Le discours politique africain « superpose, à des images propres au système occidental, des représentations autochtones antérieures, le tout aboutissant à un "métissage linguistique et idéologique" – "bricolage" qui atteint parfois le génie – dans le cas d’Houphouët-Boigny, par exemple, mais qui demeure quasi impossible à décrypter, tant il résulte de l’impossible assimilation d’un modèle unitaire contraire aux pratiques inhérentes à la culture préexistante… D’où le risque d’asphyxie de toute capacité d’innovation, et de stérilisation de toute tentative autonome de contestation. » C. Coquery-Vidrovitch, Afrique noire : permanences et ryptures, Payot 1985).
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On pourrait être tenté de croire que si chaque africaniste
écrit un peu ce qu’il veut sur l’Afrique et les Africains, c’est parce qu’on
sait sur ces sujets peu de chose vraiment sûres ; parce qu’il n’y aurait
en somme qu’un vaste champ d’hypothèses à bêcher. Et chacun d’y aller de sa
méthode empirique, c’est-à-dire à l’aveuglette, comptant pour la récolte sur la
chance plus que sur la raison. Si le labeur ainsi conduit ne produit rien, on s’en
tirera toujours en glosant sur la stérilité du terrain.
Mais, en fait, on ne sait pas moins de choses, et peut-être
même en sait-on plus, sur les Africains d'avant la colonisation – pour la simple
raison que ce sont eux qu'on voit encore aujourd'hui dans tous les villages
d'Afrique – qu’on en sait, par exemple, sur les Gaulois ou même sur les anciens
Grecs et Romains, qui, même à l'apogée de leurs civilisations, n'étaient pas
tous des philosophes ou des géomètres de génie.
On sait par exemple que quel que fût le stade atteint par
les sociétés africaines à la veille de leur asservissement, beaucoup d'entre
elles représentaient un état connu et alors encore très actuel en Europe et en
Asie. Telles étaient les sociétés situées aux confins de l'Afrique du Nord,
dans lesquelles, si les influences étrangères sont encore évidentes, il n'en
reste pas moins difficile de les démêler des faits de civilisation
originellement autochtones. La plupart, sinon toutes, possédaient des formes d'organisation
parfaitement adaptées à leurs conditions d'existence. Elles assuraient à tous
leurs membres, et non pas seulement à quelques familles, le bien-être et la
sécurité aussi équitablement et aussi parfaitement que leurs moyens le leur
permettaient. Ainsi devaient être aussi, je suppose, les communautés gauloises
avant la venue de Jules César. Pour ce qui est de la cohérence et de
l'efficacité, les formes d'organisation sociales et politiques des sociétés
africaines précoloniales étaient, en tout cas, de très loin supérieures à
celles que les conquérants devaient établir, cela ne fait aucun doute quand on
sait qui ils étaient. Mais elles l'étaient aussi à celles que leur offre
aujourd'hui, partout, le prétendu « Etat africain moderne » issu de la
colonisation.
Voyageant vers 1818 aux confins du Sénégal et de la Guinée actuelle,
l'espion français Théodore Mollien, homme imbu du sentiment de sa supériorité
raciale et nationale comme on sait, fut pourtant forcé de reconnaître ce fait :
« La sagesse naturelle des Africains leur a donné des institutions que la
science politique, après des siècles de système et d'essais, leur procurerait
difficilement ».1 La bizarrerie d’un tel propos – qui n'ôte rien à sa
pertinence – ajoute au contraire beaucoup à son intérêt. Car, si Mollien était
allé, au péril de sa vie, reconnaître les sources du Sénégal et du Niger, c’était
précisément afin de préparer la destruction de ces institutions qu'il jugeait irremplaçables !
Un tel homme ne saurait être soupçonné de complaisance. Et son témoignage a
encore d'autant plus de valeur que, à cette époque, les systèmes politiques de
cette région étaient en pleine décadence.
