vendredi 27 février 2015

Bombardement de Bouaké, l’impossible vérité ?

Le patron de la force licorne en Côte d’Ivoire parle aux juges 


Le général Henri Poncet
du temps où il commandait
l'Opération Licorne
Plus de dix ans après l’attaque qui a coûté la vie à neuf militaires français, la justice poursuit une enquête semée d’embûches. Nos révélations sur des documents qui accusent la Françafrique. 

Qui est responsable du bombardement du camp de la force Licorne à Bouaké, survenu le 6 novembre 2004, et qui a causé la mort de neuf soldats français ? L’événement, qui restera dans l’histoire comme l’attentat le plus meurtrier visant des militaires français depuis celui du Drakkar au Liban en 1983 (cinquante-huit parachutistes tués), a progressivement disparu de la mémoire collective. Pourtant, en dépit des pressions politiques et des obstacles dressés par les gouvernements successifs, la justice poursuit péniblement son travail afin d’établir la vérité sur cet événement qui a marqué une profonde rupture dans les relations franco-ivoiriennes. Pour mémoire, ce 6 novembre, deux Sukhoï 25 appartenant à l’armée ivoirienne mais pilotés par des mercenaires biélorusses, décollent de l’aéroport de Yamoussoukro. Après un premier vol de reconnaissance, ils survolent à nouveau l’emprise Descartes à Bouaké, où stationnent des soldats de la force Licorne, et ouvrent le feu. Les victimes, si elles auront droit à un hommage militaire en grande pompe aux Invalides, seront pourtant enterrées à la hâte, et les autopsies, contrairement aux usages et à la loi, systématiquement refusées.
Le caractère prémédité de l’attaque ne fait pas l’ombre d’un doute dans l’esprit de l’état-major français déployé en Côte d’Ivoire depuis le mois de septembre 2002, comme dans ceux des rescapés d’un bombardement qui a également fait une quarantaine de blessés. «Il ne s’agit aucunement d’une erreur de cible ou d’une action accidentelle. Un ordre a été donné», témoignera par exemple le colonel Vincent Guionie[1], assistant militaire du patron de la force Licorne, le général Henri Poncet…
Que faisait l’armée française au cœur du pré carré de la « Françafrique », concept forgé par l’ex-président ivoirien Félix Houphouët-Boigny ? Tout commence le 19 septembre 2002 quand un putsch contre Laurent Gbagbo, élu en octobre 2000, se transforme en rébellion armée baptisée Mouvement patriotique de Côte d’Ivoire (MPCI), qui occupe la moitié nord du pays. Très rapidement, il apparaît que le MPCI est résolument soutenu par Blaise Compaoré, le numéro un burkinabé, fidèle relais de la France officielle et « pompier pyromane » de la région. C’est à partir du Liberia du sanglant Charles Taylor que deux nouveaux fronts sont créés à l’ouest du pays, pour accentuer la pression sur le pouvoir d’alors. 

