vendredi 28 juin 2013

QUEL DESTIN POUR LA CÔTE D’IVOIRE ?

Georges Balandier, un des refondateurs d'une anthropologie africaine qui prend en compte la profondeur historique des sociétés et des crises a coutume d'affirmer à propos du continent noir: « il n’y a pas de sociétés sous développées, il n'y a que des sociétés sous analysées ». On peut encore s’inspirer de cet Anti Hegel (lui qui situait bien à tort l'Afrique hors de l'Idée, de l'Etat et donc de l’Histoire) pour tisser une analyse de la complexité replaçant la Côte d'Ivoire dans sa dimension [1].
continentale, et la crise ivoirienne de 2011 dans la longue durée de la « guerre à l'Afrique »
Michel Galy, politologue
Loin des incantations et des traumas, une politologie informée des sociétés donne ainsi toute sa dignité à l'événement, à la fracture du 11avril 2011, moment d'une longue Histoire et non plus terminus d'un régime.
Que certains y trouvent des raisons d'espérer n'en serait qu'une conséquence; mais conceptualiser la crise et la sortie de crise, replacer une bataille provisoire où certes bien des corps ont été meurtris et bien des esprits ont failli, dans un conflit de longue durée dont l'avenir n'est inscrit nulle part si ce n'est dans les volontés affrontées des acteurs politiques conforte bien une intuition de plus en plus partagée: la Côte d'Ivoire, part d'Afrique, est bien aussi, pour la politologie, « bonne à penser ». Qu'en pourraient dire des concepts classiques de la science politique ? 
UNE « DOCTRINE MONROE » À LA FRANÇAISE. 
 Implicite et impériale, partagée par la « gauche de gouvernement » (en pratique, monstrueuse antinomie), la destinée manifeste de cette idéologie s’est traduite par 150 ans de « guerre à l’Afrique » où contrôle des ressources, des populations et des formes politiques prennent des formes tour à tour violentes et marchandes. La guerre en Libye, en Côte d’Ivoire, au Mali[2] sont à penser comme un tout : une série (néo)coloniale de recolonisation armée.
Si ce n’est le but politique immédiat ou affiché, les conséquences géopolitiques sont d’empêcher l’extension à l’Afrique subsaharienne de ce « printemps des peuples » qui concerne l’Afrique du Nord et le Moyen Orient.
Hors la France et son complexe « militaro-colonial », les coalitions temporaires ne doivent pas cacher l’importance des forfaitures internationales, dont la CPI et les corps expéditionnaires onusiens sont les revers d’une même médaille.
Les formes de l’interventionnisme néoconservateur tendent à se standardiser : les « intellectuels organiques » de la guerre coloniale et les médias du journalisme en uniforme », s’ils se déshonorent éthiquement et devant l’histoire n’en mènent pas moins, à chaque fois une campagne indispensable de discrédit, d’humiliation et de chasse à l’homme préalable, indispensable à l’intervention militaire.
A replacer en perspective de la « triple intervention » récente de la France en Afrique : Libye, Côte d’Ivoire, Mali, ou mieux encore, durant un demi-siècle, dans les 48 interventions militaires françaises au Sud du Sahara depuis les supposées « Indépendances », pour comprendre qu’au-delà de l’affairisme, des coups tordus et de l’aide aux dictateurs de la « Françafrique », il s’agit bien d’un système de gouvernance continu, voire d’une  recolonisation qui n’ose dire son nom.
Début du XXIème siècle : de droite ou de gauche, les gouvernements français maintiennent des bases militaires en Afrique, envoient des corps expéditionnaires au sud du Sahara – et souvent en toute illégalité internationale. Cet archaïsme néocolonial est mieux perçu dans les analyses et la presse extérieure qu’à Paris, où nombre d’observateurs et de médias confortent la violence et la guerre : intellectuels « organiques », dirait Gramsci et « presse en uniforme » pour Daniel Schneidermann vont jusqu’à la désinformation et aux mensonges successifs, abdiquant toute légitimité issue d’une pensée critique.
C’est que classe politique, « intellectuels » va-t-en-guerre et journalistes  « embarqués » partagent le présupposé d’une sorte de « Doctrine Monroe » à la française: l'Afrique subsaharienne francophone serait le contient de prédilection de l'influence française, particulièrement sourcilleuse devant l'arrivée de nouveaux concurrents comme la Chine, notamment quand les matières premières (uranium, pétrole) sont visées. 
