Quand
on vous écoute, Toussaint Alain, répondre aux questions d’Adile Farquane sur
TéléSud, impossible de douter que vous savez pertinemment qu’Alassane Ouattara
n’est à la place où il est que parce que la France l’a voulu. C’est d’ailleurs
une vérité connue de tout Ivoirien qui se respecte. On demandait récemment à Ahoua Don Mello s’il
croyait
« Alassane Ouattara capable de
résoudre les problèmes des Ivoiriens ». « C’est, répondit-il en substance, le
moindre de ses soucis. Il n’a d’ailleurs pas été installé pour ça. Il n’est là
que pour garantir les intérêts de la France dans l’Union monétaire ouest
africaine (UEMOA) » (Connectionivoirienne.net 17 juin 2013).
C’est dire que nous tous, les Ivoiriens d’un certain âge – disons depuis celui
de Bernard Dadié jusqu’au vôtre, par exemple –, nous savons pourquoi Alassane
Ouattara est à la place où il est aujourd’hui. Et nous savons aussi comment il
y est parvenu. Nous savons de quelle manière frauduleuse il fut d’abord
introduit dans le paysage politique ivoirien, en 1990, puis propulsé d’un
seul coup jusqu’à la plus haute sphère de l’appareil d’Etat où il fut, comme
qui dirait, « prépositionné » en vue, espérait-on, de sa substitution
automatique et en douceur à Houphouët lorsque celui-ci, alors au bout du
rouleau et de toute façon déjà hors d’usage, disparaîtrait tout à fait. Le but
final de la manœuvre étant clairement de nous empêcher, le cas échéant, de
choisir nous-mêmes, parmi nous, un successeur au vieux fantoche, et que ce soit
quelqu’un sur lequel la France n’aurait pas la même emprise qu’elle a toujours
eue sur Houphouët depuis son retournement en 1950.
En
1993, quand Houphouët mourut, le complot fut à deux doigts de réussir et
il n’échoua que par une sorte de miracle… Aussi les conspirateurs en conclurent-ils :
premièrement, qu’ils ne devaient pas renoncer à leur projet ; deuxièmement,
qu’ils n’avaient qu’à attendre de mettre toutes les chances de leur côté, ce
qui leur prit une bonne dizaine d’années. Enfin ce fut le 11 avril 2011, et
leur triomphe sanglant.
Ce que nous appelons « crise
postélectorale » n’était qu’un épisode paroxystique d’un mal qui nous
rongeait depuis des décennies. Un mal qui a nom : « houphouétisme ».
Qu’est-ce que l’houphouétisme ? C’est un système fondé sur le principe de
l’incapacité voulue et organisée des autochtones de telle sorte qu’il ne puisse
y avoir en Côte d’Ivoire ni une société civile reconnue comme sujet naturel de
sa propre histoire, ni, a fortiori,
une société politique, puisque cette dernière ne peut exister comme une réalité
tangible là où l’existence de la première est empêchée ou niée. C’est ce qui
explique qu’en Côte d’ivoire, les intérêts de carrière d’un seul ont toujours prévalu sur les intérêts
du pays et du peuple. Ainsi s’explique aussi l’absence de tout sens à la vie
des gens qui leur soit commun, l’idée de quelque chose à bâtir ensemble par
eux-mêmes, non pas seulement une économie développée ou « émergente »,
qui est à la portée de quiconque s’en donne les moyens, qu’il soit naturel du
pays ou non, mais un projet citoyen. Chacun s’occupe de faire sa petite pelote,
au besoin, voire de préférence, en association avec des étrangers, comme
l’exemple en fut continuellement donné par Houphouët lui-même à partir de 1950.
En
1990, l’échec du modèle économique houphouétiste étant devenu patent, tout ce
système s’écroula comme un château de cartes. Beaucoup de nos concitoyens étaient alors encore des enfants, et ils n’ont
gardé des choses de cette époque cruciale que des souvenirs très vagues. C’est
en pensant à eux, à cette jeunesse qui a tant prodigué son sang au service de
la patrie ces vingt dernières années, et à seule fin de mettre ces choses à la
portée du plus grand nombre possible de nos compatriotes engagés dans la
Résistance contre l’état de fait résultant du coup de force franco-onusien du
printemps 2011, que j’ai jugé utile de commenter ici votre interview sur
TéléSud.
