’ailleurs démontré immédiatement par une
démonstration violente à Al-Arich, qui est la capitale du nord du Sinaï.
Vous
venez de parler des groupes djihadistes. Sachant le caractère transnational de
la violence salafiste, pensez-vous que l’armée égyptienne a les moyens d’y
faire face ?
Nous,
en Egypte, sommes comme vous en Algérie. L’islam politique n’a pas disparu. Il
est un peu derrière nous parce qu’il a démontré sa vraie face. Chez vous, il a
coûté 100 000 personnes assassinées par les terroristes. Et l’armée algérienne
a fini par avoir raison d’eux. En Egypte, ça n’a coûté qu’un pouvoir civil
d’une année, mais désormais l’opinion est très claire en Egypte. Bien sûr, la
grande masse des Egyptiens, comme des Algériens, restent des musulmans croyants
et même les coptes chrétiens en Egypte sont généralement croyants. Cependant,
ils ne croient plus du tout à l’islam politique. Ce que nous entendons dans les
rues du Caire – j’y étais récemment – sans arrêt, c’est : «Ihna mouch ayzin
islam el baqala» «nous refusons l’islam d’épicerie». Mais, évidemment, il reste
que nous sommes dans une société comme la vôtre, où il y a encore des gens qui
n’ont pas encore compris. Et il y a, malheureusement, une base objective avec
la misère et le désœuvrement des recrutements possibles. D’autant qu’ils
peuvent recruter ailleurs, comme ce qui se passe en Syrie, où nous savons que
tous ces groupes islamistes ne sont pas syriens et qu’il y a beaucoup de
Tunisiens, d’Egyptiens, d’Afghans et de Turcs. De la même manière, ils peuvent
toujours opérer. Je fais confiance aux forces de l’armée égyptienne qui sont
capables de faire face avec succès à ces menaces, parce que, même si dans le
haut commandement, certains peut-être qui ont été des alliés des islamistes ou
qui avaient fait des calculs d’alliance avec eux dans le passé existent, une grande
partie des officiers égyptiens sont avec le peuple égyptien contre Morsi. Pour
ce qui est des moyens face à ce genre de situations, il n’est pas facile
d’éradiquer d’un coup, d’autant, comme je le disais, qu’ils ont des bases
objectives en Libye et dans les pays du Golfe.
Les
médias évoquent un deal conclu entre Morsi et les Américains qui
consistait à céder 40% des territoires du Sinaï aux réfugiés palestiniens. En
contrepartie, les Frères musulmans auraient empoché huit milliards de dollars.
Qu’en est-il réellement ?
Oui,
cette information est exacte. Il y avait un deal entre Morsi, les
Américains, les Israéliens et les acolytes riches des Frères musulmans de Hamas
à Ghaza. Les Etats-Unis ont soutenu Morsi jusqu’au bout, comme ils ont soutenu
Moubarak. Mais les pouvoirs politiques aux Etats-Unis sont, comme partout,
réalistes. Quand une carte ne peut plus être jouée, ils l’abandonnent. Le
projet de Morsi était de vendre 40% du Sinaï à des prix insignifiants non pas
au peuple de Ghaza, mais aux richissimes Palestiniens de ce territoire, qui
auraient fait venir des travailleurs de là-bas. C’était un plan israélien pour
faciliter leur tâche d’expulsion des Palestiniens, en commençant par ceux de
Ghaza vers le Sinaï d’Egypte de manière à pouvoir coloniser davantage et plus
aisément ce qui reste de la Palestine, encore arabe de par sa population. Ce
projet israélien a reçu l’approbation des Etats-Unis et, de ce fait, celle de
Morsi également. Sa mise en œuvre avait commencé. L’armée est entrée en jeu et
a réagi de manière patriotique, ce qui est tout à fait à son honneur, et a dit
: «On ne peut pas vendre le Sinaï à quiconque, fussent-ils des Palestiniens et
faciliter le plan israélien.» C’est à ce moment-là que l’armée est rentrée en
conflit avec Morsi et les Américains
Selon
une étude récente, une gigantesque vague d’émigration d’Egyptiens aurait lieu
vers les pays du Maghreb, dans les mois à venir. Y a-t-il des signes
avant-coureurs d’un tel scénario ?
Je
ne sais pas d’où vient cette information. Il y a une pression migratoire très
forte en Egypte comme dans tout autre pays arabe. En Egypte, il y a un chômage
et une pauvreté qui sont énormes. Par conséquent, beaucoup de gens, surtout
parmi les jeunes, mais pas seulement parmi les jeunes, quand ils ont l’occasion
et la possibilité d’émigrer, partent n’importe où. Ils préfèrent par contre
émigrer en Europe. Maintenant, les pays du Golfe, l’Irak et la Libye leur sont
pratiquement fermés. Quant à la destination vers le Maghreb, je n’ai jamais
entendu cette nouvelle et je ne sais pas ce que vaut cette étude.
Interview
réalisée par Mohamed El-Ghazi
http://histoireetsociete.wordpress.com/2013/07/26/samir-amin-a-algeriepatriotique-oui-morsi-et-les-freres-musulmans-allaient-ceder-40-du-sinai/
Source : Algeriepatriotique 26
juillet 2013
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