(Extrait de Nelson Mandela, "L'Apartheid", Les Editions de Minuit, Paris 1965-1985)
Le 11 juin 1963, la police s'abattit sur les états-majors clandestins à
Rivonia (faubourg de Johannesburg), et arrêta Walter Sisulu, Govan Mbeki,
Raymond Mhlaba, Ahmed Kathrada, Dennis Goldberg, Lionel Bernstein, d'autres
encore.
Le procès de Rivonia débuta en octobre 1963, et Mandela fut extrait de
sa cellule afin de rejoindre dans le box des accusés ses camarades inculpés de
sabotage et de complot révolutionnaire pour renverser le gouvernement en se
faisant complices d'une invasion étrangère en Afrique du Sud. A ces dirigeants
s'ajoutèrent Elias Motsoaledi et Andrew Mengani, neuf prévenus en tout.
Les témoins à charge avaient presque tous accompli de longues périodes
de détention préventive et n'acceptèrent ce rôle que sous la pression policière.
Mandela plaida le premier la cause de la défense, et dans sa
déclaration devant la Cour, que nous publions ici, il reconnut être l'un des
fondateurs de l'Umkonto we Sizwe, « le Fer de lance de la Nation ».
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J'ai exercé plusieurs années à Johannesburg la profession d'avoué,
associé avec Oliver Tambo. Je suis
actuellement condamné à cinq ans de travaux forcés pour avoir quitté le pays
sans autorisation et pour avoir provoqué à la grève fin mai 1961.
Je ne nierai pas le fait que j'ai été un des fondateurs de l'Umkonto we
Sizwe, et que j'y ai joué un rôle important jusqu'à mon arrestation, en août
1962. Mais je veux dire d'emblée que l'idée émise par l'accusation dans son réquisitoire
selon laquelle la lutte en Afrique du Sud serait dirigée par des étrangers ou
des communistes est dénuée de tout fondement. Quoi que j'aie fait, je l'ai fait
non sous quelque influence extérieure, mais à partir d'une expérience acquise
en Afrique du Sud, et à
cause de mes origines africaines, dont je suis fier.
Les Huit de Rivonia |
J'aborderai immédiatement la question du sabotage. Certaines des
assertions qui ont été énoncées ici sont exactes, d'autres sont fausses. Je ne
nie nullement avoir préparé un plan de sabotage. Mais je ne l'ai pas fait par
aventurisme ou par amour de la violence en soi. Je l'ai fait à la suite d'une
analyse calme et réfléchie de la situation politique, telle qu'elle résulte de
nombreuses années de tyrannie, d'exploitation et d'oppression de mon peuple par les Blancs.
Je voudrais par ce plaidoyer apporter un correctif à certaines fausses
impressions créées par des déclarations de témoins de l'accusation. Je dirai en
particulier que plusieurs des attentats mentionnés dans les témoignages n'ont
pas été et ne pouvaient pas être le fait de l'Umkonto. Je parlerai aussi des
relations entre le Congrès national africain et l'Umkonto, et du rôle que j'ai joué
dans ces deux organisations. Je parlerai encore du rôle du parti communiste.
Pour cela, je devrai dire un mot des buts de l'Umkonto ; quelles méthodes il
adopta pour les atteindre, et pourquoi elles furent choisies. J'expliquerai
aussi pourquoi j'ai été amené à prendre part aux activités de ces
organisations.
Je nie que l'Umkonto soit responsable de certaines actions qui nous ont
été reprochées dans l'acte d'accusation, et qui n'entrent évidemment pas dans
le cadre politique de cette organisation. J'ignore s'il existe une
justification possible de ces actes, mais, afin de montrer qu'ils n'auraient
pas pu être commis ou autorisés par l'Umkonto, je me contenterai de rappeler
brièvement les origines et la politique de cette organisation.
J'ai déjà dit que j'étais un de ceux qui ont contribué à la création de
l'Umkonto. Deux raisons à sa création : d'abord, nous pensions que la politique
du gouvernement conduirait inévitablement le peuple africain à s'engager dans
le sabotage ; or, seule une direction responsable pouvait canaliser et
contrôler ces sentiments de révolte, éviter les explosions de terrorisme qui
risquaient de créer entre les races de ce pays une rancune et une hostilité
pires que celles qu'engendre la guerre elle-même. Mais, d'un autre côté, nous
avions le sentiment qu'en dehors de la violence, aucune voie ne s'offrait au
peuple africain pour faire aboutir son combat contre le principe de la suprématie
blanche. Tous les modes d'opposition légale à ce principe avaient fait l'objet
d'interdictions. Nous étions dans une situation où il nous fallait soit
accepter un état permanent d'infériorité, soit relever le défi du gouvernement.
Nous avons décidé de relever le défi. Nous avons commencé par enfreindre la loi
tout en évitant le recours à la violence. De nouvelles lois furent édictées
alors contre cette forme d'action. Et c'est seulement quand le gouvernement eut
recours à la force pour réprimer toute opposition que nous avons décidé de répondre
à la violence par la violence.
Cependant la force dont nous usons n'est pas le terrorisme. Les
fondateurs de l'Umkonto étaient tous membres du Congrès national africain et
nous avions derrière nous une longue tradition de non-violence et de recours à
la négociation pour résoudre les conflits politiques. Nous pensions que l’Afrique
du Sud appartenait à tous ceux qui y vivaient, et non à un groupe, qu'il fût
noir ou blanc. Nous ne voulions pas d'une guerre interraciale, et nous avons
essayé de l'éviter jusqu'à la dernière minute. La Cour constatera sans peine
que toute l’histoire de notre organisation confirme ce que j'ai dit et ce que
je vais dire, lorsque j'aurai décrit les tactiques que l'Umkonto décida de
pratiquer. Mais il ne sera pas inutile de dire auparavant quelques mots du Congrès national africain, le
C. N. A.
Le C. N. A. s'est constitué en 1912 pour défendre les droits des Africains,
considérablement ré duits par le South Africa Act et menacés en outre par la
Loi sur les terres indigènes. Pendant trente-sept ans, c'est-à-dire jusqu'en
1949, le C. N. A. contint strictement sa lutte dans les limites
constitutionnelles. Il présenta des demandes et des résolutions ; il envoya des
délégations au gouvernement dans l'espoir que ses requêtes pourraient faire
l'objet de négociations, et que les Africains pourraient obtenir
progressivement les pleins droits politiques. Mais les gouvernements blancs
restèrent intraitables, et les droits des Africains furent restreints au lieu
d'être améliorés. Selon les mots de
notre leader, Albert Luthuli, qui devint président du C. N. A. en 1952 et qui
reçut plus tard le prix Nobel de la Paix, « Qui niera que trente ans de ma vie
se sont écoulés dans la modération, la patience et la modestie, à frapper en
vain à une porte verrouillée ? Quels ont
été les fruits de cette modération ? Les trente dernières années ont vu une
avalanche de lois restreindre nos droits et nos pouvoirs, si bien que nous nous
trouvons aujourd'hui dans une situation
où nos droits sont presque réduits à rien. »
Cependant, même après 1949, le C. N. A. restait décidé à éviter le
recours à la violence. A cette époque, malgré tout, un certain changement
intervint par rapport aux moyens de protestation strictement constitutionnels
utilisés dans le passé : cela se traduisit par la décision de manifester
dorénavant par des moyens toujours pacifiques, mais illégaux, en organisant des
campagnes contre certaines lois. En vertu de cette politique, le C. N. A. lança
la Campagne de défi, pour laquelle j'eus la charge d'enrôler et de former des
volontaires. Cette campagne était basée sur le principe de la résistance
passive. Plus de huit mille cinq cents personnes défièrent les lois d'apartheid
et allèrent en prison. Pourtant il n'y eut pas un seul accès de violence de la
part d'aucun manifestant. La Loi sur la suppression du communisme permit au
gouvernement de nous faire condamner, dix-neuf de mes camarades et moi-même
pour le rôle que nous avions joué dans l'organisation de la protestation, en
dépit du fait que notre campagne n'avait aucun rapport avec le communisme, mais
nous bénéficiâmes du sursis, le juge avait admis que nous n'avions pas cessé de
respecter nos principes de discipline et de non-violence.
C'est l'époque où fut fondée la section de volontaires du C. N. A. On
demanda aux volontaires de s'engager à
défendre certains principes. Des témoignages sur ces engagements ont été cités
dans ce procès, mais tout à fait hors de propos. Les volontaires n'étaient pas,
et ne sont toujours pas des soldats d'une armée noire engagée dans une guerre
civile contre les Blancs. Ils étaient et sont toujours des travailleurs dévoués
prêts à mener campagne sur l'initiative du C. N. A., à distribuer des tracts, à
organiser des grèves, ou à faire tout ce qu'exige une campagne de protestation.
On les appelle volontaires parce qu'ils ont accepté de s'exposer aux peines
d'emprisonnement et de fouet qui sont maintenant édictées pour de telles actions.
