dimanche 7 juillet 2013

PARDONNE, MAIS N'OUBLIE PAS !

L'EXPÉRIENCE des autres nous a appris que les nations qui ne s'occupent pas de leur passé sont hantées par lui pendant des générations. La quête d'une réconciliation a été l'objectif fondamental de notre combat pour l'instauration d'un gouvernement qui repose sur la volonté du peuple et la construction d'une Afrique du Sud qui appartienne à tous. La quête d'une
Procès de Rivonia. Les accusés arrivent au tribunal
réconciliation a été l'aiguillon qui a permis nos difficiles négociations sur la sortie de l'apartheid et les accords qui en ont découlé.
Le désir d'avoir une nation en paix avec elle-même est la première motivation de notre programme de reconstruction et de développement. La commission Vérité et Réconciliation, qui a fonctionné de 1995 à 1998, a également été une composante importante de ce processus. Elle a révélé les crimes commis du temps de l'apartheid et a pu décider d'accorder l'amnistie à ceux qui reconnaissaient les faits. Son travail a constitué une étape décisive dans le voyage qui vient de commencer. Le chemin vers la réconciliation touche tous les aspects de notre vie.
La réconciliation exige la fin de l'apartheid et des mesures qui l'appuient. Elle exige que nous maîtrisions les conséquences de ce système inhumain qui survit dans nos comportements les uns à l'égard des autres, ainsi que dans la pauvreté et l'inégalité qui accablent des millions d'êtres.
Tout comme nous avons tendu la main, en dépit des divisions séculaires, pour instaurer la démocratie, les Sud-Africains ont aujourd'hui besoin de travailler ensemble pour surmonter ces divisions et en éliminer les conséquences. La réconciliation est essentielle à la vision de l'avenir qui a poussé des millions d'hommes et de femmes à tout risquer, y compris leur vie, dans la lutte contre l'apartheid et la domination blanche. Elle est inséparable de la création d'une nation non raciale, démocratique et unie, qui offre une même citoyenneté, les mêmes droits et les mêmes obligations à chacun, tout en respectant la riche diversité de notre peuple.
Je pense à ceux que l'apartheid a cherché à enfermer dans les prisons de la haine et de la peur. Je pense, aussi, à ceux auxquels il a donné un sentiment trompeur de supériorité pour justifier leur attitude cruelle envers d'autres, ainsi qu'à ceux qu'il a embrigadés dans les machines de destruction, exigeant d'eux un lourd tribut du corps et de l'âme, leur donnant un mépris dévoyé de la vie. Je pense aux millions de Sud-Africains qui vivent encore dans la pauvreté à cause de l'apartheid, désavantagés et exclus des chances qui s'offrent par la discrimination du passé. Les Sud-Africains doivent se souvenir du terrible passé de façon à pouvoir le gérer, pardonner quand le pardon est nécessaire mais ne jamais oublier. En nous souvenant, nous nous assurons que plus jamais une telle barbarie ne nous meurtrira, et nous supprimons un héritage dangereux qui reste une menace pour notre démocratie.
Il était inévitable qu'une tâche d'une telle ampleur, entamée si récemment et réclamant un processus qui prendra des années, souffre de diverses limites. Sa réussite définitive dépendra de tous les secteurs de notre société qui reconnaîtront avec le monde que l'apartheid a été un crime contre l'humanité et que ses actes vils ont franchi nos frontières et semé la destruction pour produire une moisson de haine que nous récoltons encore aujourd'hui. A ce sujet, il ne peut y avoir d'équivoque : la reconnaissance du mal qu'est l'apartheid figure au cœur de la nouvelle Constitution de notre démocratie.
Nous, Sud-Africains, sommes fiers de la nouvelle Constitution, fiers de l'ouverture et de la responsabilité qui sont devenues la marque de notre société. Et nous devons nous engager encore pour ces valeurs dans une action qui sert notre conviction qu'une culture forte des droits de l'homme fait profondément, matériellement, partie de notre vie. Aucun de nous ne peut apprécier une paix durable et la sécurité quand une partie de la nation vit dans la pauvreté.
Il ne faut pas sous-estimer les difficultés d'intégration à notre société de ceux qui ont commis de graves violations des droits de l'homme, ainsi que de ceux qui ont été reconnus coupables d'être des informateurs et des collaborateurs. Mais il y a aussi beaucoup d'exemples encourageants de grande générosité, de clémence et de noblesse de cœur de la part de membres de notre communauté. Leurs actes sont un reproche pour ceux qui ont cherché sans remords l'amnistie, et un modèle pour d'autres qui poursuivent la difficile, délicate tâche de réintégration.
La meilleure réparation de la souffrance des victimes – et la plus haute reconnaissance de leur engagement – est la transformation de notre société en une image vivante des droits de l'homme pour lesquels ils ont lutté. Voilà, concrètement, ce que veut dire pardonner, mais ne pas oublier.
 

Nelson Mandela

Traduit de l'anglais (Afrique du Sud) par Sylvette Cleize 

Source : Le Monde 7 août 1999

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