RÉSISTANCES ET VIOLENCES 
A ces séquences néoconservatrices et impériales, on se doit d’opposer la renaissance sporadique, mais obstinée, des formes de contestation : certains pays connaissent successivement des situations ouvertes, parfois révolutionnaires par rapport à l’ordre dominant. Du Liberia au Mali, de la Côte d’Ivoire à la RDC, ancien (?) colonisateur et forces mercenaires onusiennes peuvent projeter forces d’intervention rapide de quelques milliers d’hommes et forces d’occupation dont le standard, pour une décennie, tourne autour de 10 000 hommes/pays.
Comme si le 11 avril 2011 servait de répétition générale, l’ONU sous influence vient de s’attribuer le droit  de tuer, en RDC d’abord, en Afrique bientôt : en termes choisis, il s’agit de passer de contingents de maintien de la paix à l’imposition de la paix. Les nouvelles « classes dangereuses » pour l’ordre impérial sont certainement urbaines et informatisées, nationalistes et délocalisées : il y a du TAZ d’Hakim Bey[3] dans la résistance africaine, des zones d’autonomie temporaire, depuis une demi-douzaine d’années, pour qui medias et repolitisation sont des découvertes créatrices.
Ces forces vives transcontinentales se voient un avenir en passant des alliances, en identifiant aussi leurs ennemis.
C’est Sévaré, près de Mopti au Mali, que les djihadistes combattants alliés implicitement aux rebelles et  anti Cedeao autant qu’anti coloniaux de la COPAM ont failli renverser l’ordre étatique au Mali et du 8 au 10 janvier à Bamako, littéralement la veille de l’intervention « Serval », la situation était bien révolutionnaire.
Symbolique très forte, dernière ruse de l’Histoire d’une dépossession multiple : c’est là, à Sévaré, que vit après son exclusion de la scène littéraire francophone Ouologuem, l’immense auteur du « Devoir de violence »,[4] coïncidence extraordinaire qu’on ne peut que relever, tant se pose, un demi-siècle après Fanon, cette question aux révolutionnaires et même, hélas, aux démocrates africains.
Violence ouverte, terrible « leçon de chose à la négraille » comme dirait Calixte Beyala, « force blanche » très bavarde pour l’anthropologue Marc Augé[5]. Théorie du « choc » et en même temps désinformation et silence.
Quelques questions majeures non résolues : combien de morts dans la conquête du Sud, combien de victimes civiles de la soldatesque et des milices ethniques malinké de Guillaume Soro et Alassane Ouattara dans le carnage d’Abidjan ? Mais aussi combien dans les bombardements de la Force Licorne et de l’ONUCI contre les lieux de pouvoir, des camps militaires habités par des familles, des résidences universitaires ou le bouclier humain de militants aux mains nues voulant protéger leur président adoubé par le Conseil Constitutionnel ?
Les charniers et les cimetières attendent et demandent encore de sortir de l’oubli, avant qu’un jour les survivants demandent justice pour la plus sanglante intervention militaire depuis la guerre d’Algérie et l’extermination de l’UPC au Cameroun.  Après avoir constitué un comité de recherche, nous estimons qu’entre 3000 à 5000 victimes civiles ont été causées par la conquête de la capitale et d’Abidjan, chiffre à même d’envoyer les auteurs ivoiriens du régime Ouattara et leurs complices étrangers devant les tribunaux internationaux pour crimes de guerres, ethnocide, voire, pour l’Ouest, de génocide.
Si la Résistance ivoirienne est éclatée entre Côte d'Ivoire et France (et Europe, et USA, mais c'est hélas dans ce dualisme infernal et pervers que s'instaure surtout ce « pouvoir double » franco-ivoirien), elle ne l'est pas moins dans son projet, entre processus électif, partitaire (ce qui correspond aux options pacifistes et légalistes de Laurent Gbagbo privilégiant Constitution et élections), et volonté d'en découdre.
De l'option violente, du Ghana, du Libéria, de l'intérieur du pays (capitale et villages du sud principalement), il y aurait beaucoup à dire et des distinctions importantes s'imposent. Certes le régime joue sur son instrumentalisation, modulation, manipulations et répression ciblée, puisque les leaders civils et militaires de la résistance ivoirienne sont à Accra.