On sait également que, dans chaque Etat africain, dont la
plupart, pour ne pas dire tous, ont été non pas même formés, mais seulement
esquissés dans le premier quart de ce siècle, l'intégration des formations
sociales préexistantes, qui coexistaient et, souvent même, coopéraient sur leur
territoire conventionnel actuel, n'a été ni encouragée, ni, à plus forte
raison, réalisée. Au contraire, elles ont été laissées à part et isolées les
unes des autres pendant toute la durée de la période coloniale, comme elles ne
le furent jamais auparavant. Et, dans la plupart des cas sinon dans tous, les constitutions
« indépendantes » ne les ont pas non plus prises en compte. Plutôt que de
construire avec les anciens matériaux formés par l'histoire naturelle des
différents peuples de chacun des nouveaux pays, on les a considérés comme des
tables rases. Et on a jugé qu'il était suffisant ou préférable de consolider l’édifice
bâtard et très sommaire laissé par la puissance congédiée.
S’il y a des nuances sensibles dans les comportements des
différents colonisateurs – on connaît le fameux débat entre les tenants de l’« administration
indirecte » et ceux de l’« administration directe » – et dans
ceux de leurs successeurs, la ligne fondamentale fut et est la même partout. La
raison en est que la connaissance qu’ils avaient ou qu’ils ont du passé du
continent et des peuples africains ne correspond qu’à une infime partie de ce
qu’elle aurait pu être si les explorateurs, les conquérants et les
administrateurs coloniaux qui se sont succédé avaient observé l’Afrique avec
objectivité, et non à travers le prisme déformant des préjugés qu’ils apportaient
avec eux. Cette cécité, infirmité voulue et cultivée parce que c’est un
avantage pour qui la mimait, n’est pas encore guérie. C’est le signe
caractéristique du bon « connaisseur » de l’Afrique et des Africains,
en France, aujourd’hui encore.
En écrivant cela, je n’oublie pas qu’il n’a jamais existé de
société vraiment parfaite et irréprochable, pas plus en Afrique qu'ailleurs. Il
ne s'agit pas d'établir à l'avantage de l'Afrique Noire une nouvelle hiérarchie
des sociétés humaines pour l'opposer à celle qui a cours dans certains écrits
africanistes, mais seulement de montrer qu'en la matière toute classification
est absurde, parce qu'il est impossible d'établir les critères sur lesquels
l'asseoir de telle sorte qu'elle soit incontestable.
Mais puisque certains ont la manie des comparaisons tout en
en méprisant la règle élémentaire qui commande de ne comparer que ce qui est
comparable, il ne faut pas craindre de se placer sur leur terrain et d'affirmer
bien haut que la pratique sociale traditionnelle des Africains démontre chez
eux un sens des intérêts communautaires ou collectifs – n'est-ce pas la même
chose que l'intérêt général ? – plus élevé que dans toutes les sociétés occidentales
contemporaine, tout comme il était certainement plus élevé dans la société qui vit
naître Vercingétorix, ou dans celle qui vit naître le premier Brutus, que dans
celle qui vit naître Jules César et Virgile.
Au moment de sa conquête définitive par des puissances
européennes à la fin du siècle dernier, l'Afrique Noire accusait certes un
retard considérable sur ces pays dans tous les domaines d’activité modernes;
mais c’était, néanmoins, un retard tout relatif, étant donné qu'en Europe, en
Amérique, en Asie et dans les autres parties du monde, la grande majorité des
hommes connaissaient des conditions de vie semblables à celles des peuples
africains. Encore les sociétés africaines globalement arriérées – arriérées,
c'est-à-dire qui se trouvent à un stade de développement que l'Asie et l'Europe
ont connu aussi; où elles stagnèrent longtemps avant d’évoluer vers leur état
actuel – ignoraient-elles en général les énormes disparités sociales et les
inégalités politiques qui régnaient déjà dans les sociétés européennes,
américaines et asiatiques.