Au cours de la Campagne de défi, le gouvernement promulgua la Loi de
sécurité publique (Public Safety Act), et la Loi d'amendement au code criminel
(Criminal Law Amendment Act). Ces textes prévoyaient des peines plus sévères
pour les délits commis dans le cadre des actions de protestation. Néanmoins les
manifestations continuèrent, et le C. N. A. ne se départit pas de sa politique
de non-violence.
En 1956, cent cinquante-six membres dirigeants de l'Alliance du Congrès(1),
dont j'étais, furent arrêtés sous l'inculpation de haute trahison, et inculpés
en vertu de la Loi sur la suppression du communisme. L'accusation mit en doute
la politique non-violente du C. N. A., mais la Cour en vint à la conclusion
qu'il ne pratiquait pas une politique de violence, lorsque cinq ans plus tard
nous fûmes acquittés de tous les chefs d'accusation, parmi lesquels la
prétendue intention d'établir un Etat communiste à la place du régime existant.
Le gouvernement a toujours cherché à qualifier ses adversaires de communistes.
Aujourd'hui il a de nouveau repris ce grief, mais ainsi que je le montrerai, le
C. N. A. n'est pas et n'a jamais été une organisation communiste.
En 1960, la fusillade de
Sharpeville entraîna la proclamation de l'état d'urgence, et la mise hors la
loi du C. N. A. Après avoir longuement analysé la situation, nous décidâmes,
mes compagnons et moi, de ne pas obéir à ce décret, car les Africains ne
participaient pas ou gouvernement ni à l'élaboration des lois. Nous croyions,
selon les termes de la Déclaration universelle des droits de l'homme, que « l'autorité du gouvernement doit être fondée
sur la volonté du peuple ». Nous soumettre à l'interdiction revenait à accepter
que les Africains ne participaient pas au gouvernement Le C. N. A. refusa de se
dissoudre et décida d'entrer dans la clandestinité. Notre devoir était,
pensions-nous, de préserver cette organisation, résultat précieux de cinquante
années d'efforts ininterrompus. Aucun mouvement politique blanc digne de ce nom
n'accepterait de se saborder s'il était déclaré illégal par un gouvernement ne
lui reconnaissant pas le droit à la parole.
A ce propos, je voudrais faire ici une parenthèse. Certains des
témoignages ont mentionné le plan « M »
de façon complètement erronée. Ce plan n'était rien de plus qu'une méthode
d'organisation, élaborée en 1953 et mise plus tard en pratique avec plus ou
moins de succès. Après avril 1960, de nouvelles méthodes durent être
envisagées, par exemple le recours à des
comités plus restreints. On parla du plan « M » à propos du Procès de trahison,
mais il n'avait absolument rien à voir avec le sabotage ou l'Umkonto We Sizwe,
et ne fut jamais adopté par l'Umkonto. La confusion, dont sont responsables en
particulier certains témoins de la Province Orientale du Cap, est due, je
crois, à l'usage de l'expression « haut commandement ». Cette expression fut
employée à Port-Elizabeth durant l'état d'urgence quand, la plupart des
dirigeants du C. N. A. étant en prison, un comité de prison fut constitué pour
s'occuper des plaintes et prit le nom de haut commandement. Mais, comme l'a dit
ZiZi Mjikelane, l'usage de cette expression a fait l'objet de controverses dans
les cercles du C. N. A. de la Province Orientale. Je m'y suis rendu en 1961,
parce qu'on disait que certains de ces prétendus hauts commandements usaient de
la contrainte pour imposer le nouveau plan. Je n'en eus pas la preuve, mais
j'interdis tout de même que cela se fît, et
j'insistai aussi pour qu'aucun comité du C. N. A. ne fût appelé haut
commandement. Ma visite, et les discussions qui suivirent, ont été décrites par ZiZi Mjikelane, et j'admets la
validité de son témoignage, au moins pour ce qui me concerne.
J'en reviens à mon évocation historique. En 1960, le gouvernement
organisa un référendum en vue de l'établissement de la république. Les
Africains, qui constituaient à peu
près 70 % de la population de
l'Afrique du Sud, n'avaient pas le droit de vote et ne furent pas consultés sur
le changement constitutionnel. Nous redoutions tous l'avenir que nous préparait
cette république blanche, et nous résolûmes de tenir une Conférence de Tous les
Africains pour exiger du gouvernement la convocation d'une Convention nationale
et pour organiser, en cas de refus des
manifestations de masse à la veille de la proclamation d'une république
dont nous ne voulions pas. Je fus le secrétaire de cette conférence, à laquelle
participèrent des Africains de nuances
politiques très différentes. En tant que tel, je mis sur pied l'organisation
de la grève nationale, qui fut lancée de manière à coïncider avec la
proclamation de la république. Comme toute grève d'Africains est illégale,
l'organisateur d'une telle grève doit s'arranger pour éviter d'être arrêté. Il
fallut que je quitte ma maison, ma famille et mon cabinet, pour me cacher.
En vertu de la politique constante du C. N. A., la grève devait être une
manifestation pacifique. Des instructions précises furent données aux
organisateurs et aux militants pour éviter tout recours à la violence. La
réponse du gouvernement fut d'édicter de nouvelles lois plus sévères, de
mobiliser ses forces armées, d'envoyer dans les différentes localités des
voitures blindées, des véhicules de combat, et d'employer ses soldats en
démonstrations de force afin d'intimider la population. C'était le signe que le
gouvernement avait décidé de s'en tenir à la coercition : il avait ainsi placé
lui-même un jalon sur le chemin qui devait conduire à la formation de l'Umkonto.
Certains de ces rappels peuvent sembler étrangers à l'objet de ce
procès, mais il n'en est pas ainsi en fait, car ils visent tous à expliquer le comportement
ultérieur des personnes engagées dans le mouvement de libération nationale.
Que devions-nous faire, nous, dirigeants ? Devions-nous nous incliner
devant cette démonstration de force et la menace qu'elle constituait pour toute
action à venir, ou bien devions-nous la combattre, et, si oui, comment ?
Nous ne doutions pas qu'il ne fallait à aucun prix interrompre la
lutte. Toute autre attitude se ramenait
à une capitulation indigne. Notre problème n'était donc pas de savoir s'il
fallait combattre mais comment combattre. Le C. N. A. avait toujours été
favorable à l'idée d'une démocratie
non raciale, et nous répugnions à toute action qui
risquait de creuser entre les races un fossé plus large que celui qui les
séparait déjà. Mais la dure vérité était que cinquante années de nonviolence
n'avaient rapporté aux Africains qu'une législation plus répressive et des droits
de plus en plus restreints. La Cour a peut-être du mal à le comprendre, mais
c'est un fait que depuis longtemps le peuple souhaitait la violence et parlait
du jour où il combattrait l'homme blanc et reconquerrait son pays, tandis que
nous, dirigeants du C. N. A., nous efforcions de faite prévaloir notre point de
vue : le recours aux voies pacifiques. Quand certains d'entre nous
abordèrent publiquement ce problème, en mai-juin 1961, il était devenu
indéniable que notre politique en faveur de l'établissement d'un Etat non
racial par des moyens non violents
n'avait donné aucun résultat, que nos partisans commençaient à perdre confiance dans nos méthodes et à développer
d'inquiétantes idées de terrorisme.
On ne doit pas oublier qu'à cette époque la violence était devenue un
des traits caractéristiques de la scène politique sud-africaine. Violence en
1957, lorsque les femmes du zeerust
reçurent l'ordre de se munir de laissez-passer. Violence en 1959 quand les
habitants de Cato Manor protestèrent
contre les descentes de police pour la vérification des mêmes laissez-passer.
Il y eut violence en 1958 quand on imposa les sélections de bétail dans le
Sekhukhuniland. Et violence encore quand en 1960 le gouvernement tenta d'imposer
les « autorités bantoues » dans le Pondoland : trente-neuf Africains
y trouvèrent la mort. En 1961, il y eut des émeutes à Warmbaths, et le Transkei
a été le lieu, durant toute cette période, de troubles permanents. Chaque désordre
exprimait clairement la conviction qui se répandait parmi les Africains
que la violence devenait la seule solution ; il montrait aussi qu'un
gouvernement qui utilise la force pour maintenir son pouvoir apprend aux opprimés
à se servit de la force pour lutter contre lui Déjà, de petits groupes
s'étaient formés dans les régions urbaines et préparaient spontanément les bases
d'une action violente. Il existait un risque que ces groupes n'usent du
terrorisme aussi bien à l'égard des Africains que des Blancs, s'ils n'étaient pas
fermement contrôlés.
Particulièrement inquiétants étaient à ce propos les affrontements
entre Africains qui s'étaient produits dans des endroits comme le zeerust, le
Sekukhuniland et le Pondoland. Cela ressemblait de moins en moins à une action contre
le gouvernement, mais plutôt à une lutte entre les pro-gouvernementaux et l'opposition,
lutte dont il n'y avait rien à attendre que haine et mort.
Début juin 61, donc, après avoir mûrement étudié la situation, nous
arrivâmes à cette conclusion que les dirigeants africains feraient preuve de
peu de réalisme et de clairvoyance s’ils continuaient à prêcher la paix et la
non-violence, au moment où le gouvernement répondait à nos requêtes pacifiques
par la force.
