mardi 30 avril 2019

« Premièrement, Monsieur le Président, la Côte d'Ivoire est-elle indépendante ? »…



Quand feu Barthélémy Kotchy se souvenait de sa « rencontre avec le président Félix Houphouët-Boigny ».

Enseignant à l'Ecole des Lettres, devenue Faculté, je fus élu Secrétaire général du Synares, en remplacement de mon ami Christophe Dailly, parti en année sabbatique en 1987. C'est à cette période que, devant la situation que traversait la Guinée, des étudiants nationaux et étrangers prirent position en faveur de ce pays. Ils organisèrent une marche de protestation. Alors, M. M'Bahia-Blé Kouadio, ministre de la Défense d'Houphouët-Boigny, sévit et fit arrêter certains étudiants ivoiriens et renvoyer dans leurs pays les étudiants étrangers. Leurs condisciples étudiants ivoiriens mani­festèrent contre l'ingérence du ministre de la Défense dans le département de son collègue. C'est alors que, M. Lorougnon Guédé, ministre de la Recherche et de l'Enseignement supérieur, homme de grande valeur, démissionna. Kotchy ne pouvait tolérer le comportement de son collègue de la Défense. En ma qualité de Secrétaire général du Synares-Lettres, je suis allé le voir pour lui demander de revenir sur sa décision. Il répondit qu'il ne pouvait pas accepter l'immixtion de M. M'Bahia-Blé Kouadio dans son département. C'était la première fois, en Côte d'Ivoire, qu'on assistait à la démission d'un ministre de son poste, en 1971.
Entre-temps, à cause de ma prise de position en faveur des étudiants, ma carrière fut menacée. Devant cette situation, les jeunes collègues : Dikébié, Akoto et Hié Néa, tous conseillers du chef de l'État, lui demandèrent de me convoquer pour m'entendre sur la situation qui prévalait à l'Université.
Le samedi 8 novembre 1971, je suis reçu par le Président qui m'entretint pendant une dizaine de minutes avant de me céder la parole.
Aussi lui posai-je deux questions.
— Premièrement, Monsieur le Président, la Côte d'Ivoire est-elle indépendante ?
Après sa réponse affirmative, je rétorquai :
— Dans ces conditions, pourquoi l'ambassadeur de France, M. Raphaël-Leygues, s'autorise-t-il à faire comme s'il était le président de la Côte d'Ivoire ? Il intervient partout et se mêle de tout.
Je dis alors au Président que ce comportement de l'ambas­sadeur était inadmissible et inacceptable.
— Deuxièmement, pourquoi, au décanat, aucun Africain ne siège-t-il et pourquoi le programme enseigné est-il essen­tiellement français ?
Le président Houphouët-Boigny me répondit :
— Tout ce que vous venez de me dire et de m'écrire, si le président français, Georges Pompidou, l'apprenait, qu'adviendrait-il de moi ?
J'ai alors compris que nous n'étions pas véritablement indépendants. Il poursuit et souligne que nous n'avons pas les diplômes qu'il faut pour accéder au décanat.
Je lui fais remarquer que si ce fait est avéré en partie, nous sommes néanmoins chez nous et d'ailleurs, nous comptons parmi nous, deux maîtres-assistants : Memel-Fotê et Niangoran-Bouah. Le Président ordonna alors à ses conseillers de convoquer, pour le lendemain dimanche, le recteur de l'Université, M. Garagnon. Et comme il fallait surtout éviter le groupe des cinq amis, donc pas de Memel-Fotê ni de Niangoran-Bouah, tous deux étant proches de Barthélémy Kotchy, le recteur, M. Garagnon, nomma M. Joachim Boni comme deuxième assesseur, sur instruction du président Félix Houphouët-Boigny.
Voilà déjà une bataille de gagnée. Un Ivoirien a intégré le décanat.
Je rendis compte, à mes amis, de ma rencontre avec le président Félix Houphouët-Boigny, ce 8 novembre 1971.
Mais le Président, voyant que nous étions des éléments dangereux, selon lui, pour son pouvoir, chercha à nous disperser.
C’est ainsi qu'il décida d'affecter à l'ambassade de Côte d'Ivoire aux États-Unis comme Secrétaire, Christophe Wondji, considéré comme l'idéologue du groupe. Je convoquai alors les amis pour les informer et recueillir leur avis. La plupart d'entre eux ont voulu baisser les bras pour accepter la décision du Président. Je m'y opposai. D'autre part, ayant reçu l'onction du père de Wondji, pour agir selon l'intérêt de son fils et de celui du syndicat, nous décidons que Christophe Wondji ne partirait pas pour les États-Unis. Il en fut ainsi. Il fut accom­pagné alors par notre ami, Séry Gnoléba chez le président, pour lui dire avec beaucoup de diplomatie que notre ami Christophe Wondji préférait rester enseignant à Abidjan. Le président Félix Houphouët-Boigny, qui avait le sens des rapports de forces, accepta le choix du professeur Wondji. Comme il a beaucoup d'humour, il dit à mon adresse : « Dites à Kotchy que s'il le désire, il peut partir ».