La France met dos à dos un gouvernement élu et une rébellion
Des accords de coopération militaire datant des indépendances prévoient que la France doit voler au secours de l’État ivoirien s’il fait l’objet d’une agression extérieure. Mais alors que Jacques Chirac est à l’Élysée et Dominique de Villepin au Quai d’Orsay, Paris rechigne à « sauver la mise » à un Laurent Gbagbo qui a longtemps été un pourfendeur du néocolonialisme gaullien et le principal opposant d’un Houphouët dont Chirac vantait la générosité légendaire avant sa mort le 7 décembre 1993. L’ancienne puissance coloniale choisit de mettre dos à dos un gouvernement élu et une rébellion armée. Dominique de Villepin impose un cessez-le-feu puis convoque les « forces politiques ivoiriennes » (parti au pouvoir, opposition civile et armée) à Linas-Marcoussis, dans la région parisienne. Mis structurellement en minorité, les partisans de Gbagbo ne parviennent pas à empêcher la rédaction d’un accord de sortie de crise qui tente de dépouiller leur champion de ses prérogatives et met en place un « gouvernement de transition » largement verrouillé par l’opposition. La rue abidjanaise conteste bruyamment un « coup d’État constitutionnel » orchestré par la France officielle et s’en prend violemment aux symboles qui l’incarnent, notamment le 43e bataillon d’infanterie et de marine qui se trouve à proximité du principal aéroport du pays. Pour calmer sa base, Gbagbo s’accroche au seul point de l’accord de Linas-Marcoussis qui peut être interprété en sa faveur : l’exigence de désarmement opposée aux rebelles. Mais cette disposition est entourée d’une grande ambiguïté, et l’arbitre français manque singulièrement de fermeté quand il s’agit de la faire appliquer, en dépit de ce que la force Licorne est officiellement chargée de faire respecter l’accord signé en région parisienne. Les sommets succèdent aux conciliabules, mais le processus de paix ivoirien est bloqué, et le nord du pays commence à s’installer dans un état de sécession qui ne dit pas son nom. L’idée d’élections sans désarmement préalable des milices armées qui quadrillent le pays et sèment la terreur commence à faire son chemin. Pressé par les « durs » de son entourage et prétendant craindre un coup d’État militaire, Laurent Gbagbo décide de lancer une vaste offensive de reconquête des zones occupées par l’insurrection. Plus tard, il confiera que l’idée était de détruire les infrastructures stratégiques de la rébellion afin de l’obliger à revenir sur la table des négociations dans le cadre d’un rapport de forces modifié. En tout cas, quand il informe son homologue Jacques Chirac de son projet, ce dernier se montre hargneux et met en garde contre d’éventuelles « bavures » qui entraîneraient naturellement une réaction hexagonale. Dans les faits, les deux exécutifs ont des intérêts et des stratégies qui diffèrent : Gbagbo veut desserrer l’étau politique et militaire et apparaître comme le « héros victorieux » qui a rendu à son pays son intégrité territoriale, moins d’un an avant la date fixée pour la prochaine élection présidentielle. Quant à Chirac, il est bien conscient que la partition de la Côte d’Ivoire est un moyen de pression inespéré qui permet en outre de soumettre le pays à une forme de « tutelle internationale ». Dans ce contexte, la question que se posent de nombreux observateurs à l’occasion du lancement de la campagne de frappes aériennes qui vise à affaiblir les rebelles est : l’ancienne puissance coloniale laissera-t-elle faire ? C’est là qu’entrent en scène les mercenaires biélorusses et que survient la « bavure » de Bouaké. Pour Jean Balan, principal avocat des familles des victimes du bombardement, celui-ci « avait un but précis : trouver un prétexte pour se débarrasser du président Gbagbo ». De fait, la réaction de Jacques Chirac est foudroyante : il ordonne la destruction de toute l’aviation militaire et civile ivoirienne, empêchant toute possibilité de fuite à Laurent Gbagbo, et une colonne de plusieurs dizaines de blindés français se positionne devant le palais présidentiel. Dans le même temps, la rue ivoirienne, chauffée à blanc par les ultras du clan Gbagbo, s’attaque aux expatriés tricolores dont plusieurs centaines sont évacués à la hâte par hélicoptères. Le 7 novembre 2004, au lendemain du bombardement de Bouaké, les militaires français assiégés par la foule devant l’hôtel Ivoire à Abidjan ouvrent le feu, faisant plusieurs dizaines de morts civils. L’accusation de « tentative de coup d’État » pourrait paraître saugrenue si l’histoire néocoloniale de la France n’était pas émaillée de coups tordus similaires, et surtout si les autorités françaises n’avaient pas tout fait pour saboter les enquêtes judiciaires et empêcher l’arrestation et l’extradition des auteurs du bombardement de Bouaké. Brigitte Raynaud, la première magistrate en charge du dossier, se fendra d’ailleurs d’une lettre amère adressée à Michèle Alliot-Marie, ministre de la Défense en 2004 : « Je relève qu’à la fin de ma mission aucun renseignement ne m’a été fourni sur les raisons pour lesquelles les mercenaires et leurs complices, identifiés comme auteurs de ce crime, bien qu’arrêtés immédiatement ou dans les jours qui ont suivi les faits, avaient été libérés sur instruction et avec le consentement des autorités françaises sans avoir été déférés à la justice ». L’instruction judiciaire ne laisse effectivement guère de doute sur ce point précis : les mercenaires biélorusses, arrêtés quelques jours plus tard au Togo, ainsi que leurs complices détenus par les militaires français en Côte d’Ivoire, seront tous relâchés sur ordre de Paris. Le général Poncet, patron de la force Licorne, demandera des explications sur cette décision incompréhensible, justifiée à Paris par la pseudo- absence de cadre juridique pour les auditionner. « J’ai dit que je ne comprenais pas cette décision, et on m’a répondu : tu exécutes. (…) Selon moi le cadre juridique ne posait pas de problème. Je vous renvoie à la loi Pelchat sur le mercenariat, qui date de 2003, et qui dit que l’on doit par tous les moyens empêcher ce type d’activités (…). Il me semble qu’il suffisait que l’on porte plainte contre ces gens-là pour qu’un juge français soit saisi »[2]. 

La ministre de la Grande Muette a « menti sous serment »
A nouveau auditionné le 4 février dernier par la juge d’instruction Sabine Kheris, actuellement en charge du dossier, Henri Poncet maintient qu’il y a eu « une volonté manifeste par les autorités politiques de faire en sorte que ces pilotes (et les autres mercenaires pourtant aux mains de l’armée française – NDLR) ne soient pas entendus », et désigne les « trois canaux qui sont intervenus : monsieur de Villepin pour le ministère de l’Intérieur, le ministère des Affaires étrangères et le ministère de la Défense ». Puis il raconte de manière spontanée cette anecdote : « En juillet 2004, le conseiller Afrique de l’Élysée (Michel de Bonnecorse – NDLR) est venu à Abidjan. Dans les propos tenus par Bonnecorse à l’époque, il apparaissait déjà que Gbagbo avait retrouvé sa légitimité et qu’il fallait en finir avec la rébellion. (…) Il a évoqué l’éventualité d’une action de force de l’armée ivoirienne qui réglerait le problème de la rébellion. Je lui ai dit "et le jour d’après, qu’est-ce qui se passe ?". Il ne m’a pas répondu. Donc cela m’a fait penser que dans la tête de certains décideurs à Paris il fallait en terminer avec la rébellion dès le mois de juillet. » Le témoignage du mercenaire français Jean-Jacques Fuentes[3], présent aux côtés des pilotes biélorusses et de militaires ivoiriens dans la préparation de l’attaque de Bouaké, confirmerait une coordination avec la cellule Afrique de l’Élysée : « Le 5 novembre au soir, un officier ivoirien a reçu un coup de fil de la cellule Afrique. A priori, c’était une désignation de cible, qu’il aurait fallu bombarder pour finir la guerre (…). L’objectif désigné était un gymnase situé à quelques centaines de mètres du lycée Descartes, où se tenait prétendument une réunion des chefs rebelles. » S’agissait-il donc réellement de remettre Laurent Gbagbo en selle, ou plutôt le pousser à la faute pour s’en débarrasser ? Contacté, Michel de Bonnecorse dénonce une « fable invraisemblable, concoctée par des gens douteux qui grenouillent dans les réseaux de la Françafrique. Dans cette affaire, la France n’a strictement rien à cacher ». « Cela me paraît être du pur délire, digne de certaines affirmations ivoiriennes qui nient l’existence du bombardement », répondra également sur ce point précis Michèle Alliot-Marie[4]. Reste que la ministre de la Grande Muette a « menti sous serment » lors de ses auditions, accuse maître Jean Balan. Au nom des 22 proches et victimes du bombardement de Bouaké qu’il défend, l’avocat demande toujours l’ouverture d’une commission d’enquête parlementaire et la saisine de la Cour de justice de la République. 