On ne perçoit pas
toujours très bien qui a fait quoi
On peut, grosso modo, diviser cette interview en deux parties.
Dans
la première, vous dénoncez Ouattara, que vous semblez considérer comme un
acteur autonome, agissant de et par lui-même selon ses intérêts propres.
Il ne s’agirait donc pas d’un simple instrument entre les mains d’autrui, mais
d’un collaborateur, un comparse ou le digne allié de ceux qui, après plusieurs
tentatives non abouties de le porter au pouvoir entre 1990 et 2002, réussirent
enfin, le 11 avril 2011, à conquérir pour lui la présidence de la République de
Côte d’Ivoire. Ce qui justifie tout naturellement que vous l’accusiez nommément
d’être le déstabilisateur de la Côte
d’Ivoire ; de n’être pas le démocrate qu’il se prétendrait ; de ne
pas vouloir désarmer les bandes de mercenaires qui l’aidèrent à s’emparer du
pouvoir ; d’avoir livré Laurent Gbagbo à la Cour pénale internationale
(CPI) ; d’avoir emprisonné beaucoup de ses proches collaborateurs et de
ses partisans, et réduit beaucoup d’autres à l’exil ; de livrer une
véritable chasse à l’homme aux citoyens qui lui résistent ; etc.. Tous
griefs, notez bien, que je partage avec vous sans la moindre réticence, mais
dont, contrairement à vous, je n’accuse pas Ouattara seul ni principalement…
Dans
la deuxième partie, changeant carrément de cible, vous vous en prenez en toutes
lettres et très précisément à « ceux
qui [ont] installé [Ouattara] au pouvoir », c’est-à-dire,
essentiellement la France, sans d’ailleurs abandonner vos griefs contre lui. Ce
que, encore une fois, j’approuve totalement, car nul ne doit être absous des
actes répréhensibles commis en son nom et dont il tire avantage, surtout quand,
comme ici, c’est en toute connaissance de cause.
Le
problème, c’est qu’en vous écoutant, on ne perçoit pas toujours très bien qui a
fait quoi, ni de qui nous pourrions et devrions principalement attendre les
changements d’attitude susceptibles de hâter, puis de garantir la solution
nationale de la crise systémique que vous-même et nous tous, les démocrates et les
patriotes ivoiriens, appelons de nos vœux, parfois depuis vingt-cinq ans et
plus. Rappelez-vous les doléances de la nation lors des « Journées de
dialogue » de septembre 1989, et leurs prolongements dans le rapport de la
Commission Assouan Usher. Cette commission instituée à l’initiative d’Houphouët
lui-même, mais dont il ne prit même pas la peine d’examiner les suggestions avant
de lancer le fameux plan Koumoué Koffi qui fut à l’origine des événements de
mars 1990.
Or de deux choses, l’une. Si Ouattara n’est pas une
simple marionnette de l’Occident et singulièrement de la France ; s’il a
imaginé de lui-même, comme ça un beau jour, nouveau Rastignac, de se lancer à
la conquête de la Côte d’Ivoire, bref s’il est au principe de tout, alors il
est évidemment juste de lui adresser directement nos récriminations et nos
imprécations. C’est ce qu’a fait le président intérimaire du FPI, Sylvain Miaka
Ouretto, dans son interview parue initialement dans Notre Voie début janvier, et reprise par Soir Info le 17 juin 2013 : «
… c’est (Alassane Ouattara) qui a
écrit aux responsables de la Cpi pour leur livrer le président Laurent Gbagbo.
