Georges
Balandier, un des refondateurs d'une anthropologie africaine qui prend en
compte la profondeur historique des sociétés et des crises a coutume d'affirmer
à propos du continent noir: « il n’y a pas de sociétés sous
développées, il n'y a que des sociétés sous analysées ». On peut
encore s’inspirer de cet Anti Hegel (lui qui situait bien à tort l'Afrique hors de l'Idée, de l'Etat et donc de
l’Histoire) pour tisser une analyse de la complexité replaçant la Côte d'Ivoire
dans sa dimension [1].
continentale, et la crise ivoirienne de 2011 dans la longue
durée de la « guerre à l'Afrique »
Loin des incantations
et des traumas, une politologie informée des sociétés donne ainsi toute sa
dignité à l'événement, à la fracture du 11avril 2011, moment d'une longue
Histoire et non plus terminus d'un régime.
Que certains y
trouvent des raisons d'espérer n'en serait qu'une conséquence; mais
conceptualiser la crise et la sortie de crise, replacer une bataille provisoire
où certes bien des corps ont été meurtris et bien des esprits ont failli, dans
un conflit de longue durée dont l'avenir n'est inscrit nulle part si ce n'est
dans les volontés affrontées des acteurs politiques conforte bien une intuition
de plus en plus partagée: la Côte d'Ivoire, part d'Afrique, est bien aussi,
pour la politologie, « bonne à penser ». Qu'en pourraient dire des
concepts classiques de la science politique ?
UNE « DOCTRINE MONROE » À LA FRANÇAISE.
Implicite et impériale, partagée par la
« gauche de gouvernement » (en pratique, monstrueuse antinomie), la
destinée manifeste de cette idéologie s’est traduite par 150 ans de
« guerre à l’Afrique » où contrôle des ressources, des populations et
des formes politiques prennent des formes tour à tour violentes et marchandes.
La guerre en Libye, en Côte d’Ivoire, au Mali[2] sont à
penser comme un tout : une série (néo)coloniale de recolonisation armée.
Si ce n’est le but politique
immédiat ou affiché, les conséquences géopolitiques sont d’empêcher l’extension
à l’Afrique subsaharienne de ce « printemps des peuples » qui
concerne l’Afrique du Nord et le Moyen Orient.
Hors la France et son complexe
« militaro-colonial », les coalitions temporaires ne doivent pas
cacher l’importance des forfaitures internationales, dont la CPI et les corps
expéditionnaires onusiens sont les revers d’une même médaille.
Les formes de l’interventionnisme
néoconservateur tendent à se standardiser : les « intellectuels
organiques » de la guerre coloniale et les médias du journalisme en
uniforme », s’ils se déshonorent éthiquement et devant l’histoire n’en
mènent pas moins, à chaque fois une campagne indispensable de discrédit,
d’humiliation et de chasse à l’homme préalable, indispensable à l’intervention
militaire.
A replacer en perspective de la
« triple intervention » récente de la France en Afrique : Libye,
Côte d’Ivoire, Mali, ou mieux encore, durant un demi-siècle, dans les 48
interventions militaires françaises au Sud du Sahara depuis les supposées
« Indépendances », pour comprendre qu’au-delà de l’affairisme, des
coups tordus et de l’aide aux dictateurs de la « Françafrique », il
s’agit bien d’un système de gouvernance continu, voire d’une recolonisation qui n’ose dire son nom.
Début du XXIème siècle : de
droite ou de gauche, les gouvernements français maintiennent des bases
militaires en Afrique, envoient des corps expéditionnaires au sud du Sahara –
et souvent en toute illégalité internationale. Cet archaïsme néocolonial est
mieux perçu dans les analyses et la presse extérieure qu’à Paris, où nombre
d’observateurs et de médias confortent la violence et la guerre :
intellectuels « organiques », dirait Gramsci et « presse en
uniforme » pour Daniel Schneidermann vont jusqu’à la désinformation et aux
mensonges successifs, abdiquant toute légitimité issue d’une pensée critique.
C’est que classe politique,
« intellectuels » va-t-en-guerre et journalistes
« embarqués » partagent le présupposé d’une sorte de « Doctrine
Monroe » à la française: l'Afrique subsaharienne francophone serait le
contient de prédilection de l'influence française, particulièrement
sourcilleuse devant l'arrivée de nouveaux concurrents comme la Chine, notamment
quand les matières premières (uranium, pétrole) sont visées.