Par Marc De Miramon, Théophile Kouamouo 

 
EN MARAUDE DANS LE WEB
Sous cette rubrique, nous vous proposons des documents de provenance diverses et qui ne seront pas nécessairement à l'unisson avec notre ligne éditoriale, pourvu qu'ils soient en rapport avec l'actualité ou l'histoire de la Côte d'Ivoire et des Ivoiriens, ou que, par leur contenu informatif, ils soient de nature à faciliter la compréhension des causes, des mécanismes et des enjeux de la « crise ivoirienne ».
 

Source : L’Humanité 24 Février 2015
 


[1] - Audition du 12 décembre 2007, tribunal aux armées de Paris.
[2] - Audition du 20 février 2008, tribunal aux armées de Paris.
[3] - Audition du 31 mars 2010, tribunal aux armées de Paris.
[4] - Audition du 7 mai 2010, tribunal aux armées de Paris.

mardi 24 février 2015

« Les fanatiques de toute espèce viennent généralement en aide à leurs pires ennemis. »

R. Cukierman

« Le FN est un parti pour lequel je ne voterai jamais. Mais c'est un parti qui aujourd'hui ne commet pas de violences. Il faut dire les choses : toutes les violences sont commises par des jeunes musulmans ». Roger Cukierman
 
Au premier rang pour saluer 
 
Les trois terroristes islamiques auraient été très fiers d’eux s’ils avaient vécu pour le voir.
En commettant deux attaques (assez banales selon les normes israéliennes) ils ont semé la panique dans toute la France, jeté des millions de personnes dans les rues, réuni plus de 40 chefs d’États à Paris. Ils ont modifié le paysage de la capitale française et d’autres villes de France en mobilisant des milliers de militaires et de policiers pour protéger des cibles potentielles juives et autres. Pendant plusieurs jours ils ont dominé les informations du monde entier.
Trois terroristes, agissant probablement seuls. Trois !!!
Pour d’autres terroristes islamiques potentiels d’Europe et d’Amérique, cela doit représenter un énorme succès. C’est une invitation pour des individus et des groupuscules à refaire la même chose, partout.
Le terrorisme signifie répandre la peur. Les trois de Paris ont à coup sûr réussi à le faire. Ils ont terrorisé la population française. Et si trois jeunes sans aucune compétence peuvent faire cela, imaginez ce que pourraient faire 30, ou 300 !
Franchement, je n’aime pas les énormes manifestations. J’ai participé dans ma vie à beaucoup de manifestations, peut-être plus de 500, mais toujours contre les pouvoirs en place. Je n’ai jamais participé à une manifestation à l’appel du gouvernement, même pour une bonne cause. Cela me rappelle trop l’ancienne Union soviétique, l’Italie fasciste et pire. Pas pour moi, merci.
Mais cette manifestation particulière fut aussi contre-productive. Non seulement elle a prouvé que le terrorisme est efficace, non seulement elle incite à des attaques similaires, mais elle porte aussi atteinte au vrai combat contre les fanatiques.
Pour mener un combat efficace, on doit se mettre dans la peau des fanatiques pour tenter de comprendre la dynamique qui pousse de jeunes musulmans nés sur place à commettre de tels actes. Qui sont-ils ? À quoi pensent-ils ? Quels sont leurs sentiments ? Dans quel environnement ont-ils grandi ? Que peut-on faire pour les faire changer ?
Après des décennies de désintérêt, c’est une rude tâche. Cela demande du temps et du travail, sans garantie de résultats. Il est beaucoup plus facile pour les politiques de défiler dans la rue devant les caméras.
Et qui marchait au premier rang, rayonnant comme un vainqueur ?
Notre irremplaçable Bibi.
Comment a-t-il fait pour arriver là ? Les faits se sont déroulés en un temps record. Il semble qu’il n’était absolument pas invité. Au contraire, le président François Hollande lui avait adressé un message explicite : je vous en prie, je vous en prie, ne venez pas. Cela ferait de la manifestation une expression de solidarité avec les Juifs, au lieu d’une protestation publique en faveur de la liberté de la presse et d’autres « valeurs républicaines ». Nétanyahou vint malgré tout, escorté de deux ministres d’extrême droite.
Placé au second rang, il fit ce que font les Israéliens : il s’est poussé à côté d’un président noir placé devant lui pour se mettre au premier rang.
Une fois là, il se mit à adresser des signes aux gens des balcons le long du parcours. Il était rayonnant, comme un général romain à son défilé triomphal. On peut imaginer les sentiments de Hollande et des autres chefs d’États – qui affichaient une attitude solennelle et triste de circonstance – face à cette manifestation de culot.
Nétanyahou est venu à Paris dans le cadre de sa campagne électorale. En vétéran chevronné, il savait que trois jours à Paris, avec la visite de synagogues et des discours de fierté juive, valaient plus que trois semaines à domicile, à polémiquer.
Le sang des quatre Juifs assassinés dans le supermarché kascher n’était pas encore sec, que les dirigeants israéliens appelaient les Juifs de France à faire leurs bagages pour venir en Israël. Israël est, comme chacun sait, l’endroit le plus sûr au monde.
C’était là une réaction sioniste instinctive, presque automatique. Les Juifs sont en danger. Leur seul refuge sûr est Israël. Hâtez-vous de venir. Le jour suivant, les journaux israéliens annonçaient joyeusement qu’en 2015 plus de 10.000 Juifs français étaient près à venir vivre ici, poussés par un antisémitisme croissant.
Apparemment, il y a beaucoup d’antisémitisme en France et dans les autres pays d’Europe, mais probablement beaucoup moins que d’islamophobie. Mais la lutte entre Juifs et Arabes sur le sol français à peu de rapports avec l’antisémitisme. C’est un combat importé d’Afrique du Nord.
Quand la guerre de libération algérienne éclata en 1954, les Juifs de là-bas durent choisir leur camp. Presque tous choisirent de soutenir la puissance coloniale, la France, contre le peuple algérien.
Il y avait à cela des antécédents historiques. En 1870, le ministre français de la justice, Adolphe Crémieux, qui se trouvait être juif, accorda la citoyenneté française à tous les Juifs algériens, les mettant à part de leurs voisins musulmans.
