Il y a un an, dans L’Humanité (10 Mars 2012), l'ancien journaliste réaffirmait le combat de toute sa vie pour
la reconnaissance officielle par la France de la torture et des crimes de
guerre commis pendant la guerre d’Algérie.
L’IDEE
INTERNATIONALISTE ETAIT PRIMORDIALE DANS NOTRE ENGAGEMENT.
Un demi-siècle après l’indépendance de
l’Algérie, pour laquelle vous avez combattu, que
représente, pour vous, ce
pays ?
H. Alleg (Ph. Jean Texier) |
Henri Alleg. Cela
va sans dire : je suis très heureux que l’Algérie soit indépendante
(rires). Je suis heureux et fier d’avoir pris part au combat pour
l’indépendance. Bien sûr, j’aurais souhaité que les aspects sociaux pour
lesquels nous avons combattu prennent plus d’importance. Je regrette que les
batailles que nous avons menées pour l’avenir, pour le socialisme, n’aient pas
pris plus de place. Mais je suis heureux que l’Algérie soit aujourd’hui ce
qu’elle est, avec toutes les possibilités qui s’offrent à ce pays. Quand je
pense au passé, je crois que notre combat a marqué la lutte du peuple algérien.
C’est en ce sens que l’Algérie reste pour moi une référence du combat des
communistes.
Lorsque vous avez écrit La Question, pensiez-vous que votre témoignage sur la
torture puisse avoir un tel impact ?
Henri Alleg. Ce n’était pas seulement un livre que
j’écrivais. Il fallait faire connaître ce qu’était la guerre en Algérie. Il
fallait témoigner des pratiques des colonialistes français, du sort atroce
réservé au peuple algérien, de la réalité de cette guerre coloniale. Je dois dire
que j’ai été surpris de l’écho rencontré par ce texte, lorsqu’il est devenu un
livre. Un demi-siècle plus tard, ce témoignage reste utile. Lorsque je suis
invité pour des conférences aux Etats-Unis, au Royaume-Uni, je peux mesurer sa
résonnance. Les atrocités commises par l’armée française pendant la guerre
d’Algérie ne diffèrent pas des atrocités commises par l’armée américaine en
Irak, en Afghanistan et ailleurs. Le combat continue.
Rétrospectivement, je suis heureux d’avoir écrit ce livre, parce qu’il conserve
un sens dans le monde d’aujourd’hui, même si le contexte a changé. La
Question a par exemple circulé parmi les détenus dans des prisons turques
où était pratiquée la torture.
Qui a trouvé ce titre percutant, « La
Question » ?
Henri Alleg. On
doit ce titre magnifique, excellent, à Jérôme Lindon, qui dirigeait les Editions de Minuit. En français, « La Question »
revêt une signification qu’il n’a pas, à ma connaissance, dans d’autres
langues. Depuis le moyen-âge, « mettre quelqu’un à la question »,
c’est le torturer. Dans les prisons mêmes, cette expression faisait sens. La
parution du livre, en 1958, a déclenché la fureur des autorités françaises.
D’où la décision de le saisir. À cette même période, des policiers et des CRS
ont débarqué brusquement, au milieu de la nuit, à la prison de Barberousse. Ils
ont commencé par une mise en demeure : « Tous à poil ! ».
Il y avait dans la prison les salles, accueillant en général une centaine de
détenus, et des cellules individuelles prévues pour une personne, mais où
s’entassaient plusieurs détenus. Moi j’étais avec deux copains. Les policiers
ont d’abord fait sortir les détenus incarcérés dans les salles. Les types sont
sortis nus dans la cour, avec une couverture sur le dos. Quant aux autres
détenus, ils les ont alignés sur l’allée qui bordait les cellules, les mains en
l’air, appuyés contre les murs. Moi aussi, j’étais comme ça, les mains en
l’air. Pendant ce temps, des équipes spéciales de CRS, en uniformes noirs,
mitraillettes en bandoulière, vidaient les cellules. Ils étaient à la recherche
de papiers. Chacun d’entre nous avait des lettres, adressées aux familles ou
aux avocats. Ils ont tout embarqué. Nous avions peur qu’ils
nous passent à tabac. Derrière moi, j’ai entendu un Algérien, qui, à mi-voix,
s’interrogeait sur cette descente. Je lui ai dit qu’ils saisissaient les
papiers. Il m’a répondu, en riant discrètement : « Peut-être
qu’ils cherchent une deuxième Question ». Il ne savait pas qui
j’étais. Cela m’a éclairé. Il avait dû apprendre, par son avocat, que ce
témoignage faisait un raffut du diable à l’extérieur.