(…). Le même chef d’Etat peut écrire pour demander, au nom de la
réconciliation, que son frère lui soit ramené. Il peut le faire ». Admettons…
Mais si tel n’était pas le cas ? Si ce n’est pas Ouattara, mais la France,
qui est au principe de tout, comme je le crois et comme vous l’affirmez avec
force dans la dernière partie de votre entretien avec Adile Farquane, et comme
le croient et disent tous les patriotes ivoiriens réfléchis, alors c’est vers
la France principalement qu’il faut que nous nous tournions…
Ce n’était donc pas moi qui exagérais le rôle de Foccart
Peut-être me rétorquerez-vous que vouloir ne demander de comptes qu’à la France, c’est vouloir dédouaner Ouattara de sa part de responsabilité. On m’a fait le même reproche quand j’ai soutenu, notamment dans « Félix Houphouët et la Côte d’Ivoire. L’envers d’une légende », que dans les drames politiques que notre pays a connus à l’aube de son indépendance, le rôle et la responsabilité d’un Jacques Foccart surpassaient de très loin ceux d’Houphouët. Voici par exemple ce qu’en pensait feu Samba Diarra : « Certains observateurs ont cru voir la main de Jacques Foccart dans les événements de 1963-1964. Il ne s’agit-là que d’une autre thèse qui tente d’exonérer Houphouët-Boigny. Car, s’il est vrai que le secrétaire général des Affaires africaines et malgaches du général de gaulle a attiré à l’époque l’attention d’un certain nombre de chefs d’Etat africains sur la nécessité d’une vigilance particulière eu égard aux risques plausibles de subversion sur le continent, rien ne permet par contre de dire que celui-ci ait fourni au président ivoirien des éléments explicites relatifs à une sédition ourdie par l’intelligentsia et la nomenklatura politique ivoirienne. Bien au contraire, les dirigeants français, dont Jacques Foccart, paraissent avoir été plutôt pris de court et désagréablement surpris par la nature des complots ivoiriens, le nombre et l’identité des acteurs présumés de ces complots. Ce qui explique la vivacité des réactions de la presse française à l’annonce desdits complots, et surtout la vigueur soutenue des pressions exercées par les dirigeants français en vue non seulement de la libération, mais également de la réhabilitation des victimes » (Les Faux complots d’Houphouët-Boigny, pages 234-235). Pourtant, quelques pages plus haut dans son livre, S. Diarra faisait dire à Houphouët, s’adressant à Germain Coffi-Gadeau : « Je m’apprêtais à libérer ces jeunes gens à mon retour d’Addis-Abeba, comme je l’avais promis. Tu sais en effet qu’ils n’ont rien fait. Mais voilà que par vos bêtises, vous vous trouvez au fond du puits, et moi j’ai le dos au mur. (…). C’est une situation créée par les colonialistes. On veut faire de moi un violent, un criminel, un fossoyeur des libertés… » (Idem ; p. 174. Souligné par moi, M.A.).
Ces propos se comprennent mieux quand on les rapproche
de ce que le même Houphouët dira, en janvier 1992, pour justifier sa
mansuétude envers le général Robert Guéi qu’une commission d’enquête ordonnée
par lui-même venait de désigner comme le principal instigateur du raid punitif
de la « Firpac » sur la cité universitaire de Yopougon : « Ceux avec qui nous avons lutté pour gagner
la première phase de l’indépendance politique, combien sont-ils aujourd’hui aux
postes de responsabilité ? Certains sont morts, paix à leur âme. La plupart ont été chassés par ordre des
colonialistes. Deux seulement avaient démissionné : Ahidjo (…) et Senghor
(…). Il ne reste que votre serviteur. Je suis le seul, à l’heure actuelle. (…).
Allez à l’hôtel Ivoire, vous y verrez des anciens chassés du pouvoir, ou leurs
familles » (Voir Le Nouvel
Horizon, n° 72 du 31 janvier 1992.
Souligné par moi, M.A.). Ce
qui, en clair, voulait dire que si lui, Houphouët, n’avait pas toujours fait ce
que les colonialistes voulaient, quand ils voulaient et comme ils voulaient, ils
l’auraient également fait tuer ou chasser du pouvoir. Et qu’il ne fallait
donc pas compter sur lui pour châtier quelqu’un qui semblait être en si grande
faveur auprès d’eux, fût-il un criminel avéré… : « Le chef d’état-major a les meilleurs diplômes. Il a fréquenté
les meilleures écoles. Sa promotion n’a rien à voir avec les événements de
Yopougon (Ibid.) ». Reste à savoir comment cet officier dont
Laurent Gbagbo, qui l’avait eu comme chef à Korhogo durant son service, dira à
cette occasion que c’était « un voyou », et qui avait été relégué à
Korhogo pour le punir parce que, du temps où il commandait les sapeurs-pompiers
d’Abidjan, il avait permis à son ambitieuse épouse, Rose Doudou Guéi,
d’utiliser des véhicules de cette unité pour sa campagne électorale, a fait
pour revenir en grâce jusqu’à mériter, dans cette période glauque, d’être vanté
par Houphouët lui-même comme un parangon de vertus militaires… Mais laissons
cela, car le malheureux, qui devait disparaître tragiquement au lendemain du 19
septembre 2002, n’était qu’un exutoire, un symptôme provoqué artificiellement pour
masquer le mal profond qui rongeait la Côte d’Ivoire, et dont on ne souhaitait
pas vraiment qu’elle guérisse…
Quant à Foccart, nous savons aujourd’hui de manière
irréfutable que c’était lui, et lui seul, qui dirigeait la Côte d’Ivoire quand la
plupart d’entre nous croyions bêtement que c’était Félix Houphouët. En effet,
d’après la confidence d’un ancien chargé de mission au cabinet de ce dernier au
journaliste Didier Dépry, « Le véritable Président de la Côte d’Ivoire, de
1960 jusqu’à la mort d’Houphouët, se nommait Jacques Foccart. Houphouët n’était
qu’un vice-président. C’est Foccart qui décidait de tout, en réalité, dans
notre pays. Il pouvait dénommer un ministre ou refuser qu’un cadre ivoirien X
ou Y soit nommé ministre. C’était lui, le manitou en Côte d’Ivoire. Ses visites
étaient régulières à Abidjan et bien souvent Georges Ouégnin [le directeur du protocole sous Houphouët, M.A.] lui cédait son bureau pour recevoir les
personnalités dont il voulait tirer les oreilles » (Notre Voie 10 septembre 2011).