RÉSISTANCES ET VIOLENCES
A ces séquences néoconservatrices
et impériales, on se doit d’opposer la renaissance sporadique, mais obstinée,
des formes de contestation : certains pays connaissent successivement des
situations ouvertes, parfois révolutionnaires par rapport à l’ordre dominant.
Du Liberia au Mali, de la Côte d’Ivoire à la RDC, ancien (?) colonisateur et
forces mercenaires onusiennes peuvent projeter forces d’intervention rapide de
quelques milliers d’hommes et forces d’occupation dont le standard, pour une
décennie, tourne autour de 10 000 hommes/pays.
Comme si le 11 avril 2011 servait
de répétition générale, l’ONU sous influence vient de s’attribuer le droit de tuer, en RDC d’abord, en Afrique
bientôt : en termes choisis, il s’agit de passer de contingents de
maintien de la paix à l’imposition de la paix. Les nouvelles « classes
dangereuses » pour l’ordre impérial sont certainement urbaines et
informatisées, nationalistes et délocalisées : il y a du TAZ d’Hakim Bey[3] dans la
résistance africaine, des zones d’autonomie temporaire, depuis une
demi-douzaine d’années, pour qui medias et repolitisation sont des découvertes
créatrices.
Ces forces vives
transcontinentales se voient un avenir en passant des alliances, en identifiant
aussi leurs ennemis.
C’est Sévaré, près de Mopti au Mali, que les
djihadistes combattants alliés implicitement aux rebelles et anti Cedeao autant qu’anti coloniaux de la
COPAM ont failli renverser l’ordre étatique au Mali et du 8 au 10 janvier à
Bamako, littéralement la veille de l’intervention « Serval », la
situation était bien révolutionnaire.
Symbolique très forte, dernière ruse de
l’Histoire d’une dépossession multiple : c’est là, à Sévaré, que vit après
son exclusion de la scène littéraire francophone Ouologuem, l’immense auteur du
« Devoir de violence »,[4]
coïncidence extraordinaire qu’on ne peut que relever, tant se pose, un
demi-siècle après Fanon, cette question aux révolutionnaires et même, hélas,
aux démocrates africains.
Violence ouverte, terrible
« leçon de chose à la négraille » comme dirait Calixte Beyala,
« force blanche » très bavarde pour l’anthropologue Marc Augé[5]. Théorie
du « choc » et en même temps désinformation et silence.
Quelques questions majeures non
résolues : combien de morts dans la conquête du Sud, combien de victimes
civiles de la soldatesque et des milices ethniques malinké de Guillaume Soro et
Alassane Ouattara dans le carnage d’Abidjan ? Mais aussi combien dans les
bombardements de la Force Licorne et de l’ONUCI contre les lieux de pouvoir,
des camps militaires habités par des familles, des résidences universitaires ou
le bouclier humain de militants aux mains nues voulant protéger leur président
adoubé par le Conseil Constitutionnel ?
Les charniers et les cimetières
attendent et demandent encore de sortir de l’oubli, avant qu’un jour les
survivants demandent justice pour la plus sanglante intervention militaire
depuis la guerre d’Algérie et l’extermination de l’UPC au Cameroun. Après avoir constitué un comité de recherche,
nous estimons qu’entre 3000 à 5000 victimes civiles ont été causées par la
conquête de la capitale et d’Abidjan, chiffre à même d’envoyer les auteurs
ivoiriens du régime Ouattara et leurs complices étrangers devant les tribunaux
internationaux pour crimes de guerres, ethnocide, voire, pour l’Ouest, de
génocide.
Si la Résistance ivoirienne est
éclatée entre Côte d'Ivoire et France (et Europe, et USA, mais c'est hélas dans
ce dualisme infernal et pervers que s'instaure surtout ce « pouvoir
double » franco-ivoirien), elle ne l'est pas moins dans son projet, entre
processus électif, partitaire (ce qui correspond aux options pacifistes et
légalistes de Laurent Gbagbo privilégiant Constitution et élections), et
volonté d'en découdre.
De l'option violente, du Ghana, du
Libéria, de l'intérieur du pays (capitale et villages du sud principalement),
il y aurait beaucoup à dire et des distinctions importantes s'imposent. Certes
le régime joue sur son instrumentalisation, modulation, manipulations et
répression ciblée, puisque les leaders civils et militaires de la résistance
ivoirienne sont à Accra.