Pour autant, c’est au Libéria que sont les guerriers, au sens polémologique : s’appuyant sur des traditions de longue durée réinterprétées par la sanglante guerre libérienne, ce sont eux qui forment un véritable « foco » dans la forêt dense ; les Krahn, peuple frère des Guérés exterminés, dépossédés de la terre et forcés à l’exil, ne sont pas prêts à faire la paix : la guerre contre la dictature Ouattara est pour eux une question de survie.
Comme ailleurs, c’est donc d’une coordination entre guérilla de l’ouest, commandos de l’est, résistance du sud et des quartiers populaires d’Abidjan, d’un découplage judiciaire et médiatique entre le régime et les forces d’occupation que se trouvent les agencements d’une solution militaire éventuelle ; tandis que l’opposition politique intérieure joue son rôle en cassant l’alliance RHDP (RDR/PDCI) et que la diaspora mobilise financements et opinion internationales, tout en cantonnant par procès sous compétence universelle les auteurs de crimes de guerre dans le réduit ivoirien, dès lors sous le coup éventuel de saisie et d’emprisonnement judiciaire  aux frontières.
En même temps, et symétriquement,  le régime Ouattara fonctionne depuis les débuts « à la violence », en l’absence de consensus sur sa légitimité légale d’emploi de la force publique (en Zone Nord, ou Soroland de 2002 à 2010) et la situation actuelle, et ses milliers de morts anonymes depuis 2 ans, ne sont que son extension au Sud et dans la capitale. Ne fonctionnant qu'à la violence, ayant investi et travesti l'Etat, les 5000 FRCI, composés de guerriers nordistes et de mercenaires étant par exemple non des forces de l'Ordre mais des milices ethniques et souvent des escadrons de la mort, tandis qu’Armée, gendarmerie et police sont désarmées, le régime ne connaît que les rapports de force nus: c'est pour cette raison que la question de la lutte armée et violence politique se posent ouvertement, la légitimité et même la puissance militaire du régime d’exception étant des plus fragiles.
Sous couvert des Maîtres: c'est aussi par la violence menaçante, insidieuse, censée être dissuasive des corps expéditionnaires français et onusien que survit le régime. Comme au Liberia, au Sierra Leone, et maintenant au Mali: la violence fondatrice de la colonisation est sans  cesse renouvelée et les tirailleurs sénégalais d'antan peuvent être kenyans, nigérians, tchadiens... Et le politologue Bertrand Badie a bien raison de subvertir Clausewitz pour affirmer que les « interventions armées de la France en Afrique ressemblent fort à l'absence de politique à terme,  par d'autres moyens »...
Médias et politiques, ONG et associations droit de l'hommistes, même discrédités ont leur logique propre, celle de la violence symbolique, et peuvent se retourner.
L’ère des « lanceurs d'alerte » et le cantonnement de la Résistance au nouveau ghetto Internet pourrait s'achever: l'inflexion, la cassure, le retournement pourraient se dater du rapport d'Amnesty de mars 2013 ; et la diffusion la plus large s’opère qu'en fin de compte, en Françafrique, une « démocrature » tient plus en Afrique, et spécifiquement en Eburnie, d'une dictature que d'une démocratie... La persistance des exactions et de crimes du régime en 2012   montrant bien que « le Roi est nu », tortures et massacres désormais connus, mais encore impunis.
Des livres se préparent, des actions judiciaires progressent, des liaisons transcontinentales s'ébauchent sur plusieurs années. Si Laurent Gbagbo a beaucoup misé sur une arme politique « de troisième type », la Constitution (et la primauté du Conseil Constitutionnel), la situation bloquée à la CPI de La Haye peut certainement être combattue par sa délégitimation politique (cf infra), et par les systèmes judiciaires européens contre les bourreaux ou criminels de guerre du régime Ouattara.
Ainsi la plainte de Jacqueline Chamois, au nom de Michel Gbagbo, outre la  « story telling » universelle d'une mère réclamant son enfant qui a touché l'opinion publique française et internationale, a provoqué la désignation d'un juge d'instruction au parquet de Paris pour séquestration et mauvais traitement contre Guillaume Soro et les trop fameux « com-zone ». Parmi ces derniers, Losseni Fofana, responsable du crime de guerre – si ce n'est d'acte de génocide » – d'un millier d'hommes, femmes et enfants guérés, dans la ville de Duékoué, fin mars 2011, pourrait être objet de plaintes précises de la part de ressortissants binationaux.
