L’introduction dans notre Constitution de la
déchéance de nationalité pour les binationaux nés Français serait un attentat
contre la République, ruinant son principe d’égalité de tous les citoyens sans
distinction d’origine. En portant ce projet, la présidence Hollande et le
gouvernement Valls actent leur propre déchéance politique en signifiant leur
ultime rupture avec le peuple de gauche qui les a élus.
L'histoire
de la gauche est pavée de moments où l’essentiel est soudain en jeu parce qu’il
a été trahi par ceux qui s’en réclamaient. De moments où il ne s’agit plus de
savoir si l’on est d’accord ou non sur les politiques économique, sociale ou
européenne suivies, mais où il est question de ce qui fonde durablement une
identité politique, au-delà de ses aléas momentanés. Or, même si elle n’est en
rien propriétaire de la morale ou du bien, la gauche, dans notre histoire
républicaine, s’est affirmée en brandissant l’exigence démocratique
fondamentale issue de la philosophie du droit naturel et de sa première
traduction politique, la Déclaration des droits de l’homme de 1789. Ce fut
toujours son étendard, son cri de ralliement, son dernier refuge.
Nous
naissons libres et égaux en droit. Nous avons le droit d’avoir toutes et tous
les mêmes droits, sans distinction d’origine, de sexe, de croyance,
d’apparence. Et ces droits sont inaliénables et sacrés. C’est ainsi que nous
sommes égaux devant la justice, répondant de nos actes selon les mêmes lois,
sans différence de traitement et, notamment, de peines, sans discrimination
liée à nos spécificités, par exemple le fait d’avoir hérité d’une double
nationalité. Bref, il n’y a pas deux catégories de Français, dont l’une aurait
une nationalité conditionnelle parce qu’elle aurait cette particularité d’avoir
une autre nationalité. Non, il n’y a pas des Français plus que d’autres qui
n’auraient qu’à répondre de leur crimes éventuels et d’autres qui, commettant
les mêmes crimes, devraient être exclus de la nation alors même qu’ils sont nés
Français, ont grandi en France, ne connaissent que la France.
Idéal
souvent malmené dans la réalité mais néanmoins fondateur du pacte républicain,
ce qui vient d’être rappelé n’est autre que ce qu’énonce notre loi
fondamentale, la Constitution de la République française. Et c’est cette loi
fondamentale que la présidence Hollande et le gouvernement Valls entendent
violenter avec le projet de loi constitutionnelle dit « de protection de
la Nation » présenté au conseil des ministres du 23 décembre. Loin de
protéger la Nation, ce texte entend la diviser, portant le ferment du
démembrement d’une République indivisible pour tous ses citoyens en République
divisée entre Français à raison de leur origine, ceux dont la double
nationalité atteste d’un lien familial avec l’étranger, l’ailleurs et le monde,
étant désignés comme Français sous réserve, Français d’occasion, Français en
sursis.
Pour
dévaler un escalier, il n’y a que le premier pas qui coûte, écrivions-nous
après le vote de la loi sur l’état d’urgence. Et quand les amarres sont
rompues, les dérives peuvent être infiniment rapides. Nous y sommes,
donc : la supposée habileté politicienne du discours de François Hollande
devant le Congrès, le 16 novembre, enfante, un mois plus tard, d’une
monstruosité politique que, sans doute, aucun électeur du second président
socialiste de la Cinquième République n’aurait imaginé. Le chemin de perdition
emprunté avec ce projet de loi cumule l’infamie, l’imposture et
l’irresponsabilité. L’infamie, c’est de suivre l’extrême droite. L’imposture, c’est
de surenchérir sur Nicolas Sarkozy. L’irresponsabilité, c’est de nous exposer
encore un peu plus, de nous fragiliser et de nous diviser, face au terrorisme.
Il
est en effet infâme, c’est-à-dire vil, bas, indigne, qu’un pouvoir qui se
prétend l’adversaire du Front national, épouse, à la lettre, l’idéologie de
l’extrême droite, celle selon laquelle nos maux, quels qu’ils soient, nous
viennent de l’étranger, ont pour cause les étrangers et supposent de chasser
l’étranger qui est en nous. En brandissant dans l’urgence comme une mesure de
protection, face à des attentats proférés pour la plupart par des Français,
enfants égarés de notre nation, la déchéance de nationalité pour ceux d’entre
eux qui sont binationaux parce que de parents étrangers, le pouvoir sème le
poison de la purification nationale.