Pour autant, c’est au Libéria que
sont les guerriers, au sens polémologique : s’appuyant sur des traditions
de longue durée réinterprétées par la sanglante guerre libérienne, ce sont eux
qui forment un véritable « foco »
dans la forêt dense ; les Krahn, peuple frère des Guérés exterminés, dépossédés
de la terre et forcés à l’exil, ne sont pas prêts à faire la paix : la
guerre contre la dictature Ouattara est pour eux une question de survie.
Comme ailleurs, c’est donc d’une
coordination entre guérilla de l’ouest, commandos de l’est, résistance du sud
et des quartiers populaires d’Abidjan, d’un découplage judiciaire et médiatique
entre le régime et les forces d’occupation que se trouvent les agencements
d’une solution militaire éventuelle ; tandis que l’opposition politique
intérieure joue son rôle en cassant l’alliance RHDP (RDR/PDCI) et que la
diaspora mobilise financements et opinion internationales, tout en cantonnant
par procès sous compétence universelle les auteurs de crimes de guerre dans le
réduit ivoirien, dès lors sous le coup éventuel de saisie et d’emprisonnement
judiciaire aux frontières.
En même temps, et symétriquement, le régime Ouattara fonctionne depuis les
débuts « à la violence », en l’absence de consensus sur sa légitimité
légale d’emploi de la force publique (en Zone Nord, ou Soroland de 2002 à 2010)
et la situation actuelle, et ses milliers de morts anonymes depuis 2 ans, ne
sont que son extension au Sud et dans la capitale. Ne fonctionnant qu'à la
violence, ayant investi et travesti l'Etat, les 5000 FRCI, composés de
guerriers nordistes et de mercenaires étant par exemple non des forces de
l'Ordre mais des milices ethniques et souvent des escadrons de la mort, tandis
qu’Armée, gendarmerie et police sont désarmées, le régime ne connaît que les
rapports de force nus: c'est pour cette raison que la question de la lutte
armée et violence politique se posent ouvertement, la légitimité et même la
puissance militaire du régime d’exception étant des plus fragiles.
Sous couvert des Maîtres: c'est
aussi par la violence menaçante, insidieuse, censée être dissuasive des corps
expéditionnaires français et onusien que survit le régime. Comme au Liberia, au
Sierra Leone, et maintenant au Mali: la violence fondatrice de la colonisation
est sans cesse renouvelée et les
tirailleurs sénégalais d'antan peuvent être kenyans, nigérians, tchadiens... Et
le politologue Bertrand Badie a bien raison de subvertir Clausewitz pour
affirmer que les « interventions
armées de la France en Afrique ressemblent fort à l'absence de politique à
terme, par d'autres moyens »...
Médias et politiques, ONG et
associations droit de l'hommistes, même discrédités ont leur logique propre,
celle de la violence symbolique, et peuvent se retourner.
L’ère des « lanceurs
d'alerte » et le cantonnement de la Résistance au nouveau ghetto Internet
pourrait s'achever: l'inflexion, la cassure, le retournement pourraient se
dater du rapport d'Amnesty de mars 2013 ; et la diffusion la plus large
s’opère qu'en fin de compte, en Françafrique, une « démocrature »
tient plus en Afrique, et spécifiquement en Eburnie, d'une dictature que d'une
démocratie... La persistance des exactions et de crimes du régime en 2012 montrant bien que « le Roi est
nu », tortures et massacres désormais connus, mais encore impunis.
Des livres se préparent, des
actions judiciaires progressent, des liaisons transcontinentales s'ébauchent
sur plusieurs années. Si Laurent Gbagbo a beaucoup misé sur une arme politique
« de troisième type », la Constitution (et la primauté du Conseil
Constitutionnel), la situation bloquée à la CPI de La Haye peut certainement
être combattue par sa délégitimation politique (cf infra), et par les systèmes
judiciaires européens contre les bourreaux ou criminels de guerre du régime
Ouattara.
Ainsi la plainte de Jacqueline
Chamois, au nom de Michel Gbagbo, outre la « story telling » universelle d'une mère réclamant son
enfant qui a touché l'opinion publique française et internationale, a provoqué
la désignation d'un juge d'instruction au parquet de Paris pour séquestration
et mauvais traitement contre Guillaume Soro et les trop fameux
« com-zone ». Parmi ces derniers, Losseni Fofana, responsable du
crime de guerre – si ce n'est d'acte de génocide » – d'un millier
d'hommes, femmes et enfants guérés, dans la ville de Duékoué, fin mars 2011,
pourrait être objet de plaintes précises de la part de ressortissants binationaux.