Malgré la censure, les saisies, ce livre a
circulé sous le manteau. Cette diffusion était-elle organisée par des
militants, ou le livre est-il passé spontanément de mains en mains ?
Henri Alleg.
La seule chose que je sais, c’est qu’à Alger, personne ne l’avait eu, personne
ne le connaissait au moment de la parution. C’est en France que La Question
a eu une répercussion immédiate et formidable. Cet élan doit sans doute
beaucoup à la stupidité du gouvernement français et à sa décision de saisir le
livre. Très vite, Nils Andersson, un éditeur basé en Suisse, a pris contact
avec Lindon pour lui demander l’autorisation de le publier. Lindon a accepté.
Le livre était minuscule, des valises passaient clandestinement la frontière.
Immédiatement après sa saisie, La Question a été traduite en anglais
et publiée à Londres, puis aux Etats-Unis, ce qui lui a donné un écho
international.
Un demi-siècle après son enlèvement par des
militaires français, on ne sait toujours pas dans quelles conditions a été
assassiné votre ami et camarade Maurice Audin…
Henri Alleg. Cette bataille pour la vérité
continue. Maurice Audin a été arrêté dans les mêmes conditions que moi. Très
peu de temps après son enlèvement par les paras, on a annoncé à sa femme qu’il
avait « disparu ». Il est invraisemblable que les autorités
françaises, que les parachutistes aient pu prétendre ne rien savoir du sort de
Maurice. C’est certain : il a été assassiné par ces équipes de
tortionnaires couverts et tenus en main par les autorités policières et militaires.
Dans cette affaire, le refus d’ouvrir une enquête, l’attachement des
autorités françaises au mensonge est à la fois odieux et absurde. À Alger,
à Oran, dans les petites villes, lorsque les militaires annonçaient la
« disparition » d’un prisonnier, personne n’ignorait qu’il était en
fait question d’assassinat. Dire et répéter, jusqu’à ce jour, que Maurice
Audin a été « mal gardé », qu’il s’est évadé et qu’il a
« disparu », c’est abject. La vérité, c’est qu’il a été assassiné,
comme des centaines, des milliers d’autres. Personne ne peut dire autre chose.
Que changerait la reconnaissance de la
torture comme crime de guerre ?
Henri Alleg. La
France, les autorités françaises prétendent incarner, aux yeux du monde entier,
les droits de l’homme, les libertés, les grandes idées nées de la Révolution
française. C'est une façon mensongère de présenter l'histoire. Pendant la
guerre d’Algérie, les autorités françaises ont piétiné ces idées, ces
principes. Comme ils sont encore piétinés aujourd’hui à Guantanamo et en
Afghanistan. Le combat pour la vérité, qui est un combat
d’aujourd’hui, doit se poursuivre sans relâche. On ne peut pas tout
simplement parler de l'avenir sans respecter la vérité.
Vous avez souvent évoqué le racisme inhérent
à la société coloniale. Cela vous a-t-il poussé à embrasser la cause de
l'indépendance?
Henri Alleg.
Il est difficile de reconstituer ce parcours qui conduit, depuis l’enfance,
l'adolescence jusqu'à la prise de conscience politique. À l'école on nous
apprenait que la France allait en Afrique ou en Asie, pour « le
bien » des colonisés. Quand on arrivait en Algérie, on comprenait
immédiatement avoir été trompé par ces fadaises. Dans les rues d’Alger, des
gosses, des petits cireurs, se disputaient les chaussures de quelques passants
pour gagner quelques misérables sous. Pourquoi ces gosses n’étaient-ils pas à
l’école ? « Les petits Arabes », comme ils disaient, n'avaient
pas leur place à l'école. Seule une toute petite minorité y avait accès. Cette
réalité, les réflexions qu’elle suscitait en moi m’ont construit comme
anticolonialiste.