Il
accrédite le préjugé xénophobe selon lequel nos malheurs viendraient de la part
étrangère de notre peuple. Il sème l’illusion identitaire d’une nation qui se
renforcerait et se protègerait en excluant l’allogène. Il diffuse l’aveuglement
nationaliste d’un pays refusant de s’interroger sur lui-même, sa politique
sociale ou sa politique étrangère, en affirmant à la face du monde qu’il ne
saurait y avoir de terroristes autochtones et que d’autres nations, celles qui
pourraient les accueillir alors même qu’ils n’y ont jamais vécu, en produisent,
par héritage barbare, par identité culturelle, par religion dominante.
Faire
de la déchéance nationale l’urgence politique, c’est convoquer un imaginaire
d’exclusion, de tri et de sélection, où xénophobie et racisme s’entretiennent
et s’épanouissent autour du bouc émissaire principal de notre époque, le
musulman, de croyance, de culture ou d’origine. Car, chacun le devine, les
nations qui, dans l’esprit de nos gouvernants, sont destinées à accueillir ces
déchus de la nationalité sont celles-là même d’où viennent les bataillons
d’immigrés qui, depuis plus d’un demi-siècle, ont régénéré nos classes
populaires. Sans souci vivant du passé, sans mémoire vigilante ni fidélité historique,
les apprentis sorciers qui, au palais de l’Elysée comme à l’hôtel Matignon,
légitiment aujourd’hui ces amalgames où s’enracine la discrimination, semblent
avoir oublié combien la déchéance de nationalité est l’arme idéologique de
l’extrême droite. Non pas un dispositif technique, tant elle n’a aucune
efficacité préventive, mais un levier propagandiste qui donne crédit à son
idéologie inégalitaire, de hiérarchie et d’exclusion.
A
peine renversée la République et instauré l’Etat français, les 10 et 11 juillet
1940, le premier geste du régime de Vichy ne fut-il pas de promulguer, le 16
juillet, une loi « relative à la procédure de déchéance de la
qualité de Français ». Dans la foulée, le 17 juillet, les naturalisés
furent exclus de toute la fonction publique, puis, successivement, dès l’année
1940, des professions suivantes : médecins, dentistes, pharmaciens, avocats,
vétérinaires, architectes. Le 22 juillet, une nouvelle « loi » –
en fait, l'acte autoritaire d'un pouvoir dictatorial, le maréchal Pétain exerçant
seul le pouvoir législatif – instaura une procédure expéditive de révision des
naturalisations. Enfin, le 23 juillet 1940, était promulguée la « loi
relative à la déchéance de la nationalité à l’égard des Français qui ont quitté
la France », dont furent notamment victimes Charles de Gaulle et
Pierre Mendès France.
Quand
elle est ainsi élargie et renforcée, la déchéance nationale devient une
pathologie du droit de la nationalité : elle ouvre une brèche dans
laquelle peuvent s’engouffrer les fantasmes de communauté nationale épurée,
avec des hiérarchies de loyauté. En visant explicitement des citoyens nés
Français, et non pas des personnes nées étrangères ayant ensuite acquis la
nationalité française, qui plus est des Français n’ayant aucun lien de citoyenneté
avec le pays dont ils ont l’autre nationalité par héritage familial, le projet
de loi constitutionnelle ouvre grand la porte aux pires arrière-pensées :
sous la binationalité, c’est l’origine qui est disqualifiée, qu’elle soit
culturelle, ethnique ou religieuse. De fait, tous nos compatriotes issus de la
communauté juive d’Algérie se souviennent de l’abrogation par Vichy, dès
octobre 1940, du décret Crémieux qui faisait d’eux des citoyens français à part
entière. Soudain, tous, sans distinction, furent déchus de leur nationalité, à
raison de leur origine.
Un imaginaire d’exclusion, de tri et de sélection
L’engrenage
est terrible, et l’on comprend que le Front national, c’est-à-dire la formation
politique héritière idéologique de Vichy, se félicite de cette bataille gagnée
sans avoir à combattre, par simple désertion de leur camp des irresponsables
qui nous gouvernement. C’est bien pourquoi nos récentes Républiques, que l’on
se gardera pourtant d’idéaliser sur ce terrain de la nationalité, n’en ont pas
moins tenu à distance la déchéance nationale, exclusion exceptionnelle, voire
rarissime. Quand, entre 1940 et 1944, sous Vichy, il y eut 15.154
dénaturalisations dont une majorité de Français juifs, pour un peu moins de
2.000 naturalisations d’adultes, la Troisième République n'appliqua que 16
déchéances entre 1927 et 1940 pour 261.000 naturalisations d’adultes. Rappelant
dans Qu'est-ce qu'un Français ? (Folio, 2004) que, depuis la
fin des années 1950, la déchéance pour déloyauté, dont est passible tout
Français qui possède une nationalité étrangère, était « tombée en
désuétude », l’historien Patrick Weil soulignait qu’elle « représente une
sorte d’arme de dissuasion, un article 16 de notre droit de la
nationalité. »
Ces
comparaisons sont instructives : tout comme la bombe atomique, arme de
destruction massive, ou les pleins pouvoirs, symbole d’un Etat d’exception,
donc de non-droit, la déchéance nationale est faite pour ne pas servir. Elle
est en quelque sorte l'impensé violent et autoritaire de notre droit de la
nationalité. Un reliquat du passé, notamment de la guerre froide. De fait, la
plupart des vieilles démocraties ne l’ont gardée en réserve que pour des
situations extrêmement rares et sortant de l'ordinaire, touchant à l’espionnage
entre nations. Vouloir l’actualiser et l’étendre, jusqu’à viser les
comportements criminels de certains Français, c'est donc ressusciter une
idéologie de l’exclusion et de la purification, celle-là même contre laquelle
se sont reconstruites nos démocraties européennes depuis 1945.
Quelles
que soient ses suites concrètes, cette transgression politique libère une
violence qui n'est pas seulement symbolique. Le pacte social qui soude une
nation autour d’un peuple souverain, communauté d’hommes libres assemblés
librement, est rompu depuis le sommet de l’Etat. Un discours de guerre civile,
agressant une partie de la population, toujours la même, celle qui est venue
d’Afrique ou du Maghreb et où la binationalité est fréquente, tient lieu non
seulement de parole officielle, mais désormais de projet constitutionnel. On
aurait tort de se rassurer en pensant qu'il ne s’agit là que de gesticulations
démagogiques : ces mots produisent forcément des actes, tant cette
hystérie verbale est un appel à la violence. En ce sens, le crime contre la
République se double d'une provocation contre la Nation, son unité et sa
concorde.
Les
principes ne se bradent pas au prétexte de la peur. Sauf à égarer la République
elle-même, en concédant à ses ennemis, adversaires de sa liberté, ennemis de
son égalité, négateurs de sa fraternité, ce qu’ils souhaitent
précisément : sa perdition. Nous affirmons donc aujourd’hui, avec les
mêmes mots, les mêmes rappels, ce que nous disions haut et fort, en 2010, quand
Nicolas Sarkozy rompit le premier le pacte de concorde républicaine en
affirmant, à Grenoble, que « la nationalité française doit pouvoir
être retirée à toute personne d’origine étrangère qui aurait volontairement
porté atteinte à la vie d’un fonctionnaire de police, d’un militaire de la
gendarmerie ou de toute autre personne dépositaire de l’autorité
publique ».
Nous
n’étions pas seuls. « La Nation, c’est un traitement digne et égal
pour tous » : François Hollande a alors signé cet appel de
septembre 2010 où l’on lisait ceci : « Sous le faux prétexte d’assurer
la sécurité des Français, le pouvoir tend en fait à imposer une idée aussi
simple que malhonnête : les problèmes de notre société seraient le fait
des étrangers et des Français d’origine étrangère ». « Non à
l’extension des possibilités de déchéance de nationalité ! » clamait
cet appel qui dénonçait, dans la politique de Nicolas Sarkozy, « une
atteinte intolérable aux principes constitutifs de la Nation ». Aux
côtés de l’actuel président de la République, parmi les signataires de cet
appel solennel à un sursaut : Martine Aubry, alors première secrétaire du
PS ; Claude Bartolone, aujourd’hui président de l’Assemblée
nationale ; Bertrand Delanoë, alors maire de Paris ; Myriam El
Khomry, aujourd’hui ministre du travail ; Laurent Fabius, actuel ministre
des affaires étrangères ; Lionel Jospin, devenu membre du Conseil
constitutionnel ; et, bien sûr, Christiane Taubira, la garde des sceaux
qui, maintenant, se prépare à défendre l’inverse, c’est-à-dire ce déshonneur.