La « collaboration » des
responsables militaires de la Force Licorne (et de la chaîne de commandement
militaire et politique française) depuis ces événements, lors de la prise et du
carnage d'Abidjan, lors de l'ethnocide contre les Guérés, Bétés, Attiés, au
moment de la conquête du Sud par les forces de Ouattara/Soro, de la
collaboration actuelle avec les sanglants com-zones pourraient se trouver
judiciairement condamnables.
L’HONNEUR PERDU DES
CLERCS : POUVOIRS DE LA NOMINATION
Devant la dictature et ses alliés,
qui (sur)vivent dans la novlague d'une démocratie impossible fondée sur la
Dette[6]
symbolique (les crimes de guerre, le Coup d’Etat, les victimes) et d'un
résistible développement fondé sur l’endettement financier, l'opposition et les
démocrates internationaux possèdent un curieux et très puissants pouvoir, dont
la fonction tribunitienne des partis d'opposition en Occident gardent des
traces, celles d'une Histoire chaotique et violente. Ce pouvoir des mots, du
langage, du concept est celui de la Nomination.
Dénommer, à un moment donné les
opposants incarcérés par le régime ivoirien comme « prisonniers
politiques » dans un pays qui en avait peu la pratique et encore moins le
concept ; ou le fils du président comme « otage » avec toutes
les connotations inquiétantes (par référence aux otages sahéliens des
islamistes sahéliens) pour l'opinion publique; dénoncer la « mise à
mort », pendant 2 ans, de l'Université ivoirienne; raconter avec succès
des histoires universelles, comme celle d'une mère inconnue réclamant son fils
ou décider le président du Sénat français à ne pas recevoir un dictateur
couvert de sang par la force d'un texte l'associant aux exactions et aux
massacres.
Tels ont été quelques-uns des
procédés de cette nomination critique, dont il faudrait faire la généalogie (et
il est certain que le situationnisme appliqué à la contre propagande officielle
y est pour quelque chose…) pour la Côte d'Ivoire depuis la fracture de
l'immobilisme houphouétiste par un ouvrage sociologique discuté en Conseil des
ministres[7] jusqu'à
l'éclosion des tracts et de la presse
libre, en passant par les féroces jeux de mots populaires (cf les « frères
Cissé » pour la milice ethnique FRCI), histoires et plaisanteries en tous
sens de « maquis »: on reconnaît ces formes de résistances
populaires, à la fois signe d'impuissance devant la violence et de contestation
acharnée, nommée par le politologue Toulabor « lexique de la
dérision[8] ».
De la proposition de Carl Schmidt[9] de
distinction dans ce domaine non seulement pratique mais aussi idéologique (qu'à
la suite de Gramsci nous posons comme préalable d'un changement majeur d'une
nouvelle hégémonie démocratique) l'ami de l'ennemi, on en donnera un exemple
qui a beaucoup marqué les esprits, atterré l’intelligentsia sudiste et scandalisé
les panafricanistes.
Au plus fort des combats, la
« trahison des clercs » occidentaux s’est traduite par un texte
honteux, dans les colonnes du monde dont des chercheurs comme le Pr Dedy Sery
n'ont eu aucun mal à dénoncer les biais et contre vérité, de la part de
pseudo-spécialistes ivoirologues, « embarqués » jusqu'à la nausée
dans la justification du coup d’Etat Franco-onusien.
Je proposerai de mettre ces noms
en regard de la récompense aussi caricaturale que spectaculaire de nombre des
mêmes (universitaires, diplomates, militaires, journalistes, etc…) par la
remise de hochets et médailles à l’ambassade de Côte d'Ivoire à Paris: noms et
photographie sont dans la presse, et sur le site internet diplomatique.
On a pu montrer, dans la décennie Gbagbo,
le recentrage du régime sur la scène politique ivoirienne, et la croyance assez
univoque dans la primauté du combat politique interne[10]: les
Relations Internationales, notamment panafricaines, et le combat médiatique
externe ont été secondaires par à-coups, ou les derniers mois, quand il était
trop tard. C'est aussi dans ce sens, sans se prononcer sur le sujet litigieux
et complexe de la nationalité du sujet, que Ouattara est le « candidat de
l'étranger »: par ses alliances et son extraversion, notamment médiatique.