Nous n’aboutîmes pas de gaieté de cœur à une telle conclusion. Ce fut seulement quand
tout le reste eut échoué, quand toutes les voies de protestation pacifique
nous eurent été barrées, que la décision
fut prise de s'engager dans les formes violentes d'action politique et de
constituer l'Umkonto we Sizwe. Nous le
fîmes sans l'avoir désiré, et parce que le gouvernement ne nous laissait pas
d'autre choix. Dans le Manifeste de l'Umkonto publié le 16 décembre 1961, nous disions : «
Un moment arrive dans la vie d'une nation où il ne reste plus qu'une
alternative : se soumettre ou combattre. Ce moment est arrivé pour
l'Afrique du Sud. Nous ne nous soumettrons pas, et nous n'avons pas d'autre
possibilité que de riposter par tous les moyens en notre pouvoir, afin de défendre notre peuple, notre avenir et notre liberté. »
Tel était notre sentiment lorsqu'en juin 1961 nous décidâmes de pousser
le mouvement de libération nationale à changer de tactique : oui, quant à moi,
je me sentais bien moralement obligé de le faire.
Nous entreprîmes alors de consulter les dirigeants des différentes
organisations, y compris ceux du C. N. A. Je ne dirai pas avec qui nous avons
conféré ou ce qui nous a été répondu, mais je voudrais traiter du rôle du
Congrès national africain dans cette phase du combat, et de la politique et des
objectifs de l'Umkonto we Sizwe.
Pour le C. N. A., nous dégageâmes rapidement quelques principes clairs
:
a) c'était une organisation de masse, avec une fonction politique à
remplir ; ses membres y avaient adhéré sur la base de statuts non violents : le
C. N. A. ne pouvait donc entreprendre d'action violente et ne le ferait pas ;
b) on ne pouvait non plus songer à transformer ce vaste mouvement en
une organisation articulée de groupes restreints et cohérents comme en exige le
sabotage ; sans compter que cela aurait conduit les membres du C. N. A. à
abandonner cette activité politique essentielle qu'est la propagande et
l'organisation ;
c) d'un autre côté, le C. N. A. semblait prêt à renoncer à ses préjugés
enracinés contre la violence, dans la mesure où il s'agirait d'une action de
violence strictement contrôlée ;
ceux de ses militants qui se lanceraient dans une
telle activité n'encourraient plus de sanctions disciplinaires.
Je dis : « violence strictement contrôlée », car j'avais bien précisé
que si je fondais une organisation à cette fin, j'entendais la soumettre en
toute circonstance aux directives politiques du C. N. A. et que je
n'entreprendrais jamais une forme d'activité différente de celle prévue dans
notre accord général.
L'Umkonto fut donc constitué en novembre 1961. Nous ne reniions pas
pour autant tout l'héritage du C. N. A. qui prônait la non-violence et la
coexistence raciale. Seulement, nous voyions que le pays allait vers une guerre
civile où les Noirs et les Blancs se combattraient les uns les autres, et nous
considérions cette situation dans l'angoisse. La guerre civile pouvait
signifier la fin de l'idéal du C. N. A., en rendant la cohabitation pacifique
des races plus difficile que jamais à établir. Nous connaissons déjà, en
Afrique du Sud, un exemple des conséquences
d'une guerre. Il a fallu plus de cinquante ans pour que les cicatrices
de la guerre des Boers s'effacent. Combien ne faudrait-il pas de temps pour
effacer celles d'une guerre civile qui provoquerait forcément des massacres
immenses ?
Le souci d'éviter une telle guerre
nous poursuivait depuis de longues années. Quand nous avons décidé d'user de la
violence, nous nous sommes rendu compte que nous aurions peut-être à envisager
cette terrible perspective. Il fallait
en tenir compte dans l'établissement de
nos plans. Nous devions disposer de directives souples qui nous permettent de
nous adapter aux circonstances ; par-dessus tout, notre plan devait ne
reconnaître la guerre civile que comme l'ultime recours, et remettre à plus
tard la décision à prendre sur ce problème. Nous ne voulions pas nous engager
dans la guerre civile, mais nous voulions y être prêts si elle devenait inévitable.
Il y a quatre formes d'action violente possibles : le sabotage, la
guérilla, le terrorisme et la révolution ouverte. Nous avons choisi d'adopter
la première méthode, et d'en
expérimenter tous les
prolongements avant de prendre aucune
autre décision.
A la lumière de nos origines politiques, ce choix était logique. Le
sabotage n'implique pas de pertes de vie humaine et c'est préférable pour
sauvegarder l'avenir des relations entre les races : l'animosité serait réduite
au minimum et, si cette politique portait ses fruits, un gouvernement
démocratique pouvait devenir réalité. Notre Manifeste proclamait : « Nous avons
toujours cherché à réaliser notre libération sans semer la discorde, sans
effusion de sang. Nous espérons, encore aujourd'hui, que nos premières actions
permettront à tous de prendre conscience du désastre où mène la politique
nationaliste. Nous espérons ramener le pouvoir et ses partisans au bon sens
avant qu'il ne soit trop tard. Nous espérons qu'une transformation du
gouvernement et de sa politique interviendront avant qu'ait été atteint le
seuil irrévocable de la guerre civile. »
Le plan initial était fondé sur une analyse de la situation politique
et économique du pays. Nous savions que l'Afrique du Sud dépendait largement du
capital et du commerce étranger. Nous avions le sentiment que la destruction
organisée d'usines énergétiques et l'interruption des communications
ferroviaires et téléphoniques tendrait à faire fuir les capitaux étrangers,
à empêcher le transport des marchandises
des zones industrielles aux ports dans les délais voulus, et constituerait à
long terme un lourd fardeau pour l'économie du pays ; cela obligerait les
électeurs blancs à reconsidérer leur position.
Les attaques contre les points vitaux de l'économie du pays devaient
s'accompagner du sabotage des bâtiments gouvernementaux et d'autres symboles de
l'apartheid. Ces attaques devaient constituer un signal de ralliement pour
notre peuple, et l'encourager à participer à des actions de masse non violente,
comme des grèves ou des manifestations. Constituant par ailleurs un exutoire
pour les partisans des méthodes violentes, elles nous permettraient de prouver
concrètement à nos militants que nous avions adopté une ligne plus dure et que
nous riposterions désormais aux diverses
positions de force
du gouvernement.
Nous avions de surcroît le sentiment qu'une action massive organisée
avec succès et suivie de représailles massives développerait la sympathie dont
jouissait notre cause dans d'autres pays, et amènerait ceux-ci à accroître leur pression sur le gouvernement sud-africain.
Tel était notre plan. On donna de strictes instructions aux militants
chargés des sabotages. Ils devaient éviter de jamais tuer ni blesser personne, que
ce soit lors de la préparation ou de l'exécution des opérations. Ces
instructions ont d'ailleurs été citées lors des témoignages de M. « X » et de
M. « Z »(2).
Les activités de l'Umkonto étaient contrôlées et dirigées par un haut
commandement national, qui avait pouvoir de cooptation et de nommer des
commandements régionaux. Le haut commandement déterminait la tactique et les
objectifs ; il était chargé de l'entraînement et de la trésorerie. Les
commandements régionaux étaient responsables de la direction des groupes de
sabotages locaux. Dans le cadre de la politique établie par le haut
commandement, les commandements régionaux avaient autorité pour choisir les
objectifs à attaquer. Mais ils n'avaient aucun pouvoir pour sortir du cadre
prescrit, par exemple pour s'engager dans des actions mettant en danger des
vies humaines, ou ne correspondant pas au plan général de sabotage ; ainsi, les
militants de l'Umkonto n'avaient pas le droit d'être armés au cours des
opérations. (Je signale au passage que les termes de « haut commandement » et
de « commandement régional » avaient été empruntés à l'organisation nationale
juive clandestine Irgun Zvai Leumi, qui opéra en Israël entre 1944 et 1948.)
L'Umkonto effectua sa première opération le 16 décembre 1961, en attaquant
les bâtiments gouvernementaux à Johannesburg, Port-Elizabeth et Durban. Le choix
des objectifs reflète bien la politique
que j'ai décrite. Si nous avions voulu attenter à des vies humaines, nous aurions
visé des objectifs où les gens se rassemblent, non des bâtiments vides et des
centrales énergétiques. Les sabotages commis avant le 16 décembre 1961 furent
l'œuvre de groupes isolés et n'avaient
aucun rapport avec l'Umkonto. De fait, certaines de ces actions et
d'autres, ultérieurement commises, ont été revendiquées par des organisations
différentes de la nôtre.
A l'Umkonto, c'est dans l'inquiétude que nous enregistrâmes la réaction
des Blancs. Les frontières se dessinaient ; les Blancs et les Noirs se
rangeaient en deux camps séparés, diminuant ainsi l'espoir d'éviter la guerre
civile. Les journaux blancs annoncèrent que le simple sabotage serait puni de
mort. S'il en était ainsi, comment pourrions-nous désormais écarter les
Africains du terrorisme ?
