mercredi 28 février 2018

Qu’est-ce qu’un homme d’Etat ? Par Manuel de Diéguez

M. de Diéguez

La pesée de l'homme d'Etat ne fait pas partie de la culture politique des démocraties. La IIIe et la IVe République ne se sont pas posé la question, mais la seconde guerre mondiale a commencé de la laisser paraître en Angleterre, parce qu'un Attlee a succédé à un Churchill. Puis la Ve République l'a fait germer dans l'ombre, du fait que, depuis 1945, la mainmise de l'Amérique sur l'Europe l'a rendue visible aux connaisseurs. En 2011, les Italiens se croient libres, alors qu'ils sont dirigés par un Berlusconi et que leur pays demeure occupé par cent trente-sept bases militaires américaines, lesquelles ne cessent, de surcroît, de se renforcer et de s'étendre; de même, les Allemands se croient libres en raison de la prospérité de leur commerce, alors que leur territoire se trouve quadrillé depuis plus de soixante ans par deux cents places fortes de l'étranger incrustées à perpétuité sur leur sol.
La question est donc de savoir comment parler de la liberté démocratique à des peuples qui se ruent dans la servitude à chanter des cantiques à la gloire de leur démocratie. Mais si l'homme d'Etat tente de s'adresser aux vrais défenseurs de la liberté des nations et des peuples, afin de les initier à la solidité du jugement que réclame la réflexion sur l'indépendance des Etats, on criera à la tyrannie, parce que les seules formes du despotisme que comprend l'ensemble d'une population est celle que les contraintes de la vie quotidienne ont forgées dans les têtes : personne ne sait gré à M. Poutine d'avoir redonné à la Russie la propriété des immenses richesses de son sous-sol, personne ne sait gré au Général de Gaulle d'avoir libéré le territoire national des troupes étrangères dont les campements avaient succédé à ceux de Hitler et qui occupent encore l'Europe entière vingt-deux ans après la chute de Berlin.
Mais alors, pourquoi l'homme d'Etat ne combat-il pas sur deux fronts et avec autant d'énergie sur l'un et sur l'autre ? Pourquoi Mme Bonnaire, la veuve de Sakharov, qui vient de mourir aux Etats-Unis, n'a-t-elle jamais dit que le nouveau maître se félicite de ce que les défenseurs d'une liberté démocratique soi-disant universelle renforce l'empire de leur souverain et l'aident à entasser les récoltes de sa victoire ?
Mais la Ve République est devenue, sans encore le savoir, le laboratoire mondial dans lequel la réflexion des démocraties sur l'homme d'Etat mûrit en secret et en silence, afin que naisse l'Etat que notre siècle attend, le défenseur des deux libertés, celle des hommes et celle des nations.

1- Sur les traces d'une définition de l'homme d'Etat
Depuis plus de quarante ans, l'opinion publique se pose jour après jour, mais encore inconsciemment, la question qui brillera longtemps encore par son absence dans les manuels d'instruction civique du monde entier et au sein de tous les ministères de l'éducation nationale de la planète ; car aucun Etat ne songe un seul instant à inscrire au programme de l'instruction publique des démocraties la question de l'initiation de la jeunesse au fondement de la politique mondiale, celle de savoir ce qu'est un homme d'Etat. Mais si l'histoire ne se lit vraiment qu'avec les lunettes des Périclès, que valent les livres d'histoire dans lesquels nos enfants mémorisent le livre d'heures de leur pays et que devons-nous penser de la politique d'une nation dont les citoyens ignorent le pilotage des évènements et la signification des erreurs de navigation ou des fausses manœuvres du capitaine ?
Mais s'il en est ainsi de nos chronométreurs du destin du monde, la carence dont souffre la science du passé, du présent et de l'avenir s'étendra également à d'autres champs du savoir. Jusque dans nos villages, on enseignera les grands auteurs sur les bancs des écoles, mais on oubliera que l'art de réfléchir se forge sur l'enclume de la pensée et que la pensée est l'apprentissage d'un vrai regard sur l'homme et sur le monde. Les alexandrins de Boileau : « Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage ; Polissez-le sans cesse, et le repolissez » n'ont de sens que si la pensée est un couteau que seule la plume enseigne à aiguiser. Si l'on ne sait pas ce qu'il en est de l'art d'écrire, faute d'avoir lu les versions successives des romans de Balzac ou les vingt-neuf rédactions successives de La jeune Parque de Valéry, comment apprendrait-on la science politique qui fait la grandeur de l'homme d'Etat ? Mais alors, comment se fait-il que les Français se disent déjà que M. Nicolas Sarkozy n'a pas les yeux de l'homme d'Etat ? Les peuples sauraient-ils d'instinct ce qu'il en est du globe oculaire du génie politique, puisqu'ils reconnaissent sans difficulté les aveugles, les muets et les sourds ? Nenni ; car si vous mettez un chimiste à la place d'un physicien, cela se verra sans que vous sachiez un mot de la chimie et de la physique.
C'est ainsi que les Français voient clair comme le jour les erreurs ou les fautes que M. Nicolas Sarkozy commet sur la scène du monde. Ce sont des instituteurs dont le crayon souligne d'un trait les mots orthographiés de travers des enfants, mais seulement parce qu'ils observent combien cet homme se livre à une tout autre activité qu'à celle de l'homme d'Etat. Quand il courait en culotte courte sur les grands chemins ou tentait de hisser son fils de vingt ans à la tête de l'EPAD, ou fêtait au Fouquet's sa victoire dans les urnes ou sur le yacht d'un riche ami, les Français se disaient seulement qu'un horloger n'est pas un boulanger et qu'un laboureur n'est pas un cordonnier. Si vous vous trompez d'établi, ne vous y asseyez pas, cherchez le vôtre.