 La « collaboration » des responsables militaires de la Force Licorne (et de la chaîne de commandement militaire et politique française) depuis ces événements, lors de la prise et du carnage d'Abidjan, lors de l'ethnocide contre les Guérés, Bétés, Attiés, au moment de la conquête du Sud par les forces de Ouattara/Soro, de la collaboration actuelle avec les sanglants com-zones pourraient se trouver judiciairement condamnables. 
L’HONNEUR PERDU DES CLERCS : POUVOIRS DE LA NOMINATION 
Devant la dictature et ses alliés, qui (sur)vivent dans la novlague d'une démocratie impossible fondée sur la Dette[6] symbolique (les crimes de guerre, le Coup d’Etat, les victimes) et d'un résistible développement fondé sur l’endettement financier, l'opposition et les démocrates internationaux possèdent un curieux et très puissants pouvoir, dont la fonction tribunitienne des partis d'opposition en Occident gardent des traces, celles d'une Histoire chaotique et violente. Ce pouvoir des mots, du langage, du concept est celui de la Nomination.
Dénommer, à un moment donné les opposants incarcérés par le régime ivoirien comme « prisonniers politiques » dans un pays qui en avait peu la pratique et encore moins le concept ; ou le fils du président comme « otage » avec toutes les connotations inquiétantes (par référence aux otages sahéliens des islamistes sahéliens) pour l'opinion publique; dénoncer la « mise à mort », pendant 2 ans, de l'Université ivoirienne; raconter avec succès des histoires universelles, comme celle d'une mère inconnue réclamant son fils ou décider le président du Sénat français à ne pas recevoir un dictateur couvert de sang par la force d'un texte l'associant aux exactions et aux massacres.
Tels ont été quelques-uns des procédés de cette nomination critique, dont il faudrait faire la généalogie (et il est certain que le situationnisme appliqué à la contre propagande officielle y est pour quelque chose…) pour la Côte d'Ivoire depuis la fracture de l'immobilisme houphouétiste par un ouvrage sociologique discuté en Conseil des ministres[7] jusqu'à l'éclosion  des tracts et de la presse libre, en passant par les féroces jeux de mots populaires (cf les « frères Cissé » pour la milice ethnique FRCI), histoires et plaisanteries en tous sens de « maquis »: on reconnaît ces formes de résistances populaires, à la fois signe d'impuissance devant la violence et de contestation acharnée, nommée par le politologue Toulabor  « lexique de la dérision[8] ».
De la proposition de Carl Schmidt[9] de distinction dans ce domaine non seulement pratique mais aussi idéologique (qu'à la suite de Gramsci nous posons comme préalable d'un changement majeur d'une nouvelle hégémonie démocratique) l'ami de l'ennemi, on en donnera un exemple qui a beaucoup marqué les esprits, atterré l’intelligentsia sudiste et scandalisé les panafricanistes.
Au plus fort des combats, la « trahison des clercs » occidentaux s’est traduite par un texte honteux, dans les colonnes du monde dont des chercheurs comme le Pr Dedy Sery n'ont eu aucun mal à dénoncer les biais et contre vérité, de la part de pseudo-spécialistes ivoirologues, « embarqués » jusqu'à la nausée dans la justification du coup d’Etat Franco-onusien.
Je proposerai de mettre ces noms en regard de la récompense aussi caricaturale que spectaculaire de nombre des mêmes (universitaires, diplomates, militaires, journalistes, etc…) par la remise de hochets et médailles à l’ambassade de Côte d'Ivoire à Paris: noms et photographie sont dans la presse, et sur le site  internet diplomatique.
On a pu montrer, dans la décennie Gbagbo, le recentrage du régime sur la scène politique ivoirienne, et la croyance assez univoque dans la primauté du combat politique interne[10]: les Relations Internationales, notamment panafricaines, et le combat médiatique externe ont été secondaires par à-coups, ou les derniers mois, quand il était trop tard. C'est aussi dans ce sens, sans se prononcer sur le sujet litigieux et complexe de la nationalité du sujet, que Ouattara est le « candidat de l'étranger »: par ses alliances et son extraversion, notamment médiatique.
