« Les pays
sont comme les arbres. On ne peut pas les faire grandir en les tirant de l’extérieur.
Leur croissance doit répondre à leur logique propre et être alimentée par leurs
racines ». (L’Afrique subsaharienne de la crise à une croissance durable.
Publication de la Banque mondiale)
CNE - Monsieur Marcel Amondji, à la différence de
certains intellectuels africains de votre rang, je remarque que vous n’êtes pas
trop connu. Est-ce par souci d’humilité ? Ou simplement pour une question de sécurité
?
M.A. - Ni l’un ni l’autre. Je crois que c’est parce
que les sujets que je traite et ma façon de le faire dérangent. Mais, en un
sens, être très connu, ce n’est pas vraiment important.
CNE - Monsieur Marcel Amondji, pouvez-vous vous présenter
à nos nombreux auditeurs et internautes qui nous écoutent actuellement dans le
monde ?
M.A. - Je doute que cela intéresse vos auditeurs… Je
suis presque à la fin de ma vie, une vie que j’ai passée très largement hors de
ma patrie pour des raisons diverses, la principale étant toutefois une incompatibilité
fondamentale avec le système politique instauré dans le pays à l’aube de son
indépendance. Il s’est trouvé qu’au moment de cette indépendance, j’étais l’un
des dirigeants de l’Union générale des étudiants de la Côte d’Ivoire. Nous
étions clairement opposés à ce qu’on appelle aujourd’hui la Françafrique. Quelques
semaines avant le premier anniversaire de l’indépendance, le 7 juillet 1961, j’ai
été arrêté ainsi que quatorze de mes camarades par la police française en vue
d’être livrés au régime fantoche d’Abidjan. Pendant notre transport, à l’escale
de Bamako, j’ai demandé et obtenu l’asile politique au Mali, et c’est ainsi que
j’ai échappé à la prison qui nous attendait (Voir dans ce blog : « Bamako, 8 juillet 1961. Souvenirs d’un premier jour d’exil », posté le 28 avril 2012). De là, je suis passé en Afrique du
Nord où j’ai poursuivi et terminé mes études. Et je ne suis plus retourné dans
mon pays jusqu’en 1995. Actuellement je vis en France où, à ma demande, j’ai
été autorisé à revenir, après la victoire de François Mitterrand en 1981, par
le ministre de l’Intérieur d’alors, Gaston Defferre.
CNE - En parcourant vos nombreuses publications,
l’on se rend compte de votre connaissance très large de l’actualité politique
du continent Africain. Aussi, avec vous, nous allons passer en revue les
derniers développements de l’actualité politique sur le continent Africain.
Tout d’abord, quelle explication donnez-vous à la situation actuelle en Égypte
ou l’armée vient de suspendre la constitution ?
M.A. - Au moment de ce qu’on appelle le Printemps
arabe, qui a finalement provoqué la chute de Moubarak en Égypte et de Ben Ali
en Tunisie, ma fille me demandait mes impressions sur ce qui se passait dans
ces deux pays. Un peu embarrassé, je lui ai seulement dit : « Regarde bien comment on vole sa
révolution à un peuple ». Je reste suspendu à cette première
impression… En Tunisie comme en Égypte, nous assistons à un authentique
processus révolutionnaire qui peine à produire tous ses effets parce qu’il y a
dans le monde, à notre époque, un système bien rodé dont la fonction est d’empêcher
les peuples d’exprimer leurs volontés et de se choisir les dirigeants qu’ils
veulent. Quand ils veulent un vrai changement, on leur impose de soi-disant « modérés »
qui ne sont en réalité que les gens que les puissances militairement dominantes
d’Occident considèrent comme des « interlocuteurs valables ». Mais
nous voyons bien que les peuples ne se laissent pas faire, ni en Égypte ni en
Tunisie, et c’est un signe des plus encourageants pour l’avenir.
CNE - Très bientôt on aura des élections au Mali et
en Guinée, pensez-vous que les conditions sont réunies pour aller aux élections
dans ce pays ?
M.A. - Les deux pays sont très différents ; ils
n’ont pas la même histoire, surtout depuis 1958.