2 - Le théâtre du monde
Mais alors, le regard d'aigle des peuples ira-t-il jusqu'à apercevoir l'homme d'Etat dans l'enceinte qui lui appartient en propre et fera-t-il un tri judicieux entre les comportements adéquats à la fonction de l'homme d'Etat et celles qui jureront avec la dignité que le suffrage universel aura accordé à sa vocation ? Exemple : l'homme d'Etat n'offensera pas une nation de quatre-vingt millions d'habitants pour les beaux yeux d'une belle acoquinée avec un gangster et un preneur d'otages ; l'homme d'Etat ne mettra pas sa nation sur les dents pour libérer des infirmières bulgares ; l'homme d'Etat ne jouera pas à Zorro pour enlever une reine des Amazones égarée dans la brousse colombienne. Quant aux magiciens du sacré dont l'ardeur à faire tourner leurs moulins à prière défie la République de la raison, quelle est la place de l'homme d'Etat dans une civilisation de la pensée rationnelle ?
Car du seul fait que la démocratie athénienne est née du combat des navigateurs et des marchands contre l'aristocratie terrienne et ses dieux, ce régime politique s'est progressivement mondialisés à l'école d'une apologie de la « vertu » et de la moralité publique attachée à la pauvreté des élites citoyennes. La République romaine, puis les démocraties modernes ont d'autant plus aisément trouvé leur légitimation dans le culte conjoint de l'honnêteté et de la frugalité que le progrès des savoirs assurés étendait la loyauté, la bonne foi et la rigueur morale aux armes de la raison expérimentale, et donc de la logique scientifique.
L'homme d'Etat de type démocratique est donc une sorte de moraliste de la politique, donc de directeur de conscience, donc de confesseur, et cela du seul fait que le tyran est non seulement un personnage immoral, mais un acteur irrationnel et barbare de l'histoire du monde. Mais jusqu'à quel point l'homme d'Etat élu au suffrage universel est-il le défenseur d'une éthique, alors que le réalisme politique, donc l'efficacité dans l'action, se pèse sur la balance de la force, de sorte que seul un Etat puissant se trouvera en mesure de faire valoir les droits de la morale dans le monde entier, tandis que les petits Etats se verront condamnés à la lâcheté politique − sinon, ils se trouveront vertement rabroués par leur maître supposé vertueux par définition et à proportion du nombre de ses soldats ; et ils perdront jusqu'au peu de crédit que seule leur docilité leur accordait.
Il faut donc peser l'homme d'Etat moderne à la fois sur la balance de la musculature de sa nation et sur celle de son autorité morale, les deux magistratures se révélant toujours parallèles aux yeux du tribunal de l'histoire. A quel instant la rencontre malheureuse entre la faiblesse morale et la faiblesse politique d'un homme d'Etat l'éjectera-t-elle de l'arène du temps ? Pour le comprendre, il faut se souvenir de ce que le rang d'homme d'Etat n'est pas réservé aux chefs d'Etat, quel que soit le régime politique d'une nation. Les rois d'Espagne, de Suède ou du Danemark ne sont pas des hommes d'Etat au sens propre, parce que leur pouvoir demeure de l'ordre de la représentation officielle de leur rang, donc fort loin de l'autorité qui s'attache à la direction effective d'un peuple sur le théâtre du monde. A ce titre, les présidents de la IIIe et de la IVe République n'étaient pas davantage des hommes d'Etat en exercice que la reine d'Angleterre ou le Président de la république Italienne.
Mais il se trouve que les nations sont des acteurs en représentation et qu'à ce titre, elles exercent des responsabilités sur les planches d'un théâtre. Leur rôle est donc lié à des cérémonies publiques utiles ou nécessaires à la mise en évidence solennelle ou à l'étalage tapageur des prérogatives attachées à leur miroitement sur la scène du monde. Mais, à l'inverse, on peut se révéler homme d'Etat à un rang subordonné à celui d'un chef d'Etat. Louis XVIII et Napoléon reconnaissaient la stature d'homme d'Etat de Talleyrand, Henri IV de Sully, Louis XIV de Colbert, le Général de Gaulle de Pierre Mendès France.

3 - Qu'est-ce que le génie ?
Mais alors, de quelle profondeur sera-t-il, le fossé qui séparera l'action rêvée de l'action réalisable, celle dont dépendra la stature d'un homme d'Etat ? Bolivar n'a pu que rêver de l'union politique des Etats du continent sud-américain, et pourtant, nul ne lui retirera le titre d'homme d'Etat. Le Général de Gaulle n'a pu que rêver d'une civilisation européenne qui échapperait au rôle de sous-traitant des Etats-Unis et qui relèverait le défi de se placer au cœur de l'avenir et de l'élan communs à la Russie, à la Chine, au monde arabe, à l'Afrique et à l'Amérique du Sud. Et pourtant, son échec même illustre la définition du véritable homme d'Etat, parce que si vous déposez sur l'un des plateaux de la balance de l'histoire le résistant, le fondateur de la Ve République, l'anthropologue de la politique théologique, donc fascinatoire, de la dissuasion atomique et sur l'autre l'ampleur et la justesse d'esprit du visionnaire de génie, vous trouverez le secret de l'homme d'Etat dans un certain équilibre entre le réalisme et le songe. Mais ce type d'acteur du monde n'est pas un rêveur : c'est toujours le réel qu'il regarde bien en face et sans jamais se dérober au spectacle − et comme il dispose d'une capacité visuelle supérieure à celle de ses concitoyens, on se le représente souvent sous les traits du prophète, alors que les prophètes ne sont pas non plus les signataires d'un pacte avec le rêve pour le rêve : l'avenir réel du monde se lit dans un livre grand ouvert à leur raison.
La réflexion sur le grand homme d'Etat conduit donc à la définition du génie dans tous les ordres : quel est l'inventeur qui ne se fait pas du réel le levier de son rêve et vice versa ? Chateaubriand écrit que le poète est un « cerveau de glace dans une âme de feu ». C'est dire que l'homme d'Etat sera le prophète glacé de sa vision. Mais jeter un pont entre le monde et le songe vous relègue parmi les sauvages. Il est intéressant que la réflexion des philosophes sur le génie ait commencé au XVIIIe siècle seulement, avec le « bon sauvage » de Rousseau et avec les premiers pas du romantisme. « Le génie est naturellement sauvage ; il perd de son énergie et de sa force à mesure qu'il s'apprivoise », écrit le baron de Grimm.