Avez-vous été surpris, à l'automne 1954, par
l'éclatement de l'insurrection ?
Henri Alleg. Ceux qui disent qu'ils n'ont pas été
surpris se jettent des fleurs qu'ils ne méritent probablement pas. À ce moment-là,
Algériens et Européens partageaient la certitude que les choses ne pouvaient
continuer telles qu'elles étaient, qu'il y aurait forcément des changements. De
là à penser qu’une insurrection était sur le point d’éclater… Ceci dit, il nous
paraissait clair que l’arrogance des autorités françaises, sûres, alors de
pouvoir conserver la haute main sur tout ce qui se passait en Algérie, était
trompeuse.
Vous communistes, ressentiez de la méfiance
à l'égard de ces jeunes nationalistes prônant l'insurrection armée...
Henri Alleg.
Cela a soulevé chez nous une certaine interrogation. Ce qui ne signifie pas que
l’option de la lutte armée était absente de l’imaginaire des communistes
algériens. Je me souviens que deux ou trois ans auparavant, cette question
avait été évoquée à huis clos, au bureau politique, comme une possibilité, sans
que cela ne suscite de scandale. Ce n'était donc pas un sujet tabou pour nous.
Je dois reconnaître, toutefois, que les communistes observaient une certaine
réserve vis-à-vis de ceux qui voulaient prendre les armes. Il n’y avait
pas d’un côté les courageux prêts à prendre les armes, et de l’autre, les
timorés acceptant le statu quo. C'était un choix complexe, difficile,
qui ne pouvait souffrir l'improvisation. Si lutte armée il devait y avoir, il
fallait savoir comment s'y prendre et vers où aller. Toutes ces questions se
posaient.
Sur le plan idéologique, qu'est-ce qui
distinguait le Parti communiste algérien du FLN ?
Henri Alleg.
Ce qui nous différenciait, c’était peut-être l'importance que les communistes
attachaient à la bataille politique. Les nationalistes portaient peu
d’attention à l'idée d'unification des forces progressistes par-delà leurs
différences, pour rassembler les masses populaires, pour faire avancer les
choses. Certaines de nos batailles, pour la liberté de la presse, pour l’augmentation
des salaires, etc. apparaissaient secondaires aux yeux des
nationalistes qui, pour ainsi dire, les méprisaient. Nous accordions au
contraire beaucoup d’importance à ce type de batailles, pas seulement pour les
changements concrets qu'elles apportaient. Pour nous ces luttes participaient à
la prise de conscience des travailleurs et préparaient un combat futur plus
vaste.
Le PCA était un creuset au sein duquel se
retrouvaient des hommes et des femmes issus de toutes ces communautés qui
vivaient séparément dans la société algérienne. On y retrouvait,
ensemble, des Européens, des juifs, des musulmans... Cela influençait-il
votre vision du monde, votre projet de société ?
Henri Alleg.
Oui. Il est certain que l'idée internationaliste était primordiale dans
l'engagement des communistes. Avant d'être Arabe, Kabyle, Européen, juif,
musulman, nos militants étaient des ouvriers, des travailleurs, des gens
exploités. C’était cela l'essentiel à nos yeux. Peut-être cette vision des
choses a-t-elle conduit certains camarades à minimiser l’expérience concrète du
colonialisme propre aux Algériens dits « indigènes ». Une personne
née dans une famille « indigène » avait bien plus de raisons de se
lever contre le colonialisme qu’une personne d'origine européenne jamais brimée
et insultée comme l'étaient les Algériens.
Quelles étaient vos relations avec le PCF ?
Comment les communistes algériens ont-ils accueilli, par exemple, le vote des
pouvoirs spéciaux à Guy Mollet ?
Henri Alleg. A
la vérité, sur le coup, nous ne nous en sommes pas beaucoup préoccupés.