Interrogé
à l’époque par Mediapart, Pierre Rosanvallon, professeur au Collège de France
mais aussi témoin et acteur de la gauche réformiste française, nous expliquait
que le sarkozysme « n’est plus une politique : il est une
tentative permanente d’adaptation opportuniste aux réalités ». Dans sa
désastreuse manœuvre tactique où il espère cannibaliser la droite face au Front
national, le hollandisme se révèle donc une dérisoire prolongation du
sarkozysme. Avec préscience, Pierre Rosanvallon estimait alors que « la
forme la plus caricaturale et révoltante de ce sarkozysme, c’est l’union
nationale négative. C’est la tentative de construire du consensus par les
formulations les plus archaïques de la xénophobie ». Hélas – oui,
hélas, car nous avons appelé de nos vœux cette alternance après l’hystérie de
l’hyperprésidence de Nicolas Sarkozy –, sous son apparence plus cauteleuse et
plus ronde, le hollandisme ouvre la voie aux mêmes passions tristes et
dévastatrices, nées des noces de la peur et de la haine.
Enfin,
à l’infamie de créditer l’extrême droite et à l’imposture de surenchérir sur
Sarkozy, s’ajoute l’irresponsabilité de mesures qui, loin d’une quelconque
efficacité, ne font que mettre la France sous tension, qu’aviver ses plaies,
qu’accroître ses divisions. La déchéance de nationalité n’a aucune portée
pratique vis-à-vis de jeunes ayant épousé une idéologie totalitaire qui fait du
sacrifice de sa propre vie une arme de guerre. Elle ne répond à aucune des
questions légitimes que posent les échecs sécuritaires d’un pouvoir n’ayant pas
réussi à nous protéger des attentats de janvier et des massacres de novembre,
mais ayant, de plus, choisi de nous exposer en se lançant dans des aventures
guerrières – au Mali, en Irak, en Syrie, en Libye, hier mais sans doute demain
– sur lesquelles nous n’avons aucun droit de regard et dont les terrains sont
des pays dont les peuples ne nous ont jamais déclaré la guerre.
Les
suites de l’état d’urgence l’ont amplement montré : la lutte
antiterroriste n’est qu’un prétexte tacticien pour survivre au pouvoir, se
faire réélire, affaiblir le camp adverse. Nous sommes bien loin des grands mots
et des phrases ronflantes. L’intérêt politicien prend le pas sur l’intérêt
général. De fait, le projet de loi constitutionnelle dit « de protection
de la Nation » envisage aussi de constitutionnaliser l’état d’urgence,
c’est-à-dire de banaliser un Etat de police et de bureau (préfectoral) qui
impose sa loi à l’Etat de droit. Les mesures prévues, dit le communiqué
officiel du conseil des ministres, « seront placées sous le plein
contrôle du juge administratif ». Bel aveu ! Ce juge-là est celui
de l’Etat, au sein de l’Etat, par l’Etat lui-même. La justice congédiée, ses
magistrats du parquet comme ses juges du siège, le seul contrôle, jusqu’au
Conseil d’Etat, c’est celui que l’Etat concède à l’Etat, dans l’entre-soi
administratif. Plus d’équilibre des pouvoirs, plus de pouvoir judiciaire, un
tant soit peu indépendant, pour arrêter le pouvoir exécutif. Les figures
intellectuelles du droit, à gauche, Mireille Delmas-Marty et Christine Lazerges
notamment, viennent de l’affirmer dans un appel disant « Non à l’état
d’urgence permanent » où elles dénoncent le projet sur la
déchéance nationale comme un moyen de « contourner les fondements
républicains du droit de la nationalité ».
Avec
le gouvernement Valls, la prophétie orwellienne est au pouvoir. La guerre,
c’est la paix. L’Etat, c’est le droit. L’indignité, c’est l’honneur. En
politique, les ruptures morales sont autrement définitives que les divergences
partisanes, de programme ou d’alliance. Elles brisent ce qui faisait du commun
et du lien : une appartenance, une histoire, une complicité. Le communisme
français tout comme son partenaire socialiste a connu de tels moments, qu’ils
s’agissent des crimes staliniens, des dérives mollettistes ou de l’affairisme
mitterrandien. Ce sont des moments tragiques, tant ils déchirent des fidélités,
mais aussi fondateurs, tant ils obligent à tracer une autre route.
Nous y sommes, sans retour.
Edwy Plenel
Source : Médiapart 23 décembre 2015