4 - La Ve République et l'avenir des sciences humaines
Mais si Ve République est née du cerveau du Général de Gaulle, qu'en est-il du type d'homme politique que la France appelle désormais à sa tête ? En vérité, la situation de notre nation est solitaire, donc dangereuse. Aussi, la constitution du pays n'a-t-elle cessé de se trouver modifiée afin de la soumettre aux contraintes de la médiocrité démocratique. Il a fallu raccourcir la durée du mandat présidentiel afin de remédier au déhanchement et même à la bancalité qui résultait de ce que les élections législatives se révélaient le théâtre de la revanche de l'infirmité parlementaire ; et il a fallu maintenir l'antériorité de l'élection du chef de l'Etat sur celle des députés, dans l'espoir que le peuple se montrerait suffisamment cohérent pour donner une majorité au chef d'Etat digne de ce nom qu'il aura porté au pouvoir.
Mais avec M. Nicolas Sarkozy il a été démontré que le suffrage universel peut aisément se trouver acheté par la mainmise d'un démagogue sur le parti d'un Président fatigué, puis sur la presse et les médias, qu'on peut rendre complaisants aux ambitions d'un candidat au langage familier, puis sur une gauche ensevelie sous les ruines de l'utopie marxiste, puis sur une extrême-droite désespérément en quête du Graal d'une identité nationale fidèle aux principes de 1789. C'est dans ce contexte qu'il faut analyser l'évolution de la notion de chef d'Etat.
Le premier timonier que le verdict du destin a mis à la manœuvre, M. Georges Pompidou, n'a pas eu le temps de donner la mesure de ses talents, non seulement en raison de la maladie qui allait l'emporter, mais parce que la postérité de l'homme du 18 juin s'est trouvée ternie par la répression de l'insurrection de mai 1968 : un ministre de l'intérieur trop zélé, M. Marcelin, a mené la répression au mépris des règlements de police en usage par temps calme et les Parisiens ont retrouvé l'atmosphère de la milice sous l'occupation.
Helléniste, lauréat du concours général, auteur d'une anthologie de la poésie française, Georges Pompidou fut le président le plus cultivé de la nouvelle République. Mais le visionnaire de l'Europe et du monde avait gravé son septennat d'un sceau trop lourd à porter. Déjà l'effigie du général se changeait en statue du commandeur ; déjà la conscience politique de la nation commençait de s'incarner en une chair et un corps symboliques, tandis que le Royaume-Uni parvenait à faire sauter le verrou gaullien qui lui avait fermé les portes du Vieux Continent. Quarante ans plus tard, il est intéressant de relire les ferventes professions de foi qui avaient permis à l'Angleterre de l'époque d'entrer en Europe.

5 - M. Giscard d'Estaing
Le premier slogan du successeur de Georges Pompidou fut de tenter de prendre le contrepied de la définition de la grandeur des Etats et des nations : les personnages centraux de l'histoire du monde ne seront plus la France, l'Angleterre, l'Allemagne, mais les Français, les Anglais, les Allemands. Cette stratégie présentait un double avantage, mais momentané et trompeur. En premier lieu, on rappelait, certes, que, depuis 1789, les peuples occupent le premier rang dans le cortège des acteurs de l'histoire. En second lieu, la légende d'Henri IV et de sa fameuse « poule au pot » divise la gloire des rois eux-mêmes entre leurs exploits sur la scène internationale et leurs prouesses champêtres : si labourage et pâturage sont les mamelles de la France, le génie politique se réduira à une surintendance bienfaisante.
Il se trouve seulement que l'édit de Nantes coupait l'encéphale de l'Etat et de la population en deux parties ; il se trouve seulement que la querelle des théologiens de l'époque rendait schizoïde le sacrifice sanglant des chrétiens et faisait de l'autel espagnol le coadjuteur de la monarchie hégémonique de la planète ; il se trouve seulement qu'il est difficile de régner sur un royaume bicéphale ; il se trouve seulement que la question du fonctionnement dichotomique des neurones du cerveau religieux de la France du XVIIe siècle domine l'histoire du monde depuis que le siècle des Lumières a laissé inexpliqué l'animal qui sécrète des dieux et leur immole des victimes ; il se trouve seulement que le XXIe siècle soulève la question du dédoublement de la boîte osseuse des descendants d'un primate à fourrure ; il se trouve seulement que M. Giscard d'Estaing n'a pas vu débarquer cette aporie anthropologique dans l'histoire universelle des idoles ; il se trouve seulement que la dimension internationale de la politique faisait débarquer la postérité du Général de Gaulle dans le « Connais-toi » de demain.