Le Front de libération algérien (FLN) fit de gros efforts pour amener les Juifs locaux à prendre parti pour lui. Je le sais parce que j’étais quelque peu concerné. Leur organisation clandestine en France me demanda de créer un groupe de soutien israélien, afin de convaincre nos coreligionnaires algériens. Je fondai le « Comité israélien pour une Algérie libre » et éditai des documents qui furent utilisés par le FLN pour gagner les Juifs à leur cause.
En vain. Les Juifs locaux, fiers de leur citoyenneté française, apportèrent loyalement leur soutien aux colonialistes. À la fin, les Juifs jouèrent un rôle important dans l’OAS, le mouvement français extrémiste clandestin qui mena une lutte sanglante contre ceux qui combattaient pour la liberté. Il en résulta que tous les Juifs fuirent l’Algérie avec les Français lorsqu’arriva le jour du choix. Ils n’allèrent pas en Israël. Ils allèrent presque tous en France. (À la différence des Juifs marocains et tunisiens, dont beaucoup vinrent en Israël. En général, les plus pauvres et les moins éduqués choisirent Israël, tandis que l’élite d’éducation française alla en France et au Canada.)
Ce à quoi nous assistons maintenant est la poursuite de cette guerre sur le sol français entre Musulmans et Juifs algériens. Les Juifs « français » tués lors de l’attaque avaient tous les quatre des noms nord-africains et ils ont été enterrés en Israël.
Pas sans difficultés. Le gouvernement israélien a exercé de fortes pressions sur les quatre familles pour enterrer leurs fils ici. Elles voulaient les enterrer en France, près de chez eux. Après beaucoup de marchandage sur le prix des tombes, les familles ont fini par donner leur accord.
On a dit que les Israéliens aiment l’immigration mais qu’ils n’aiment pas les immigrants. Cela vaut certainement pour les nouveaux immigrants « français ». Ces dernières années, des touristes « français » sont venus ici en grand nombre. Ils n’étaient souvent pas aimés. En particulier lorsqu’ils se mirent à rafler des appartements sur le front de mer de Tel Aviv en les laissant vides, comme une sorte d’assurance, tandis que les jeunes locaux ne pouvaient ni trouver ni se payer des appartements dans la région métropolitaine. Pratiquement tous ces touristes et immigrants “français” sont d’origine nord-africaine.
Quand on leur demande ce qui les pousse à venir en Israël, ils répondent de façon unanime : l’antisémitisme. Ce n’est pas un phénomène nouveau. En réalité, la grande majorité des Israéliens, eux-mêmes ou leurs parents ou leurs grand-parents, ont été conduits à venir ici par l’antisémitisme.
Les deux termes – antisémitisme et sionisme – sont apparus à peu près en même temps, vers la fin du 19e siècle. Theodor Hertzl, le fondateur du mouvement sioniste, en a conçu l’idée lorsqu’il travaillait en France comme correspondant étranger d’un journal de Vienne pendant l’affaire Dreyfus, lorsqu’un antisémitisme virulent en France atteignit de nouveaux sommets. (Antisémitisme, cela va de soi, n’est pas le mot qui convient. Les Arabes sont des sémites, eux aussi. Mais le mot est en général employé pour désigner seulement ceux qui ont la haine des Juifs.)
Plus tard, Herzl courtisa les dirigeants ouvertement antisémites de Russie et d’ailleurs, les appelant à l’aide et promettant de les délivrer des Juifs. C’est aussi ce qu’ont fait ses successeurs. En 1939, l’Irgoun clandestin projeta une invasion de la Palestine avec l’aide de généraux profondément antisémites de l’armée polonaise. On peut se demander si l’État d’Israël aurait pu voir le jour en 1948 s’il n’y avait pas eu l’Holocauste. Récemment, un million et demi de Juifs russes ont été poussés en Israël par l’antisémitisme.
Le sionisme est né à la fin du 19e siècle en réponse directe au défi de l’antisémitisme. Après la révolution française, la nouvelle idée nationale s’est emparée de toutes les nations européennes, grandes et petites, et les mouvements nationaux étaient dans leur ensemble plus ou moins antisémites.
La croyance fondamentale du sionisme est que les Juifs ne peuvent vivre nulle part ailleurs que dans un État juif, parce que la victoire de l’antisémitisme est partout inéluctable. Laissez les Juifs d’Amérique se réjouir de leur liberté et de leur prospérité – tôt ou tard cela aura une fin. Ils sont condamnés comme les Juifs de partout en dehors d’Israël.
La nouvelle atrocité de Paris ne fait que confirmer cette croyance fondamentale. Il y a eu très peu de commisération en Israël. Plutôt, un sentiment inavoué de triomphe. La réaction instinctive des Israéliens ordinaires est : « On vous l’avait dit ! » et aussi : « Venez vite, avant qu’il ne soit trop tard ! »
J’ai souvent tenté d’expliquer à mes amis arabes : les antisémites sont les plus grands ennemis du peuple palestinien. Les antisémites ont aidé à pousser les Juifs vers la Palestine, et ils sont aujourd’hui en train refaire la même chose. Et certains des nouveaux immigrants vont à coup sûr s’installer au-delà de la Ligne Verte dans les territoires palestiniens occupés, sur des terres arabes spoliées.
Le fait qu’Israël tire profit de l’attentat de Paris a conduit des médias arabes à penser que toute l’affaire n’est en réalité qu’une opération « sous fausse bannière » (« false flag » en anglais). Donc, dans le cas présent, les auteurs arabes étaient en réalité manipulés par le Mossad israélien.
Après un crime, la première question qui vient à l’esprit est « cui bono », à qui ça profite ? Il est évident que le seul à sortir vainqueur de cette atrocité est Israël. Mais en tirer la conclusion qu’Israël est derrière les Jihadistes est une pure absurdité.
Uri Avnery
Il est simplement de fait que l’ensemble du Jihadisme islamique sur le territoire européen ne nuit qu’aux Musulmans. Les fanatiques de toute espèce viennent généralement en aide à leurs pires ennemis.
Les trois musulmans qui ont perpétré les atrocités de Paris ont certainement rendu un grand service à Benjamin Nétanyahou. 