Il n'est pas sûr que malgré ses
efforts d'« offensive diplomatique », l'opposition actuelle,
notamment le FPI, en ait clairement tiré les leçons. La récente déclaration du
premier ministre éthiopien (et président en exercice de l’UA) décrivant la CPI
comme « pratiquant une sorte de chasse raciale » contre les leaders
africains, et eux seuls, montre bien que de Thabo M’beki (et l'Afrique du Sud)
à Jerry Rawlings (et le Ghana), ou encore Dos Santos (et l'Angola), sans
oublier des politiques français, vénézuéliens... ou des intellectuels motivés
comme Jean Ziegler, une alliance large est possible.
Les décisions récentes de l’UA
suivi d’un appel au Conseil de sécurité
à propos du président Kenyatta ont clairement déstabilisé la CPI et l’ont forcé
à tergiverser dans le procès de Laurent Gbagbo, en discréditant l’accusation et
repoussant de 6 mois l’audience de confirmation de charges. Seule une campagne
politique internationale peut inverser une arrestation politique par les forces
spéciales françaises, issue d’un Coup d’Etat franco-onusien.
Si nommer, c’est dénoncer, et
l’omerta internationale sur les crimes en Côte d'Ivoire depuis avril 2011 se
reflètent dans l’impunité médiatique des relais hexagonaux, la nomination a été multiple dans cette guerre des pauvres
médiatiques, dans ce champ de pouvoir alternatif qu’est internet. Blogs, sites,
forums …c’est là où le concept d’Empire de Tonio Negri se retrouve aussi
pertinent : le Net devient le lieu de la résistance, des multitudes[11]. Tout
en se heurtant au « mur de verre » des grands médias et
décideurs : la question est celle du franchissement, et du statut de la
vérité médiatique des faits. D’où vient cette malencontre, pour paraphraser La
Boétie, d’un pouvoir qui dit ce qui est pensable et légitime à un moment donné,
alors que dans l’immédiateté du cyber espace, toute vérité est sue
universellement et instantanément ?
DE CARL SCHMIDT A RANCIERE : LES OUTILS THEORIQUES DE
L’ALTERNANCE
Carl Schmidt, théoricien
controversé du XXème siècle, a pourtant mis le conflit et le politique sous l'égide de la distinction première
ami/ennemi (cf supra), dont la résistance ivoirienne à l'oppression a fait peu
d’usage. En face de la criminalisation de l’opposition et au recours sur
l’étranger (l’introuvable « communauté internationale »
instrumentalisée de fait par les deux gouvernement de droite (soit
Chirac-Sarkozy) français, jusqu’à l’ONU et l’organisation d’élections truquées,
notamment dans les fraudes massives au Nord), le camp démocratique peut, à partir
des crimes de guerre et de la violence continue, délégitimer le pouvoir
justement sur ses conditions illégitimes de venue, et par sa violence continue,
ainsi que par sa tentative d'hégémonie ethnique totale.
Le recours inversé à l‘opinion
politique internationale (et non aux institutions) a commencé deux ans après à
connaître une série de succès répétés, que l’on peut dater approximativement
par la publication du rapport d’Amnesty international de 2012.
Pour faire le lien avec la
référence à Schmidt, il semble inconséquent devant « l’ honneur perdu
d’Human Right Watch » (dont les rapports à charge anti-Gbagbo et
systématiquement pro-Ouattara sont à référer au prix versé par Georges Soros,
promoteur du néolibéralisme armé, et ami personnel de Ouattara : 100 millions
de dollars à HRW à l’époque de la crise en
la Côte d'Ivoire !) de s’appuyer sur des rapports ultérieurs de
cette « organisation de droits de l’homme » (on ne sait où mettre les guillemets); ainsi pour la FIDH, seule ONG à
donner le pouvoir à un négationniste en son sein, qui relativise ou refuse de
qualifier l’acte de génocide de Duekoué.
Les références chrétiennes et
laïques du « droit à l’insoumission » devant une dictature et/ou un
pouvoir illégitime, parfois inscrite dans les textes constitutionnels, peuvent
aussi être mobilisés.
Enfin devant l’unanimisme exigé et
obtenu, un Parlement fantôme où le principal parti d’opposition n’est pas
représenté et un Etat ethnicisé où les réseaux présidentiels trustent tous les
postes, les thèses de Rancière sur la démocratie du « dissensus »[12] font
référence.