Il n'est pas sûr que malgré ses efforts d'« offensive diplomatique », l'opposition actuelle, notamment le FPI, en ait clairement tiré les leçons. La récente déclaration du premier ministre éthiopien (et président en exercice de l’UA) décrivant la CPI comme « pratiquant une sorte de chasse raciale » contre les leaders africains, et eux seuls, montre bien que de Thabo M’beki (et l'Afrique du Sud) à Jerry Rawlings (et le Ghana), ou encore Dos Santos (et l'Angola), sans oublier des politiques français, vénézuéliens... ou des intellectuels motivés comme Jean Ziegler, une alliance large est possible.
Les décisions récentes de l’UA suivi d’un  appel au Conseil de sécurité à propos du président Kenyatta ont clairement déstabilisé la CPI et l’ont forcé à tergiverser dans le procès de Laurent Gbagbo, en discréditant l’accusation et repoussant de 6 mois l’audience de confirmation de charges. Seule une campagne politique internationale peut inverser une arrestation politique par les forces spéciales françaises, issue d’un Coup d’Etat franco-onusien.
Si nommer, c’est dénoncer, et l’omerta internationale sur les crimes en Côte d'Ivoire depuis avril 2011 se reflètent dans l’impunité médiatique des relais hexagonaux, la nomination  a été multiple dans cette guerre des pauvres médiatiques, dans ce champ de pouvoir alternatif qu’est internet. Blogs, sites, forums …c’est là où le concept d’Empire de Tonio Negri se retrouve aussi pertinent : le Net devient le lieu de la résistance, des multitudes[11]. Tout en se heurtant au « mur de verre » des grands médias et décideurs : la question est celle du franchissement, et du statut de la vérité médiatique des faits. D’où vient cette malencontre, pour paraphraser La Boétie, d’un pouvoir qui dit ce qui est pensable et légitime à un moment donné, alors que dans l’immédiateté du cyber espace, toute vérité est sue universellement et instantanément ? 
DE CARL SCHMIDT A RANCIERE : LES OUTILS THEORIQUES DE L’ALTERNANCE 
Carl Schmidt, théoricien controversé du XXème siècle, a pourtant mis le conflit et le politique  sous l'égide de la distinction première ami/ennemi (cf supra), dont la résistance ivoirienne à l'oppression a fait peu d’usage. En face de la criminalisation de l’opposition et au recours sur l’étranger (l’introuvable « communauté internationale » instrumentalisée de fait par les deux gouvernement de droite (soit Chirac-Sarkozy) français, jusqu’à l’ONU et l’organisation d’élections truquées, notamment dans les fraudes massives au Nord), le camp démocratique peut, à partir des crimes de guerre et de la violence continue, délégitimer le pouvoir justement sur ses conditions illégitimes de venue, et par sa violence continue, ainsi que par sa tentative d'hégémonie ethnique totale.
Le recours inversé à l‘opinion politique internationale (et non aux institutions) a commencé deux ans après à connaître une série de succès répétés, que l’on peut dater approximativement par la publication du rapport d’Amnesty international de 2012.
Pour faire le lien avec la référence à Schmidt, il semble inconséquent devant « l’ honneur perdu d’Human Right Watch » (dont les rapports à charge anti-Gbagbo et systématiquement pro-Ouattara sont à référer au prix versé par Georges Soros, promoteur du néolibéralisme armé, et ami personnel de Ouattara : 100 millions de dollars à HRW à l’époque de la crise en  la Côte d'Ivoire !) de s’appuyer sur des rapports ultérieurs de cette « organisation de droits de l’homme » (on ne sait où mettre les  guillemets); ainsi pour la FIDH, seule ONG à donner le pouvoir à un négationniste en son sein, qui relativise ou refuse de qualifier l’acte de génocide de Duekoué.
Les références chrétiennes et laïques du « droit à l’insoumission » devant une dictature et/ou un pouvoir illégitime, parfois inscrite dans les textes constitutionnels, peuvent aussi être mobilisés.
Enfin devant l’unanimisme exigé et obtenu, un Parlement fantôme où le principal parti d’opposition n’est pas représenté et un Etat ethnicisé où les réseaux présidentiels trustent tous les postes, les thèses de Rancière sur la démocratie du « dissensus »[12] font référence.