Uri Avnery
 
Source : Gush Shalom.org (Israel) 19 janvier 2015
(Article traduit et publié par l'AFPS.org)

Hommage à Mathieu Ekra, pionnier du mouvement anticolonialiste ivoirien, ancien prisonnier de Bassam (1949-1952)


M. Ekra
MATHIEU EKRA, l’un des derniers survivants des « Huit de Bassam », est mort le 22 février à Bonoua. Il était né en 1917 dans cette même ville. Ancien de William-Ponty, il était entré dans la vie professionnelle comme employé des Chemins de fer de l’Afrique occidentale française (AOF). Responsable de la sous-section du P.D.CI.-R.D.A. de Treichville au moment de la provocation du 6 février 1949, M. Ekra fut l’un des huit dirigeants de ce parti qui furent emprisonnés à la suite de cette affaire. Dans son curriculum publié dans les Actes du VIe Congrès, en 1980, sous la rubrique « car­rière politique » on peut lire : « Responsable des incidents du 6 février 1949 » ; ce qui montre, soit dit en passant, comment déjà dès cette époque ce parti « comprenait » sa propre histoire !
Dans le système de la Loi-cadre, M. Ekra fut le premier Ivoirien promu administrateur colonial, fonction jusqu'alors réservée aux Blancs et aux « assimilés » d’origine antillaise. Cette promo­tion correspondait tout à fait aux aspirations de celui qui expliquait son engagement politique par sa déception de n'avoir pu obtenir son assimilation dès 1944 malgré des efforts opiniâtres : « Sur le plan personnel, confiait-il à Doudou Guèye en 1978,  j'étais écœuré par le système colonial d'injustice et de déni de justice. Figure-toi que j'ai, par exemple, passé au moins deux concours d'accès dans les cadres supérieurs. Dans le premier concours, il y avait trois postes à pourvoir d'agents supérieurs des Chemins de fer, ce qu'on appelait les agents assimilés à des Européens. J'ai été reçu second. On a nommé le premier. On a nommé le troisième, et on a refusé de me nommer ».
Lors de ce qu’on a appelé « les faux complots d’Houphouët-Boigny » (1963-1965), seul de tous les dirigeants de premier plan du PDCI-RDA et de l’Etat alors présents dans le pays, M. Ekra n’encourut qu’une sorte de disgrâce alors que tous les autres avaient été jetés en prison, sommairement jugés et condamnés certains à mort, les autres à de lourdes peines de travaux forcés.
Excepté cette courte interruption de deux ou trois ans, M. Ekra a constamment été membre des gouvernements d’Houphouët de 1961 à 1990, soit comme ministre soit comme ministre d'État.
En 1997, sous la présidence de Bédié, il fut nommé Médiateur de la République, le premier à porter ce titre et à remplir cette fonction.
Après le coup d’Etat militaire de décembre 1999, c’est à lui, en tant que Médiateur de la République, que Robert Guéi, le chef de la junte, demanda de piloter la Commission consultative, constitutionnelle et électorale (Ccce) installée le 31 janvier 2000, aux fins d’élaborer la nouvelle Constitution.
Après le 11 avril 2011 et la chute de Laurent Gbagbo, déjà souffrant, M. Ekra se retira de la vie publique, et le titre et la fonction de Médiateur de la République furent dévolus à un proche d’Alassane Ouattara. 

 
La Rédaction

 

LES EVÉNÉMENTS DU 6 FÉVRIER 1949
Une interview de Mathieu Ekra par Doudou Guèye[1]
(extraits)
 

Dr Doudou Guèye :
Tu es aujourd'hui Ministre d'Etat chargé de la réforme des sociétés d'Etat et tu as assumé différentes autres fonctions ministérielles depuis l’indépendance. Tu es par ailleurs un des responsables du PDCI-RDA depuis sa fondation. Comment es-tu arrivé à la politique, comment l'as-tu menée, que t'a-t-elle rapporté ? 

M. Mathieu Ekra :
Je suis arrivé à la politique, je ne dirai pas par accident, puisque c'est volontairement que nous avons milité, mais je dois dire qu'on nous a toujours prévenus que la politique était un jeu dangereux. Mais nous nous sommes trouvés tous pris par le climat de la colonisation, ce climat dans lequel nous subissions, en ce qui concerne nos parents, une certaine oppression et le travail forcé, et en ce qui nous concerne, nous les cadres formés dans les écoles françaises, des affronts continuels (…). Après la Conférence de Brazzaville, nous nous sommes engagés dans des syndicats. Pour ma part, après ma sortie de Ponty, je travaillais au chemin de fer. J’ai donc fait du syndicalisme au chemin de fer, ici, à Abidjan. (…). Puis j’ai été affecté en Guinée sur ma propre demande (…). Et c'est en Guinée, où j'étais de 1944 à 1947, que m'a trouvé le début de la lutte politique en 1945. (…). Et puis, en 1946, lorsque le premier congrès du RDA devait se tenir à Bamako, j'étais naturellement tout à fait disposé à y aller. C’est l’année où j'ai formé la première section du RDA à Kankan, où j'étais en service. Et c'est moi qui en ai été élu secrétaire général. Je devais donc aller à Bamako. Malheureusement mes chefs m'ont interdit absolument de bouger. (…). Fin 1946, quand le Congrès s'est tenu, j'ai estimé que je devais rentrer au pays, les choses devenant sérieuses. Je suis arrivé en février 1947 à Abidjan. (…).
Je me suis naturellement engagé avec RDA. (…). J'ai d’abord été élu secrétaire général adjoint de la sous-section de Treichville. Puis, six mois après, le secrétaire général étant décédé, j'ai été élu secrétaire général. C'est ainsi que je suis parti comme responsable du parti. Voilà comment je suis venu à la politique.
(…) 