6 - L'homme d'Etat entre Voltaire et Pascal
Dès 1974, la collision entre le monde arabe et Israël entrait dans une étape décisive et M. Giscard d'Estaing l'ignorait, ce qui nous aidera à progresser quelque peu dans la définition de l'homme d'Etat. Car la France doit de grandes réformes à ce président : il a donné une impulsion nouvelle et féconde au Centre national des Lettres ; on lui doit le Musée d'Orsay ; il a réformé et rendu plus adulte la législation sur le divorce, légalisé l'avortement et fait cesser le contrôle policier de l'identité des voyageurs dans les hôtels − mais il a également banalisé le langage du droit et réduit les écrivains au rang de salariés de leurs éditeurs. Sur la scène internationale, on lui doit le lancement de la monnaie unique européenne aux côtés de Helmut Schmidt, le resserrement exemplaire des liens entre la France et l'Allemagne, la poursuite de la diplomatie gaullienne d'ouverture de l'Europe en direction des pays émergents. Si tant de mérites dépassent le labourage et le pâturage de la politique, que manque-t-il donc à M. Giscard d'Estaing pour qu'il acquît la stature d'un grand homme l'Etat ?
La réponse a été formulée en une ligne par l'un de ses amis, l'éditorialiste du Figaro de l'époque, M. Raymond Aron. Comment le penseur auquel on doit l'Introduction à la philosophie de l'histoire se serait-il trompé dans le laconisme de son diagnostic ? Voici son verdict dans toute sa concision : « Il ne sait pas que l'histoire est tragique ». Qu'est-ce que cela signifie ? Pourquoi faut-il savoir que l'histoire est tragique pour entrer dans une réflexion anthropologique sur l'homme d'Etat ?
C'est qu'un vrai regard sur le tragique est nécessairement pessimiste et que l'optimisme est tellement le signe d'une superficialité irrémédiable de l'esprit que Voltaire a baptisé Candide le porte-bannière universel de l'optimisme simio-humain. De plus, le pessimisme pascalien se révèle à ce point connaturel à la profondeur d'esprit propre à la philosophie et à elle seule depuis Platon que le Candide de Voltaire est un brûlot nommément dirigé contre le philosophe le plus optimiste de l'époque, Leibniz, qui ne s'est pas seulement donné le ridicule immortel de professer l'optimisme, mais qui en a élaboré toute la théorie à l'école du délire théologique assurément le plus confondant que connaisse le genre humain, celui du mythe d'une « main invisible » du ciel observable au sein des nations et dans l'économie mondiale.
Imaginez un instant ce que le Général de Gaulle aurait expliqué à M. Giscard d'Estaing en 1974. En ce temps-là les Palestiniens chassés de leurs terres depuis 1947 commençaient de devenir lucides au point que leur pessimisme les conduisait à organiser la résistance. Ils comprenaient que, peu à peu, les exactions et l'oppression que le peuple hébreu leur faisait subir exaspèreraient l'opinion mondiale. Certes, ils ne savaient pas que les armées de Jahvé allaient attaquer, encercler et affamer une ville d'un million sept cent mille habitants ; ils ignoraient qu'une flottille de la paix courrait au secours des assiégés ; ils ignoraient que le peuple hébreu ferait un massacre parmi les secouristes ; ils ignoraient que le président des Etats-Unis flotterait comme une feuille au vent de l'histoire, parce qu'il lui fallait l'argent de la communauté juive de son pays, pour se trouver reconduit pour quatre ans dans sa charge ; ils ignoraient que l'enfantement d'un Etat palestinien microscopique et désarmé ne résoudrait en rien la difficulté ; ils ignoraient que le prétendu droit, pour un peuple, de s'installer sur une terre qui lui aurait été accordée par une vieille idole ferait débarquer la science de la pesée du cerveau des évadés de la zoologie dans la géopolitique du XXIe siècle. Mais si tout cela avait été exposé à M. Giscard d'Estaing, il aurait pris son interlocuteur pour un pessimiste invétéré, tellement le spectacle du tragique de l'histoire du monde demeure ahurissant, incongru et absurde aux yeux des optimistes de naissance.

7 - Le trottinement de la dialectique se poursuit
Mais supposez maintenant que le Général de Gaulle aurait continué de dérouler le fil de la logique de l'histoire que les philosophes appellent la dialectique et qu'il aurait averti son élégant successeur de ce que les communautés juives du monde entier entreraient dans cette controverse ; supposez que, de la théologie argumenteuse, elles passeraient à l'offensive religieuse en armes ; supposez que la planète entière se verrait entraînée dans une dispute moyenâgeuse sur le statut d'une terre soi-disant accordée par un Zeus de l'antiquité à un peuple du XXIe siècle ; supposez que les gènes et les chromosomes des nations ne changeraient pas d'un iota au cours des générations ; supposez que la démocratie mondiale aurait le choix de capituler devant une divinité attachée à ses lopins ou de soutenir la validité scientifique des principes, certes euphoriques en diable de 1789 ; supposez qu'une scission planétaire de la boîte osseuse du genre humain creuserait son sillon sur notre astéroïde ; supposez que la crainte d'une apocalypse atomique pousserait dans les reins les sciences humaines embryonnaires et titubantes du début du IIIe millénaire. Si tout cela arrivait, pensez-vous que la question de la nature et du statut psychobiologique de l'homme d'Etat commencerait de se frayer un chemin dans l'encéphale des classes dirigeantes de la démocratie mondiale ou qu'elles persévèreraient à s'éclairer à la bougie ?
Car, en 1974, l'attentat de Munich datait de deux ans déjà et M. Giscard d'Estaing avoue, dans ses Mémoires, son embarras face à M. Henry Kissinger, ministre des affaires étrangères des Etats-Unis, parce qu'il n'avait jamais entendu parler de la Palestine et des Palestiniens au cours de son passage aux affaires aux côtés du Général et qu'il était parvenu, non sans peine, à cacher tout au long de l'entretien son ignorance à son brillant interlocuteur. Voilà qui démontre aux philosophes que la notion d'intelligence se trouve encore dans l'enfance, parce que nous faisons allégeance en une sorte de raison universelle et polyvalente, alors que nos cerveaux se répartissent bien davantage que les légumes ne se partagent entre les radis, les poireaux, les tomates, les concombres, les pommes de terre et les artichauts. Essayez d'initier un poète aux fondements de la physique mathématique ou un chimiste à la géométrie trans-euclidienne, et vous découvrirez que la question du statut de l'homme d'Etat est la plus heuristique qui soit, tellement elle condamne l'anthropologie critique à observer non seulement la diversité de nos boîtes osseuses, mais l'incompatibilité qui règne entre nos facultés.
M. Giscard d'Estaing a passé brillamment par l'école polytechnique. Mais voyez la profondeur du génie de Voltaire : cet anthropologue avant la lettre précède encore toutes nos sciences humaines, tellement il a découvert que les esprits pessimistes sont profonds et les optimistes, candides. M. Giscard d'Estaing vient de faire savoir qu'il a décidé d'être heureux. C'est le meilleur choix qu'il pouvait faire, tellement le bonheur féconde le  « meilleur des mondes possibles » de Leibniz.

8 - M. François Mitterrand
Mais nous ne sommes pas encore bien avancés dans la spectrographie des cerveaux tragiques et des cerveaux superficiels. Poursuivons l'analyse des rapports que l'un et l'autre entretiennent avec l'intelligence propre à l'homme d'Etat.
Le tour est alors venu, pour M. François Mitterrand, de figurer sur la liste des apprentis de la politique internationale que le Ve République a alignés sous les yeux des anthropologues. Au premier abord, ce personnage décourage les spécialistes du tragique que M. Raymond Aron a lancés sur la piste du génie politique ; car si vous ne portez pas un regard de dramaturge sur la condition simio-humaine elle-même et dans sa globalité, vous ignorerez que nous sommes des animaux que la nature a rendus oniriques depuis le paléolithique supérieur et qu'on ne saurait se hisser pour longtemps au sommet de nos Etats à gonfler l'outre de nos songes à outrance.
Aussi les stratèges de nos utopies évangélico-politiques ne sont-ils pas des hommes d'Etat, même si ces singes malins savent que la baudruche de l'espérance va se vider et que les démagogues triomphants ne font pas illusion longtemps. Il faut savoir que M. François Mitterrand n'a jamais été dupe de ses propres recettes. Aussi cet ancien fidèle de Vichy s'est-il entouré de thuriféraires d'Israël, de sorte qu'il n'a perdu ses cartes qu'à la fin de la partie et par la force des choses. Certes, comme M. Giscard d'Estaing, il est resté fidèle à la statue du Commandeur ; mais il nous instruit fort peu, parce que l'homme d'Etat n'est pas celui qui tire le mieux possible son épingle du jeu, mais celui qui emprunte la route que l'histoire du monde trace sous ses yeux.