Ce n’était donc pas moi qui exagérais le rôle de
Foccart, mais S. Diarra qui surestimait celui d’Houphouët. Et il le surestimait
parce qu’il ne connaissait de lui que ce que la propagande néocolonialiste en
avait dressé après coup. Mais quand on considère la trajectoire d’Houphouët à
partir de son soi-disant « repli tactique » jusqu’à son coup d’Etat
contre Jean-Baptiste Mockey en septembre 1959 (le faux complot dit du « chat noir »), il apparaît
clairement qu’il n’était pas si bien placé pour en imposer à quiconque parmi le
personnel politique de la France. Et surtout pas à Jacques Foccart, qui l’avait
depuis longtemps dans son collimateur, et qui dut être passablement content de l’avoir
enfin à sa merci ! En effet, après la chute de la IVe
République en 1958, tandis que l’homme de confiance du général de Gaulle se
préparait à devenir l’« homme le plus puissant de France » après
son maître, et à prendre en main toute la « politique française » en
Afrique, Houphouët, lui, venait de se voir priver brutalement de tous les
soutiens dont il bénéficiait jusqu’alors dans la classe politique française en
récompense de son retournement. En outre, ayant fixé depuis 1950 sa résidence
principale en France, d’où il ne retournait au pays que pour les élections, et ayant
de ce fait perdu tout contact avec le pays profond
et la masse des militants de son parti, il se trouvait en fait, face à Foccart,
non dans la posture d’un terrible prédateur, mais plutôt dans celle d’une proie
très facile. (D’après le Dr Amadou Koné, ancien ministre et ancien condamné à mort dans l’affaire dite
des « faux complots », auteur de « Houphouët-Boigny et la crise
ivoirienne ». Interview à Fraternité
Matin du 30 septembre 2003).
Aujourd’hui, nous observons la même tendance à
surestimer Alassane Ouattara, la nouvelle marionnette de la France, et à
sous-estimer ceux qui, derrière le rideau, mais sans vraiment se cacher, tirent
ses grosses ficelles. Ne
serait-ce que pour cette raison, il est de notre devoir, à nous qui appelons
les Ivoiriens à ne pas se soumettre à cette nouvelle créature du néocolonialisme
français, de bien montrer que quand débuta son aventure en 1990, Ouattara n’était
pas un nouveau Rastignac qui s’était levé un beau jour, tout seul, pour se
lancer à la conquête de la Côte d’Ivoire, et qui avait entrepris ce vaste et
dangereux chantier de l’ambition sans la suggestion ni les conseils ni l’aide
de personne, sans « intrigues »… D’ailleurs, si ç’avait été le cas,
il ne se serait jamais relevé de son échec de 1993. « Sans la propagation massive de la problématique initiée par la
charte du Nord et l’éternelle polémique autour de son éligibilité, ADO et ses
« FMI boys », auteurs d’une politique impopulaire, auraient sans
doute été vite oubliés, y compris au Nord. » (Christophe
Sandlar : « Le
national-régionalisme de la charte du nord », in Outre-Terre 2005/2 (no 11) ; p. 305).
Dès
le début, Ouattara n’était en effet qu’un pion sans volonté propre, que
d’autres poussaient sur le damier. Lors de son apparition dans le paysage
politique ivoirien, j’avais tout de suite repéré chez lui une absence totale de
ce qu’il faut nécessairement à un Rastignac pour réussir : le courage et
l’envie de mouiller sa chemise, d’aller au charbon, de mettre les mains dans le
cambouis… Pas vraiment son truc ! Lui, il fallait que d’autres abattent d’abord
le plus délicat et le plus dangereux du travail : un Camdessus, un Djéni
Kobina, un Philippe Yacé, un Lamine Diabaté, un Ibrahim
Coulibaly,
un Guillaume Soro, un Youssouf Bakayoko, un Philip Carter III, un Young Jin Choi, un Jean-Marc Simon, un Nicolas Sarkozy… Alors
seulement, tiré par la main d’une bonne fée blonde et pulpeuse qui se trouvait
dans les parages – tout à fait par hasard, n’est-ce pas ? –, celui que ses
partisans surnomment abusivement le « brave tchè » osera s’aventurer
sur le devant de la scène… On pourrait d’ailleurs produire mille preuves que
dans cette farce tragique, le vrai personnage, c’est cette femme, probable
créature ad hoc de quelque
« service », et que Ouattara, lui, n’y est qu’une nécessité.
De
1990 à 1993 nous avons vu, sous les apparences d’un Premier ministre, chef du
gouvernement de notre pays, une espèce de robot politiquement inculte, sans
vision, qui récitait mécaniquement les leçons de ses maîtres du FMI, et qui
s’imaginait peut-être que gouverner un pays, c’est la même chose que faire le trader. Ce n’était déjà pas un homme d’Etat,
et il ne l’est pas devenu. Tout juste un bon sujet pour les dresseurs de
fantoches. Et c’est justement pour cela qu’on l’avait jugé tellement propre à
prendre la suite d’Houphouët, le parangon du fantochisme.
Devrait-on
pour autant tenir Ouattara pour innocent de tous les crimes perpétrés afin de
lui permettre de parvenir au poste où il se trouve ? Vous savez déjà ce
que j’en pense : nul ne peut ni ne doit être absous des crimes commis en
son nom et/ou dont il tire avantage. Mais il y a un échelon au-dessus de Ouattara,
et il ne faut pas donner à croire qu’il pourrait s’en affranchir ; qu’il pourrait
faire une autre politique que celle qui convient à ceux qui ont bombardé la
résidence officielle de nos chefs d’Etat pour lui en ouvrir l’accès. On nous a
déjà trop menti, comme disait l’autre ; il ne faut pas en rajouter.
Leur unique mot
d’ordre serait : « INDEPENDANCE ! »
Vous
le savez évidemment : le seul vrai problème de la Côte d’Ivoire, celui
auquel il est absolument impératif de s’attaquer avant d’espérer entrevoir la
moindre lueur dans le pot au noir qu’est notre destinée nationale depuis que
nous l’avions confiée à un individu veule et cupide comme Félix Houphouët,
c’est l’étroitesse et l’opacité de ses rapports avec la France. Est-ce un pays
indépendant, un Etat souverain, ou un de ces « territoires d’outremer »
que la France s’entête à maintenir sous sa tutelle aux quatre coins du globe,
où des gens venus d’ailleurs sont tout tandis que les autochtones, eux, sont
privés de leurs droits naturels ? Et si c’est ce qu’elle est, la Côte
d’Ivoire est-elle vouée à le rester éternellement ? Et lui serait-il
défendu de rêver d’être autre chose un jour ? Et qu’est-ce qui nous
obligerait, nous ses citoyens naturels, à accepter un tel destin pour notre
patrie ? Si la moitié ou même un quart seulement de ceux qui battent
quotidiennement le pavé de Paris et d’Amsterdam depuis deux ans se posaient de
telles questions et les examinaient surtout de façon sereine, leur unique mot
d’ordre serait : « INDEPENDANCE ! » Parce que l’indépendance
une fois acquise, le reste suivrait… Je ne dis pas que ce serait
automatique ; je dis que la voie vers l’avenir dont nous rêvons pour nos
petits-enfants serait alors ouverte, et qu’il ne dépendrait plus que de nous,
de nos efforts, nos sacrifices, notre abnégation, qu’un jour ce rêve devienne la
réalité.
Si
la Côte d’Ivoire était devenu un pays réellement indépendant et souverain au
lendemain du 7 août 1960, d’abord rien de ce qui s’est passé entre le 24
décembre 1999 et le 11 avril 2011 ne serait arrivé et, naturellement, Laurent
Gbagbo et les siens ne seraient pas en prison, et il n’y aurait pas tant
d’Ivoiriens exilés hors de leur patrie. En remontant le temps, dans les mêmes
conditions, en 1990, Alassane Ouattara ne serait jamais devenu Premier ministre
d’un pays où il est peut-être né mais dont il ignorait tout, parce qu’il n’y avait
guère vécu, qu’il n’y fut jamais scolarisé et qu’il n’y avait jamais travaillé
au moment de sa fulgurante promotion. En remontant encore plus loin, la mort
tragique d’Ernest Boka ne serait pas restée dans l’histoire comme le banal fait
divers qu’Houphouët réussit à la faire paraître ; et l’affaire dite des
« faux complots », qui l’avait précédée, aurait eu pour lui, à terme,
d’autres sortes de conséquences que celles qu’on a vues.
Certes,
même effectivement indépendante, la Côte d’Ivoire n’aurait pas été pour autant
à l’abri de drames semblables à ceux qu’elle a connus, voire plus graves, mais
elle n’aurait pas été aussi tragiquement démunie de tous moyens d’y faire face
avec dignité. Ainsi la tentative d’usurpation du 7 décembre 1993 aurait
peut-être eu lieu ; mais, après son échec, celui qui devait en bénéficier
aurait été arrêté, inculpé, jugé et condamné pour haute trahison ; et il
aurait disparu pour toujours d’une histoire dans laquelle il n’aurait même
jamais dû paraître. Dans la même hypothèse, Robert Guéi, après sa défaite et sa
fuite, aurait peut-être transformé son village en une sorte de principauté d’où
il aurait nargué le gouvernement légitime. Mais celui-ci y serait allé le
chercher avec les moyens de l’État, et l’aurait livré à la justice pour
sédition ? Bouaké, Korhogo et Man auraient peut-être été envahis un jour par
des mercenaires burkinabè déguisés en « forces nouvelles », mais
elles auraient été méthodiquement reconquises par l’armée de la nation – pour
autant qu’il y en eût vraiment une ! – aidée comme récemment au Mali, ou
non par l’armée de terre et l’aviation françaises…
Or
ces attentats gravissimes contre notre souveraineté nationale, contre notre
dignité, attentats commis, qui plus est, par des gens qu’on disait « les
meilleurs élèves d’Houphouët », sont non seulement restés impunis, mais leurs
auteurs – Robert Guéi excepté pour cause de décès – ont même été richement
récompensés. Et qu’est-ce qui a protégé Alassane Ouattara après son forfait de
1993, Robert Guéi après ses rébellions de 1995 et de 2000, Guillaume Soro et sa
bande après le 19 septembre 2002 ? Eh ! bien, c’est l’impuissance absolue
de l’« Etat ivoirien », un Etat auquel manquaient les moyens les plus
élémentaires de son exercice, notamment une justice, une police et une armée
dignes de ces noms. Et qu’est-ce qu’un Etat incapable de s’exercer ? C’est
un Etat qui n’existe pas, un Etat « jamais fondé », disait
François-Xavier Verschave, bref un Etat fictif. La Côte d’Ivoire indépendante
n’est qu’une fiction, et cela depuis le premier jour. Ainsi l’ont voulue Houphouët
et Foccart. Mais ce ne sont pas les seuls responsables. Ils ont certes créé cette
grande illusion, mais c’est nous tous, en nous comportant devant elle comme si
c’était la réalité même, qui l’avons consolidée et pérennisée. En un certain
sens, c’est nous qui en avons fait une réalité.