Dr Doudou Guèye :
En tant qu'homme politique, tu as participé à certains événements importants dont ceux connus désormais sous le nom de « événements du 6 février 1949 ». Nous sommes justement à la veille de la date anniversaire de leur déroulement. Aussi, est-ce une occasion opportune de savoir les raisons profondes de ces événements et le rôle que tu y as joué avec tes camarades du parti. 

M. Mathieu Ekra :
Les événements du 6 février 1949 ne sont pas le fait du hasard. Ils sont l'aboutissement d'une situation qui a été créée depuis 1945, année marquée par l’envoi de députés africains à l'Assemblée nationale française, le vote de diverses lois qui abolissaient le travail forcé, supprimaient les abus, les inégalités et certaines institutions du régime colonial, et établissaient, au profit de tous les ressortissants des colonies françaises, la citoyenneté de l'Union française. (…).
En 1949, la situation locale était à peu près celle-ci : d'un côté tous ces «libérés» de la sujétion coloniale française, (par définition des citoyens) désireux de faire valoir leurs droits, notamment au plan des libertés publiques ; de l'autre côté, l'administration qui, en dépit des nouvelles lois, continuait à détenir et à exercer une autorité de type colonial, arbitraire et sans contrôle. Il y avait donc une opposition entre : d'une part, l'esprit des nouvelles lois, les bénéficiaires de ces lois, et de l'autre, l'administration chargée d'appliquer ces lois et qui était pratiquement retenue dans l'action, par ses habitudes d'humiliation, d'oppression et de déni de justice. Il faut signaler encore que le PDCI-RDA à l'époque, en tant que principal artisan de cette promotion politique, voulait évidemment que ses militants puissent, non seulement jouir de ces nouveaux avantages, mais qu'ils acquièrent, ce faisant, un haut niveau de conscience et un sens élevé de la responsabilité tique.
Pour ce qui est de la situation générale, il faut rappeler l'accusation qui était portée contre le PDCI considéré comme un parti inféodé au Parti communiste français ; l'accusation portée contre le Président Félix Houphouët-Boigny taxé d'agent du communisme international. Tout ceci à cause de l'apparentement des élus du RDA aux groupes communistes des différentes assemblées métropolitaines. Il s'agissait là, naturellement, d'un prétexte.
(…)
Nous, nous étions de sincères militants anticolonialistes. Le vocabulaire communiste correspondait parfaitement à notre situation et, par ailleurs, l’attitude des communistes dans tout le combat que nous menions, était une attitude franche, qui semblait conforme à nos intérêts. Ceci étant, l’administration ne pouvait pas laisser se développer cette atmosphère de contestation sans réagir. Cela nous le savions… Nous le savions, mais nous pensions que les droits que nous avions acquis étaient suffisants pour nous permettre de nous exprimer dans « la légalité républicaine » et nous préserver désormais de tous les abus et arbitraires du régime colonial. En tout cas, moi, en tant que militant responsable, je pensais que nous étions désormais protégés par les nouveaux droits, tout comme ces mêmes droits avaient toujours protégé les citoyens français de l'époque. Par conséquent, nous estimions que nous pouvions exercer, sans crainte, notre droit de libre réunion, en participant notamment à toutes les réunions contradictoires, politiques et autres, qui pouvaient se tenir à Abidjan. C'est dans ce cadre et cet esprit que s'est tenue la réunion du 6 février 1949.
Cette réunion avait été convoquée par M. Etienne Djaument, ancien sénateur qui venait d'être déchargé de son mandat par le PDCI-RDA, parce qu'il ne l'avait pas exercé conformément à la discipline du parti. Et Djaument, évidemment, en avait conçu une certaine rancune contre le parti, en particulier contre le président Houphouët-Boigny. Cette réunion, organisée par lui, avait pour but de dénoncer ce qu'il appelait « les agissements du RDA », de révéler « les secrets » du président Houphouët. (…). L'avant-veille et la veille, cette réunion devant se tenir à Treichville, le président Houphouët-Boigny m'avait convoqué et, à deux reprises, m'avait donné des instructions fermes : d'abord, pour que nous assistions nombreux à la réunion, que nous n'ayons aucune appréhension parce que Djaument n'avait aucun secret à révéler, mais aussi et surtout pour que le Parti tienne bien les militants en main et ne les laisse pas à la merci de la police et des provocateurs de Djaument.
Nous savions que les partisans de Djaument étaient des provocateurs autorisés, et ils ne se cachaient pas pour dire qu'ils allaient battre les militants du RDA. Eux qui étaient à peine quelques centaines ! Ils pouvaient parler très haut et très fort, puisque l'administration coloniale avait encouragé en sous-main cette réunion (…). Donc, personnellement, j'avais été chargé d'organiser ce qu'on peut appeler la contradiction à Djaument. (…).
Le 6 février, nous nous sommes rendus à la réunion. Finalement, la densité de la foule présente sur les lieux avait tellement couvert et submergé Djaument et ses partisans, qu'ils n'avaient pas pu placer un mot. Dès qu'ils avaient essayé de prendre la parole, un tel brouhaha était monté de la salle que la police elle-même, intimidée, avait ordonné la dispersion de la réunion.
La réunion dissoute, chacun s'est rendu à son domicile. (…).
Le lendemain donc, je me rends à mon travail et je reçois une convocation – c'était le matin – pour le début de l'après-midi. Alors, je dis à ma femme : « J'irai, on me convoque ». Pour moi ce n'était rien du tout, fort du droit du citoyen que je croyais être devenu et qu'on ne pouvait pas arrêter, comme ça, sans motif. A la police, il y avait le juge Masserévéry. Je lui montrai ma convocation. Il me dit : « Bon ! bon ! attendez dans la salle ». Il m'interrogea ensuite :
— Qu'est-ce que vous avez fait ?
Je répondis :
— Hier, j'étais allé pour assister à la réunion et éventuellement contredire l'orateur, mais la réunion n'a pas pu avoir lieu, vous savez dans quelles conditions.
Lui :
— Et vous n'avez pas pris part aux manifestations ? Vous n'avez pas conduit la foule ?
Moi :
— Absolument pas, au contraire.
Lui :
— Bien ! Attendez.
Alors, coup de téléphone. J'étais à côté, mais j'entendais un peu ce qui se disait entre le juge et quelqu'un d'important à l'autre bout, certainement au Palais du gouverneur. Je suis resté là jusqu'au soir. Et puis le soir, on me dit : « Bon, venez ». J'arrive, et on m'embarque dans un véhicule. Paf ! C'est pour Bassam, directement en prison. Je n'en revenais pas. Je protestai : « Mais enfin, en vertu de quel droit...? ». On me rétorqua : « C'est notre droit ». (…).
Aujourd’hui, quand j’y pense, je trouve normal d'avoir été si durement traité. D'une part, parce que j'étais le secrétaire général de la sous-section de Treichville où s'est déroulée la réunion, et c'est moi qui, pratiquement, avais préparé toute la contre-manifestation ; d’autre part, parce que les activités que je menais, alors personnellement, dans le cadre de la propagande de notre parti étaient grandes. Nous tenions souvent des conférences publiques dans lesquelles nous dénoncions les méfaits politiques des partis adverses. Je dénonçais publiquement l'administration coloniale, parrain occulte de ces partis (…).
Ce 6 février 1949, la lutte d'influence engagée entre le parti et l'administration coloniale atteignait son point culminant. L’événement symbolisait la volonté du pouvoir colonial de briser les reins au RDA, mais il devait révéler, aussi, la volonté de résistance farouche des populations ivoiriennes, face aux menaces, aux violences, aux brimades et injustices de toutes sortes.
J'étais donc en prison le 7 février. Alors que je pensais en sortir le 9, je vis, au contraire, venir me rejoindre, d'autres camarades : les [Jean-Baptiste] Mockey, [Albert] Paraiso, [Jacob] Williams, [Philippe] Vieyra, Lamad Camara, Séry Koré, [Bernard Binlin] Dadié. Nous étions huit dirigeants en prison. (…) Voilà comment les événements du 6 février se sont déroulés, et comment nous avons été conduits en prison.
Les "Huit"
(M. Ekra est assis à droite)
Tout cela a provoqué, immédiatement, dans le pays, un mouvement d'indignation et de solidarité extraordinaire : le parti est passé de 300.000 à 800.000 adhérents, et partout la carte du PDCI était un signe de protestation contre l’administration.
(…) 