9 - M. Chirac
Et voici M. Chirac, le saint-cyrien intrépide et le manieur d'explosifs à bon escient. Mais le Général de Gaulle aurait su combien il était candide de courir les émirats arabes afin de récolter les fruits de l'échec des Etats-Unis en Irak. Le vrai successeur du Général de Gaulle se souviendra de ce que l'Europe se trouve placée sous tutelle depuis le plan Marshall et qu'un seul devoir attend les chefs d'Etat de demain, celui de secouer le joug d'un long vasselage. Car à la suite de la guerre de Suez en 1957 et de la main mise d'Israël sur le congrès et le sénat américains, les émirats se sont asservis à la Maison Blanche, de sorte que l'avenir de la planète dépend du réveil de la jeunesse arabe, qui placera la guerre entre le messianisme vétéro-testamentaire de Tel Aviv et la démocratie islamique de demain au cœur de l'histoire du XXIe siècle − donc au cœur du basculement de l'équilibre mondial du côté des nations émergentes de l'Asie et de l'Amérique du Sud.

10 - Les sophistes de la politique
Où en sommes-nous de notre patiente recherche de la définition de l'homme d'Etat ? Par bonheur, comme mes lecteurs s'en sont aperçu depuis belle lurette, je n'ai fait que suivre à la trace le premier commissaire Maigret de la philosophie, un certain Platon, qui s'est lancé sur la piste des sophistes pour découvrir, premièrement, qu'il s'agit de pêcheurs à la ligne, secondement qu'ils jettent l'hameçon en direction d'une seule catégorie de poissons, les jeunes gens riches, troisièmement, qu'ils les initient à prix d'or à l'art de l'éloquence, quatrièmement, que seule la science de la parole permet à l'homme d'Etat de type démocratique de conquérir le pouvoir, parce qu'il faut flatter le peuple pour cela et que l'art de la flatterie est la forme suprême de la sagesse politique.
Peut-être avons-nous enfin franchi un pas décisif dans la chasse, la traque et la capture de l'homme d'Etat. Car de même que Platon enseignait à définir le philosophe à la lumière de son contraire, l'homme d'Etat se définit à l'école du Socrate qui démasquait les truqueurs et les trompeurs de la parole.
Que disent les Prodicos, les Hippias, les Protagoras d'aujourd'hui ?
Que nos jours sont heureux, Socrate, et comme notre siècle est devenu tranquille ! Nous voici libérés des soucis et des tracas qui fatiguaient le courage de nos ancêtres. De génération en génération, ces malheureux se plaçaient sous le licol et le harnais des jours. Et maintenant, toutes les villes de l'Hellade sont entourées des légions en armes de nos puissants et bien aimés protecteurs. Observe avec quelle bienveillance ils nous traitent, et réjouis-toi, Socrate, de la gentillesse avec laquelle ils nous laissent philosopher. Quelques-uns s'appliquent même à apprendre le grec et j'en connais qui commencent de parler notre langue. Vois comme ils font commerce de babioles avec nous ; vois comme nos commerçants se frottent les mains de leur trafic de quelques oboles. Mais le plus grand avantage, pour Athènes et pour toute la Grèce, c'est qu'aussi loin que portent nos regards, aucun ennemi ne menace nos murailles. La grandeur d'âme et la générosité d'esprit naturelle aux Romains les porte à nous protéger contre personne et pourtant, d'entretenir à grands frais des garnisons sur nos terres. Pourquoi cela, Socrate ? Parce qu'ils savent que nous avons besoin de nous sentir rassurés, parce qu'ils savent que nous tremblons de crainte que la Perse renaisse à nos portes, parce qu'ils savent, dans leur haute sagesse, que nous avons besoin de nous sentir protégés pour toujours.
Vois-tu Socrate, ce que j'admire le plus dans le génie des Romains, c'est leur prévoyance. Ils dépensent sans compter pour nous entourer de leurs armes, tellement ils savent que ce spectacle nous guérit de notre angoisse et que nous sommes trop vieux et trop fatigués pour courir les risques insensés d'autrefois. En vérité, leur bonté veille sur notre innocence ; leur bonté fait de nous la jeunesse éternelle et rieuse du monde. Loin des dangers de la vie, loin des responsabilités de nos pères, ils nous rendent riches et heureux dans la paix éternelle que leur sagesse nous assure.
- Sais-tu, Prodicos, dit Socrate la Torpille, pourquoi les hommes d'Etat sont les pédagogues du genre humain ? C'est que les peuples-enfants s'accordent le luxe de cesser de penser le monde. Or, l'ignorance n'est pas seulement la source de tous les maux, l'ignorance est le tombeau des nations.