Déjà trop d'entre eux étaient morts à la suite d'incidents raciaux. En
1920, quand Masabala fut enfermé dans la prison de Port-Elizabeth, vingt-quatre
Africains faisant partie d'un groupe qui s'était rassemblé pour demander sa
libération furent tués par la police et des civils blancs. En 1921, plus de
cent Africains moururent dans l'affaire Bulhoek. En 1924, plus de deux cents
furent abattus lors d'une expédition organisée par l'administrateur du
Sud-Ouest Africain contre un groupe qui
s'était rebellé à propos de l'impôt sur les chiens. Le 1er mai 1960,
soixante-neuf Africains sans armes
étaient assassinés à Sharpeville.
Combien de Sharpeville y aurait-il encore dans l'histoire de notre pays
? Et combien de Sharpeville pourrions-nous supporter sans que la violence et la
terreur deviennent la règle ? Et qu'adviendrait-il de notre peuple quand ce
stade aurait été atteint ? A long terme, nous étions sûrs de réussir, mais à
quel prix ? Et si cela devait arriver, comment serait-il possible que les Noirs et les Blancs vivent désormais en paix
et en harmonie ? Voilà les problèmes auxquels nous nous heurtions, et voici ce que furent nos décisions.
Nous étions persuadés que le gouvernement répondrait à la révolte par
un massacre aveugle de nos frères. Mais c'est justement parce que le sol de
notre pays a déjà été abreuvé du sang de tant d'Africains innocents que nous
avons cru de notre devoir de nous préparer pour un combat de longue haleine, où
la force nous permettrait de répondre à la force. Au cas où la guerre serait
inévitable, qu'au moins nous puissions combattre dans les meilleures conditions
possibles. La technique de combat dont nous pouvions attendre le plus et qui
comportait le moins de risques en vies humaines était la guérilla. Nous
décidâmes donc d'envisager cette nouvelle forme
d'action.
Tous les Blancs subissent un entraînement militaire obligatoire, mais
aucun entraînement similaire n'est donné aux Africains. Il était à notre avis essentiel
de former un noyau d'hommes entraînés qui puissent prendre la conduite des
opérations en cas de guérilla. Il était nécessaire également de former des
cadres rompus aux techniques de l'administration civile notamment, afin que les
Africains fussent équipés pour participer au gouvernement de ce pays dès qu'ils
en auraient le droit.
Le C. N. A. décida dans ces conditions que j'assisterais à la
conférence du « Mouvement pan africain de libération pour l'Afrique centrale,
orientale et du Sud » qui devait se tenir au début de 1962 à Addis-Abeba. Il
fut aussi décidé qu'après la conférence j'entreprendrais une tournée des Etats
africains en vue de solliciter des facilités pour l'entraînement de nos
soldats, première étape de nos préparatifs dans l'éventualité d'une guerre
civile, et d'obtenir des bourses d'enseignement supérieur pour nos
bacheliers. Au reste, l'un et l'autre
exercice ne seraient que profitables même si nous obtenions des changements par
des moyens pacifiques. De même qu'il nous faudrait des administrateurs capables
de gérer un Etat non racial, de même il nous faudrait des hommes pour contrôler
son armée et sa police.
C'est ainsi que je quittai l'Afrique du Sud pour Addis-Abeba comme
délégué du C. N. A. Mon voyage rencontra un accueil inespéré. Où que j'aille,
je trouvais sympathie pour notre cause et promesse de soutien. Toute l'Afrique
était unie dans son opposition à la politique de l'Afrique du Sud blanche.
J'avais déjà commencé à étudier les techniques de la guerre et de la
révolution, et, puisque j'étais à l'étranger, j'entrepris de suivre un cours
d'entraînement militaire. S'il devait y avoir guérilla, je voulais être capable
de combattre aux côtés de mon peuple et de partager avec lui les hasards de la
guerre. Des notes sur des discussions que j'ai eues à l'étranger et sur les
conférences auxquelles j'ai assisté en Ethiopie et en Algérie figurent parmi
les pièces à conviction, ainsi que des résumés de livres sur la guérilla et la
stratégie. J'ai déjà admis que ces documents sont de mon écriture; et je reconnais m'être ainsi préparé au rôle
que j'aurais pu avoir à jouer au cas où le combat aurait pris la forme de la
guérilla. J'ai envisagé cette perspective comme tout nationaliste africain
devrait le faire, dans un esprit de complète objectivité. La Cour verra que je
me suis efforcé d'étudier toutes les autorités en la matière – celles de l'Est
comme celles de l'Ouest – depuis l'œuvre classique de Clausewitz jusqu'à celles
de Mao Tse-toung et de « Che » Guevara, en passant par les ouvrages sur la
guerre anglo-boer. Bien entendu, ces notes sont de simples condensés des livres
que j'ai lus et n'expriment pas mes
vues personnelles.
J'étais aussi chargé de faire en sorte que nos recrues puissent suivre
un entraînement militaire. Mais, là, il était impossible de rien organiser sans
la collaboration des bureaux du C. N. A. en Afrique. J'ai en conséquence obtenu
du C. N. A. la permission d'effectuer les démarches nécessaires. Certes le C.
N. A. transgressait ainsi le principe suivant lequel il ne participerait jamais à des actions violentes, mais il fut
entendu que cette exception resterait limitée aux pays étrangers. Le premier groupe de recrues
arriva au Tanganyika lorsque j'y passais moi-même sur le chemin du retour.
Rentré en Afrique du Sud je rendis compte à mes camarades des résultats
de mon voyage. Sur place, la situation n'avait guère évolué, sinon que la loi
prévoyant la peine de mort pour sabotage était maintenant entrée en
application. Mes camarades de l'Umkonto étaient demeurés dans les mêmes
dispositions qu'avant mon départ. Ils avançaient prudemment, avec le sentiment
qu'il faudrait encore longtemps avant que toutes les possibilités de sabotage
soient épuisées. Le C. N. A. non plus n'avait pas changé d'attitude. Certains
de ses membres exprimèrent l'opinion qu'il était prématuré
de préparer l'entraînement des
recrues. Je l'ai noté dans le document
répertorié ici « R. 14 ». Quoi qu'il en soit, après une discussion
approfondie, il fut décidé de poursuivre les plans d'entraînement militaire, en
partant de cette idée qu'il faudrait plusieurs années pour constituer un noyau
suffisant de soldats entraînés à la guérilla, et que, dans tous les cas, cet
entraînement ne serait pas inutile.
Je voudrais parler maintenant de certains éléments du témoignage
de M. « X ». Juste avant mon arrestation, en août 1962, j'ai rencontré
des membres du commandement régional de Durban. Cette réunion a été mentionnée dans
le témoignage de M. « X ». Une partie de son rapport est assez correcte, mais
une autre partie est déformée, et sur quelques points importants, inexacte.
J'ai dit aux membres du commandement régional que j'avais quitté le
pays au début de l'année pour assister à la conférence du Mouvement panafricain
de la libération, que la conférence avait été ouverte par l'empereur Haïlé
Selassié, que celui-ci avait attaqué la politique raciale du gouvernement
sud-africain et s'était engagé à soutenir les Africains de ce pays. Je les ai
aussi informés de la résolution unanime condamnant le sort fait ici aux
Africains, et promettant un soutien. Je leur ai dit que l'empereur avait envoyé
ses félicitations les plus sincères au chef Luthuli. Mais je ne me suis jamais
livré à la moindre comparaison entre les recrues ghanéennes et les recrues
sud-africaines, et je n'aurais pu le
faire pour une raison très simple : au moment où je quittais l'Ethiopie, les
premières recrues sud-africaines n'avaient pas encore atteint ce pays, et les
soldats ghanéens, pour autant que je sache, sont entraînés au Royaume-Uni. Dans
ces conditions, je vois mal comment j'aurais pu dire aux membres du
commandement régional que l'empereur d'Ethiopie trouvait nos hommes supérieurs
aux Ghanéens.
J'ai parlé du soutien financier obtenu en Ethiopie et ailleurs en
Afrique. Je n'ai pas dit que certains Etats africains nous avaient promis 1 %
de leur budget. Ce chiffre de 1 % ne fut jamais mentionné durant ma visite. Il
le fut pour la première fois, je crois, à la conférence de mai 1963, alors que
j'étais en prison depuis dix mois.
En revanche, et en dépit de la prétendue impossibilité pour M. « X » de
s'en souvenir, j'ai parlé des bourses d'études promises par l'Ethiopie.
L'éducation de notre peuple, je l'ai dit, a toujours été un des buts essentiels de notre programme.
J'ai dit à Durban que j'avais parcouru l'Afrique et que j'avais été
reçu par plusieurs chefs d'Etat; je les ai d'ailleurs tous cités par leur nom.