Dr Doudou Guèye :
On pourrait ajouter que quoiqu’en prison vous continuiez à participer à la direction du parti, à écrire des articles, à formuler des avis, etc. Peux-tu nous rappeler comment tout ceci se passait ? 

M. Mathieu Ekra :
Ces relations se sont établies sur la base des visites que nous faisaient nos femmes, puisque nous étions tous mariés. Ce sont ces femmes qui servaient d'agents de liaison entre nous, à l'intérieur, et le Parti à l'extérieur. Ces relations ont été excellentes et on peut dire que la prison et le bureau politique vivaient, véritablement, au même diapason. Toute chose qui se passait à l'extérieur était portée à notre connaissance ; et nous, puisque nous n'avions plus rien d'autre à faire, nous réfléchissions, nous bâtissions des plans et nous les communiquions à la permanence du parti qui, après avoir examiné si cela était correct ou correspondait à la situation, lançait des campagnes d'action. Jamais notre cohésion politique et notre solidarité humaine n'ont été aussi grandes que durant ces durs moments. Et c'est pratiquement de la prison qu'ont été conçus la plupart des grands mouvements de masse qui ont marqué si fortement, par la suite, le caractère populaire de notre lutte. D'abord notre grève de la faim qui a duré 17 jours et qui n'ayant pas donné le résultat escompté (le résultat étant notre libération provisoire, en attendant le procès) a été prolongée par une initiative des femmes : la marche sur la prison de Bassam. Nous avons vraiment été très sensibles à cette initiative, et quand nous avons su que les femmes étaient venues jusqu'aux portes pratiquement de la prison et qu'on les avait renvoyées en les matraquant, nous avons dit : « ça ne peut pas se terminer comme ça (…) ». Alors,  à force d'en parler avec les femmes Anne-Marie Raggi a conçu cette idée : pourquoi ne ferions-nous pas une grève d'achats de marchandises importées ? Partie de là, l'action s'est développée très loin dans tout le pays, portant atteinte aux intérêts économiques essentiels des colons. (…). Les colons ont choisi de réagir de façon violente à Dimbokro, à Bouaflé, à Séguéla, où il y a eu de nombreux morts. 

Dr Doudou Guèye :
On m'a remis une fois, alors que j'effectuais une tournée de reportage pour Le Réveil, à Abidjan, des papiers qu'on venait de recevoir de la prison de Bassam. Comment sortiez-vous ces papiers ? Parce que, tout de même, c'est difficile de sortir des papiers d'une prison,  surtout à cette époque-là ? Est-ce que vous aviez une tactique spéciale ? 