On peut retenir les prémices de réflexion du professeur Pierre Kipré (qui a failli laisser sa vie aux escadrons de la mort ouattaristes en avril 2011, avant son exil, sans avoir jamais été soutenu par ses anciens amis français): quelle responsabilité pour les sciences humaines dans la crise ivoirienne? Eux qui ont littéralement fondé sociologie et anthropologie (et les catégories, schèmes et analyses sur l’identité) en Côte d'Ivoire, et le département universitaire de Cocody correspondant portent en effet une lourde responsabilité dans la crise ivoirienne: dans les concepts (y compris, celui qui va servir d’arme de guerre contre le régime Gbagbo : l’« ethnonationalisme », mais qui s’avère  pertinent, dans les faits, pour le régime Ouattara !), dans les compromissions et l'appel au renversement des loyalistes, dans le honteux silence depuis deux ans devant les crimes continus du régime Ouattara.
Certes la classe politique française, de l'UMP au PS (de même que le mouvement humanitaire), portent les mêmes responsabilités devant l’Histoire. Mais les universitaires se doivent d'avoir une fonction éthique de référence, et non de préparer le terrain aux bombes ou aux coups d'Etat; depuis la Libye, la Côte d'Ivoire et le Mali, la « trahison des clercs »  est patente, et renoue avec les pires travers de la période coloniale, les procédés de mise en accusation, les interdictions professionnelles, et la corruption, qui n'est pas que morale. S’ils ne sont pas tous des fascistes, ils sont certainement des salauds au sens sartrien : sachant et disant le Mal, tout en recommandant sa mise en œuvre, en toute bonne conscience.
Il faudra bien un jour faire l'inventaire: ceux qui ont publié des tribunes comme autant d’appel au meurtre; ceux qui – hommes d'affaires, « intellectuels », journalistes, militaires, diplomates, ont donné leurs noms et leur honneur aux décorations de la grande chancelière du régime Ouattara un jour de 2011, à l'ambassade de Côte d'Ivoire à Paris. Leur liste en dit long et révèle l'étendue des complicités, des bons et déloyaux services envers le peuple ivoirien ; ils ont accompli recherches et ouvrages, avant que ce soit manœuvres et services, dûment récompensés. Ils ont fait des listes dans la presse, faisons les nôtres : la révélation des biens, honneurs ou prébendes acquis (mal acquis, que fait « Sherpa » ?) au prix du sang, au soleil d’avril 2011 ne concerne pas que les « sommets de l'Etat ». Le capital symbolique du renversement de régime ne peut se transformer impunément, devant les opinions africaines et occidentales, en espèces sonnantes et trébuchantes: un nouveau champ de recherche s'ouvre. 
LA THEORIE DU CHOC ET L’AUTODESTRUCTION DU REGIME OUATTARA 
Naomi Klein a relevé dans un livre remarquable [13]les analogies néolibérales entre les théories du choc psychologique et la conduite des crises par la violence. Rappelons que le choc, via la violence et la sidération, permettrait une réorganisation sociale et politique en profondeur, avec l’acquiescement des intéressés, si ce n'est des victimes.
Une pseudo-sociologue – inconnue des milieux professionnels ivoiriens – opposait à ma dénonciation de la « mise à mort de l'Université ivoirienne »,[14] une défense melliflue: ADO est un « adepte de la théorie du choc » ! Ainsi, la traque avérée aux étudiants, catégorie sociale dangereuse susceptible dans les mois qui ont suivi avril 2011 d'être interpellée, torturée et parfois liquidée par les milices ethniques FRCI, la fermeture même et le chômage des étudiants pendant 2 ans (méthode inédite sur le reste de la planète) faisait partie de la « méthode du choc » ouattaresque !
Voyant monter les périls, durant la décennie 2000, je m’étais interrogé plusieurs reprises sur les modalités éventuelles d'une prise de pouvoir de l'armée rebelle pro-Ouattara d'une capitale de 5 millions d'habitants. La réponse est simple et cruelle: par l’application sans pitié de la « théorie du choc », par les massacres, par la Terreur.