Cette affectation, selon nous, avait pour objectif fonda­mental, de disloquer notre groupe de cinq, ce, d'autant plus que le Professeur Christophe Wondji en était considéré comme le maître à penser selon le Pouvoir. Lui parti, le groupe serait alors affaibli idéologiquement et le démantèle­ment pouvait venir aisément à bout...
Notre position fut ferme. Nous étions prêts à démissionner si Wondji quittait la Côte d'Ivoire. En outre, il fallait donc raffermir notre position et notre nationalisme. C'était la base de notre conflit avec le président Houphouët-Boigny.
Les Français savaient que dans l'enseignement je faisais autorité. Nanti du CAPES, j'ai enseigné en France pendant quatre ans. Il n'était donc pas possible d'admettre leur politique de domination. C'est dans ce contexte que je fus considéré comme l'élément dangereux qu'il fallait isoler. C'est pourquoi le Président se vit dans l'obligation de m'exiler. Et comme les élections de 1975 s'annonçaient, il fallait trouver un prétexte ou un moyen de m'éloigner. Mais le président Houphouët-Boigny, toujours harcelé par les Français, ne pouvait en aucun cas me renvoyer de l'Université comme le souhaitaient certains. Il savait la sympathie que les étudiants témoignaient à mon égard, puisque j'étais un professeur qui, non seulement maîtrisait sa discipline mais encore était très consciencieux et nationaliste. Je devenais, pour le président Houphouët-Boigny, « un os », pour reprendre l'expression du président de l'Assemblée nationale, Philippe Yacé, qui recevait une délégation d'enseignants à propos de la situation du professeur Barthélémy Kotchy, neveu d'Ernest Boka.
Alors, quelle est la solution qui s'imposait à Houphouët-Boigny ? J'ai dû subir un exil.
Mais pendant que j'étais en exil, les membres du Synares se sont réunis au début du mois d'octobre 1975, pour statuer sur mon sort. C'est alors qu'une cassure se produisit au sein du Synares. Le groupe de Jean-Noël Loucou s'opposa à celui de Charles Nokan et de Laurent Gbagbo. D'après le premier groupe, il fallait m'exclure de l'Université et devant cette position, le groupe de Nokan et Gbagbo s'est opposé.
Les étudiants également ont pris position et ont décidé que s'ils ne me voyaient pas d'ici février (nous étions en octobre 1975) ils déclencheraient une grève illimitée. C'est devant cette optique que le recteur, Diarrassouba Valy, m'écrivit pour me demander de rentrer. J'ai dû attendre jusqu'à mi-février 1976, après la soutenance de ma thèse de troisième cycle, avant de rentrer en Côte d'Ivoire. Je rappelle que j'étais marié et père de quatre enfants. Mon épouse avait reçu une éducation qui lui permettait de vivre toutes les situations. Aussi me soutint-elle dans toutes mes décisions et mes prises de positions.
Revenu en Côte d'Ivoire à la fin du mois de février 1976, j'avais décidé de ne plus m'occuper que de mon enseigne­ment. Mais voilà que des collègues, surtout Français, ne pou­vaient plus tolérer l'anarchie qui régnait à la faculté des Lettres depuis 1980. C'est alors qu'ils me prièrent, avec insis­tance, d'accepter le poste de doyen de cette faculté, que dirigeait Hauhouot Asseypo, qui finissait son mandat. A cette période, devenu doyen, j'ai bénéficié d'un logement et j'étais voisin du ministre de la Défense, M. Jean Konan Banny. Or celui-ci avait reçu mission du président Houphouët-Boigny d'aller négocier avec des enseignants que le régime venait d'emprisonner au camp d'Akouédo, suite à une grève.
Il connut des difficultés dans sa négociation. C'est alors qu'il se tourna vers moi pour me demander de l'aider à convaincre mes collègues d'accepter de sortir de leur cachot.
   Monsieur le Ministre, devais-je lui rappeler, vous avez un recteur, pourquoi moi ?
     C'est à vous que je m'adresse, Kotchy, comprenez-moi.
J'ai donc accepté d'offrir mes services. Mais avant d'arriver à Akouédo, j'ai demandé que l'on isole les six responsables du groupe des professeurs dont Etté Marcel, le secrétaire du syndicat (Synares). C'est avec eux que je veux négocier.
Quand ils me virent, ils s'écrièrent : « Ah ! C'est toi ? Ils ont de la chance ! C'eût été le recteur, nous aurions refusé de sortir d'Akouédo ».
En effet, ils étaient plus d'une centaine de professeurs' d'université emprisonnés au camp d'Akouédo pour avoir manifesté contre le régime d'Houphouët.
La négociation fut brève. Ils acceptèrent de sortir de ce cachot et de regagner leurs pénates, comme je le leur avais demandé, « mais après le repas de midi et la sieste », me dirent-ils.
Ainsi fut accomplie ma mission, et je rendis compte à M. le ministre de la Défense, Jean Konan Banny. Il me proposa d'aller avec lui voir le président Houphouët-Boigny pour lui apprendre le succès de la négociation. Je rétorquai : « C'est vous qui m'avez envoyé. Ma mission est accomplie ».