J'ai aussi parlé de l'invitation que m'avait faite le président Ben Bella
d'aller à Oujda, où j'ai rencontré des officiers de l'armée algérienne,
notamment son commandant en chef, le colonel Boumediene. J'ai également dit que
les Algériens nous avaient promis une
assistance sous la forme d'armes et de stages d'entraînement; Mais je n'ai
certainement pas dit qu'ils étaient
communistes, car j'ignorais s'ils l'étaient ou non. Ce que j'ai dit, c'est
qu'aucun communiste ne devrait user de sa position dans l'Umkonto pour faire de
la propagande communiste, ni en Afrique du Sud, ni au-delà des frontières,
parce que nous avions besoin, de notre unité pour conquérir notre liberté. Ce que
nous tentions d'obtenir, c'était le droit de vote pour tous et, sur cette base,
nous pouvions en appeler à tous les groupes sociaux d'Afrique du Sud, et
espérer le soutien le plus ferme des Etats africains. M. « X » le nie mais il
en est ainsi pourtant, et il n'y avait rien à cacher.
C'est dans ce contexte que j'ai discuté de New Age et de ses critiques
à l'encontre du gouvernement égyptien.
En parlant de ma visite en Egypte, j'ai dit qu'elle avait coïncidé avec
celle du maréchal Tito, et que je n'avais pas pu attendre que le colonel Nasser
fût libre de me recevoir. J'ai dit que les responsables que j'avais rencontrés
avaient exprimé des critiques à propos des articles parus dans New Age,
lesquels parlaient des attaques du colonel Nasser contre le communisme ; mais
que j'avais répondu que New Age n'exprimait pas nécessairement la politique de
notre mouvement et que je transmettrais leur plainte et tenterais d'user de mon
influence pour convaincre les rédacteurs du journal : il ne nous incombait pas,
en effet, de dire sous quelle forme un Etat étranger devait mener sa libération.
J'ai dit à Durban que je n'avais pas visité Cuba, mais que j'avais
rencontré les ambassadeurs de ce pays en Egypte, au Maroc et au Ghana. J'ai
parlé de la chaude affection qu'on m'avait témoignée dans ces ambassades et de
l'assistance de toute forme qu'on nous avait offerte, y compris des bourses pour
nos jeunes. En parlant de la question des recrues blanches et indiennes, j'ai dit que Cuba était un pays multiracial
et qu'il serait logique d'envoyer ces recrues là-bas car elles s'y trouveraient
dans des conditions plus adéquates qu'avec des soldats noirs dans les Etats africains.
Mais je n'ai jamais parlé d'Eric Mtshali à la réunion, pour la simple
raison que je ne le connaissais pas avant de l'entendre nommer ici par M. «
X ».
A mon deuxième passage au Tanganyika, après que j'eus parcouru tout le
continent africain, j'ai rencontré, je l'ai dit, quelque trente jeunes
Sud-Africains, en route pour un camp d'entraînement en Ethiopie. Je leur ai
parlé de la discipline et de la bonne tenue qu'il convenait d'observer à
l'étranger. Eric Mtshali était peut-être parmi ces jeunes gens. De toute façon,
même s'il y était, il n'avait pu encore aller dans aucun autre Etat africain ;
et, au Tanganyika, il ne se serait pas trouvé dans le dénuement, puisque notre
bureau se serait occupé de lui. Il serait absurde de suggérer que le bureau
sud-africain à Dar-es-Salaam aurait fait une discrimination à son encontre sous
prétexte qu'il était communiste.
Bien sûr, je leur ai parlé de l'Umkonto We Sizwe, mais on ne saurait
prétendre qu'ils entendaient ce vocable pour la première fois, ou que je leur
révélais que c'était « l'aile militaire
» du C. N. A., une expression
fréquemment employée ici par l'accusation. Une proclamation avait été en effet
publiée par l'Umkonto le 16 décembre 1961, annonçant l'existence de
l'organisation, et son nom était déjà
connu sept mois avant cette réunion. Et je n'en ai certainement
pas parlé comme de « l'aile militaire » du C. N. A. Je l'ai toujours considérée
comme une organisation séparée et j'ai toujours essayé de la maintenir telle.
Je leur ai dit que les activités de l'Umkonto pourraient passer par
deux phases, à savoir des actes de
sabotage et peut-être la guérilla, si elle devenait nécessaire. J'ai traité des
problèmes particuliers à chaque phase. J'ai souligné que la chose la plus
importante était d'étudier notre histoire et notre situation. Nous devions
aussi nous pencher sur les expériences accomplies par les autres pays, et, non
seulement dans les cas où les révolutions avaient été victorieuses, mais aussi
dans ceux où elles avaient été vaincues.
Mais je n'ai
pas discuté de
camps l'entraînement en Allemagne Orientale, comme l'a prétendu M. « X
». Je n'ai montré aucune photographie qui soit parue dans Spark ou dans New Age
comme l'a encore prétendu M. « X ». Ces photos n'ont d'ailleurs été publiées
que le 21 février 1963, c'est-à-dire après mon emprisonnement.
Puisque j'en suis au
témoignage de M. « X », il est un autre
fait que je veux mentionner. M. « X » a
dit que le sabotage commis le 15 octobre 1962 était destiné à protester contre
ma condamnation et que la décision de commettre ce sabotage avait été prise
entre le jour où j'avais été reconnu coupable et celui de la sentence. Il a aussi
dit que le sabotage fut remis de quelques Jours parce qu'on pensait que la
police serait sur ses gardes le jour de ma condamnation. Tout cela est
évidemment faux : je fus reconnu coupable en novembre 1962 et condamné le même
jour à cinq ans de travaux forcés ; l'acte de sabotage commis en octobre 1962
ne pouvait donc rien avoir à faire avec ma condamnation.
Je passerai maintenant à quelques allégations d'ordre général faites
par l'accusation dans ce procès. Mais, auparavant, je voudrais revenir sur
certains événements qui, au dire des témoins ont eu lieu à Port-Elizabeth et
East-London. Je pense aux bombes posées dans les maisons de partisans du
gouvernement, en septembre, octobre et novembre 1962. Je ne sais dans quelle
mesure ces actes étaient justifiés, ni s'il s'agissait de provocations, mais si
la Cour admet ce que j'ai dit jusqu'ici, il lui apparaîtra clairement que ces
actes n'avaient rien à faire avec l'exécution de la politique de l'Umkonto.
Une des principales allégations de l'acte d'accusation consiste à dire
que le C. N. A. participait à une campagne générale de sabotage. J'ai déjà expliqué
pourquoi c'est inexact, et comment cependant, à l'extérieur, on s'était écarté
du principe de non-violence posé par le C. N. A. Il y a bien eu des
chevauchements de fonctions aussi à l'intérieur, car il y a une différence
entre une décision théorique prise dans l'atmosphère d'une chambre de réunion
et les difficultés concrètes qui surgissent sur le terrain de l'activité
pratique. Plus tard, la situation se trouva à nouveau modifiée par les
proscriptions, les mises en résidence surveillée et l'émigration de certains
membres chargés d'un travail politique à l'étranger. Cela obligea souvent les
mêmes individus à œuvrer dans des
domaines différents. Mais bien que la séparation ait pu paraître s'estomper entre Umkonto et C. N. A., elle ne
fut jamais et en aucune façon abolie. Grand soin fut pris au contraire pour que
leurs activités demeurent distinctes en Afrique du Sud. Le C. N. A. restait une
organisation politique de masse africaine qui poursuivait l'action strictement politique
entreprise avant 1961. L'Umkonto était une petite organisation recrutant ses
membres sans distinction de race et d'organisation et tentant de réaliser ses
propres objectifs. Le fait que certains membres de l'Umkonto fussent recrutés
parmi ceux du C. N. A. et le fait que certains servissent simultanément dans
les deux organisations, tel Salomon Mbanjwa,
ne changeait pas, à notre avis, la nature du C. N. A. ni ne lui faisait
perdre son caractère de non-violence. Ce chevauchement des responsables de
toute manière, était plutôt une exception à la règle. C’est pourquoi des gens
comme M. « X » ou M. « Z », qui appartenaient aux commandements de leurs régions
respectives, ne participaient à aucun des comités, à aucune des activités du C. N. A., et c'est
pourquoi d'autres personnes comme M. Bennett Mashiyana et M. Reginald Ndubi
n'ont jamais entendu parler de sabotage aux réunions du Congrès.
L'acte d'accusation prétend, en outre, que Rivonia était le quartier
général de l'Umkonto. Ce n'est pas vrai de l'époque où j'y étais. On m'a dit,
bien sûr, et je savais que le parti communiste y réunissait ses militants. Mais
ce n'était pas une raison suffisante pour s'abstenir d'y venir.
Je suis allé à Rivonia de la façon suivante : au début d'avril 1961,
j'étais entré dans la clandestinité pour organiser la grève générale de mai. Mon
travail m'amenait à voyager à travers le pays, vivant tantôt dans les quartiers
africains tantôt dans des villages, puis de nouveau dans des villes. Dans la
deuxième moitié de l'année, je me suis à plusieurs reprises rendu à la maison d'Arthur
Goldreich, à Parktown, où je rencontrais ma famille en cachette ; bien que je
ne fusse pas lié directement avec lui
sur le plan politique, je connaissais Arthur Goldreich depuis 1958. En octobre,
il me fit savoir qu'il quittait la ville et m'offrit d'aller me cacher à
Rivonia ; quelques jours plus tard, il m'y fit emmener par Michael Harmel.