On peut retenir les prémices de
réflexion du professeur Pierre Kipré (qui a failli laisser sa vie aux escadrons
de la mort ouattaristes en avril 2011, avant son exil, sans avoir jamais été
soutenu par ses anciens amis français): quelle responsabilité pour les sciences
humaines dans la crise ivoirienne? Eux qui ont littéralement fondé sociologie
et anthropologie (et les catégories, schèmes et analyses sur l’identité) en
Côte d'Ivoire, et le département universitaire de Cocody correspondant portent
en effet une lourde responsabilité dans la crise ivoirienne: dans les concepts
(y compris, celui qui va servir d’arme de guerre contre le régime Gbagbo :
l’« ethnonationalisme », mais qui s’avère pertinent, dans les faits, pour le régime
Ouattara !), dans les compromissions et l'appel au renversement des
loyalistes, dans le honteux silence depuis deux ans devant les crimes continus
du régime Ouattara.
Certes la classe politique
française, de l'UMP au PS (de même que le mouvement humanitaire), portent les
mêmes responsabilités devant l’Histoire. Mais les universitaires se doivent
d'avoir une fonction éthique de référence, et non de préparer le terrain aux
bombes ou aux coups d'Etat; depuis la Libye, la Côte d'Ivoire et le Mali, la
« trahison des clercs » est patente, et renoue avec les pires
travers de la période coloniale, les procédés de mise en accusation, les
interdictions professionnelles, et la corruption, qui n'est pas que morale.
S’ils ne sont pas tous des fascistes, ils sont certainement des salauds au sens
sartrien : sachant et disant le Mal, tout en recommandant sa mise en
œuvre, en toute bonne conscience.
Il faudra bien un jour faire
l'inventaire: ceux qui ont publié des tribunes comme autant d’appel au meurtre;
ceux qui – hommes d'affaires, « intellectuels », journalistes,
militaires, diplomates, ont donné leurs noms et leur honneur aux décorations de
la grande chancelière du régime Ouattara un jour de 2011, à l'ambassade de Côte
d'Ivoire à Paris. Leur liste en dit long et révèle l'étendue des complicités,
des bons et déloyaux services envers le peuple ivoirien ; ils ont accompli
recherches et ouvrages, avant que ce soit manœuvres et services, dûment
récompensés. Ils ont fait des listes dans la presse, faisons les nôtres :
la révélation des biens, honneurs ou prébendes acquis (mal acquis, que fait
« Sherpa » ?) au prix du sang, au soleil d’avril 2011 ne
concerne pas que les « sommets de l'Etat ». Le capital symbolique du
renversement de régime ne peut se transformer impunément, devant les opinions
africaines et occidentales, en espèces sonnantes et trébuchantes: un nouveau
champ de recherche s'ouvre.
LA THEORIE DU CHOC ET
L’AUTODESTRUCTION DU REGIME OUATTARA
Naomi Klein a relevé dans un livre
remarquable [13]les
analogies néolibérales entre les théories du choc psychologique et la conduite
des crises par la violence. Rappelons que le choc, via la violence et la
sidération, permettrait une réorganisation sociale et politique en profondeur,
avec l’acquiescement des intéressés, si ce n'est des victimes.
Une pseudo-sociologue – inconnue
des milieux professionnels ivoiriens – opposait à ma dénonciation de la
« mise à mort de l'Université ivoirienne »,[14] une
défense melliflue: ADO est un « adepte de la théorie du choc » !
Ainsi, la traque avérée aux étudiants, catégorie sociale dangereuse susceptible
dans les mois qui ont suivi avril 2011 d'être interpellée, torturée et parfois
liquidée par les milices ethniques FRCI, la fermeture même et le chômage des
étudiants pendant 2 ans (méthode inédite sur le reste de la planète) faisait
partie de la « méthode du choc » ouattaresque !
Voyant monter les périls, durant
la décennie 2000, je m’étais interrogé plusieurs reprises sur les modalités
éventuelles d'une prise de pouvoir de l'armée rebelle pro-Ouattara d'une
capitale de 5 millions d'habitants. La réponse est simple et cruelle: par
l’application sans pitié de la « théorie du choc », par les
massacres, par la Terreur.
Il est vrai qu’il manquait
l’équivalent des « tirailleurs sénégalais » de l’ époque
coloniale : ce sont les nordistes, mercenaires et hommes de sac et de
corde de la rébellion (baptisée par l’agit-prop sarko-ouattariste :
« forces nouvelles », puis « FRCI », sans doute par antiphrase)
qui feront le « sale travail » des actes de génocide (Duekoué),
ethnocide (Attiés, Bétés, Guerés, Didas), le carnage d’Abidjan (notamment
Yopougon, « déboulonnage » du bouclier humain à la présidence,
c’est-à-dire massacre de civils)), servant jusqu’à nos jours d’escadrons de la
mort prêts aux assassinats extrajudiciaires plus ponctuels, ou aux exactions
ciblées (viols, bastonnades, pillages envers des individus ou des catégories,
si ce n’est des ethnies).