B. KOTCHY
Extrait de « Quand Barthélémy raconte N’Guessan-Kotchy », Nei-Ceda, Abidjan 2012.

lundi 22 avril 2019

Le président Faustin Archange Touadera : « la République Centrafricaine est un pays qui tient aussi à sa souveraineté ».

(corbeaunews-centrafrique)

Le président centrafricain achève ce samedi un séjour à Washington aux États-Unis. Près d'un mois après la formation d'un gouvernement qui intègre des représentants des groupes armés conformément à l'accord de paix signé en février à Bangui, Faustin Archange Touadera est venu plaider la cause de son pays aux États-Unis. Anne Corpet notre correspondante à Washington l'a rencontré à la veille de son retour à Bangui. Elle l'a interrogé sur sa visite dans la capitale fédérale, mais aussi sur ses éventuelles inquiétudes face à la situation chez ses voisins au Soudan.

 RFI : vous achevez votre séjour aux États-Unis. Qu’est-ce que vous attendiez des Américains ?
Faustin-Archange Touadera : Nous sommes venus pour renforcer notre coopération avec les États-Unis d’Amérique et, à voir notre programme de la semaine, depuis les investisseurs — c’est-à-dire les hommes d’affaires —, jusqu’aux représentants du Congrès, du Pentagone et du département d’État, les discussions ont été très intéressantes et c’est un séjour très fructueux et très enrichissant.

Vous avez parlé des investisseurs privés ? Il y a des Américains qui sont prêts à venir investir chez vous ?
Bien sûr. Nous sommes aussi là pour dire qu’en République Centrafricaine il y a beaucoup de potentialités. Il nous faudrait des partenaires et nous pensons que le secteur privé doit jouer un rôle important dans l’emploi des jeunes. Pour cela, nous allons créer les conditions pour améliorer le climat des affaires, permettre à des investisseurs qui veulent mener des affaires en Centrafrique de venir en toute sécurité. Il y a des opportunités de faire des affaires en Centrafrique, parce qu’il y a des réformes qui sont menées, aujourd’hui, pour améliorer le climat des affaires.