Il est vrai qu’il manquait l’équivalent des « tirailleurs sénégalais » de l’ époque coloniale : ce sont les nordistes, mercenaires et hommes de sac et de corde de la rébellion (baptisée par l’agit-prop sarko-ouattariste : « forces nouvelles », puis « FRCI », sans doute par antiphrase) qui feront le « sale travail » des actes de génocide (Duekoué), ethnocide (Attiés, Bétés, Guerés, Didas), le carnage d’Abidjan (notamment Yopougon, « déboulonnage » du bouclier humain à la présidence, c’est-à-dire massacre de civils)), servant jusqu’à nos jours d’escadrons de la mort prêts aux assassinats extrajudiciaires plus ponctuels, ou aux exactions ciblées (viols, bastonnades, pillages envers des individus ou des catégories, si ce n’est des ethnies).
Le nombre des victimes depuis avril 2011 est inconnu, mais, y compris Duekoué (un millier de morts hommes, femmes, enfants, fin mars 2011) peut être estimé à 5000 civils sur le territoire ivoirien, les complicités ou le passage à l’acte des corps expéditionnaires, la non-assistance à personne en danger, l’exécution d’ordres illégaux de la part de la Force Licorne française ou de l’ONUCI restent à établir (dont le mitraillage de civils, à Abidjan, depuis de hélicoptères d’assaut), dénombrer, judiciariser.
Là sont les crimes dont le clan Ouattara, dans une inversion des accusations bien connue par les politologues en période de génocide ou de massacres extrêmes, accuse paradoxalement ses adversaires – jusque devant la CPI.
Or la période actuelle, mi 2013, semble reproduire cette période de prise de pouvoir, transposée au niveau présidentiel, comportant la neutralisation du peu qu’il reste des institutions, avec un but simple: recomposer le corps électoral de manière à rendre la dictature malinké irréversible, et en sus de la nationalité, donner la terre aux étrangers.
Le coup de force institutionnel et législatif veut trancher le nœud gordien de l’identité et de la nationalité ivoirienne par une décision autoritaire présidentielle, par une méthode paradoxale qui délégitimant le responsable unique du pouvoir peut amener à une reprise généralisée du conflit, mettant en péril, au-delà de sa personne, les fondements de l’Etat et, quant aux individus, les ressortissants ivoiriens du Nord aussi bien  que les étrangers sahéliens –tous perçus comme « dyoulas » par les sudistes.
Sans Parlement (prise de décision par ordonnances), dressant une moitié du pays contre l’autre, ce véritable « coup d’Etat présidentiel » visant à donner une « nationalité par déclaration » aux migrants nordistes et leur attribuer la terre en conséquence aboutirait à une modification irrémédiable du corps électoral (et à des élections automatiques en faveur de Ouattara et de ses successeurs nordistes), à un blanc-seing à des migrations sahéliennes accélérées, et à une dépossession des autochtones sudistes.
Autant dire une déclaration de guerre à la capitale, à l’Ouest et à l’Est du pays confondus : d’où des recompositions politiques probables.
Notons rapidement que cette négation des identités et cette accélération de migrations sahéliennes de colonisation correspond à la fois aux analyses économicistes de la Banque Mondiale et aux intérêts profonds de pays comme le Burkina (en période changement climatique accéléré, stérilisant le Sahel, transférons les migrants vers les Côtes), laissant planer un doute supplémentaire sur la nationalité d’origine du président ivoirien. De qui Ouattara est-il l’agent, se demandent bien des Ivoiriens ?
On le sait, de tels coups de force et décisions autoritaires par ordonnances, symptômes d’une société bloquée, sont propices aux révoltes et changements de régime. Contre cette dépossession programmée, Akan de l’Ouest et Krou de l’Est ne peuvent que se rejoindre pour refuser loi et pratique foncière où l’Etat se donne pour tâche, comme sous Houphouët, de « casser l’autochtonie ». Des penseurs ou personnalités nordistes, « dyoula «  ivoiriennes ou sahéliennes, mettent déjà en garde le régime comme une conjonction des lois, décrets liant la dépossession de la terre à la donation de nationalité aux 30% d’étrangers et aux néo-arrivants issus du Sahel qui depuis avril 2011 débarquent par cohortes entières, notamment dans l’Ouest forestier. Recette pour mettre le feu à nouveau à la poudrière ivoirienne et dupliquer des massacres comme à Duekoué par dizaines, au risque du « choc en retour » ?