Le Mali a connu dans la période récente deux
intrusions au fond de la même nature : d’une part l’occupation du Nord par
les soi-disant djihadistes ; d’autre part l’intervention française qui les a
délogés. Mais ce qu’il faut bien comprendre, c’est que ce ne sont pas en eux-mêmes que ces événements sont le
plus graves. En fait, c’est leur arrière-plan, à savoir la prétention de
certains États membres de la CEDEAO, dont mon pays, la Côte d’Ivoire, à se
substituer aux Maliens pour résoudre ce problème en prétextant l’illégitimité
selon eux des militaires qui ont déposé l’incapable ATT, coqueluche des
puissances occidentales. Cette prétention, relayée par la France – pour ne pas
dire que c’est elle qui l’a suscitée en sous-main – est ce qui explique la
précipitation de cette élection présidentielle. Qu’elle se passe bien ou mal,
cette élection ne règlera pas le problème des Maliens, qui est celui de la
reconnaissance de leur droit – et aussi celui de leur propre capacité – à se
donner enfin des hommes d’Etat vraiment dignes de leur histoire.
Quant à la Guinée, si les volontés d’ingérence
étrangère y contrarient de plus en plus le bon déroulement des processus
internes, on constate cependant que l’esprit de 1958 n’y est pas tout à fait
mort, malgré tout ce qui est fait pour le tuer. Les difficultés insurmontables que
rencontrent ceux qui rêvent de faire de ce pays un autre fleuron de la
Françafrique en sont la meilleure preuve. La sagesse, pour les dirigeants
Guinéens s’ils veulent sortir leur pays de l’impasse où les ingérences
étrangères de toutes sortes l’ont acculé, c’est de revenir autant qu’il est
possible à l’esprit de 1958. Ce n’est pas parce que Sékou Touré l’a dévoyé, d’ailleurs
poussé par les provocations exprès de Jacques Foccart, qu’il faut le répudier.
Ce serait comme vouloir jeter le bébé avec l’eau de son bain.
CNE - L’intervention de la France au Mali, est-ce un
acte humanitaire ou une ingérence dans les affaires intérieures de ce pays ?
M.A. - C’est aux Maliens eux-mêmes qu’il appartient
de dire ce qu’il en est. D’ailleurs ils l’ont dit, de différentes manières. Mon
sentiment à moi, tout à fait à titre personnel, c’est :
1 - que rien de bon ne se fera durablement sans les
Maliens, et les Maliens ne veulent plus de présidents fantoches déguisés en
donneurs de leçons de démocratie pratique ;
2 - que la France n’est certainement pas la mieux
placée pour aider les Maliens à construire et asseoir durablement la solution
d’une crise qu’elle a largement contribué à créer par sa « politique
africaine » visant à reprendre d’une main ce qu’elle concédait avec la
prétendue « décolonisation ».
CNE - Le président Obama vient de boucler une visite
en Afrique, il a été quelques fois hué dans certains pays comme l’Afrique du
Sud : votre commentaire ?
M.A. - Depuis 1988, j’observais avec intérêt les
élections présidentielles étatsuniennes. Depuis les remarquables scores du
pasteur Jesse Jackson aux deux primaires successives auxquelles il a participé (Voir dans
ce blog : « Réflexions sur les
primaires démocrates de 1988 », posté le 6 nov. 2012).
Dans un sens, la performance de Jesse Jackson face à Michael Dukakis me paraît
plus importante pour l’histoire des relations raciales aux États-Unis que l’élection
et la réélection de Barack Obama. Reste, après ça, le devenir des relations
raciales dans ce pays. Je crois que le fait que les Étatsuniens se soient donné
un chef suprême issu d’un métissage blanc-noir – même si, par l’origine de son
père Kenyan, le président Obama est atypique par rapport à la grande majorité
des Noirs de ce pays qui, eux, comme son épouse d’ailleurs, sont en partie les
descendants des anciens esclaves – je crois donc que ce fait a de facto libéré des millions d’hommes et
de femmes du fardeau de la race. Je veux parler de ceux dont on dit qu’ils ont
passé la ligne, parce qu’ils sont blancs quoiqu’ayant aussi des ascendants
noirs, mais qui en réalité vivaient constamment sur une frontière d’angoisse et
de terreur. On connaît le drame de ces malheureux tels que l’ont décrit Paul
Morand (d’un point de vue raciste) dans « Magie
noire », Langston Hughes dans « Histoires
de Blancs », Boris Vian dans « J’irai
cracher sur vos tombes », et au cinéma par John Cassavetes dans « Shadows »… Aujourd’hui, tout
cela relève de l’histoire ancienne. Je ne dis pas que nos frères étatsuniens en
ont fini avec le racisme ; seulement que c’est le commencement de la fin… Mais,
en réalité, Dieu seul sait ce qu’il en sera.