Autour de nous, dans des pays tout proches ou plus éloignés,
des peuples ont connu des tragédies plus terribles que notre « coup
d’Etat » d’opérette et notre « guerre civile » à la petite
semaine… Mais aujourd’hui, au Liberia, en Ouganda, au Ghana, en Ethiopie, au
Rwanda, au Sierra Leone, en Angola, l’Etat fonctionne aussi bien que possible et
il sait se faire respecter au-dedans comme au-dehors. Pourquoi notre Côte
d’Ivoire, naguère présentée comme un modèle de stabilité politique et de paix
sociale, n’arrive-t-elle toujours pas à surmonter une crise infiniment moins grave
que celles auxquelles ces pays-là ont pu survivre sans l’aide d’aucune
« force Licorne » ni d’aucun « facilitateur » ? C’est
parce que la Côte d’Ivoire ne s’appartient pas. C’est parce que depuis toujours
des agents français y font la pluie et le beau temps, tandis que nous, ses
habitants naturels, qui normalement devrions en être les citoyens et le
souverain collectif, nous y comptons à peu près pour rien. Et à cet égard rien
n’a changé après le 11 avril 2011, au contraire !
Voilà
pourquoi c’est principalement à la France, et non à sa nouvelle marionnette, qu’il
faut que nous nous adressions. Mais que ce ne soit pas, je tiens à le préciser,
avec le sentiment illusoire d’aller vers des amis compréhensifs et
compatissants, ainsi que vous le suggérez lorsque vous parlez de « nos amis du Quai d’Orsay et de
l’Elysée ». Car ni nous ni notre pauvre patrie n’avons des amis au
Quai d’Orsay ou à l’Elysée. A peine y trouverions-nous, et encore avec beaucoup
de chance, des interlocuteurs qui nous respectent. Il n’y a jamais eu en Côte
d’Ivoire personne que la France ait vraiment considéré ou traité comme son ami.
Même pas Félix Houphouët, malgré tout ce qu’on raconte au sujet de sa prétendue
relation privilégiée avec la France. J’en veux pour témoin l’officieux Jean-Pierre
Dozon, l’auteur de « Frères et
sujets » dans lequel se trouve (p. 257) cet intéressant constat : « Sous l’apparence d’une grande famille
fraternelle et solidaire, se perpétuaient en réalité des rapports de sujétion
(…). Il fut tout à fait symptomatique qu’alors qu’Houphouët-Boigny jouait avec
beaucoup de zèle le jeu de l’Etat franco-africain en faisant baptiser les plus
belles artères d’Abidjan du nom des grands dirigeants de la Ve
République (…), nul ne songea au sein de la classe politique française à rendre
la pareille à l’illustre défunt. (…) cet oubli devait rappeler qu’en dépit de
ce qu’Houphouët-Boigny représenta au sein de l’Etat franco-africain, la France
ne pouvait véritablement en faire l’un des siens, n’ayant jamais assumé
jusqu’au bout ses velléités assimilationnistes. » Mais, quoi qu’il en
soit réellement des relations d’Houphouët et de ses maîtres parisiens, une
chose est certaine : la France n’a aucun ami parmi les patriotes et les
anticolonialistes ivoiriens conséquents. En revanche, elle possède dans notre
pays des intérêts considérables de toutes sortes. Ce sont ces intérêts, et eux
seuls, qui dictent sa politique vis-à-vis de nous…
L’ironie, c’est que du fait de leur importance et de
leur complexité, ces intérêts pèsent aussi en retour, nécessairement, sur l’attitude
que nous devons avoir vis-à-vis de la France : rien ne nous oblige
formellement à les privilégier au détriment des nôtres propres mais, en gens responsables,
nous n’en sommes pas moins tenus de les respecter
scrupuleusement tant que le rapport de nos forces et des forces dont la France
dispose sur notre territoire demeurera à son avantage. Ce qui revient à dire –
mais ai-je vraiment besoin de le préciser ? – que notre objectif primordial
doit être le renversement de ce rapport de forces ou, à tout le moins, son
équilibrage. Tel est le but sacré de notre engagement de citoyens et de
démocrates ivoiriens.
Aussi,
et puisque chacune de nos interventions est un appel à nos compatriotes pour
les inciter à créer les conditions d’un vrai changement politique dans notre
pays, avons-nous le devoir de leur exposer le plus clairement possible, sans
faux-fuyants ni subterfuges ni euphémismes, la véritable nature et les vrais
enjeux de cette crise, ainsi que cet objectif final de notre engagement ainsi
que les voies et les moyens de l’atteindre le plus sûrement et le plus
rapidement possible. Je suis sûr que vous êtes pleinement d’accord avec cet
énoncé. Si j’en avais douté, je ne vous aurais pas adressé cette lettre.
A
vous donc, estimé compagnon Toussaint Alain, Salut et fraternité !
Marcel
Amondji (17 juillet 2013)
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