11 - L'Europe et la politique de la vérité
Mais si l'homme d'Etat est le Socrate de la vérité politique et si la relation que ce malheureux entretient avec la cité est de même nature que celle qui définit le philosophe, qu'est-ce donc que les compatriotes de cet homme-là ne veulent pas entendre ? Pour le découvrir, prêtons un instant l'oreille aux sophistes. N'enseignent-ils pas depuis soixante-cinq ans aux plus grands Etats du Vieux Monde qu'ils ont retrouvé la liberté ? N'enseignent-ils pas qu'ils l'ont reçue toute fraiche et fleurie des mains d'un lointain et généreux délivreur ? N'enseignent-ils pas que leur sauveur aurait débarqué tout exprès sur leurs rivages afin de les combler des bienfaits et des grâces de la paix et de la justice ?
Mais les villes de l'Europe ne sont plus les riches jeunes gens qu'évoquait Platon, ils sont devenus de vieux poissons ; et il est difficile de les ferrer à l'hameçon de l'éloquence. Il a donc fallu les appâter d'une autre façon ; il a fallu implanter des centaines de garnisons autour d'elles ; il a fallu attendre plus de six décennies pour qu'ils atteignent un état de décrépitude suffisamment avancé pour convaincre leurs cheveux blancs qu'ils seraient menacés par des ennemis lointains, redoutables et invisibles.
On voit que l'homme d'Etat européen de demain sera un Socrate d'un nouveau genre et que la vassalité dans laquelle les Athéniens sont tombés le contraindra à haranguer des vieillards. De plus, les sophistes sont fatigués ; les sophistes eux-mêmes ont perdu l'éloquence qui habillait leur servitude ; les sophistes eux-mêmes font des essaims bourdonnants dans le crépuscule d'une civilisation. Qu'est-ce que l'homme d'Etat du soir ? Un géant des ténèbres, un Titan de la nuit, un Atlas qui se fait une armure du sépulcre qu'il habite. Si l'Europe devait enfanter un dernier Hercule, à qui s'adresserait-il ? Aux Etats, aux peuples, aux nations ? Vous n'y êtes pas. Le Général de Gaulle s'adressait aux intelligences, aux cœurs, aux consciences ; le Général de Gaulle s'adressait au « Connais-toi » de chacun. Et qu'enseignait ce philosophe ? La vérité, la vérité, la vérité.

Manuel de Diéguez, philosophe français

Source : https://www.palestine-solidarite.org 26 juin 2011

lundi 26 février 2018

« Les anciennes colonies françaises en Afrique souffrent de l'absence de véritables États correctement constitués »*

Des décennies après la décolonisation, la France continue d’entretenir avec les différents pays africains des relations de domination politique et économique, sans que l’alternance de pouvoir à Paris ne change vraiment la donne.

Jacques Sapir et Clément Ollivier reçoivent Leslie Varenne, journaliste d'investigation, directrice
de l'Institut de veille et d'étude des relations stratégiques (IVERIS),et Philippe Evanno, historien et spécialiste de l'Afrique.

Au pouvoir depuis neuf mois, Emmanuel Macron s'est déjà rendu en visite au Mali (dès les premiers jours de son mandat), au Ghana, au Burkina Faso, au Maroc, en Algérie, et plus récemment en Tunisie et au Sénégal. Une multiplication de déplacements qui montre bien la ténacité des liens qui unissent toujours la France à ses anciennes colonies. Mais ces relations ne se font le plus souvent pas d'égal à égal, et l'ancienne métropole conserve une capacité d'influence très forte sur le continent africain. Comment sortir de l'ambiguïté et de la sphère des non-dits ?
Leslie Varenne déplore le fait que la France n'ait pas de véritable politique africaine, et estime que cela pourrait parfaitement être le cas sans tomber dans le néocolonialisme : « Je ne crois pas que nous soyons vraiment présents en Afrique comme nous devrions l'être. Lors de son discours à Ouagadougou, au Burkina Faso, Emmanuel Macron a affirmé qu'il n'avait pas de politique africaine, c'est grave ! Actuellement, on gère tout à vue avec une méconnaissance totale des enjeux, et on ne sait pas où l'on va. La France est dans une perte d'influence qui profite aux États-Unis, alors qu'elle pourrait mener une vraie politique gagnant-gagnant tout en évitant la corruption ».
Philippe Evanno rappelle qu'il faut bien distinguer les intérêts de la France et ceux de ses grandes entreprises : « La politique qui est menée est beaucoup plus déterminée par les intérêts des grands groupes du CAC 40 que par des intérêts nationaux bien compris. De plus, cette politique méprise complètement le poids considérable sur le terrain des PME-PMI françaises, qui paient pourtant leurs impôts rubis sur l'ongle dans les différents pays africains, alors que les grandes entreprises modulent très largement leur contribution aux budgets des États ».
Jacques Sapir juge que le fond du problème est « la faiblesse des administrations locales », et que les anciennes colonies françaises en Afrique souffrent de l'absence de véritables États correctement constitués. Derrière la question de la souveraineté se pose donc celle de savoir ce qui « fait peuple » : « La question de la souveraineté est tout à fait centrale mais elle ne peut pas être abordée tant que l'on reste dans l'en-deçà de cette souveraineté, c'est-à-dire dans la non-constitution de véritables peuples politiques ». Quant à la politique d'Emmanuel Macron sur l'Afrique, « il a un problème d'idéologie, qui est de croire que l'ingénierie financière peut être une réponse à tout ».

Jacques Sapir
Titre original : « Françafrique : une hypocrisie qui dure »

EN MARAUDE DANS LE WEB
Sous cette rubrique, nous vous proposons des documents de provenance diverses et qui ne seront pas nécessairement à l'unisson avec notre ligne éditoriale, pourvu qu'ils soient en rapport avec l'actualité ou l'histoire de la Côte d'Ivoire et des Ivoiriens, ou que, par leur contenu informatif, ils soient de nature à faciliter la compréhension des causes, des mécanismes et des enjeux de la « crise ivoirienne ».

Source : https://fr.sputniknews.com 22 février 2018

vendredi 23 février 2018

Consensus au Congrès du Dialogue national syrien de Sotchi

En clôture du Congrès de Sotchi, les participants chantent l'hymne national syrien

Si le Congrès du Dialogue national syrien n’a pas réglé le conflit, il a balayé les groupuscules qui prétendaient représenter les Syriens pour le compte des Occidentaux. Il a également dégagé un consensus, adopté par les représentants de la presque totalité des Syriens, et décidé de la création d’une Commission constituante. Les bases de la paix ont été posées, mais sans les Occidentaux.

Pour la première fois depuis le début du conflit, en 2011, une conférence réunissant 1 500 délégués syriens, de toutes origines, confessions, et de presque toutes les opinions politiques, s’est tenue à Sotchi : le Congrès du Dialogue national syrien.
Cette initiative du président Vladimir Poutine était placée sous le haut-patronage de l’Iran, de la Russie et de la Turquie [1]. Elle a été dénigrée, voire rejetée, sans motif, par les autres puissances impliquées dans la guerre. De facto, l’idée d’une conférence inter-syrienne les excluait du processus de paix.