J'ai naturellement trouvé que Rivonia était un endroit idéal pour un
homme qui vivait en hors-la-loi. J'avais été contraint jusqu'alors de rester confiné
à l'intérieur pendant toute la journée et de ne m'aventurer dans les rues que
sous le couvert de l'obscurité : à Liliesleaf, ce n'était pas pareil et je pus
travailler d'une manière bien plus efficace. Pour des raisons évidentes, je dus
garder l'incognito et j'adoptai le pseudonyme de David. En décembre, Arthur
Goldreich et sa famille vinrent à leur tour s'installer là. J'y restai
cependant jusqu'à mon départ pour l'étranger, le 11 janvier 1962. Comme on
sait, je suis rentré en Afrique du Sud en juillet 1962 et fus arrêté dans le
Natal le 5 août.
Jusqu'à l'époque de mon arrestation, la ferme de Liliesleaf ne fut le
quartier général ni du C. N. A., ni de l'Umkonto ; en dehors de moi, aucun des
dirigeants ou des membres de ces deux organisations n'y vécut ; aucune des
réunions des directions n'y eut jamais lieu ; aucune de leurs décisions n'y fut
jamais élaborée. J'ai rencontré à plusieurs reprises, pendant que j'habitais
là, le comité exécutif du C. N. A. et le haut commandement national, mais ces
réunions se tenaient toujours en dehors de la ferme.
Je rendais souvent visite à Arthur Goldreich dans le bâtiment
principal, et il venait aussi me voir dans ma chambre. Nous eûmes de nombreuses
discussions politiques sur différents sujets. Nous avons discuté sur des
questions idéologiques et pratiques, sur l'alliance du Congrès, sur l’Umkonto
et ses activités en général, et sur son expérience de soldat dans le Palmach,
l'aile militaire de la Haganah – la Haganah étant l'autorité politique du
Mouvement national juif en Palestine. Sachant ce que je savais de Goldreich,
j'ai proposé, à mon retour en Afrique du Sud, qu'il entre dans les rangs de l'Umkonto.
Je ne sais si cette adhésion eut lieu.
Avant d’entreprendre mon voyage en Afrique, j’habitais la chambre
indiquée par le chiffre 12 dans la pièce du dossier marquée « A ». A mon
retour, en juillet 1962, j'ai habité une petite maison recouverte de chaume. Le
témoignage de Joseph Mashigane selon lequel j'aurais habité la chambre n° 12
durant la période où il était à la ferme est inexact.
L’accusation assure encore que les buts et les objectifs du C.N.A. et
du parti communiste sont identiques. Je voudrais en parler, ainsi que de ma
propre position politique. Je cite ces allégations parce qu’il est à craindre
que l'accusation ne se fonde sur certaines pièces pour affirmer que j'ai tenté
d'introduire le marxisme au C.N.A. L’allégation, en ce qui concerne le C.N.A., est
totalement fausse. Ce n'est pas un argument neuf : il a été déjà réfuté au Procès
de trahison. Mais puisqu'on le ressort, j'en parlerai ici, de même que des
relations entre le C.N.A. et le parti communiste d'une part et entre le parti
[communiste] et Umkonto d’autre part.
La doctrine du C.N.A. consiste et a toujours consisté dans un
nationalisme africain. Il ne s'agit pas du concept qui s'exprime dans le mot
d'ordre : « Les Blancs à la mer ! » Le nationalisme africain que prône le C. N.
A. consiste à défendre le droit des Africains à la liberté et au plein
développement sur leur propre sol. Le document politique le plus important
qu'ait adopté le C.N.A. est la Charte de la liberté, qui n'est en aucune façon
un manifeste pour un Etat socialiste. Elle appelle à une redistribution, mais
non à une nationalisation de la terre ; elle prévoit la nationalisation des
mines des banques, et des grands monopoles industriels parce que ces facteurs
économiques sont entre les mains de la seule minorité blanche et que sans cette
mesure la domination raciale survivrait à la diffusion du pouvoir politique. Ce
serait un geste vain que d'abolir les interdictions faites aux Africains par la
Loi sur l'or tandis que toutes les mines d'or sont aux mains de compagnies
européennes. A cet égard, la politique du C.N.A. ressemble à la vieille
politique de l'actuel parti nationaliste qui, pendant des années, a fait
figurer à son programme la nationalisation des mines d'or, contrôlées à
l'époque par le capital étranger. Selon la Charte de la liberté, les
nationalisations s'inscriraient dans une économie fondée sur l'entreprise
privée. La réalisation de la Charte de la liberté offrirait de nouvelles
perspectives à toutes les classes – bourgeoisie comprise – d'une population
africaine dès lors prospère. Le C. N. A. n’a jamais, à aucune période de son
histoire, préconisé un changement révolutionnaire de la structure économique du
pays ; il n’a jamais non plus, autant que je m’en souvienne, condamné la
société capitaliste.
En ce qui concerne le parti communiste, et si je comprends bien sa
politique, il souhaite l'établissement d'un Etat basé sur les principes du
marxisme. Bien qu’il soit prêt à travailler pour la Charte de la liberté, en
tant que solution à court terme des problèmes créés par la suprématie blanche,
il considère cette Charte comme un commencement, non comme une fin.
Le C. N. A., à la différence du parti communiste, n'admettait que des
adhésions d'Africains. Son but principal était et demeure que les Africains
s’unissent et obtiennent les pleins droits politiques. L’objectif essentiel du
parti communiste était d'éliminer les capitalistes et de les remplacer par un
gouvernement de la classe ouvrière. Tandis que le parti communiste cherchait à
accentuer les oppositions, le C. N. A. tentait de rendre compatible les
différentes classes ; différence capitale.
Il est vrai qu'il y a souvent eu coopération étroite entre le C.N.A. et
le parti communiste. Mais cette coopération prouve simplement l'existence d'un
objectif commun – ici, le renversement de la suprématie blanche. Elle ne prouve
pas une entière communauté d'intérêts.
L'histoire universelle est pleme d’exemples similaires. Le cas le plus
frappant est peut-être celui de la coopération entre la Grande-Bretagne, les
Etats-Unis et l'Union soviétique dans le combat contre Hitler. Personne, sinon
Hitler, n'aurait osé suggérer qu'une telle coopération faisait de Churchill ou
de Roosevelt des communistes ou des instruments du communisme, ou encore que la
Grande-Bretagne et l'Amérique travaillaient à établir un monde communiste.
Le même phénomène s'est reproduit avec l'Umkonto. Peu après sa
fondation, je fus informé officieusement par certains de ses membres que le
parti communiste était prêt à le soutenir. C'est ce qui arriva et, plus tard,
ce soutien fut donné ouvertement.
Je crois que les communistes ont toujours joué un rôle actif dans le
combat des pays colonisés pour leur liberté, parce que les objectifs à court
terme du communisme correspondent toujours avec les objectifs à long terme des mouvements
de libération. Ainsi les communistes ont joué un rôle important dans les luttes
libératrices de pays comme la Malaisie, l'Algérie, l'Indonésie. Pourtant aucun
de ces Etats n'est aujourd'hui un pays communiste. De même les communistes
participèrent aux mouvements de
résistance clandestine qui se formèrent en Europe lors de la dernière guerre
mondiale. Même le général Tchang KaïChek, aujourd’hui l’un des ennemis les
plus virulents des communistes, a combattu avec eux contre la classe dirigeante
dans la lutte qui devait l’amener à prendre le pouvoir en Chine dans les années
trente.
Ce type de coopération entre communistes et non-communistes s'est
renouvelé dans le Mouvement de libération nationale en Afrique du Sud. Avant
l’interdiction du parti communiste, les campagnes organisées en commun par le
parti communiste et le Congrès étaient un usage admis. Les communistes
africains pouvaient – certains l’ont
fait – devenir membres du C.N.A. et quelques-uns travaillaient dans les comités
national, provinciaux ou locaux. Parmi ceux qui furent membres de l'Exécutif
national, on peut citer Albert Nzula, un ancien secrétaire du parti communiste,
Moses Kotane, autre ancien secrétaire, et J. B. Marks, ancien membre du comité
central.
Je suis entré au C.N.A. en 1944. Quand j'étais jeune, je pensais que
l’admission des communistes au sein du C.N.A. et la coopération étroite qui
existait parfois sur des problèmes particuliers entre cette organisation et le
parti communiste finiraient par altérer le concept de nationalisme africain.
J'étais alors membre de la Ligue de la Jeunesse du C.N.A et j'appartins à un
groupe qui demanda l'expulsion des communistes du C.N.A. Cette motion fut
repoussée à une grosse majorité. On trouvait parmi ceux qui votèrent contre
quelques-uns des éléments les plus conservateurs de l'opinion africaine. Ils
disaient que, depuis sa création, le C. N. A. s'était formé et développé non
comme un parti exprimant une pensée
politique rigoureuse, mais comme un Parlement du peuple africain accueillant
des gens d'opinions politiques différentes unis par un but commun : la
libération nationale. Je fus finalement converti à cette façon de voir ; je
l'ai soutenue depuis lors.
Il est peut-être difficile pour des Blancs sud-africains, imbus de leurs
préjugés anticommunistes, de comprendre pourquoi des hommes politiques
africains chevronnés acceptent si volontiers
des communistes pour amis. Mais les raisons en sont pour nous évidentes.
Les divergences théoriques, dans notre lutte contre l'oppression, sont un luxe
que nous ne pouvons pas nous permettre. En outre les communistes furent pendant
plusieurs décennies le seul groupe politique en Afrique du Sud qui fût prêt à
traiter les Africains en êtres humains et en égaux. Ils étaient prêts à prendre
leurs repas avec nous, à parler avec nous, à vivre et travailler avec nous, ils
étaient le seul groupe prêt à travailler avec les Africains pour l'obtention
des droits politiques et d'une participation à la gestion de la société. C'est
pourquoi beaucoup de mes compatriotes, aujourd'hui, assimilent liberté et
communisme, confirmés dans cette croyance par une législation qui qualifie de
communistes tous les partisans d'un gouvernement démocratique et de la liberté
des Africains et qui condamne nombre d'entre eux – non communistes – en vertu
de la Loi sur la suppression du communisme. Bien que n'ayant jamais été membre
du parti, j'ai été poursuivi comme tel pour le rôle que j'ai joué dans la
Campagne de défi. En vertu, de la même loi j'ai été condamné, emprisonné et
proscrit.
Les communistes nationaux ne sont d’ailleurs pas les seuls à soutenir
notre cause. Sur le plan international aussi, les pays communistes nous sont
toujours venus en aide. A l'O. N. U. et dans les autres Assemblées internationales,
le bloc communiste a soutenu le combat afro-asiatique contre le colonialisme et
a souvent montré plus de sympathie pour notre condition que certains pays
occidentaux. Même si l’apartheid est universellement condamné, le bloc
communiste le fustige plus vigoureusement que la plupart des nations du monde
blanc. Dans ces conditions, il fallait être le jeune politicien inconsidéré que
j’étais en 1949 pour prétendre que les communistes puissent être nos ennemis.
J'en viens maintenant à ma propre position. J'ai dit que je n'étais pas
communiste, et il me semble que, dans les circonstances actuelles, Je dois
définir exactement mes opinions politiques, pour expliquer ma position dans l'Umkonto
et mon attitude au sujet de la violence. Je me suis toujours considéré, en
premier lieu, comme un patriote africain. Après tout, je suis né, il y a
quarante-six ans, à Umtata. Mon tuteur fut un de mes cousins, alors chef suprême en exercice du Tembuland ; j'ai des
liens de parenté avec actuel chef suprême du Tembuland, Sabata Dalinyebo, et
avec Kaiser Matanzina, le premier ministre indigène du Transkei.
Aujourd'hui, je suis attiré par l'idée d'une société sans classes,
attirance provenant pour partie de lectures marxistes et, pour partie, de mon admiration
pour la structure et l'organisation des anciennes sociétés africaines dans ce
pays. La terre, qui était alors le principal moyen de production, appartenait à
la tribu, il n'y avait ni riche, ni pauvre, et pas d'exploitation de l'homme par l'homme.
Si j'ai été influencé par la
pensée marxiste, c’est aussi le cas de nombreux dirigeants des nouveaux Etats
indépendants. Des personnes aussi différentes que Ghandi, Nehru, Nkrumah et Nasser l’ont reconnu. Nous
ressentons tous le besoin de quelque forme de socialisme qui permette à notre peuple de rattraper les pays
nantis de ce monde et de surmonter l'extrême
pauvreté qu'ils nous ont léguée. Mais cela ne signifie pas que nous
soyons marxistes.
En fait, quant à moi, je crois que le débat doit être ouvert sur la
question de savoir si le parti communiste a un rôle particulier à jouer au
stade actuel de notre combat politique. La tâche fondamentale, en ce moment,
doit être l’élimination de toute discrimination raciale et l’établissement de
droits démocratiques sur la base de la Charte de la liberté. La lutte pour ces
droits devrait être menée par un C. N. A. fort. Dans la mesure où le parti
communiste fait sien cet objectif, qu’il soit le bienvenu. Je me rends compte
que c’est un des moyens par lesquels nous
pourrons entraîner dans notre combat des gens de toutes les races.
De mes lectures d'ouvrages marxistes et de mes conversations avec des
marxistes, j'ai tiré l'impression que les communistes considèrent le système
parlementaire occidental comme non démocratique et réactionnaire. Moi, au
contraire, je l’admire. La Magna Carta, la Déclaration des droits et la
Déclaration universelle sont des textes vénérés par les démocrates dans le
monde ; j'admire l’indépendance et l’impartialité de la magistrature anglaise. Le
Congrès, la doctrine de séparation des pouvoirs, l’indépendance de la justice
américaine suscitent en moi les mêmes sentiments. Ma pensée a subi l’influence
occidentale aussi bien que celle de l'Est.
J'en ai déduit la nécessité de rester absolument impartial et objectif
dans ma quête d'une formule politique.
Ne m'attachant à aucun système social autre que le socialisme, je dois demeurer
libre d'emprunter le meilleur à l'Ouest
comme à l’Est.
Certaines des pièces à conviction sont de mon écriture. J'ai toujours
eu l'habitude de mettre par écrit ce que j'avais étudié. Les pièces « R. 20 », «
21 » et « 22 » sont des notes de conférences. Elles sont écrites de ma main
mais elles ne reflètent pas ma pensée. Elles ont été rédigées dans les
circonstances suivantes :
Durant plusieurs années, un vieil ami, avec qui j'avais travaillé très étroitement sur des
problèmes du C. N. A. et qui occupait un
poste supérieur dans cette organisation et dans le parti communiste, avait
tenté de me faire rejoindre les rangs du parti communiste. J'avais eu plus d'une
discussion avec lui sur le rôle que ce parti pouvait jouer à ce stade de notre
lutte et je lui avais présenté les mêmes observations que celles que je viens
de faire devant la Cour. De temps en temps, pour me convaincre, il me donnait
de la littérature marxiste à lire, bien que je n'en eusse pas toujours le
temps. Nous restions chacun sur nos positions. Il maintenait que lorsque nous
établirions la liberté, nous serions incapables de résoudre les problèmes de la
pauvreté et de l'inégalité sans installer un Etat communiste, et que nous
aurions besoin de marxistes cultivés
pour le faire. Je persistai de mon côté à affirmer qu'aucune divergence idéologique
ne devait être introduite dans notre lutte avant la libération.
Je vis cet ami à plusieurs reprises à la ferme de Liliesleaf. L'une des
dernières fois, il était en train d'écrire, plusieurs livres ouverts sur sa table. Je lui demandai ce qu'il
faisait et il me dit qu'il rédigeait des conférences pour le parti communiste ;
il me suggéra de les lire. Il y avait là des notes pour plusieurs conférences.
Les ayant lues, Je lui dis que ces exposés me semblaient beaucoup trop compliqués
pour le lecteur ordinaire ; le langage en était abstrait et émaillé des
clichés de l’habituel jargon communiste. Si la Cour prenait la peine de lire
quelques ouvrages marxistes de base, elle verrait ce que je veux dire. Mon ami
répliqua qu’il n’était pas possible de simplifier le langage sans que ce soit
au détriment des points que l’auteur voulait souligner. Comme je n'étais pas d’accord,
il me demanda si je pourrais réécrire les conférences sous la forme simplifiée
que je proposais. J’acceptai et me mis au travail, mais celui-ci ne fut jamais
terminé, car je dus bientôt me consacrer à d'autres tâches plus importantes. Je
n’avais Jamais revu ce manuscrit inachevé jusqu’à ce qu'on le produise ici.
Ce n'est du reste pas mon écriture qui apparaît sur la pièce à
conviction « R. 23 », mais, de toute évidence, celle de la personne qui a
préparé ces conférences.
Certaines autres pièces produites par l'accusation laissent entendre
que nous recevions un support financier de l'étranger. Il faut en parler. Notre
combat politique a toujours été financé
par des ressources intérieures, des fonds collectés par les nôtres et
ceux qui nous
soutenaient. Chaque fois que se
déclenchait une campagne spéciale ou un procès politique important – par
exemple le Procès de trahison –, nous avons reçu un soutien financier de
personnes ou d'organisations sympathisantes dans les pays occidentaux. Nous n'avons
jamais eu besoin de chercher des ressources supplémentaires.
Cependant, quand l'Umkonto fut
formé en 1961 et engagée une nouvelle phase du combat, nous avons compris que
ces nouvelles initiatives pèseraient lourdement sur nos maigres moyens et que
l'ampleur de nos activités risquait d'être restreinte par la modicité de nos
finances. Un des éléments de ma mission, lorsque je suis parti pour l'étranger
en janvier 1962, était d'obtenir des fonds
des Etats africains.