En Europe, en Amérique et en Asie, à cette époque, l'instruction,
le confort matériel, l'exercice des libertés individuelles, la sécurité de la personne
et de ses biens n'étaient à la portée que des seuls individus appartenant aux
classes supérieures, une minorité, tandis que le gros des habitants des pays
les plus avancés de cette époque croupissaient dans l'ignorance et ne
bénéficiaient pratiquement d'aucun des progrès que leur labeur rendait
possibles, ni d'aucun des biens qu'ils produisaient.
Oui, telles qu'elles étaient, rudimentaires, frustes,
misérables, faibles, les sociétés africaines précoloniales étaient en général
plus justes, plus attentives à l'homme, plus solidaires, plus humaines en un
mot, que les sociétés européennes, américaines ou asiatiques, si brillantes
qu'elles puissent paraître. C'est un fait que chacun peut encore constater en
observant sérieusement le fonctionnement de nos communautés villageoises là où
elles ne sont pas encore trop atteintes par la «modernisation». Ou encore en
observant ces sortes d'utopies que les travailleurs originaires du Sahel
bâtissent depuis l’Europe avec leurs économies et leurs illusions, par-dessus
la tête des pouvoirs en place dans leurs villages d'origine. Il y a plus de
sens du bien public et de l'intérêt général dans ces démarches que dans tous
les plans et dans tous les décrets des « Etats africains modernes », captifs
des hégémonies paralysantes s'exerçant depuis – ou au nom de – l'Occident.
Le secret de l'efficacité des institutions que Mollien a
observées en 1818 tient dans le fait que ces institutions avaient été forgées
par les intéressés eux-mêmes pour leurs propres besoins et conformément à leurs
propres traditions culturelles. Les sociétés qui les avaient forgées savaient
s'en servir et elles en connaissaient aussi la finalité. Tel n'est évidemment
pas le cas du prétendu «Etat africain moderne, ce véritable corps étranger,
comme on l’a si bien nommé ». Et c'est pourquoi il est tel que Joseph Ki-Zerbo
l’a dépeint: « Formidable Léviathan tropical doté de toute la pesanteur
perverse du pouvoir colonial », mais tragiquement inapte à faire ce pour quoi
il est censé exister.
Telle est précisément la cause unique de l’inadéquation de l’Etat
africain moderne». Et c'est tout cela qui se reflète dans ce que Catherine Coquery-Vidrovitch
appelle le « dysfonctionnement généralisé du discours politique » africain.
Qu'il y ait dysfonctionnement, certes le fait ne saurait être
nié. Mais encore eût-il fallu cerner la nature et les causes de ce
dysfonctionnement avec plus de rigueur, et se méfier des généralisations
gratuites, ou qui ne peuvent sembler fondées en raison qu'aux yeux de ceux qui
croient qu'il existe deux natures humaines différentes.
Aussi bien, on ne peut absolument pas étendre un tel
jugement à tous les discours politiques proférés par des Africains depuis
qu'ils en ont reçu le droit ou l'ont conquis de vive force. Il y a, il y a eu
et il y aura en Afrique des discours politiques sonnant juste, honnêtes,
sincères, et directement intelligibles pour tout le monde sans qu'il soit
besoin d'une clé freudo-lévybruhlienne. Il est vrai que ce n'est pas vers eux
que les micros se tendent le plus volontiers.
Mais il faut tout de même se rappeler que les défunts Kwame Nkrumah,
Patrice Lumumba, Amilcar Cabral et Agostinho Neto, entre autres, sont des
Africains, et qu'ils ont laissé des textes politiques qui en valent d'autres !
Il faut citer Nelson Mandela, prisonnier de l'apartheid pendant plus d'un quart
de siècle, dont la vie entière est un discours politique d'une cohérence et
d'une éloquence dont il y eut peu d'exemples à ce jour. Et on ne peut oublier
ses compagnons, son épouse, leurs filles, les millions de jeunes Sud-Africains,
dont la dignité et le courage enseignent au monde, selon le mot d’André Gide,
que « pour consentir à l'humiliation, il ne suffit pas d'être nègre » !