La Russie est perçue comme une nouvelle puissance tutélaire de la Centrafrique. Or, en décembre dernier, John Bolton, qui est le conseiller national à la Sécurité à la Maison Blanche, a dit que la priorité des États-Unis, c’était de lutter contre l’influence grandissante de la Russie sur le continent africain. Est-ce qu’ils vous ont fait part de cette inquiétude ?
Nous avons échangé, effectivement, sur un certain nombre de questions. Mais la République Centrafricaine est un pays qui tient aussi à sa souveraineté. Nous sortons de crises, nous avons des défis énormes, et tous les partenaires qui viennent nous appuyer œuvrent en toute transparence en République Centrafricaine. Donc je pense qu’à ce niveau il y a un éclaircissement.

Pas de problèmes avec les Russes pour les Américains en Centrafrique ?
En tout cas, de mon point de vue, non.

Les Américains sont aussi très critiques vis-à-vis des missions de la paix de l’ONU. Il y a la Minusca chez vous, que Washington juge inefficace. Quel est votre avis sur la question ?
Vous savez, nous venons de signer un accord de paix. Il est dévolu dans cet accord de paix un rôle important à la Minusca. Nous avons demandé que le mandat de la Minusca soit revu pour l’adapter à la nouvelle situation en termes de renforcement de capacité. Aussi, permettre qu’il y ait des déploiements conjoints avec nos forces de défense et de sécurité. Et puis, il y a aussi les élections. Nous demandons à nos partenaires de tenir compte de cela dans le nouveau mandat de la Minusca pour aider à la logistique du prochain scrutin.

À propos du prochain scrutin, vous allez vous représenter ?
La question n’est pas là, je ne suis qu’à trois ans du mandat. Mais nous devions remplir notre mission correctement.

Le Conseil de sécurité a dit qu’il était prêt à envisager la levée de l’embargo sur les armes vers la Centrafrique si un certain nombre de conditions étaient remplies sur le désarmement, la sécurité, la mise au pas de certains groupes armés. Vous pensez que vous allez pouvoir remplir ces garanties pour obtenir la levée de cet embargo ?
Vous savez que cet embargo pose vraiment des problèmes pour la montée en puissance de nos forces de défense et de sécurité, qui manquent de moyens — il y a certains amis qui veulent nous aider —, cela crée beaucoup de blocages. Aujourd’hui nous travaillons très fort pour remplir toutes ces conditions afin que cet embargo ne nous empêche pas de donner les moyens à nos forces de défense et de sécurité. Aujourd’hui, l’armée centrafricaine doit être dotée de moyens pour lui permettre d’assurer la protection de nos populations aux côtés des forces des Nations unies.

L’actualité du jour c’est le renversement d’Omar el-Béchir au Soudan, votre voisin. Omar el-Béchir avait convaincu la Seleka de venir signer avec vous cet accord de paix. Est-ce que vous craignez que sa chute ait des conséquences sur cet accord ?
L’accord qui a été négocié à Khartoum et aussi signé le 6 février à Bangui est soutenu par beaucoup de partenaires. Les Nations unies, l’Union européenne… Tous les pays voisins. C’est aussi la volonté des partis d’aller vers la paix. Les quatorze groupes armés ont signé, leurs responsables, le gouvernement… Aujourd’hui, nous sommes en train de travailler pour — vraiment —, la mise en œuvre de cet accord, qui ouvre un espoir de paix et de réconciliation dans notre pays.

Et la chute de Béchir n’aura pas d’impact ?
Je dis que cet accord, c’est entre les Centrafricains. C’est-à-dire, les quatorze groupes armés et le gouvernement, pour créer les conditions d’une paix, d’une réconciliation en Centrafrique. Mais cet accord est soutenu par tous les pays voisins. Y compris le Soudan. Donc nous ne sommes pas inquiets de la situation qui se déroule en ce moment. Le peuple centrafricain a beaucoup souffert. La population a besoin de paix.
Source : http://www.rfi.fr 12 avril 2019

samedi 20 avril 2019

L’Hommage de Georges Toualy à Bernard Dadié,


G. Toualy et Séry Bailly chez Bernard Dadié le 15 - 7 - 2013

Le timonier s’en est allé !

C’était le 15 juillet 2013 ! Séry Bailly m’a donné ce jour-là, cette rare opportunité de rencontrer Bernard Dadié, ce timonier. J’ai pu le voir et le toucher. Pour moi, ce jour m’a paru si particulier, car je l’ai vécu comme un songe. C’était un moment intense. Un moment de partage indéniable. Les deux hommes s’appréciaient, ils avaient de l’admiration l’un pour l’autre, malgré la distance d’âge qui les sépare. Cela se voyait dans leurs yeux pétillants. J’ai instantanément sorti mon appareil de photos sans demander la permission d’usage ; j’ai voulu immortaliser ce moment singulier me disais-je avant qu’il ne soit trop tard. Après la première prise de vue, le vieil homme nous pose la question rituelle de l’« amaniê », nous invitant ainsi à exposer les raisons de notre visite. Séry Bailly fut très bref dans son exposé. Dans le même élan, par délicatesse et bienveillance, Bernard Dadié m’invita à poursuivre ma séance de photographe occasionnel.
Ce fut une joie immense. Impressionnés que nous étions, Séry Bailly et moi, que Bernard Dadié entame la conversation par ce conseil ou cette mise en garde ; je traduis : « Avec eux, ces nouveaux maîtres des lieux, dans cette satrapie, empruntez les chemins des écoliers car l’on vous guette. C’est nous, c’est vous qui êtes sincères car vous êtes sur la terre de vos ancêtres. Eux sont en mission ». Sans détour il nous restitua en si peu de temps et avec précision quelques épisodes de ses combats avec l’ancien régime. A quatre-vingt-dix-sept ans, sa mémoire était restée fidèle, sa lucidité pertinente. Voici comment il nous a instruits via la préface qu’il a consacrée au livre de Samba Diarra, « Les faux complots d’Houphouët-Boigny », paru il y a vingt-deux ans : « Nous sommes en Afrique, les haines sont terribles ; on n’aime pas entendre la vérité dès qu’on se nourrit de mensonges et notre existence quotidienne est faite de mensonges… ».
Oui, Bernard Dadié est un timonier. Il fut par son engagement et ses multiples combats pour la liberté de ses concitoyens, un guide, un modèle de persévérance. Il a montré la voie à tant de générations en Côte d’Ivoire et en Afrique ! Sa mémoire, restée intacte, et sa parfaite connaissance de la société ivoirienne sont un avantage pour peu que les jeunes générations s’y intéressent. Afin que nous ne soyons pas dupes des mots, il révèle ceci dans la même préface : « Tout repère supprimé, survivre commandait les actes. Aussi dénonçait-on pour ne pas être dénoncé, dénonçait-on pour arrondir les fins de mois, dénonçait-on pour un silence jugé trop long ; on approuvait tout, on applaudissait très fort pour ne pas être dénoncé pour tiédeur. La délation était un devoir civique, civique, recommandée par les plus hautes instances politiques ». La société qu’il décrivait en ce temps-là ressemble étrangement à celle d’aujourd’hui : une satrapie.
Aucun sujet de société ne l’a laissé indifférent. A l’instar de Stéphane Hessel, il demandait constamment aux jeunes générations de s’indigner, car le motif de la résistance, c’est l’indignation. Hier comme aujourd’hui, les motifs de l’indignation sont nombreux dans notre pays. Il a pris part aux différents combats des étudiants, des travailleurs, des citoyens. La souveraineté de notre pays, la dignité de l’homme noir, ont constitué l’épicentre de son engagement.
A cent ans et plus, il est demeuré dans la résistance par ses différentes implications. Il a été le plus endurant de sa génération. Il a collaboré avec tous les progressistes ivoiriens d’hier et d’aujourd’hui notamment, Memel-Foté, Marcel Amondji, Séry Bailly, Zadi Zahourou et bien d’autres encore afin de transmettre l’héritage de la résistance et ses idéaux.
L’État, hier comme aujourd’hui, a sciemment évité de rendre visible Bernard Dadié visible. C’est un pays étrange ! Une société dans laquelle l’on a mis en place « une contestable hiérarchie des valeurs accordant le primat à la force inculte sur l’élite de l’esprit » (Séry Bailly). Toutes les preuves sont réunies pour affirmer que Dadié a entendu les conseils de son oncle Assouan Koffi comme le rapporte Séry Bailly : « Tes études t’apprendront à secourir tout homme qui souffre parce qu’il est ton frère. Ne regarde jamais sa couleur, elle ne compte pas ». Le combat de Bernard Dadié est transnational et transethnique dans une Côte d’Ivoire où l’on ferait mieux de regarder dans la direction qu’il nous a indiquée depuis 1936 : la conquête de la citoyenneté et des droits politiques, qui exige la responsabilité dans l’engagement.

G. Toualy
[Illustrations : photos de G. Toualy]

jeudi 18 avril 2019

CLIMBIÉ S’EST ABSENTÉ… (5/5)



NOTRE HOMMAGE À BERNARD BINLIN DADIÉ
1916-2019

Non ! Le maître n’est pas mort. Il s’est seulement déporté sur l’autre rive de l’Histoire, d’où, certes, il ne nous sera plus jamais donné d’apercevoir son être de chair ni de l’entendre de vive voix mais d’où il continue de nous parler, et continuera tant que subsisteront ce pays et ce peuple qu’il a tant œuvré à faire naître à la conscience d’eux-mêmes.

HONNEUR ET PAIX À SON ÂME, ÉTERNELLEMENT !

La Rédaction


  

Avec l'aimable permission de Grah Pol

  
In memoriam !

« Nous courûmes vers le port. Atteint par une balle, un inconnu se fit tuer à quelques pas de nous. Une plaque rappelle son souvenir » Jean d'Ormesson.

Une plaque rappelle son souvenir. Un inconnu... Or vous n'étiez pas des inconnus, mais des militants reconnus, revendiquant leur place au soleil ; vous désiriez « former avec le peuple de France une union librement consentie » ; ouvrir enfin un avenir radieux pour vos enfants ; donner le jour à une Afrique débarrassée de toute tutelle. Vous ne supportiez plus le poids du mépris et des injustices. Vous réclamiez l'application effective de la devise française : « Liberté, Égalité, Fraternité ». Dans le même temps, d'autres pensaient : suprématie, domination, exploitation.
Place, avenue, rue, boulevard, monument, tous les honneurs pour les martyrs d'aujourd'hui. Mais et Vous ? Qui êtes-vous maintenant sinon des inconnus sans la plus petite plaque.
L'Histoire tronquée, falsifiée, méprisée, manipulée, travestie à tous les échelons a porté des fruits amers. Morts djouffa[1] !, les combattants d'hier. Et pourtant ils luttaient pour sortir de la servitude que d'autres hommes voulaient éternelle. Ils accoururent de partout à l'appel du PDCI-RDA pour briser leurs chaînes : des villes et des villages, des campements les plus reculés, abandonnant tout pour dire « présents ! », heureux de combattre enfin pour leur propre liberté.
Bongouanou, Bocanda, Treichville, Bondoukou, Ferkessédougou, Abengourou, Dabou, Bouaké, Daloa, Zuénoula, N'gokro, Issia, Affery, Bouaflé, Sinfra, Yamoussoukro, Dimbokro, Séguéla, de partout...du Sud, du Nord, de l'Est, de l'Ouest.
Des victimes ? Il y en eut, certes. Avant et... après. D'abord, le sénateur Biaka Boda, pendu ; Bernard Diaye, dont on se débarrassa par une injection, et plus tard, après, parce qu'il osera contester, le président Ernest Boka, lui aussi « pendu »... Puis un à un, les compagnons mêmes de la lutte pour la résurrection d'un peuple, d'un continent qui avait étouffé sous la livrée des maîtres, furent éliminés ou réduits au silence. Habilement ces anciens maîtres, théoriquement partis, avaient soit retourné l'adversaire d'hier, soit mis ou maintenus en place – à la première place – des agents qui n'auront de cesse d'enflammer le continent pour leur propre gloriole et les intérêts partagés – inégalement certes – de leurs mandants et de leur propre famille. Aussi les griots prendront-ils la place des penseurs qu'on emprisonnerait bientôt; le parti unique naissait pour être au service non du Peuple mais d'un individu exclusivement. Morts djouffa ! Or Dieu sait si vous fûtes nombreux à vous jeter dans la grande aventure de la lutte pour notre libération.
« [Lui] seul » ?! Non ! Il y eut des compagnons et quels compagnons ! Georges Kassi, Gabriel Dadié dit « le général », Djibril Djabi, Fulgence Brou, Joseph Anoma, Hyacinte Koutoua, Lamine Touré, Georges Assamoi, Tiacoh N'zikpri, et d'autres, des centaines d'autres, dès les premières heures du Syndicat africain, et par la suite, en politique, Ouezzin Coulibaly, Gabriel d'Arboussier, Doudou Gueye, Damet Kouassi Gerty, Frédéric Indat, Mamadou Koné, Séré Douani, Alexandre Adandé, Joseph Corréa, Daouda Diallo, Zamblé bi Zamblé... Des hommes... et des femmes, de toutes les conditions. Nombre d'entre eux acceptèrent de mourir, non pour un parti mais polir la cause de tous, non pour le triomphe d'une idéologie partisane, encore moins pour consacrer le pouvoir personnel d'un individu mais pour affirmer leur essence humaine. Le rêve n'était-il pas beau ! Qu'enfin le soleil des tropiques éclaire notre peau et la pare de tout son éclat.
Morts djouffa ! Non ! Jamais la nuit sur vous ne se fera, car vous fûtes les premières pierres sur lesquelles allait s'édifier la Côte d'Ivoire indépendante. Parmi vous, il y avait des hommes très riches qui furent ruinés parce qu'ils avaient adhéré pleinement à l'idéal premier du PDCI-RDA, et leurs épouses et descendants seront souvent d'un coup de pied rageur jetés à la rue. Contre vous, contre eux, souvent on multipliera les chicanes pour donner « force à la loi ».
Dans notre Afrique des caprices où les soutiens incondi­tionnels, les référendums sur commande, les chants des artistes, les tam-tams incessants des griots, les articles louangeurs des journalistes, les danses frénétiques des femmes permettent toutes les fausses sorties, la révision permanente des constitutions et la présidence à vie ; dans ce vieux continent où le maître du jour, à la bonne gouvernance autoproclamée, joue avec l'avenir du peuple selon ses fantaisies, ses sautes d'humeur, sa suffisance, la Côte d'Ivoire n'a, hélas, pas fait exception. Et nous voici pataugeant dans un bourbier politique, dans un chaos social, voulu, cherché, créé, entretenu des années durant. Aujourd'hui, voici des hommes dans la tourmente, jouant à cache-cache avec leur destin, parce qu'en leur grande majorité ils ignorent et ne veulent pas connaître les dures étapes qui jalonnèrent le long parcours de leur pays.
À l'aurore des indépendances, trop tôt hissés au pouvoir, trop tôt adulés, n'ayant pas vécu les dures réalités de la colonisation, nombreux ont été ceux qui ayant tout confondu ne se sentaient « hommes » que juchés sur les épaules des autres. N'étaient-ils pas les jeunes ? L’avenir ? N'avaient-ils pas des parchemins ? Ceux-ci ne représentaient-ils pas à leurs yeux la seule référence pour obtenir et parfois exiger le respect des autres ? D'ailleurs que fit le régime d'alors pour endiguer les appétits juvéniles ? La paix à tout prix ne commandait-elle pas le silence-Mais qu'a-t-on voulu faire de nous ? Un peuple de consomma­teurs et non de réflexion, barbouillé et non pétri de culture. Des courtisans brandissant l'argument d'autorité – « le chef a dit » – et des analphabètes politiques rivés à des calculs mesquins, quotidiens, de survie. Des pauvres, dans un pays qui a eu le pétrole et le gaz, et des milliards, dit-on, laissés en héritage par le « gérant français ». Quid de notre légitime aspiration à la citoyenneté ? Devrons-nous toujours rester sujets des maîtres anciens et nouveaux associés ? Sortirons-nous jamais des années d'injustice et de psittacisme ? Des années de cuisine politicienne additionnée, persillée, pimentée d'un certain article qu'à ses heures de recréation l'Assemblée nationale était appelée à voter et qu'elle votait les deux bras levés... par précaution démocratique.
Aujourd'hui le pari est engagé. Laisserons-nous passer cette chance d'être enfin ce citoyen conscient, décidé à prendre son destin en main ou continuerons-nous, éternel sujet, à nous laisser ballotter au gré des vents capricieux que soufflent chez nous tant de marchands de bonheur.
Le long parcours !... Du Congrès de Bamako au 6 février 1949, ce fut la pacification larvée. Le 6 février ouvrait le ballet de la répression après la conférence avortée organisée par le Bloc Démocratique Africain du sénateur Djaument. Que voulait-il ? Nous donner les causes du différend entre lui et le président du RDA. La parole devait lui être refusée. À l'issue de cette conférence tumultueuse, huit membres du Comité directeur du PDCI-RDA – Séry Koré, Philippe Vieyra, Albert Paraiso, Jacob Williams, Mathieu Ekra, Lamad Camara, Jean-Baptiste Mockey, Bernard Dadié – furent arrêtés. L'instruction des événements de Treichville traînant en longueur, les prisonniers décidèrent de faire la grève de la faim. Commencée le 12 décembre, elle prendra fin le 29, soit une durée de seize jours. Séry Koré, Albert Paraiso, Philippe Vieyra et Mathieu Ekra furent hospitalisés. La grève des achats pour soutenir l'action des grévistes de la faim commença le 15 décembre et enclencha le feu de la répression.
Devant l'indifférence des autorités en place au sort des prisonniers, les femmes marchèrent sur Grand-Bassam. De l'affrontement violent entre les forces de l'ordre et les militantes certaines garderont les séquelles ou en mourront dans le silence le plus stoïque ; oubliées, effacées des mémoires parce qu'une page avait été tournée dans notre Histoire, et qu'il n'était pas séant de l'évoquer, même en « chuchotant ».
Est-il fastidieux de parler encore de tout cela pour ceux qui se voudraient créateurs d'une histoire nouvelle ? Morts djouffa !
In memoriam ! Morts de Dimbokro et d'ailleurs, morts pour la Côte d'Ivoire ; morts sans couronnes ni discours, enterrés sans tapage ; hommes, femmes, la nuit sur vous jamais ne se fera. Vous fûtes des soldats et non des mercenaires, votre combat se fit en plein jour et non dans les ténèbres. Vos armes ? Vos poings et des pierres ramassées au long des rues ; vos véhicules ? Vos jambes. Vous entendiez créer un pays qui fût vôtre, qui fût nôtre. Salut !
Morts de Bouaflé et d'ailleurs, en vous ignorant, des professeurs, des docteurs, ne deviennent-ils pas partisans, eux dont la mission est de chercher, creuser, fouiller pour éclairer le trajet parcouru et à parcourir afin qu'un peuple s'assume et reste debout uni sous tous les orages - surtout si les nuages se sont longtemps accumulés. Car si d'aventure, professeurs et docteurs étaient aux commandes de l'État, comment pourraient-ils, s'ils cessaient de penser à la continuité de la nation, c'est-à-dire à la continuité de son Histoire, éviter les ornières, épargner à leurs concitoyens les tracas dont ils auraient eux-mêmes eu à souffrir ? Quoi mieux que cette réflexion pourrait leur permettre de dominer l'ivresse d'une victoire ? Le sort d'un pays ne saurait se jouer au « quitte ou double » comme on voudrait nous le faire accroire.
Il nous a été dit qu’un ministre de notre première République, un Français, préféra démissionner de son poste plutôt que d'aider à confondre le budget de l'État avec des poches personnelles. C'est ça l'histoire. Un exemple, très rare dans l'Afrique des Temps nouveaux. Et c'était un Français des Antilles, un « béké », Raphaël Saller.
Au reste, ne serait-il pas temps pour notre éducation politique de briser toutes digues et remparts mentaux, de faire, en ce domaine aussi, de l'honnêteté notre vertu cardinale en mettant enfin, entre autre, à la disposition du grand public dans des éditions de poche facilement accessibles par le prix, le format et le caractère, l'entière relation des faits qui jalonnèrent notre XXe siècle ivoirien et singulièrement ces cinquante dernières années. Rééditer, par exemple, Les Événements de Treichville de Léon-Gontran Damas, éditer les Actes du Procès de Grand-Bassam (1950), d'Assabou (1963) et tout autre document qui permettraient à chacun d'entre nous de faire son aggiornamento, de faire corps avec son/notre Histoire afin de nous épargner les marches à contretemps, souvent si dommageables, de surtout savoir sérier les ordres et les mots d'ordre soufflés d'ici et d'ailleurs, aussi mystificateurs qu'ils soient. L'indépendance, c'est certaine­ment aussi savoir se situer.
Le long parcours !... Depuis 1951, les « procès » n'ont pas manqué de proliférer. Gabriel d'Arboussier, le Chat noir, les Officiers bété, N'go Blaise et ses compagnons, le Sanwi et son traité de protectorat de 1843, la République d'Éburnie, les Étudiants, les membres de la JRDACI, Ernest Boka... Une sorte de continuité s'établissait entre la pacification et la justice indigène, les peines à la tête de l'individu, proportionnelles à son audience auprès des siens. La guerre froide sous les tropiques. Tout près de nous, faut-il oublier Noël Ébony qui ne survécut pas à sa comparution devant le tribunal du Bureau politique pour avoir traité de mirage le grand miracle ivoirien ? C'est ça aussi l'Histoire. Un acte, un geste, un mot qui donnent l'alarme.
Pourquoi faut-il toujours, des bords de la Seine ou du Potomac, envisager l'avenir de notre pays ?
Avons-nous eu, avons-nous suffisamment de références pour éviter que des crises salutaires ne se transforment en un torrent qui balaie tout sur son passage, emportant à l'océan toute terre arable et ne laissant que désolation stérile ?
Cependant les gardiens de la paix coloniale ont-ils eux cessé de veiller avec leurs armes, leur presse et... leurs valises ? Des chefs imposés aux présidents imposés, mutatis mutandis[2], la continuité dans les rapports Nord-Sud a été assurée.
« Dieu le veult ! », Dieu l'a-t-il voulu ? Non. Dieu n'a jamais été pour les misères, les injustices, les assassinats, les luttes fratricides. Prenons nos responsabilités. Bâtissons églises, temples et mosquées et tout autre édifice religieux que nous voudrons, mais qu'il soit dit que les prières des spoliés, des affamés, que les supplications des mendiants de vie, de respect, de dignité qui monteront en ces lieux seront des prières d'accusation pour ceux qui parlant de Dieu piétinent l'homme. Troisième millénaire ! Et c'est encore le règne des boucaniers dont le nombre ne cesse de croître sous nos tropiques.
Jéhovah, Dieu, Allah ! Peut-on le nommer avec des armes à la ceinture et en bandoulière et plus encore, dans son cœur ?
Troisième millénaire, allons ! Il n'est pas trop tard pour que nous constituions le bataillon véritablement pacifique de ceux qui veulent libérer les hommes des œillères, des faims et de toutes les soifs.
In memoriam ! Palaka, Dimbroko, Bouaflé, Sanwi, Guébié, Assabou, le parcours a été long, très long ; larmes, sang, prisons. Morts djouffa !, un des rescapés des événements de Treichville, à qui fut épargné – il était à l'extérieur – mais non à sa femme et à ses enfants jetés à la rue, Assabou, vous salue. Son crime avait été celui d'écrire, de dénoncer pour que l'homme n'ait plus peur de vivre, plus peur du lendemain et qu'il lui soit redonné la plénitude de son rire. Comme certains d'entre vous, il a connu les coups de crosse, les perquisitions, les fouilles... « Sujet français », il a dormi dans les odeurs de déjections diverses de la prison. Il est des vôtres et il restera des vôtres. Notre rêve est toujours le même et toujours à faire éclore ! Sortir l'homme et la femme de toutes les prisons, de toutes les colonisations, certains qu'un État fondé sur l'injustice ne peut que cultiver la corruption et favoriser les querelles entre les citoyens.
In memoriam ! Un jour, l'histoire de votre parcours, de votre odyssée sera écrite, enseignée dans sa totalité et l'on parlera enfin de vous. Vous ne serez plus des morts djouffa !
Fasse Dieu que dans une église, un temple, une mosquée, pour vous, soit dite, un jour, une prière et dans une réunion politique soit parfois gardée une minute de silence.

Bernard BINLIN-DADIÉ, ancien prisonnier politique PDCI-RDA. Texte paru dans Soir-Info des 03-04 novembre 2001.
Source : B.B. Dadié, « Cailloux blancs », NEI/CEDA 2004

[1] - Mort Djouffa, c’est-à-dire  mort pour rien. En bambara, « djouffa » veut dire cadeau.
[2] - Mutatis mutandis : en faisant les changements nécessaires.

mercredi 17 avril 2019

CLIMBIÉ S’EST ABSENTÉ… (4/5)



NOTRE HOMMAGE À BERNARD BINLIN DADIÉ
1916-2019


Avec l'aimable permission de Grah Pol
Non ! Le maître n’est pas mort. Il s’est seulement déporté sur l’autre rive de l’Histoire, d’où, certes, il ne nous sera plus jamais donné d’apercevoir son être de chair ni de l’entendre de vive voix mais d’où il continue de nous parler, et continuera tant que subsisteront ce pays et ce peuple qu’il a tant œuvré à faire naître à la conscience d’eux-mêmes.

HONNEUR ET PAIX À SON ÂME, ÉTERNELLEMENT !

La Rédaction


Discours de clôture du 10e Congrès du PDCI-RDA
(28-31/X/1996)
 Prononcé par Monsieur Bernard Binlin DADIÉ.

Excellence Monsieur le président de la République, président du PDCI-RDA,
Excellences,
Mesdames et Messieurs,

Monsieur le président de la République, je vous salue respectueusement. Comprenez mon embarras : c'est la première fois[1] au cours de nos nombreux congrès que je m'adresse à un président de la République. Je n'en ai pas l'habitude, pardonnez-moi donc pour les impairs que je pourrais commettre. Sabio[2] !, sauf votre respect. Vous savez très bien que mes propos ne sont pas toujours agréables : on me l'a dit et fait comprendre ; mes écrits non plus ; ça, je le sais moi-même. C'est pourquoi je vais vous prier de m'écouter d'une oreille distraite pour qu'au bout de ces propos, il y ait votre indulgence, car il ne sied pas à un chef quel qu'il soit de tout écouter, de tout regarder, cela parfois coupe le sommeil, or un chef doit dormir. Il a le devoir et le droit absolu de vaincre l'insomnie.
Je sais bien que je vais parler au nom des anciens[3], ceux qui portèrent le PDCI-RDA sur les fonts baptismaux en l'an 1944 de l'ère coloniale. Cependant pour moi, qui n'ai pas de robe de lin, notre uniforme symbole d'unité, de discipline, de travail acharné en équipe pour un devenir meilleur de notre Côte d'Ivoire en particulier et de l'Afrique en général, paraître dans la tenue que je porte est un signe des temps. Nous vous avons accompagnés tout en vous regardant évoluer. Donc la Côte d'Ivoire ainsi se retrouve dans sa diversité et sa tolérance des habitudes des uns et des autres.
L'Afrique noire traditionnelle, il est bon de le dire, entend saisir tous les langages, et c'est cette volonté de dialogue avec tout[4], qui faisait sa force. Monsieur le Président, les anciens du PDCI-RDA, avec ou sans canne, anciens combattants d'une cause noble, rescapés de toutes les prisons d'alors, sommes aux côtés de nos jeunes frères, de nos enfants, à vos côtés aussi pour le triomphe de notre idéal de liberté et de justice pour tous et surtout de bonheur pour chacun[5]. Oui, Monsieur le Président, nous en avons besoin, car malgré nos rires de façade, nombre de foyers risquent de s'éteindre. Votre rôle est difficile dans un monde où le franc, on dit encore CFA, ne pèse pas lourd. Nous les anciens, nous vous disons courage aujourd'hui, courage demain, courage et courage toujours. C'est cela la lutte, c'est cela le combat ; ne jamais baisser les bras lorsqu'on a à ses côtés tous ces cadres de haute compétence dont la plupart vivent encore leur vingt ans, à juger le dynamisme qu'ils déploient pour la réussite de notre congrès ; ces cadres dans les yeux desquels je revois la flamme de leurs devanciers, ces cadres qui nous faisaient défaut au début de notre indépendance.
Monsieur le Président, vous avez la chance d'avoir à votre disposition ce potentiel de rêves, d'énergie. Et la preuve est faite que la colonisation pour un peuple est la pire des situations. Nous étions des médecins-auxiliaires, des instituteurs-auxiliaires. Des auxiliaires-auxiliaires. Monsieur le Président, il y a de l'espoir, beaucoup d'espoir. L'Afrique s'en sortira pourvu qu'elle veuille s'en sortir. Et il semble enfin que cette volonté ne lui manque plus. Mais ce que nous demandons à cette Afrique de nos rêves de vingt ans, c'est de cesser d'être à la traîne, à la remorque. Haut les cœurs, les jeunes et les moins jeunes ! La Côte d'Ivoire et l'Afrique vous attendent en l'an 2ooo.
Monsieur le Président, être à cette tribune me reporte en 1947 où j'eus à présenter, dans la salle de Comacico où se tenaient les assises du PDCI-RDA, le rapport sur la presse et la jeunesse. C'était au printemps de notre mouvement, avec la même foi, le même enthousiasme. Nous pouvions courir les cent mètres sans souffler. Ce n'est plus le cas, hélas, Monsieur le Président, sic transit[6].... Les rhumatismes et autres adversaires nous assiègent. À vous donc le flambeau, avec ordre express de le placer le plus haut possible. Une mission de haute confiance.
Monsieur le Président, conscients de la rotation des choses, nous avons de bon matin confié des responsabilités à nos jeunes. Continuité et stabilité ; stabilité et mutation ; mutation et acceptation. Le PDCI-RDA entend être un mouvement toujours jeune, attirant à lui du sang toujours nouveau, du sang frais, du sang énergique porteur de rêves toujours plus grandioses.
Monsieur le Président, à votre arrivée les tamtams grondent de joie, chacun tient à vous serrer la main, à vous toucher, les battements de mains s'amplifient ; c'est un langage, un message, une doléance. Cela veut dire : aidez-nous à vivre ; aidez-nous à faire éclore les rêves que nous portons ; aidez-nous à être nous. Vaste programme que ce langage des tam-tams et longtemps après l'extinction des feux, ces chants, ces ovations retentiront à vos oreilles de Président vigilant, attentif à tous les murmures, murmures des ventres pleins, murmures des ventres creux, mais plus encore à ceux des ventre creux et ils sont nombreux, de plus en plus nombreux, de plus en plus nombreux dans nos pays dits en voie de développement. Ceux-là, d'ailleurs, vous ne les avez pas omis dans votre discours programme.
Président, Sabio ! Sauf votre respect, Président ! Non ! Plutôt chef chasseur condamné à observer la direction des vents, à démêler les multiples parfums de la forêt, à distinguer les mille et un bruits de la brousse, à essayer de saisir le langage si divers de la sylve, à séparer les traces des biches de celles des fauves, à faire corps avec ce monde si mouvant, si complexe pour le comprendre, car un Président, parole d'un ancien, n'est le Président ni d'une famille ni d'un clan ni d'une coterie, mais il est et demeure la somme des rêves, le point de mire. Il est l'homme qui a pour mission de faire fructifier les chants et les rêves, celui qui est chargé de trouver une solution à tous les problèmes, même les plus insolubles. Les nombreuses sollicitations n'ont pas d'autres sens.
Or nous sommes dévalués. Mais peut-on, de Washington ou d'ailleurs, dévaluer les rêves[7] de tout un peuple ? Le défi nous est lancé. Entre l'hégémonie de l'argent et l'omnipotence de l'Homme, la lutte vient de s'ouvrir au seuil du siècle nouveau. Le PDCI-RDA, et j'insiste sur le mot RDA auquel vous voulez  redonner force, est le rêve de nos vingt ans, l'expression de notre volonté au lendemain d'une guerre qui fut une guerre de libération des peuples opprimés, notre volonté dis-je, de hisser notre continent – et la jarre de la revue de la FEANF illustre cette volonté – au niveau des autres. Le RDA a été un rassemblement d'hommes, de peuples décidés à briser toutes les barrières, à combler tous les fossés, à unir toutes les couleurs, et c'est pourquoi les anciens que nous sommes, saluent et remercient tous ceux qui nous ont aidés à redevenir nous-mêmes. Ce ne fut pas facile, Monsieur le Président. Non ! La répression fut terrible, infernale même, puisque, en ces heures graves où toutes réunions politiques étant interdites, nos meetings à Agboville et à Treichville se tenaient dans les concessions Gabriel Dadié, et que Gabriel Dadié lui-même à ces occasions, avait toujours sur lui un revolver. Ces bouffées d'air pour un parti nous permirent de tenir. Le Démocrate tirait à boulets rouges. C'était pour nous un extrême plaisir de faire mouche dans l'autre camp. La lutte était devenue un jeu.
Monsieur le Président, l'ancien chargé de la presse, que je suis, puis vous déclarer que nous, écrivains et journalistes, nous sommes des impertinents, des indiscrets, mais notre force dans notre métier d'observateur, de hérauts, réside dans la maîtrise de la langue utilisée. Jongler avec les temps et les modes, dire ce qu'on veut dire – même avec les temps et les modes – dire ce qu'on veut dire, même avec des fleurs empoisonnées que l'adversaire trouvait belles, était pour le PDCI-RDA une joie, un triomphe.
Monsieur le Président, de l'expérience, le PDCI-RDA en a : car nous avons longtemps marché, marché, mais un peuple cessera-t-il jamais de marcher, surtout s'il a à sa tête un chef, un patriarche, un père, un frère, un porte-parole, celui qui ne dira pas « mon » peuple mais « le » peuple. Tout un programme. Le salut de l'Afrique est à ce prix. Sabio ! Sauf votre respect, Monsieur le président de la République.
Grand merci de m'avoir permis de parler à cette tribune.