Le nombre des victimes depuis avril 2011 est
inconnu, mais, y compris Duekoué (un millier de morts hommes, femmes, enfants,
fin mars 2011) peut être estimé à 5000 civils sur le territoire ivoirien, les
complicités ou le passage à l’acte des corps expéditionnaires, la
non-assistance à personne en danger, l’exécution d’ordres illégaux de la part
de la Force Licorne française ou de l’ONUCI restent à établir (dont le
mitraillage de civils, à Abidjan, depuis de hélicoptères d’assaut), dénombrer,
judiciariser.
Là sont les crimes dont le clan Ouattara, dans
une inversion des accusations bien connue par les politologues en période de
génocide ou de massacres extrêmes, accuse paradoxalement ses adversaires –
jusque devant la CPI.
Or la période actuelle, mi 2013,
semble reproduire cette période de prise de pouvoir, transposée au niveau présidentiel,
comportant la neutralisation du peu qu’il reste des institutions, avec un but
simple: recomposer le corps électoral de manière à rendre la dictature malinké
irréversible, et en sus de la nationalité, donner la terre aux étrangers.
Le coup de force institutionnel et
législatif veut trancher le nœud gordien de l’identité et de la nationalité
ivoirienne par une décision autoritaire présidentielle, par une méthode
paradoxale qui délégitimant le responsable unique du pouvoir peut amener à une
reprise généralisée du conflit, mettant en péril, au-delà de sa personne, les
fondements de l’Etat et, quant aux individus, les ressortissants ivoiriens du
Nord aussi bien que les étrangers
sahéliens –tous perçus comme « dyoulas » par les sudistes.
Sans Parlement (prise de décision
par ordonnances), dressant une moitié du pays contre l’autre, ce véritable
« coup d’Etat présidentiel » visant à donner une « nationalité
par déclaration » aux migrants nordistes et leur attribuer la terre en conséquence
aboutirait à une modification irrémédiable du corps électoral (et à des
élections automatiques en faveur de Ouattara et de ses successeurs nordistes),
à un blanc-seing à des migrations sahéliennes accélérées, et à une dépossession
des autochtones sudistes.
Autant dire une déclaration de
guerre à la capitale, à l’Ouest et à l’Est du pays confondus : d’où des
recompositions politiques probables.
Notons rapidement que cette
négation des identités et cette accélération de migrations sahéliennes de
colonisation correspond à la fois aux analyses économicistes de la Banque
Mondiale et aux intérêts profonds de pays comme le Burkina (en période
changement climatique accéléré, stérilisant le Sahel, transférons les migrants
vers les Côtes), laissant planer un doute supplémentaire sur la nationalité
d’origine du président ivoirien. De qui Ouattara est-il l’agent, se demandent
bien des Ivoiriens ?
On le sait, de tels coups de force
et décisions autoritaires par ordonnances, symptômes d’une société bloquée,
sont propices aux révoltes et changements de régime. Contre cette dépossession
programmée, Akan de l’Ouest et Krou de l’Est ne peuvent que se rejoindre pour
refuser loi et pratique foncière où l’Etat se donne pour tâche, comme sous
Houphouët, de « casser l’autochtonie ». Des penseurs ou personnalités
nordistes, « dyoula « ivoiriennes ou sahéliennes, mettent déjà en
garde le régime comme une conjonction des lois, décrets liant la dépossession
de la terre à la donation de nationalité aux 30% d’étrangers et aux
néo-arrivants issus du Sahel qui depuis avril 2011 débarquent par cohortes
entières, notamment dans l’Ouest forestier. Recette pour mettre le feu à
nouveau à la poudrière ivoirienne et dupliquer des massacres comme à Duekoué
par dizaines, au risque du « choc en retour » ?
Contre la monopolisation monopartiste : passer des alliances ;
telle a été, à l’inverse, une des constantes de la politologie ivoirienne, dans
ses retournements entre les trois blocs ethno-régionaux, dont les trois grands
partis sont souvent la projection politique.