Bien entendu, il y a aussi des Houphouët-Boigny, et peut-être
dans leur genre sont-ils aussi des génies dignes d’être vénérés, et qui
méritent qu’on leur dédie des sanctuaires avec leurs pontifes et leurs vestales.
Mais pourquoi vouloir qu'ils soient les prototypes de l'homme politique
africain, quand, précisément, ils symbolisent si évidemment tout ce que
l’Afrique n'aurait jamais voulu être si elle avait pu en décider en toute liberté
?
Si on admet que les exemples cités plus haut ne sont pas
probants, et que les Houphouët-Boigny sont les plus représentatifs du dirigeant
africain type, cela suffit-il pour que le « bricolage linguistique et
idéologique » soit une spécialité exclusive de l'Afrique noire ? Sans remonter
plus haut dans l'histoire que l'année 1940, on peut repérer dans la vie
politique française des dizaines d'Houphouët-Boigny, des milliers en Europe,
des dizaines de milliers pour l'ensemble du monde. Notre auteur elle-même pourrait
trouver à s'émerveiller de la clarté abyssale de sa rhétorique quand elle
prétend substituer les à-peu-près de l'anthropologie africaniste traditionnelle
à la recherche objective de la vérité.
Quant à Houphouët-Boigny, il fait des discours depuis 1945 environ.
Pendant toute une période, ses discours ne relevèrent point de ce bricolage
indécryptable qui les caractérise en effet aujourd’hui ; ils étaient alors
parfaitement clairs pour tout le monde, que les auditeurs fussent des
Africains, ou qu'ils fussent des Occidentaux. Les Ivoiriens, par exemple, le
comprenaient très bien tant que ses paroles étaient telles qu'ils les
espéraient de sa part, lui qu'ils avaient choisi de préférence à beaucoup
d’autres pour les représenter. En face, les gens du « parti colonial » les
comprenaient fort bien aussi, quoiqu’ils fissent semblant de ne pas les
entendre. Puis vint un jour où les Ivoiriens n’y comprirent plus rien, tandis que
les colonialistes, eux, s'étaient mis à boire les paroles d'Houphouët-Boigny
comme du petit lait. Mais, plus ces derniers l'applaudissaient, plus ils
vantaient les nouveaux mérites qu'ils venaient de lui découvrir, et plus les
Ivoiriens, eux, s'interrogeaient avec perplexité sur la loyauté de leur leader
à leur égard. Ce que le personnage gagnait d'un côté, il le perdait de
l'autre. Il a donc fallu trouver le moyen le plus sûr de faire plaisir aux uns,
sans trop se découvrir aux regards soupçonneux des autres. C'est ainsi que
commença l'ère des vaticinations et des logogriphes, d'autant plus prisés en
Occident qu'ils sont plus éloignés du langage que les simples gens de nos
villages pouvaient comprendre et voulaient entendre de cette bouche. Cependant,
Houphouët-Boigny a montré aussi, à plusieurs occasions, qu'il pouvait descendre
de son trépied et se produire dans l'arène politicienne comme un être très
ordinaire. Ce fut le cas, notamment, un certain jour d'avril 1983. Il n'y a
évidemment aucune difficulté à comprendre un discours comme celui du 26 avril
1983, où Houphouët-Boigny fit étalage de sa passion pour l'or et de son mépris
pour ses administrés. Tout au plus peut-on s'interroger sur la nécessité d'un
tel déballage public, mais il n'y a aucun mystère ou bien, s'il y en a un, ce
n'est certainement pas à l'anthropologie qu'il faut s'adresser pour l'éclaircir
: l'analyse politique y suffit amplement. Tout le personnage d'Houphouët-Boigny
s'explique par l'histoire politique de la Côte-d'Ivoire, colonie, puis
quasi-protectorat français, et les ressorts de cette histoire sont à peu près
les mêmes, pour prendre un exemple vraiment simple, que ceux de l'histoire de
la France pendant la brève période qui va de juin 1940 à août 1944. Seule
différence : ici elle a passé cent ans et tout laisse à penser qu’elle
durera encore un certain temps.
Au demeurant, s'il faut absolument une clé pour décrypter le
« bricolage linguistique et idéologique » d'Houphouët-Boigny, pourquoi la
chercher dans d'improbables « représentations autochtones antérieures » plutôt
que dans son éducation, par exemple, ou dans son entourage préféré, tous
deux français ? Ce ne sont pourtant pas
des facteurs de plus mince conséquence que le fait d'être né en Afrique d'une
mère et d'un père noirs! Aussi bien, et s'il faut en croire Yves Person qui fut
administrateur des colonies avant de devenir historien, « le président
Houphouët-Boigny a, en réalité, été fortement aliéné par l'éducation française
qu'il a reçue. Il identifie les langues et les cultures africaines à la honte
du passé, et reproche aux Britanniques d'avoir mal colonisé, en laissant
subsister "tout le folklore", ce qui laisse paralyser l'économie par
le respect de droits coutumiers désuets. Etroitement conseillé par de hauts
fonctionnaires français, appelant à toute occasion des experts français choisis
justement pour leur ignorance de l'Afrique, il a toujours pesé (...) pour
l'adoption de règles calquées sur celles de l'ancienne métropole, persuadé
qu'il aurait ainsi la voie au développement ».2
Cette opinion, juste en elle-même, il est cependant
nécessaire de lui donner un éclairage supplémentaire afin de mieux faire sentir
combien elle est juste et pertinente.
Houphouët-Boigny a été l'un des tout premiers
Ivoiriens à aller à l'école, à une époque, qui plus est, où aller à l'école
signifiait vraiment une coupure brutale avec la société traditionnelle
villageoise dans laquelle il est né, et qui était alors en pleine crise du fait
de l'intrusion des Français. Le jeune Houphouët – il ne se fera appeler
Houphouët-Boigny qu'à partir de 1946, quand il fut élu député – était le
rejeton d'une famille toute dévouée à la cause des conquérants. Dans ces
conditions, et compte tenu de son jeune âge, que pouvait-il savoir des vraies
valeurs de la société africaine traditionnelle ? Plus tard – l'histoire ne
précise pas vers quel âge – il eut pour tuteur un ingénieur métis du nom de
Guillaume Couteau, dont on se doute que son éducation, ses goûts, ses besoins
culturels, ne devaient pas grand-chose à l'Afrique traditionnelle. Par
conséquent, Houphouët-Boigny est un homme dont l'éducation s'est faite
entièrement dans le milieu de ce qui était, à l'époque, l'élite de la colonie;
une époque où l'opinion commune de ce milieu était dominée par un mépris ouvert
pour tout ce qui pouvait rappeler l'Afrique traditionnelle. Il faut se souvenir
qu'à cette époque, la séparation entre les villages, où vivaient la totalité
des Ivoiriens autochtones, et les villes, toutes récentes et à peine ébauchées,
et dont les habitants, y compris les Noirs, étaient tous des étrangers, était
réellement absolue. Aussi – mais sans prétendre exclure quiconque de sa qualité
d'Africain et d'Ivoirien –, doit-on cependant rappeler cette vérité: les
personnes de l'âge du président Houphouët-Boigny, et qui ont fait le même
parcours, bien qu'elles aient été éduquées au sein d'une Afrique plus proche de
ses traditions authentiques qu'elle ne l'est de nos jours, ont cependant été
éduquées contre cette Afrique-là ! Elles ont été éduquées pour la mépriser et,
en général, cela a très bien réussi. On peut en prendre pour preuve le portrait
moral très « lévybruhlo-crocespinellesque » que, candidat à la députation,
Félix Houphouët brossa de lui-même dans sa profession de foi, le 21 octobre
1945 : « Petit-neveu de sanguinaires roitelets nègres, j'appartiens à la race
de ceux qui, durant des siècles, avant l'arrivée des Français, ne connaissaient
et n'admettaient d'autres lois que celles du plus fort ».3 Récemment (octobre
1989), l'auteur de cet autoportrait au vitriol a encore rappelé à ses
administrés qu'il campait toujours sur sa position de 1945, à cet égard tout au
moins : « L'Afrique est passée par la colonisation. C'est une dette que nous
devons à l'humanité, que nous ne pourrons pas payer parce qu'il n'y a plus au
monde d'endroit à coloniser ».4
Est-il si difficile de comprendre ce que cela veut dire ? Et
n'a-t-on vraiment rien entendu de semblable dans tel ou tel pays du « monde
occidental » ?