Bernard B. Dadié

Source : « Cailloux blancs », NEI/CEDA, Abidjan 2004 (Introduction et notes de Nicole Vincileoni).


[1]. Dès l'exorde, dans l'adresse initiale, le militant, écrivain et homme de pensée, rappelle que du temps du feu président, temps où les voix discordantes n'étaient guère tolérées, il n'a jamais été invité en public à donner son avis, à apporter sa touche à la marche du parti. Ce congrès apparaît donc bien comme celui du renouveau d'un parti qui ne se contentera plus d'être l'écho sonore de la voix du chef. Un parti qui s'inscrit dans une autre logique que celle du parti unique (parti État ; parti totalitaire...), organe de célébration du chef, et de l'uniformité sous tous ses aspects (le refus du port de l'uniforme par l'orateur – uniforme sur lequel d'ailleurs il y aurait matière à épiloguer – est en soi un symbole).
[2]. Sabio : sauf votre respect. L'Africain ne parle jamais en public sans s'excuser de prendre la parole. Précaution oratoire certes, mais aussi sociale : la parole blesse plus que flèche acérée. S'il faut respecter l'étiquette de la parole et savoir parler en son temps, il ne faut pas pour autant taire la vérité.
[3]. L'écrivain, en s'effaçant derrière les anciens au nom desquels il parlera, retourne aux origines du Parti. La date de 1944 est révélatrice. C’est celle de la création du Syndicat Agricole Africain. Il rappelle l'esprit qui animait le Parti issu du Mouvement du Rassemblement Démocratique Africain, l'idéal commun qui avait poussé ses adhérents à se rassembler dans le respect de la diversité des modes d'être de chaque groupe et de chacun. Marginal peut-être – cf. le refus du port de l'uniforme – critique peu écouté, rarement entendu, l'écrivain se veut avec les autres.
[4]. Le tout ici n'est pas une coquille. Binlin-Dadié met l'accent sur les nécessaires correspondances que le domaine politique doit entretenir avec la totalité du créé, visible et invisible, naturel et surnaturel, pour répondre aux besoins vitaux de l'être.
[5]. L'écrivain met clairement l'accent sur ce qu'il a manqué le plus aux politiques antérieures de développement : une répartition équitable des fruits de la croissance. Les valeurs exprimées dans les maîtres mots de « liberté » et de « justice », doivent se concrétiser au niveau de l'individu et du foyer familial, dans une perspective intégratrice de toutes les forces nationales passées et présentes, jeunes et vieux mêlés. Une perspective qui doit rayonner sur une Afrique capable de concevoir par elle-même son avenir.
[6]. Sic transit : ainsi passe...
[7]. Le terme de « rêve », employé plus de quatre fois dans la dernière partie, est une insistance sur la nécessité dans l'action politique de souhaiter et d'entreprendre beaucoup pour pouvoir donner un commencement de réalisation à un bonheur promis mais sans cesse rejeté dans le temps. Cette insistance reflète l'inquiétude que susciterait une politique mise uniquement en œuvre par des technocrates. La mise en garde, déférente mais ferme, se précise dans la référence finale au bilan qui sera fait de l'action menée par le régime en l'an 2000…