Quant à Obama, même si son histoire est vraiment
extraordinaire, c’est avant tout un président des Etats-Unis qu’une majorité de
Blancs et de Noirs de son pays ont élu et réélu. C’est en tout cas ce que j’ai
tout de suite souhaité qu’il soit, et le mieux possible. Car selon moi, c’est
en étant un vrai et un bon président étatsunien qu’un président noir peut rendre
le meilleur service aux Noirs étatsuniens et, par ricochet, à tous les Noirs du
monde.
CNE - Parlant de la Côte d’Ivoire, votre pays
d’origine, comment se porte selon vous ce pays actuellement ?
M.A. - La Côte d’Ivoire ne se porte pas bien ; mais ce
n’est pas d’aujourd’hui. Mon pays
souffre d’une maladie qu’elle a contractée au début des années 1960, peut-être
même dès la fin des années 1940. Il y a des périodes d’accalmie, des rechutes,
des complications… Nous sommes dans l’une de ces dernières. Et, malheureusement,
il semblerait qu’elle est appelée à durer un certain temps, en sorte que les
gens de ma génération n’en connaîtront probablement pas la fin. Mais il y aura
une fin ; de cela je suis absolument certain.
CNE - Lorsqu’on parcourt le continent Africain du Sud
au Nord ou de l’Est à l’Ouest les conflits certes n’ont pas les mêmes causes
mais se ressemblent, selon vous quel modèle de développement l’Afrique devrait
adopter pour enfin sortir du cercle vicieux de la pauvreté et de la dépendance ?
M.A. - Peut-on parler de modèles de développement,
qui seraient des espèces de kit standardisés, en somme ? Et qui seraient applicables
partout ? Je pense qu’il faut souhaiter que dans chaque pays le développement
soit réellement l’affaire du peuple de ce pays, et cela en amont comme en aval.
En amont, en comptant essentiellement sur les ressources physiques et
intellectuelles de la nation. En aval, en faisant en sorte que les retombées du
développement bénéficient
d’abord au pays où il se produit et à ses habitants. « Les pays, pouvait-on lire
dans une des publications de la Banque mondiale de la fin
des années quatre-vingts, sont comme les arbres. On ne peut pas les faire
grandir en les tirant de l’extérieur. Leur croissance doit répondre à leur
logique propre et être alimentée par leurs racines ». (L’Afrique
subsaharienne de la crise à une croissance durable)
CNE - Monsieur Marcel Amondji croyez-vous qu’un jour
les Africains se mettront ensemble pour lutter contre la pauvreté ? Si oui
quelles sont les pistes que vous pouvez suggérer ?
M.A. - Je ne comprends pas bien cette question. Pour
moi, le plus naturel, c’est que dans chaque pays on fasse une politique qui
combatte vraiment la pauvreté et d’autres maux de la société. La solidarité
entre les différents pays peut y aider, et d’autant mieux qu’elle mobilise un plus
grand nombre de pays. Mais chacun doit commencer à le faire chez soi sans se
soucier de ce que font ou ne font pas les autres chez eux.
CNE - Avez-vous un dernier mot à adresser à toute
cette diaspora Africaine et les autorités canadiennes et américaines qui vous écoutent
avec beaucoup d’attention en ce moment ?
M.A. - Aux autorités, si je puis me permettre, je
dirais : « Faites confiance aux peuples. Laissez-les décider
eux-mêmes ce qu’ils veulent ». Aux simples gens, surtout à ceux qui
luttent contre toutes les formes d’oppression nationale, je dis :
« Tenez bon ! Seule la lutte vous fera libres ! »
CNE - Merci Monsieur Marcel Amondji, sachez que la
radio TV CNE a été honorée de vous avoir comme invité ce samedi 6 juillet, nous
vous encourageons a vous enregistrer sur notre site www.cneworld.tv et toutes les fois que vous
avez une déclaration à faire à l’endroit du grand public, n’hésitez pas à nous
contacter.
M.A. - C’est moi qui vous remercie de m’avoir donné
cette occasion de m’exprimer sur votre antenne.
Propos recueillis par Justin Djédjé le 6 juillet 2013, via Skype.
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