De tels propos ont certes beaucoup d'intérêt pour la
sociologie politique de l'Afrique Noire
contemporaine, mais c'est uniquement parce qu'ils montrent dans quel
esprit et dans quel sens nos pays ont été gouvernés à partir du moment où leurs
destinées échappèrent à la maîtrise de leurs populations naturelles et de leurs
autorités traditionnelles. Il est en effet une vérité universelle, et les
Français l'ont éprouvée à leur corps défendant, voilà cinquante ans à peine:
lorsqu'un conquérant prétend modeler les vaincus à son image, ce n'est jamais
au sens où Pygmalion fit sa Galatée si belle qu'il ne dédaigna pas de
l'épouser, mais au sens où un Autre créa un être tellement médiocre à ses
propres yeux, qu’il put le maudire presqu’aussitôt sans en éprouver le moindre
remords.
« L’instabilité et les tâtonnements des pouvoirs africains
contemporains, écrit fort justement Maurice A. Glélé, relèvent (...) d'une
véritable crise de légitimité ».5 Il ne s'agit de rien d'autre. Mais une longue
pratique du despotisme et du mépris colonial a créé une habitude d'écrire de
l'Afrique sans jamais chercher à comprendre la nature réelle de l'influence que
les populations concernées exercent dans
la vie politique actuelle de ces pays, sans chercher à comprendre que c'est une
influence politique, exactement de la même nature – ni plus ni moins consciente
– que celle qu'on peut analyser dans
n'importe quel pays d'Europe, d'Asie ou d'Amérique, et conduisant exactement,
mutatis mutandis, aux mêmes conséquences quant aux comportements des hommes
politiques et quant au fonctionnement
des institutions. C'est parce qu'on évacue toujours cette dimension universelle
des processus politiques africains et parce que, à la longue, ce vide
conceptuel gêne l'analyse, qu'on en appelle à des allégories fantaisistes
déduites de Gobineau ou reprises de Lévy-Bruhl, même si on évite soigneusement
toute référence directe à des parrains devenus encombrants depuis la révélation
des camps d'extermination hitlériens. Mais, qu'il s'agisse des « réflexes noirs
qui participent du schéma anthropologique traditionnel » ou des « représentations
autochtones antérieures », ne faut-il pas la présence de quelques bonshommes en
chair et en os pour, comment dire ?... afin qu'en eux ou par eux ces bidules
ingénieux puissent se donner à constater à nos perspicaces analystes ? En
définitive, ce sont toujours des êtres humains, au sens de la VIe thèse sur
Feuerbach, qu'on retrouve dans la soute à machine de l'histoire, dans toutes
les époques et sous toutes les latitudes.