A cette volonté d’autodestruction du régime
qui, ce coup-ci, constituerait la Côte d'Ivoire en champ de bataille à l’issue
incertaine et les nordistes en victimes collectives à venir, d’autres opposent
soit une revanche à terme d’une génération, soit un renouveau du dialogue
houphouétiste entre blocs, factions et individus. Henri Konan Bédié, déguerpi
dans l’opprobre en 1999 a été réintégré dans ses droits et capacités électives,
comme Alassane Ouattara après les accords de Pretoria – tous deux par …Laurent
Gbagbo !
Après la CPI, un tel retour de
l’ancien président est-il possible ? Seules des pressions internationales
sur la CPI (telles les diatribes du premier ministre éthiopien, de la ministre
des affaires étrangères rwandaise contre la procureur Fatou Bensouda, ou encore
de la pétition de l’écrivain Calixte Beyala demandant aux « Etats africains de se retirer de
la CPI ») peuvent amener celle-ci à plier et relâcher leur illustre
prisonnier, désormais constitué en figure résistante et héroïsée de l’Afrique
en lutte – d’autant que le dossier, au-delà de l’inversion victimaire, est
vide, même si les bourreaux ouattaristes accusent le régime légitime des actes
qu’ils ont eux-mêmes commis depuis 2002. Mais seul le retournement de l’ancien
colonisateur et du gouvernement Hollande pourrait, par de doubles pressions sur
la CPI et le régime Ouattara (ne suffit-il pas de cantonner, avant l’évènement,
la force Licorne ?) inverser la situation créée par le régime
précédent : les clefs du cachot de La Haye sont bien à Paris, d’où
l’importance cruciale de la lutte symbolique et politique dans les médias et
sur le Net.
On le sait, gagner une bataille
n’est pas tout : on peut aussi, à long terme, perdre la guerre…
Au-delà de la libération d’un
homme, celle d’un peuple. Et la fin d’un système transcontinental, séculaire,
de domination et de violence. Au-delà d’une bataille, une guerre à l’Afrique de
150 ans déjà, dont le dernier symbole devient un enjeu international. L’issue
n’est écrite nulle part : elle sera ce que nous en ferons. La roue tourne,
et nulle malencontre, malheur,
échec ne sont constants. Et nul régime
politique n’est éternel.
Michel Galy
NOTES
[1] Michel Galy, Guerre à l’Afrique? La France en retard d’une décolonisation,
Grotius- géopolitique de l’Humanitaire, septembre 2012 [2]
Cf récemment : « Guerre au Mali, enjeux et zones d’ombre », sous
la direction de Michel Galy, éditions la Découverte, avril 2013. [3]
Zone d'autonomie temporaire, TAZ, Éditions de l'éclat, 1997 – en accès
libre sur le Net.[4] Yambo Ouologuem : Le Devoir de violence, éditions du Seuil,
Paris, 1968. [5]
Cf , de ce spécialiste des Alladians lagunaires, Théorie des pouvoirs et
idéologie, Paris, Hermann, 1975. [6] Cf pour le Rwanda, G. Loir, le régime de la dette perpétuelle : de l’instrumentalisation des
massacres et du génocide en relations internationales. Outre-terre, deuxième
trimestre de 2005, n° 11. [7]
Abdou Touré, à l’époque progressiste, avait écrit de manière critique : La civilisation quotidienne en Côte d’Ivoire : un procès
d’occidentalisation, Paris, Karthala, 1981. [8] Comi Toulabor, Lexique de la dérision politique au Togo », Politique africaine,
3, septembre 1981. [9] Carl Schmitt, La Notion de politique, 1932, trad. fr.
1972, rééd. Calmann-Lévy, 1994. [10] Michel Galy
« Qui gouverne la Côte-d'Ivoire ? », Politique
étrangère 4/2005 (Hiver). [11]Empire
(en collaboration avec Michael Hardt), Exils, 2000. [12] Voir par exemple : Jacques Rancière, Moments
politiques. Interventions 1977-2009, Paris, La Fabrique, 2009. [13]
La Stratégie
du choc, la montée d'un capitalisme du désastre, Léméac éditeur, Arles, 2008. [14]
Slate Afrique, 03/09/2012.
EN MARAUDE DANS LE WEB
Sous cette
rubrique, nous vous proposons des documents de provenance diverses et qui ne
seront pas nécessairement à l'unisson avec notre ligne éditoriale, pourvu
qu'ils soient en rapport avec l'actualité ou l'histoire de la Côte d'Ivoire et
des Ivoiriens, et que, par leur contenu informatif, ils soient de nature à
faciliter la compréhension des causes, des mécanismes et des enjeux de la «
crise ivoirienne ».
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire