A l’occasion du cinquantième anniversaire de la dissolution de l’ensemble
des syndicats ivoiriens dans une centrale unique sous le nom d’Union générale
des travailleurs de la Côte d’Ivoire (UGTCI), satellite du PDCI, parti unique
et obligatoire à la botte d’Houphouët, on a assisté à une falsification
honteuse de l’histoire du syndicalisme ivoirien. Ainsi, le communiqué publié par
les organisateurs de cette soi-disant commémoration fait l’impasse sur les noms
de personnages importants pour l’histoire des origines du syndicalisme ivoirien
comme feu Gaston Fiankan, feu Camille Gris, Blaise Yao Ngo ou feu Samba Diarra.
Rappelons que Gaston Fiankan fut le premier prisonnier politique ivoirien
de l’ère moderne pour son action à la tête d’un syndicat de salariés de la
fonction publique proche de la mouvance anticolonialiste dont le PDCI constituait
à l’époque l’aile politique. Camille Gris était, lui, un dirigeant de la
CGT-AOF, l’un des derniers à résister à la volonté d’Houphouët et de ses
maîtres français de liquider le syndicalisme de lutte, mais qui finit aussi par
succomber. G. Fiankan fut brièvement ministre du Travail avant de commencer une
carrière d’ambassadeur après l’indépendance. C. Gris lui succéda au ministère
du Travail en 1959, qu’il occupa jusqu’à son arrestation en 1964 dans le cadre de
l’un des épisodes des « faux complots ». Quant à B. Yao Ngo, il était
au moment de son expulsion pendant l’été 1959, le dernier représentant du
syndicalisme de lutte. Revenu au pays peu après l’indépendance, lui aussi
devait connaître les geôles d’Houphouët dans le cadre des faux complots, mais
dans son cas sans un jugement. De tous ceux-là, seul le nom de Samba Diarra est
lié à l’histoire de la genèse de l’UGTCI. Ce médecin frais émoulu de la Faculté
fut l’un de ceux qui firent triompher l’idée que pour mieux se défendre face à
leurs exploiteurs, les travailleurs devaient impérativement s’unir. Mais S.
Diarra ne devait pratiquement pas connaître son enfant, d’ailleurs bien
méconnaissable ! A peine l’unité syndicale réalisée, il était arrêté, en janvier 1963, lors du premier épisode de la
grande chasse aux sorcières des premières années 1960, sur laquelle il devait
laisser un témoignage poignant, sous le titre : « Les faux complots d’Houphouët-Boigny ».
Dans leur zèle falsificateur, les organisateurs ont même oublié de
mentionner Joseph Coffie, qui dirigea pourtant l’UGTCI pratiquement de sa création,
en 1962, jusqu’à son décès, en 1984 !
En hommage à eux tous, et à tous les militants anonymes qui donnèrent vie
au syndicalisme ivoirien en bravant des difficultés inouïes, et parfois jusqu’au
sacrifice suprême, je dédie cet article – signé de mon pseudonyme d’alors :
J.B. Djouman – qui, fin 1963,
marquait symboliquement un autre anniversaire de l’UGTCI, le troisième, dans
les colonnes du tout premier numéro du journal clandestin « Le Nouveau Réveil », Organe du Comité
des Patriotes Ivoiriens pour l'Unité et pour l’Action
(cpiua), que j’animais.
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Trois ans après l’unité, où en est le syndicalisme ivoirien ?
Il y a plus de trois ans, le 2 juillet
1961, la conférence de l'unité syndicale réunie à Treichville décidait la fusion de tous les syndicats existants en une centrale nationale unique. Le 4 août de l'année suivante, l’unité devenait une réalité avec
la création de l’Union Générale des
Travailleurs de Côte d'Ivoire (UGTCI).
L’UGTCI est née à un moment où le climat social
dans notre pays était particulièrement lourd. Depuis près de dix ans, les
autorités observaient un immobilisme complet en matière de politique sociale :
salaires bloqués malgré la hausse vertigineuse du coût de la vie ; refus
de prendre en considération les justes revendications des travailleurs ;
répression impitoyable du moindre mouvement revendicatif. Le mouvement syndical
était parfaitement impuissant devant cette politique ouvertement antisociale ;
et son impuissance était la conséquence directe de la division qui régnait en
son sein. En mettant fin à cette division, les travailleurs ont posé un
important jalon sur le chemin du renforcement du syndicalisme ivoirien.
Plus de trois ans après la conférence de l’ unité, où en est aujourd'hui le mouvement syndical ?
Tout d’abord,
en ce qui concerne les problèmes des travailleurs,
le moins qu'on puisse dire,
c’est qu'ils n'ont rien perdu de leur nombre ni de leur acuité.
Voici, pour que le lecteur s'en fasse une idée,
quelques-unes des doléances présentées au gouvernement par l'U.G.T.C.I.,
le 1er mai 1963 :
- La mise de la législation nationale du travail
en conformité avec les dispositions des conventions internationales.
- L’harmonisation du taux des allocations familiales
(sous-entendu : entre
travailleurs blancs et travailleurs noirs).
- La réglementation du taux des loyers compte
tenu de l'importance des appartements.