Le Congrès est-il représentatif des minorités ?
De multiples pressions ont été exercées par les partisans de la guerre pour que ce Congrès ne soit pas représentatif du peuple syrien. Dans l’esprit des étrangers, Russes compris, la Syrie abrite des minorités qui aspirent à l’autonomie. Ce serait le cas des Kurdes et des Druzes. Or, cette vision des choses ignore ce qu’est le projet syrien depuis plusieurs milliers d’années.
Ce territoire asiatique, qui va de l’Ouest de l’Euphrate jusqu’au Sinaï, est peuplé d’une multitude de minorités, certes des Kurdes et des Druzes, mais aussi des Tukmènes, des Tchétchènes, des Géorgiens, des Bédouins, des Arméniens, etc., etc. Ces minorités ethniques sont elles-mêmes composées de minorités religieuses avec des confessions antiques comme les alaouites (par la suite christianisés, puis islamisés), des chrétiens de toutes sortes d’Églises et des musulmans sunnites et chiites. Ce territoire est situé entre les cinq mers, de sorte qu’il constitue un point de passage obligé aussi bien pour les commerçants que pour les conquérants. Tout au long de leur histoire, ces peuples ont adhéré à un projet commun : la Syrie. Ils ont appris qu’ils avaient besoin les uns des autres pour résister à toutes sortes d’envahisseurs. Et ils se sont mélangés partout, au point qu’au début du XXème siècle, aucune minorité ne s’identifiait avec une région particulière. Il aura fallu la colonisation britannique et française pour tenter de transformer la Palestine en État juif, le Liban en chrétien, et la Jordanie en musulmane. De ce vaste espace, seule l’actuelle République arabe syrienne conservait, il y a encore dix ans, cette profonde mixité.
En préparant le Congrès de Sotchi, les diplomates russes ont d’abord spontanément pensé qu’il suffirait de fédéraliser le pays selon ses minorités pour y rétablir la paix. Dans sa première mouture, cette conférence devait d’ailleurs s’appeler « Congrès des peuples de Syrie ». En discutant avec les uns et les autres, ils ont pris conscience que l’histoire de la Syrie est différente de celle de la Russie et que, géographiquement, il n’est pas possible de fédéraliser ce pays de mixité. Au contraire, les Israéliens ont poursuivi l’idée de séparer les Kurdes des Arabes, les Français de distinguer les chrétiens des musulmans, etc. Ce faisant, ils plaçaient leur action dans la continuité des accords coloniaux Sykes-Picot-Sozonov.
À leur instigation, les Kurdes du PYD ont boycotté ce Congrès. Mais, contrairement à un préjugé répandu en Occident, si le PYD est le seul parti politique exclusivement kurde, il est minoritaire parmi les Kurdes de Syrie. Dans la culture nationale, tout parti ethnique est illégitime, le PYD étant une exception.
Quoi qu’il en soit, les présents au Congrès étaient soit des élus au suffrage universel, soit des leaders d’associations, soit des personnalités reconnues. Les invitations avaient été lancées au plus large de manière à n’oublier personne.

Le Congrès est-il représentatif des opinions politiques ?
Chaque puissance impliquée dans la guerre sponsorise des Syriens qui représentent leur intérêt. Au début, la Turquie et l’Arabie saoudite organisèrent et financèrent le Conseil national syrien à Istanbul. Puis, avec l’entrée en jeu du Qatar ce fut la Coalition nationale des forces de l’opposition et de la révolution. Au fur et à mesure des événements, plusieurs groupes sont apparus, chacun directement instrumenté par une partie étrangère.
Un groupe a refusé à l’avance de participer au Congrès de Sotchi : le Haut-Comité des négociations qui, contrairement à ce que son nom indique, refuse toute négociation. Il est basé à Riyad et représente les intérêts saoudiens (qui sont dans la population syrienne censés correspondre à ceux des tribus bédouines du désert syro-iraqo-saoudien). S’il tient — face caméras — un discours démocrate, il promeut les valeurs du désert — tribalisme, religion unique et refus de l’Histoire —.
L’absence du Haut-Comité de négociations illustre l’impossibilité d’étendre à l’ensemble de la Syrie les valeurs de sa minorité bédouine. Cependant, de même qu’il y a eu par le passé une alliance entre le Royaume saoudien et la République arabe syrienne, il n’est pas impossible de coexister. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le baasiste Riad Hijab, après avoir été retourné par les services secrets français, accepta de présider le Haut-Comité. Il avait été gouverneur, ministre, puis président du Conseil des ministres (et non pas Premier ministre comme le disent les médias occidentaux sans comprendre le système présidentiel syrien). Issu de la même tribu que le roi d’Arabie, il avait déjà expérimenté la solution avant la guerre et en avait été pleinement satisfait.
Un second groupe a physiquement boycotté le Congrès, mais ne l’a fait savoir qu’une fois arrivé à Sotchi et s’y est fait représenter. Composé principalement de certains Frères musulmans et de Turkmènes, il est sponsorisé par la Turquie. Ankara, qui hésitait à l’exhiber, l’a encouragé à dénoncer la partialité des organisateurs — dont il faisait partie —, de sorte qu’il était absent du Congrès mais a donné pouvoir en son nom aux diplomates turcs.
Ses membres ont prétexté que le logo du Congrès incluait le drapeau de la République arabe syrienne et excluait le leur (celui de la colonisation française qui était resté en vigueur au début de l’indépendance). Ce faisant, ils illustraient l’impasse dans laquelle ils se sont fourvoyés : en assimilant le drapeau syrien au parti Baas et en promouvant celui de la colonisation, ils manifestaient leur mépris pour les héros de l’indépendance et leur ralliement à l’occupation étrangère. C’est en réalité peu important puisqu’ils s’en sont remis à la puissance qui les paye, la Turquie, et sont repartis à Istanbul sans sortir de l’aéroport.
Les représentants de la presque totalité des factions syriennes, à l’exception du Haut-Comité des négociations (pro-Saoudiens) et du YPG (pro-Français), ont adopté la Déclaration finale et la Commission constituante.

Le Congrès a-t-il acté des accords inter-Syriens ?
Certes Non, mais Oui. La Déclaration finale en douze points ne comporte rien de nouveau, mais elle a été signée par toutes les factions syriennes, sauf le PYD et le Haut-Comité des négociations qui étaient absents [2]. Des délégués de l’opposition extérieure ont chahuté le ministre russe des Affaires étrangères, Sergey Lavrov, durant son discours introductif. Pourtant, après s’être fait remarqués par leur comportement infantile devant les caméras occidentales, ils ont adopté la Déclaration.
Même en imaginant une vaste représentativité aux deux groupes absents, le Congrès représentait au moins 90 % des Syriens, ce qui renverse complètement l’équation diplomatique. Les États-Unis, le Royaume-Uni et la France, bien qu’ils aient brocardé cette initiative, ne peuvent pas ignorer le consensus qu’elle a établi.
Cela fait six ans que les factions syriennes discutent en vain, à Genève, Vienne, Astana et Sotchi. Leur échec provient exclusivement de l’existence d’un plan caché, successivement soutenu par l’administration Obama et par celle des Nations unies : la capitulation totale et inconditionnelle de la République arabe syrienne et l’installation au pouvoir des Frères musulmans sous protection de l’Otan [3].


Les principaux points du Plan Feltman
-  la souveraineté du Peuple syrien sera abolie  ;
-  la Constitution sera abrogée  ;
-  le Président sera destitué (mais un Vice-président restera en charge des fonctions protocolaires)  ;
-  l’Assemblée du Peuple sera dissoute  ;
-  au moins 120 dirigeants seront considérés comme coupables et interdits de toute fonction politique (il s’agit probablement de la liste des personnes sanctionnées par l’Union européenne)  ;
-  la Direction du Renseignement militaire, la Direction de la Sécurité politique et la Direction de la Sécurité générale seront décapitées ou dissoutes  ;
-  les «  prisonniers politiques  » seront libérés et les Cours antiterroristes abrogées  ;
-  le Hezbollah et les Gardiens de la Révolution devront se retirer  ; alors et alors seulement, la communauté internationale luttera contre le terrorisme.
Dans une période de 2 à 3 semaines, un «  Organe de transition gouvernemental  » sera constitué et disposera de tous les pouvoirs politiques, exécutifs, législatifs et judiciaires. Il comprendra  :
-  2/5 de représentants de la République arabe syrienne incluant les membres de l’opposition loyaliste,
-  2/5 de représentants de l’opposition non loyaliste,
-  et 1/5 de personnalités de la société civile choisies par un représentant du secrétaire général de l’Onu.
Source : Sous nos yeux. Du 11-Septembre à Donald Trump, éditions Demi-Lune, 2017.




Aucun des points figurant dans ce plan n’a été adopté par le Congrès de Sotchi.
En outre, le Congrès a décidé la création d’une commission constituante composée de 150 délégués désignés par tiers par Ankara, Moscou et Téhéran.
Le représentant spécial du secrétaire général de l’Onu, Stefan De Mistura, est acclamé par les délégués, représentant la quasi-totalité des Syriens, lorsqu’il reconnaît la Déclaration finale et la Commission constituante.

Le Congrès pèsera-t-il sur les négociations de Genève ?
Espérant saboter le processus de paix, la France avait organisé, le 23 janvier à Paris, une conférence contre le président el-Assad. Il s’agissait de s’appuyer sur les rapports de la Mission de l’Onu relative aux armes chimiques de manière à accuser Bachar el-Assad et à empêcher qu’il se présente aux suffrages de ses concitoyens ; ce que l’on peut résumer ainsi : la démocratie oui, mais sans el-Assad [4]. Rappelons que la Mission de l’Onu avait refusé de vérifier sur place les éléments qu’elle avait recueillis et que le Conseil de sécurité avait rejeté ses rapports [5].
Observons que la Turquie ne s’est pas contentée de représenter une délégation qu’elle a fait repartir à Istanbul. Adepte du double langage et des retournements in extremis de position, elle a participé à la conférence de Paris et co-organisé le Congrès de Sotchi.
Pour que le consensus de Sotchi ait un impact sur le terrain, il faut qu’il soit avalisé par l’Onu. D’où les manœuvres pour écarter l’Organisation de ce processus.
Or, contrairement à toute attente, le représentant spécial du secrétaire général de l’Onu, Stefan de Mistura, est venu à Sotchi. Il a reconnu la légitimité de ce Congrès et a donné l’onction de son organisation à la Commission constituante. S’il ne se ravise pas, c’est un pas décisif pour la mise en œuvre du plan el-Assad du 12 décembre 2012, adopté par la communauté internationale comme résolution 2254 du Conseil de sécurité. C’est aussi, par conséquent, une lourde défaite pour le numéro 2 de l’Onu, Jeffrey Feltman, qui agit en sous-main depuis six ans (et même depuis 13 ans sous d’autres fonctions) pour contraindre la République arabe syrienne à une capitulation sans condition.

Quelles sont les conséquences diplomatiques du Congrès de Sotchi ?
Les puissances qui ont minimisé le Congrès de Sotchi parce qu’elles craignaient qu’il n’acte le rôle central de la Russie et de ses alliés turcs et iraniens ont perdu. Personne jusqu’à présent n’avait été capable de réunir tant de personnalités représentatives du peuple syrien, personne non plus n’était parvenu à faire adopter un document commun à des groupes de l’intérieur et de l’extérieur. Oui, la Russie et ses alliés sont désormais au centre du jeu, dont les États-Unis, le Royaume-Uni, la France et l’Arabie saoudite se sont eux-mêmes exclus.
L’Arabie saoudite et la France sont les grands perdants de cette opération. Le Haut-Comité des négociations, qui représentait seul l’opposition syrienne à Genève, est désormais en concurrence avec le consensus de la presque totalité des Syriens. Le PYD, que la France était parvenue à présenter comme représentative des Kurdes de Syrie, s’est révélé n’être qu’une formation parmi de nombreuses autres, sans autre représentativité que ses armes offertes par le Pentagone.

Thierry Meyssan

[2] “Final statement of the Congress of the Syrian national dialogue”, Voltaire Network, 30 January 2018.
[3] « L’Allemagne et l’Onu contre la Syrie », par Thierry Meyssan, Al-Watan (Syrie) , Réseau Voltaire, 28 janvier 2016.
[5] « À l’Onu, l’incapacité US d’admettre la réalité », par Thierry Meyssan, Réseau Voltaire, 21 novembre 2017.

Source : http://www.voltairenet.org 6 février 2018