Contre la monopolisation monopartiste : passer des alliances ; telle a été, à l’inverse, une des constantes de la politologie ivoirienne, dans ses retournements entre les trois blocs ethno-régionaux, dont les trois grands partis sont souvent la projection politique.
A cette volonté d’autodestruction du régime qui, ce coup-ci, constituerait la Côte d'Ivoire en champ de bataille à l’issue incertaine et les nordistes en victimes collectives à venir, d’autres opposent soit une revanche à terme d’une génération, soit un renouveau du dialogue houphouétiste entre blocs, factions et individus. Henri Konan Bédié, déguerpi dans l’opprobre en 1999 a été réintégré dans ses droits et capacités électives, comme Alassane Ouattara après les accords de Pretoria – tous deux par …Laurent Gbagbo !
Après la CPI, un tel retour de l’ancien président est-il possible ? Seules des pressions internationales sur la CPI (telles les diatribes du premier ministre éthiopien, de la ministre des affaires étrangères rwandaise contre la procureur Fatou Bensouda, ou encore de la pétition de l’écrivain Calixte Beyala demandant  aux « Etats africains de se retirer de la CPI ») peuvent amener celle-ci à plier et relâcher leur illustre prisonnier, désormais constitué en figure résistante et héroïsée de l’Afrique en lutte – d’autant que le dossier, au-delà de l’inversion victimaire, est vide, même si les bourreaux ouattaristes accusent le régime légitime des actes qu’ils ont eux-mêmes commis depuis 2002. Mais seul le retournement de l’ancien colonisateur et du gouvernement Hollande pourrait, par de doubles pressions sur la CPI et le régime Ouattara (ne suffit-il pas de cantonner, avant l’évènement, la force Licorne ?) inverser la situation créée par le régime précédent : les clefs du cachot de La Haye sont bien à Paris, d’où l’importance cruciale de la lutte symbolique et politique dans les médias et sur le Net.
On le sait, gagner une bataille n’est pas tout : on peut aussi, à long terme, perdre la guerre…
Au-delà de la libération d’un homme, celle d’un peuple. Et la fin d’un système transcontinental, séculaire, de domination et de violence. Au-delà d’une bataille, une guerre à l’Afrique de 150 ans déjà, dont le dernier symbole devient un enjeu international. L’issue n’est écrite nulle part : elle sera ce que nous en ferons. La roue tourne, et  nulle malencontre, malheur, échec  ne sont constants. Et nul régime politique n’est éternel.
Michel Galy
 
NOTES
[1] Michel Galy, Guerre à l’Afrique? La France en retard d’une décolonisation, Grotius- géopolitique de l’Humanitaire, septembre 2012 [2] Cf récemment : « Guerre au Mali, enjeux et zones d’ombre », sous la direction de Michel Galy, éditions la Découverte, avril 2013. [3] Zone d'autonomie temporaire, TAZ, Éditions de l'éclat, 1997 – en accès libre sur le Net.[4] Yambo Ouologuem : Le Devoir de violence,  éditions du Seuil, Paris, 1968[5] Cf , de ce spécialiste des Alladians lagunaires, Théorie des pouvoirs et idéologie, Paris, Hermann, 1975. [6] Cf  pour  le Rwanda, G. Loir, le régime de la dette perpétuelle : de l’instrumentalisation des massacres et du génocide en relations internationales. Outre-terre, deuxième trimestre de 2005, n° 11. [7] Abdou Touré, à l’époque progressiste, avait écrit de manière critique : La civilisation quotidienne en Côte d’Ivoire : un procès d’occidentalisation, Paris, Karthala, 1981. [8] Comi Toulabor, Lexique de la dérision politique au Togo », Politique africaine, 3, septembre 1981. [9] Carl Schmitt, La Notion de politique, 1932, trad. fr. 1972, rééd. Calmann-Lévy, 1994. [10] Michel Galy « Qui gouverne la Côte-d'Ivoire ? », Politique étrangère 4/2005 (Hiver). [11]Empire (en collaboration avec Michael Hardt), Exils, 2000. [12] Voir par exemple : Jacques Rancière, Moments politiques. Interventions 1977-2009, Paris, La Fabrique, 2009. [13] La Stratégie du choc, la montée d'un capitalisme du désastre, Léméac éditeur, Arles, 2008. [14] Slate Afrique, 03/09/2012.
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