Même dans les prisons, je n'ai pas le souvenir de controverses sur ce sujet.
Pas plus chez des communistes que chez des nationalistes. Les plus politisés
pouvaient conclure que c'était une erreur fondamentale. D’autres étaient en
attente d’explications. Mais les réactions virulentes sont venues bien plus
tard. À la vérité, sur le coup, nous ne nous en sommes pas beaucoup préoccupés.
Comment s’est constitué ce que l’on a appelé
le « maquis rouge » ?
Henri Alleg.
Le parti, au démarrage de la lutte armée, s’est posé la question de son action.
L’idée était d’apporter notre appui partout où l’action armée prenait un
caractère de masse, partout où des paysans avaient rejoint l’insurrection.
Ensuite, nous avons pris la décision de déclencher nous-mêmes la lutte
armée là où nos forces le permettaient, où nous avions des chances
d’entraîner les gens avec nous. C’est ainsi que des communistes ont pris le
maquis. Mais au vu de la faiblesse de nos effectifs, cela ne pouvait être un
mot d’ordre général. D’où la décision de négocier l’intégration de nos groupes
armés, les Combattants de la liberté, dans l’ALN. À ce moment-là, nous nous
sommes heurtés aux positions étroites de certains dirigeants du FLN, qui
estimaient que les communistes n’avaient pas à poser leurs conditions.
L’intégration à l’ALN s’est donc faite à titre individuel.
Pourquoi le FLN était-il hostile à l’entrée
du PCA dans le Front comme composante à part entière du mouvement de
libération ?
Henri Alleg.
Ils ne voulaient pas en entendre parler ! Ils voulaient rester les
« patrons », imposer leurs conditions à tous ceux qui souhaitaient
rejoindre l’ALN, communistes ou non. Ceci dit, nous ne nous faisions pas
d’illusions. Ces nouveaux dirigeants se méfiaient particulièrement des
communistes, vus comme des militants organisés, formés, capables d’exprimer
leurs idées. Dès le départ, cette méfiance était bien enracinée chez certains
dirigeants du FLN.
Cette méfiance vis-à-vis des communistes
a-t-elle continué à prévaloir après l’indépendance ?
Henri Alleg.
Dans d’autres conditions, oui. Je le pense. Parce que les choses avaient changé
pendant la guerre. Dans la pratique, l’anticommunisme avait reculé, ce qui nous
rendait d’autant plus dangereux aux yeux de certains.
Est-ce pour cette raison que Ben Bella a
interdit le PCA en novembre 1962 ?
Henri Alleg.
Il ne s’agissait pas seulement de Ben Bella. Le régime naissant ne voulait pas
de communistes organisés.
Pourtant, cette interdiction n’a pas
compromis la reparution d’Alger républicain à l’indépendance…
Henri Alleg.
Nous nous sommes battus pour réussir à faire reparaître le journal. Au moment
de la signature des accords d’Evian, j’étais à Prague. Je voulais repartir le
plus vite possible à Alger, former une équipe de camarades qui sortaient de
prison pour travailler à la reparution du journal. Les accords d’Evian
prévoyaient le rétablissement de la liberté de la presse. Tous les journaux
devaient donc pouvoir sortir librement. Mais « tous les journaux »,
dans l’esprit du gouvernement français, cela signifiait les journaux
colonialistes. À Prague, nous avons organisé une conférence de presse, à
laquelle ont assisté une soixantaine de correspondants de la presse
internationale, pour annoncer notre intention de faire reparaître Alger
Républicain. Peu de temps après cette conférence de presse, j’ai reçu la
visite d’un émissaire, chargé de me faire part de la désapprobation des frères
de Tunis, hostiles à la reparution du journal. Je lui ai répondu qu’il
s’agissait d’une décision collective et qu’il était impensable d’entraver la
reparution d’un journal interdit par les colonialistes depuis 1955. Les
autorités françaises n’étaient pas en reste. Par voie de communiqué, le préfet
d’Alger a rappelé de façon mensongère qu’Alger républicain demeurait
interdit. À la vérité, la décision venait d’en haut, du gouvernement
français et sans doute du général De Gaulle lui-même. Cela n’a pas
entamé notre détermination. Bien au contraire. Je suis rentré à Alger vers le
10 ou le 12 juillet. Nous n’aurions pas pu faire revivre Alger
républicain sans la solidarité et l'aide pratique de nos camarades,
de nos amis de La Marseillaise, dont le directeur était un
pied-noir de Mostaganem, parti en France assez jeune. C'est là que nous avons
fait la composition. Les ouvriers du livre nous en ont fait cadeau, en
travaillant gracieusement. Un problème se posait pour l'envoi des flans à
Alger, ou devait être tiré le plomb. Nous avons tirés quatre ou cinq flans. Nous
en avons remis un à Air France, qui n’est jamais arrivé à destination. La même
mésaventure s’est reproduite avec Air Algérie. Finalement, un copain qui
sortait de prison et devait rentrer à Alger a caché un flan empaqueté dans sa
valise. On se faisait un sang d'encre. Arrivé à Alger, au contrôle, il est
passé.