En dépit de toutes les contorsions rhétoriques d’un
Jean-François Bayart, l’« Etat africain moderne » ne doit rien aux
traditions des peuples sur lesquels il s’exerce. En revanche, il doit à la
colonisation non seulement ses dirigeants, ses cadres, ses institutions, son
mode de fonctionnement et sa finalité objective, mais aussi la défiance des
peuples à son égard. C’est cette défiance qui est parfois interprétée comme un
refus du progrès ou comme l'indice d'une incapacité de progresser. Mais en
réalité, chaque fois qu'on peut constater une situation qui ressemble à un
refus du progrès, par exemple lorsque des populations s'opposent à un projet de
développement ou de mise en valeur qu'on leur impose d'en haut, c'est parce
qu'il s'agit d'un projet conçu sans leur participation et, bien souvent, conçu
dans un esprit de mépris de leurs traditions culturelles, et qui les révolte à
cause de cela.6 Aussi bien, que ce soit en Afrique ou ailleurs, « progresser » n'est
pas, plus qu'un autre, un verbe qui peut aller sans sujet, ni sans complément
logique.
L'incohérence, le despotisme, l'instabilité et l’inefficacité
des régimes africains tels qu'ils ont été fondés à partir de 1960, s'ils
doivent quelque chose aux anciennes structures sur les ruines desquelles ils
ont été élevés, ce n'est certainement pas quelque défaut inhérent à ces
structures anciennes ; ce serait plutôt faute d'émaner d'elles ou, au moins,
faute d'avoir pris en compte ...leur permanence.
C'est le caractère artificiel des Etats postcoloniaux,
caractère maintenu et même renforcé avec une opiniâtreté diabolique après les
indépendances dans l'intérêt exclusif des anciennes métropoles, qui est la
cause principale de ces défauts. Ni leurs objectifs ni leurs structures ni
leurs lois et règlements ne concernent vraiment la majorité de leurs
populations qui ignorent, au demeurant, à plus de 90 %, les langues dans
lesquelles s'expriment leurs dirigeants. Est-il si étrange, dans de telles
conditions, qu’elles les regardent comme des formations étrangères à leur
propre existence ?
Et n'oublions pas qu'à cet égard, il en va des « oppositions » comme des systèmes politiques
en place. Leurs échecs répétés et leur impuissance, qui désespèrent leurs amis
parisiens, n'ont pas d'autres causes. Composées en général d'individus
appartenant aux mêmes catégories sociologiques que ceux qui sont au pouvoir et,
de ce fait, simples images en miroir des systèmes en place, incapables dès lors
de proposer une véritable alternative, les « oppositions » sont, avec raison,
regardées elles aussi avec la même méfiance par des populations habituées à ce
que ces catégories cherchent à s'appuyer sur elles pour réaliser leurs
ambitions, et les abandonnent à leur sort une fois leur but atteint.
(*) – Extrait de L’Afrique Noire au miroir de L’Occident, de
Marcel Amondji (pages 128-136), Editions Nouvelles du Sud, Ivry-sur-Seine,
1993.
NOTES
1 - G. T. Mollien, L'Afrique occidentale en 1818 vue par,
présentation de H. Deschamps, Calmann-Lévy, 1967, p. 141.
2 - Y. Person,
Colonisation et décolonisation en Côte-d'Ivoire, in Le Mois en Afrique, n°
288-189, août-septembre 1981, p. 28.
3 - B. Dadié, Carnet de prison, CEDA, Abidjan, 1981. Annexes,
p. 262. A rapprocher d'une confidence de la même eau de Bokassa à des
journalistes au temps de sa splendeur : « Avant l’arrivée des Blancs, nous
étions des singes » (rapportée par Carfatan et Condamines, Qui a peur du tiers-monde
? Seuil, 1980, p. 125).
4 - Fraternité Matin, 7-8 octobre 1989.
5 - M. A. Glélé, Cultures, Religions et Idéologies, in
Pouvoirs, N° 25, 1983, p. 46.
6 - Cf. M. Touré, Le Conflit des systèmes de logique, à
propos du développement rural, in Kasa Bya Kasa, N° 10, 1988, p. 33-64, et
J.-P. Dozon, Développement, sciences sociales et logique paysanne en Afrique
Noire; p. 65-74.
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