M. Mathieu Ekra :
Eh bien, ça c'est le miracle des opprimés. Quand les gens sont privés de liberté, ils trouvent toutes sortes d'astuces. Les militantes de Grand-Bassam tenaient cantine pour les prisonniers, chez les Raggi. Nos femmes qui nous visitaient venant d'Abidjan, se mêlaient aux cantinières Anne-Marie Raggi, Monique Adjoba, Jacqueline Gnoama et d'autres, qui pouvaient nous voir, tous les jours, en apportant nos repas. Elles servaient d'agents de liaison entre nous et l’extérieur. Elles amenaient les plats truffés de messages divers, et quand elles repartaient, avant même que les plats passent à la fouille de sortie, nos propres messages étaient déjà dehors. C'est ainsi que les articles pour la presse, pour Le Réveil comme pour Le Démocrate de l'époque, partaient régulièrement tous les jours de la prison, sans gros problèmes. Parfois on en a saisi, c'est vrai, car il arrivait que les événements sur la vie en prison étaient relatés de telle façon que, évidemment, l'autorité coloniale s'apercevait que la source ne pouvait partir que de la prison. Aussi, opérait-on des fouilles inopinées sur nous, en prison, et sur les parents qui venaient nous voir. En outre, nous n'étions pas fouillés seulement en prison ; on allait également perquisitionner chez nos femmes, parents et amis, de sorte que parfois des documents sortis de prison ont pu être repris et détruits par la police coloniale. 

Dr Doudou Guèye :
Est-ce qu'il n'y avait pas dans le personnel de la prison, des hommes qui essayèrent de vous aider ? 

M. Mathieu Ekra :
Certes, il y a eu des gardes-cercle de prison qui ont fermé les yeux, la plupart du temps, parce qu'ils savaient que nous étions en prison, pour une cause qui était juste (…). Tout ce qu’on pouvait faire pour atténuer les conditions de notre détention, pour favoriser nos rapports avec l'extérieur, était fait par des gardes-cercle, apparemment sévères et inflexibles sur le règlement de la prison, mais acquis, pour la plupart, à la cause des détenus, politiques et fermant les yeux, quand il ne fallait pas voir. (…). 

Dr Doudou Guèye :
Est-ce que vous pensez que le désapparentement avait été une initiative politique pertinente ? 

M. Mathieu Ekra :
Dans les conditions où le désapparentement s'est passé, il faut d'abord dire que nous, nous n'étions pas à l'extérieur pour apprécier directement. Mais, en prison, nous ne voulions pas servir de prétexte à une quelconque baisse du niveau de lutte du parti, en faveur des masses africaines. C'est pourquoi lorsqu'on nous a appris que nos élus voulaient se désapparenter du groupe communiste et que l'une des raisons était qu'il fallait composer avec l'autorité pour obtenir notre libération, nous avons dit : « non, si c'est à cause de nous, vraiment, il ne faut pas le faire, parce que de toutes les façons, nous savons que nous sortirons d'ici ». Nous avons donc, pour notre part, exprimé notre opposition à ce désapparentement, dans le cas où il aurait entraîné une baisse de la lutte.
(…) 

Dr Doudou Guèye :
Tu as parlé de la grève de la faim que tes camarades dirigeants détenus et toi-même, vous avez faite pour protester contre la lenteur de la justice. Peux-tu dire comment vous avez été amenés à prendre une telle décision, comment vous avez mené une entreprise aussi difficile et aussi héroïque. Et enfin, si c'est possible, des répercussions d'un acte comme celui-là, sur la vie du mouvement, je veux dire sur la vie du PDCI et du RDA. 

M. Mathieu Ekra :
La grève de la faim que nous avons décidé de faire et que nous avons faite est une décision grave, bien sûr, et je dois dire que nous l'avons prise tout seuls en prison, nous les huit dirigeants détenus. (…) Nous l'avons décidée, cette grève, pour protester contre la lenteur de la justice. (…). Nous avons donc pris la décision sans aviser personne, même pas nos femmes. C'est quand elles ont appris que nous refusions de toucher à nos repas qu'elles se sont rendu compte que nous avions pris cette décision grave.
Ceci étant, le Comité directeur de l'époque est venu nous voir pour essayer de nous faire revenir sur notre décision. Nous avons dit que cela n'était pas possible, que nous poursuivrions cette grève de la faim jusqu'à ce que la justice se décide à se prononcer sur la demande de liberté provisoire que nous avions formulée (…). La grève durait depuis deux semaines déjà, et la justice ne voulait rien lâcher : ni liberté ni jugement.
Cette grève n'a cessé qu'à la suite de l'initiative de la grève des achats proposée par Anne-Marie Raggi et soutenue par toute l'opinion qui demeurait très attentive au sort des prisonniers. (…).
A l'intérieur de la prison, les autres prisonniers (…) étaient très intéressés de savoir comment ça allait se terminer, et ils soutenaient notre action. La grève a fait disparaître ce qu'il restait de barrière entre les prisonniers de droit commun et les prisonniers politiques ; l'administration pénitentiaire ne pouvait plus se présenter en prison sans être accueillie à coups de sifflet et de jets de sable.
A l'extérieur, nos femmes, nos camarades ont été vraiment formidables. Certes, ils ont tout fait pour nous faire revenir sur notre décision, mais quand ils ont senti qu'on ne pouvait pas nous faire changer d'avis, ils nous ont soutenus par toutes sortes d'actions, dont celle de la grève des achats. Les femmes de Bassam, surtout celles qui étaient plus proches de nous, et qui s'occupaient de notre cantine, Anne-Marie Raggi et autres, ont été vraiment extraordinaires.
Voilà donc ce qui s'est passé avec les événements du 6 février 1949.
 
Source : Fondation Félix Houphouët-Boigny, N° 3 - 1er septembre 1978
ce : Fondation Félix


[1] - Médecin et à l’occasion journaliste, D. Gueye était le fondateur et le principal animateur de la section sénégalaise du Rassemblement démocratique africain (RDA).