- La gestion
du risque des accidents du travail et maladies professionnelles
par la Caisse de Compensation des Prestations Familiales.
- La promulgation rapide d’une loi instituant la Sécurité sociale.
- L'égalité
des salaires du secteur privé (sous-entendu entre travailleurs blancs et travailleurs
noirs à qualification égale).
- L’africanisation
partielle des postes du commerce.
- etc, etc.
En ce qui concerne la politique sociale du
gouvernement aujourd'hui, et ses perspectives d’avenir, on peut
en juger d‘’ après
ces paroles d’Houphouët
lui-même : “Si les salaires
sont bloqués, il ne faut pas que les travailleurs perdent
de vue qu’ils sont les mieux rétribués d'Afrique” (une
assertion qui est d'ailleurs un pur mensonge) ; “je suis
sûr que les travailleurs ne nous
mettront jamais dans l’obligation
de nous oppose à toute grève que nous ne
saurions tolérer”.
Pour le gouvernement, par conséquent, la situation des travailleurs est tout à fait satisfaisante et ils doivent s'en réjouir, un point c'est
tout. Il suffit de rapprocher cette attitude de refus
du bien fondé des revendications des travailleurs pour se rendre
compte à
quel point
les deux parties
sont irréconciliables.
Pour cette
raison on a de la peine à croire l’authenticité
de la résolution de soutien
au gouvernement que
l'U.G.T.C.I.
a publiée dans le courant
de septembre 1963. Dans ce communiqué, il est dit que :
Considérant que depuis l'accession de la Côte d'Ivoire à l’indépendance,
le syndicalisme ivoirien
a pris conscience du rôle qu'il doit jouer dans la double tâche de la construction nationale et du développement économique et social;
Considérant
que l’UGTCI, fidèle
à sa doctrine, combattra avec force
toute influence intérieure et
extérieure de nature à nuire
au bien-être de la classe ouvrière et des masses laborieuses
;
Considérant que dans le cadre
de la construction nationale l'UGTCI
a souscrit aux mesures d'austérité appliquées par le gouvernement ;
L’Union générale des travailleurs de Côte d’Ivoire
fait confiance au PDCI et au chef de l’Etat pour mener
à bien l’œuvre de construction nationale.
Quiconque connaît
la situation réelle dans
le pays sait que cette
résolution n'a rien
à voir avec
les sentiments profonds de
la majorité
des travailleurs ivoiriens à l’égard du régime. Que
le “comité exécutif” de l’UGTCI ait
cru devoir le
publier dans de telles circonstances prouve
simplement que, après avoir
perdu le droit de grève, les travailleurs ont aussi perdu le simple droit d’avoir
leur propre conception en matière de politique sociale et d’en faire part au
gouvernement d’une façon ou d’une autre.
En tout
cas, sur le plan des luttes syndicales et de l’efficacité générale du mouvement, le bilan apparaît très mince comparé
à tout ce que les travailleurs
étaient en droit
d'attendre. Les travailleurs n'ont pas pu faire
triompher une seule
de leurs revendications traditionnelles. Ils n'ont
pas reconquis les libertés syndicales. Ils n’ont pas pu imposer
au pouvoir un choix
sans équivoque entre les intérêts des masses laborieuses et ceux du patronat colonialiste. En définitive, l’UGTCI ne pèse pas plus
lourd que chacune
des anciennes centrales prises séparément. Incontestablement c’est une faillite.
..A quoi l’attribuer ?
A l'origine de cette faillite
il y a le fait
que l'unité a marqué
le triomphe des tendances conciliatrices, depuis les agents reconnus du pouvoir jusqu’aux théoriciens de
l’apolitisme et de la non-violence sur les partisans d’un syndicalisme de lutte
sans concessions et de l’indépendance du mouvement syndical. Houphouët n’a pas
hésité à intervenir brutalement avant comme après la conférence du 2 juillet
1961, pour imposer ce résultat ; car s’il se savait impuissant à empêcher
l’unité des travailleurs, il voulait absolument s’assurer le contrôle absolu de
ce qui en sortirait. Ainsi, la création de l’UGTCI n’a été qu’une manœuvre de
plus contre l’indépendance du syndicalisme ivoirien, et un moyen de désarmer
les travailleurs.
L’expérience
aura cependant été utile à quelque chose. En effet, la preuve est faite que le
mot d’ordre de l’unité, s’il était absolument juste en lui-même, était
néanmoins incomplet. L’unité en elle-même n’est nullement capable de résoudre
les problèmes des travailleurs. Si les travailleurs ont réalisé leur unité,
c’est parce qu’ils ont compris que la division était la grande responsable du
recul des luttes sociales dans notre pays. S’unir, dans leur esprit, c’était
renforcer leur potentiel de lutte. Par conséquent, le problème n’était pas
d’unir tous les travailleurs sur la base d’un compromis dangereux, comme ce fut
le cas, mais d’unir tous les travailleurs qui savent que rien ne s’obtient sans
lutte, et qui sont décidés à mener ensemble une lutte sans merci pour arracher
leur dû au patronat colonialiste.
J .B. DJOUMAN (Marcel Amondji)
Source : Le
Nouveau Réveil N°1/décembre 1963