C’était le premier journal anticolonialiste
à reparaître ?
Henri Alleg.
Oui. Dès sa reparution, le journal a reçu un accueil extraordinaire. Il y avait
aussi El Moudjahid, qui arrivait de Tunis, mais ce n’était pas encore
un quotidien. Echaab (« le Peuple »), est
sorti trois mois après nous.
Qui se trouvait dans l’équipe au moment de
cette reparution ?
Henri Alleg.
Il y avait quelques camarades revenus de France. Comme Nicolas Zannettacci,
surnommé Zanett, l’ex-maire communiste d’Oran. Il avait été arrêté, expulsé
pendant la guerre. Dès qu’on a lancé un appel aux anciens, il est revenu.
Abdelhamid Benzine sortait des camps. Il y avait encore Marylise Benaïm qui
sortait de la clandestinité. Elle avait servi d’agent de liaison entre la
direction du parti et le maquis de Maillot. Le journal, c'est un grand mot.
Nous avions deux pages, un simple recto verso. Pour les informations
internationales, les seules sources étaient United Press et France-Presse. Ces
agences ne partageaient pas nos idées, loin de là, mais d'un point de vue
confraternel, ils étaient heureux de voir reparaître le journal. Ils admiraient
notre engagement. À l'époque, il n'y avait que les télex, nous nous rendions
dans leurs bureaux pour prendre les doubles des dépêches. Ils faisaient
semblant de ne pas s'en apercevoir. On les ramenait à l'Hôtel Albert Ier, où
nous étions installés. Marylise était une militante courageuse, une jeune femme
pleine de vie. En pleine nuit, dans Alger livrée à l'insécurité, elle
allait chercher les dépêches. Un soir, des types, voyant cette jeune
femme de type européen, se sont mis à hurler, l'accusant d'appartenir à l'OAS.
Ils se sont précipités sur elle, l’ont à moitié étranglée. Elle a protesté: « je
suis d'Alger Républicain ! ». Entendant cela, ses agresseurs se
sont excusés, l'ont escortée jusqu'à l'hôtel et lui ont même proposé de
l'accompagner chaque fois que nécessaire.
Pourquoi n’avez-vous pas réinvesti les
locaux du journal, de l’autre côté de l’avenue Pasteur ?
Henri Alleg.
Nos locaux avaient été confisqués pendant la guerre par Le Bled,
le journal des paras. Lorsque nous avions voulu nous y réinstaller, un type
installé là, se disant envoyé par Tunis, nous a signifié avec un grand sourire
que les lieux ne nous appartenaient plus, qu'ils étaient désormais réservés au
FLN. C'était incroyable. La guerre venait de se terminer, ils n'étaient pas
encore en Algérie et leur première idée, c'était d'occuper les locaux d'Alger
républicain pour qu'on ne puisse pas s'y installer. A la vérité, Je
craignais beaucoup qu'on ne nous joue un mauvais tour. Lorsque j'avais annoncé
le projet de reparution du journal, l'émissaire de Tunis m'avait dit : « Tu
sais, Henri, on t'aime bien, alors il faut que tu saches que pendant la guerre,
il y a eu beaucoup d'exécutions pour raison d'Etat et malheureusement, ça
va continuer encore un peu après l'indépendance ». La menace était
claire, directe. Si nous nous entêtions, ils n’excluaient pas de nous liquider.
