L'EXPÉRIENCE des
autres nous a appris que les nations qui ne s'occupent pas de leur passé sont
hantées par lui pendant des générations. La quête d'une réconciliation a été
l'objectif fondamental de notre combat pour l'instauration d'un gouvernement
qui repose sur la volonté du peuple et la construction d'une Afrique du Sud qui
appartienne à tous. La quête d'une
réconciliation a été l'aiguillon qui a
permis nos difficiles négociations sur la sortie de l'apartheid et les accords
qui en ont découlé.
Procès de Rivonia. Les accusés arrivent au tribunal |
Le désir d'avoir une nation en paix avec elle-même est
la première motivation de notre programme de reconstruction et de
développement. La commission Vérité et Réconciliation, qui a fonctionné de 1995
à 1998, a également été une composante importante de ce processus. Elle a
révélé les crimes commis du temps de l'apartheid et a pu décider d'accorder
l'amnistie à ceux qui reconnaissaient les faits. Son travail a constitué une
étape décisive dans le voyage qui vient de commencer. Le chemin vers la
réconciliation touche tous les aspects de notre vie.
La réconciliation exige la fin de l'apartheid et des
mesures qui l'appuient. Elle exige que nous maîtrisions les conséquences de ce
système inhumain qui survit dans nos comportements les uns à l'égard des
autres, ainsi que dans la pauvreté et l'inégalité qui accablent des millions
d'êtres.
Tout comme nous avons tendu la main, en dépit des
divisions séculaires, pour instaurer la démocratie, les Sud-Africains ont
aujourd'hui besoin de travailler ensemble pour surmonter ces divisions et en
éliminer les conséquences. La réconciliation est essentielle à la vision de
l'avenir qui a poussé des millions d'hommes et de femmes à tout risquer, y
compris leur vie, dans la lutte contre l'apartheid et la domination blanche.
Elle est inséparable de la création d'une nation non raciale, démocratique et
unie, qui offre une même citoyenneté, les mêmes droits et les mêmes obligations
à chacun, tout en respectant la riche diversité de notre peuple.
Je pense à ceux que l'apartheid a cherché à enfermer
dans les prisons de la haine et de la peur. Je pense, aussi, à ceux auxquels il
a donné un sentiment trompeur de supériorité pour justifier leur attitude
cruelle envers d'autres, ainsi qu'à ceux qu'il a embrigadés dans les machines
de destruction, exigeant d'eux un lourd tribut du corps et de l'âme, leur
donnant un mépris dévoyé de la vie. Je pense aux millions de Sud-Africains qui
vivent encore dans la pauvreté à cause de l'apartheid, désavantagés et exclus
des chances qui s'offrent par la discrimination du passé. Les Sud-Africains
doivent se souvenir du terrible passé de façon à pouvoir le gérer, pardonner
quand le pardon est nécessaire mais ne jamais oublier. En nous souvenant, nous
nous assurons que plus jamais une telle barbarie ne nous meurtrira, et nous
supprimons un héritage dangereux qui reste une menace pour notre démocratie.
Il était inévitable qu'une tâche d'une telle ampleur,
entamée si récemment et réclamant un processus qui prendra des années, souffre
de diverses limites. Sa réussite définitive dépendra de tous les secteurs de
notre société qui reconnaîtront avec le monde que l'apartheid a été un crime
contre l'humanité et que ses actes vils ont franchi nos frontières et semé la
destruction pour produire une moisson de haine que nous récoltons encore
aujourd'hui. A ce sujet, il ne peut y avoir d'équivoque : la reconnaissance du
mal qu'est l'apartheid figure au cœur de la nouvelle Constitution de notre
démocratie.
Nous, Sud-Africains, sommes fiers de la nouvelle
Constitution, fiers de l'ouverture et de la responsabilité qui sont devenues la
marque de notre société. Et nous devons nous engager encore pour ces valeurs
dans une action qui sert notre conviction qu'une culture forte des droits de l'homme
fait profondément, matériellement, partie de notre vie. Aucun de nous ne peut
apprécier une paix durable et la sécurité quand une partie de la nation vit
dans la pauvreté.
Il ne faut pas sous-estimer les difficultés
d'intégration à notre société de ceux qui ont commis de graves violations des
droits de l'homme, ainsi que de ceux qui ont été reconnus coupables d'être des
informateurs et des collaborateurs. Mais il y a aussi beaucoup d'exemples
encourageants de grande générosité, de clémence et de noblesse de cœur de la
part de membres de notre communauté. Leurs actes sont un reproche pour ceux qui
ont cherché sans remords l'amnistie, et un modèle pour d'autres qui poursuivent
la difficile, délicate tâche de réintégration.
La meilleure
réparation de la souffrance des victimes – et la plus haute reconnaissance de
leur engagement – est la transformation de notre société en une image vivante
des droits de l'homme pour lesquels ils ont lutté. Voilà, concrètement, ce que
veut dire pardonner, mais ne pas oublier.
Nelson
Mandela
Traduit de l'anglais (Afrique
du Sud) par Sylvette Cleize
Source : Le
Monde 7 août 1999
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