J’en étais plus conscient, me semble-t-il, qu’Abdelhamid(1). Dans un
premier temps, nous étions allés, tous les deux, dormir dans un appartement
appartenant à des amis. Moi, je ne m’y sentais vraiment pas à l’aise. Je n'ai
pas voulu y rester, donc nous sommes allés à l'hôtel, en plein centre-ville.
Là, s'il se passait quoi que ce soit, il y avait des témoins. Nous avons pris
la bonne décision : le lendemain de notre départ, des types en uniforme ont
enfoncé la porte et mis l’appartement sens dessus dessous. Impossible de savoir
s'il s'agissait de Français ou d'Algériens. En tous cas, ils étaient venus
chercher quelqu’un. Lorsque nous nous sommes installés à l’hôtel, des rafales
de mitraillette ont visé nos fenêtres à plusieurs reprises. Sur le plan
administratif aussi, il y a eu des entraves. Le patron de la SNEP,
l’imprimerie, Bouchara, un pied noir aux ordres de Paris, un beau salaud,
exigeait un papier officiel, une autorisation de reparution, alors que
l’administration était complètement désorganisée. Je suis allé à la préfecture.
Je suis entré dans le bureau du préfet, auquel j’ai fait signer une
autorisation que j'avais moi-même écrite. Finalement, sans en chasser le type
posté là, nous nous sommes réinstallés dans nos locaux pour pouvoir faire notre
journal sans avoir à traverser l'avenue Pasteur, très dangereuse. Nous restions
dans le couloir, pour ne pas être exposés aux balles. C'était drôle, cette
rédaction ! Nous n’avions pas de chaises, nous faisions nos réunions assis par
terre en tailleur. A l’heure des repas, un des copains allait jusqu'à la rue de
Tanger et revenait avec une casserole de loubia(2). Malgré cette
précarité, malgré les difficultés et le danger, nous avons réussi à faire
renaître le journal, qui a rencontré un écho incroyable. Nous tirions 80 à
90 000 exemplaires, ce qui rendait délicate la tâche de ceux qui
espéraient nous faire taire. Mais nous avons connu bien des mésaventures, comme
l'assassinat d'un chauffeur qui transportait le journal.
Quel était le climat à Alger ?
Henri Alleg.
L’inquiétude dominait. Des rivalités de pouvoir opposaient des clans, des
wilaya, avec un vrai risque de basculement dans la guerre civile. De notre
côté, nous disions : « Assez de bagarres entre patriotes, d'abord la
paix et la mise en marche du pays ». Nous refusions de voir les
divergences internes dégénérer en violence armée. Lorsque ceux de la wilaya 4,
militairement plus forte que la zone autonome d’Alger, ont commencé à jouer du
coup de feu dans la Casbah, il s'est passé quelque chose d'extraordinaire. Les
femmes sont descendues dans la rue Randon. « Tirez sur nous si vous
voulez, mais cessez de vous tirer dessus ! Arrêtez le massacre ! Sept
ans, barakat, ça suffit ! », criaient-elles. Ces femmes avaient un
sentiment politique bien plus élevé que ceux qu’elles interpellaient.
De nombreux Algériens estiment, cinquante
ans après, que les promesses de l’indépendance se sont envolées. Partagez-vous
cet avis ?
Henri Alleg.
Je crois qu’il est dangereux de penser ainsi. C’est le refus total de voir ce
que l’indépendance a apporté à l’Algérie. On ne peut pas dire que les choses
n’ont pas changé. On ne peut pas dire que l’indépendance n’a rien apporté aux
Algériens. Bien sûr, la jeunesse rencontre de graves difficultés, des choses
doivent être changées, des luttes devront encore être menées. Mais
l’indépendance reste pour l’Algérie une conquête historique inestimable.
Source : http://www.humanite.fr
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