Je dois ajouter que j'ai eu à l'étranger des discussions avec des
dirigeants de mouvements poli tiques africains et qu'il m'est apparu que presque
tous avaient reçu, avant que soit acquise
l’indépendance de leur pays, de nombreux secours et notamment un soutien
financier de la part des pays
socialistes aussi bien que de l'Ouest. Des Etats africains connus comme non
communistes, et même anti-communistes, avaient cependant reçu cette double
assistance.
A mon retour en République sud-africaine, je recommandai donc vivement
au C. N. A. de ne pas limiter ses
demandes d'aide à l'Afrique et aux pays occidentaux, mais d'envoyer une mission dans les pays socialistes. Cette mission a
été envoyée, m'at-on dit, après ma condamnation, mais je n'ai pas l'intention
de nommer les pays où elle s’est rendue, et je ne suis pas libre de dévoiler
quels organismes ou quels pays nous ont fourni ou promis leur aide.
Si je comprends bien la thèse de l’accusation et en particulier le
témoignage de M. « X » l’idée suggérée est que l’Umkonto est
l’émanation du parti communiste qui aurait cherché, en jouant sur un
mécontentement imaginaire, à enrôler les Africains dans une armée qui était
censée combattre pour la libération des Africains, mais qui en réalité se
battait pour fonder un Etat communiste. Rien ne pourrait être plus éloigné de
la vérité. En fait, une telle suggestion est absurde. L’Umkonto fut fondé par
des Africains en vue de leur libération. Les communistes parmi d’autres ont
soutenu le mouvement et nous ne désirons qu’une chose, c’est que d’autres
encore se joignent à nous.
Notre combat est un combat contre des souffrances réelles, et non pour employer le langage du procureur, « de
prétendues souffrances ». Nous combattons essentiellement contre deux aspects
caractéristiques de la vie des Africains en Afrique du Sud, maintenus par la
législation que nous cherchons à faire abroger : la pauvreté et le non-respect
de la dignité humaine. Nous n'avons pas besoin de communistes ou d'agitateurs
pour nous enseigner de quoi il s'agit.
.
L'Afrique du Sud est le pays le plus riche du continent, et pourrait
être un des pays les plus riches du monde. Mais c'est un pays d'extrêmes
contrastes. Les Blancs y jouissent d'un niveau de vie qui est peut-être bien le
plus élevé du monde, tandis que les Africains vivent dans la misère. Quarante
pour cent de ces derniers habitent dans des Réserves dramatiquement surpeuplées
et, dans certains cas, frappées par la sécheresse, où l'érosion et l'épuisement
du sol rendent impossible de vivre décemment de la terre. Trente pour cent sont
les ouvriers agricoles ou les métayers des Blancs et vivent dans des conditions
analogues à celles des serfs du Moyen Age. Les derniers trente pour cent
demeurent dans les villes où ils ont acquis des habitudes économiques et
sociales qui les rapprochent à plusieurs égards des normes des Blancs ; cependant,
la plupart des Africains de ce troisième groupe ont le plus grand mal à
subsister du fait des bas revenus et du
coût élevé de la vie.
Les citadins africains qui
reçoivent les plus hauts
salaires sont ceux de
Johannesburg. Et pourtant, leur situation actuelle est désespérée. Les chiffres
les plus récents ont été donnés, le 25 mars
1964, par M. Carr, administrateur du Département des affaires non européennes
de Johannesburg. Le seuil de la pauvreté, selon M. Carr, pour une famille
africaine à Johannesburg, se situe à 42,84 Rands par mois : or, quarante-six pour
cent de l'ensemble
des familles africaines habitant
Johannesburg n'atteignent pas ce minimum vital.
La pauvreté va de pair avec la sous-alimentation et les maladies. La
tuberculose, la pellagre, les gastro-entérites et le scorbut font des ravages.
La mortalité infantile est une des plus élevées du monde. Selon le secrétaire
médical de la santé à Pretoria, la tuberculose tue quarante personnes par jour
– presque toutes africaines – et, rien qu'en 1961, on a signalé 58 491 cas
nouveaux. Ces maladies non seulement détruisent les organes vitaux, mais
provoquent l'apathie et déficiences mentales, et réduisent la faculté
d'intellection. Ces effets secondaires affectent l'ensemble de la communauté et
la qualité du travail de tous les ouvriers africains.
Pourtant, ce dont les Africains se plaignent surtout, c'est moins
d'être pauvres tandis que les Blancs sont riches, que de constater que les lois
faites par les Blancs sont conçues pour maintenir cette situation. Il y a deux
façons d'échapper à la pauvreté : soit par une éducation supérieure sanctionnée par des diplômes,
soit, pour un ouvrier, par l'acquisition d'une plus grande spécialisation dans son travail, et
donc de plus hauts salaires. Pour les Africains, ces deux voies de la promotion
sociale sont délibérément barrées par la législation.
Le gouvernement actuel a toujours cherché à contrecarrer les Africains
dans leurs désirs d'instruction. Une de ses premières décisions après sa venue
au pouvoir fut de supprimer les subventions pour la cantine dans les écoles
africaines, alors que la ration alimentaire de nombreux enfants africains
fréquentant les établissements scolaires
en dépendait.
L'éducation est obligatoire et pratiquement gratuite pour tous les
enfants blancs, que leurs parents soient riches ou pauvres. Il n'existe pas de
facilités semblables pour les enfants
africains, même si certains d'entre eux
reçoivent une telle assistance. D'une façon générale, les
enfants africains doivent payer plus cher que les Blancs pour aller à l'école.
Aussi, selon les chiffres cités par l'Institut sud-africain pour les relations
interraciales dans le numéro de 1963 de sa revue, quarante pour cent environ
des enfants africains de sept à quatorze ans ne fréquentent-ils pas les établissements scolaires. L'instruction n'est absolument pas
la même que celle donnée aux enfants blancs. En 1960-61, les crédits
gouvernementaux affectés aux élèves africains dans les écoles subventionnées
par l'Etat étaient estimés à 12,46 Rands par tête. A la même époque, les
subventions pour les enfants blancs dans la province du Cap – seuls chiffres
dont je dispose – étaient de 144,57 Rands. On peut ajouter sans risque d'erreur que les
enfants blancs pour lesquels on dépensait 144,57 Rands provenaient de familles plus
fortunées que les enfants africains pour
lesquels on en dépensait 12,46.
Le niveau de l'instruction est lui aussi différent. Selon le Bantu
Educational Journal, 5 660 enfants africains seulement ont obtenu leur brevet en
1962 dans toute l'Afrique du Sud tandis que 362 ont passé leur baccalauréat.
Cela est conforme sans doute à la politique que le Premier ministre définissait
en 1953 lors du débat précédant le vote
de la Loi sur l'éducation bantoue : « Quand j’aurai le contrôle de l'éducation
indigène, disait-il, je la réformerai pour faire en sorte qu'on fasse comprendre
dès l'enfance aux indigènes qu'il n'est pas question pour eux de jamais
devenir les égaux des Européens (...).
Des enseignants qui croient en cette égalité ne sont pas à souhaiter pour les indigènes.
Quand mon Département contrôlera l'éducation indigène, il saura quel genre d’éducation
supérieure convient à un indigène, et dans quelle mesure celui-ci aura la
possibilité d'utiliser plus tard son savoir.
»
L'autre obstacle principal à la promotion économique de l'Africain est
la « barrière de couleur » qui fait réserver exclusivement aux Blancs les meilleurs
emplois dans l’industrie. En outre les Africains
qui finissent par obtenir du travail non spécialisé ou semi-spécialisé ne sont
pas autorisés à constituer de syndicats, en vertu de la Loi dite de
conciliation industrielle. Il en résulte que les grèves des ouvriers africains
sont illégales, et qu'on leur refuse le droit aux conventions collectives,
droit accordé aux ouvriers blancs, mieux payés. La discrimination instaurée par
tous les gouvernements sud-africains est mise en évidence par la soi-disant « politique
du travail civilisé » qui fait accorder des sinécures dans l'administration aux
travailleurs blancs qui n'ont pas les capacités requises pour travailler dans
les secteurs industriels, avec des salaires qui dépassent largement ceux de
l'ouvrier africain moyen.
Le gouvernement répond souvent aux critiques en alléguant que le niveau
de vie des Africains en Afrique du Sud est supérieur à celui des habitants des
autres pays du continent. J'ignore si c'est vrai, et je doute qu'aucune
comparaison puisse être établie sans référence à l'indice du prix de la vie
dans ces pays. Mais, même si c'est vrai, ce n'est pas celui qui compte pour les
Africains du Sud. Ce dont nous nous plaignons, ce n'est pas d'être pauvres par
rapport aux citoyens d'autres pays, mais d'être pauvres par rapport aux Blancs
de notre propre pays, et d'être empêchés par la législation d’améliorer cette
situation.
Le non-respect de la dignité humaine dont les Africains sont victimes
est le résultat direct de la suprématie des Blancs. La suprématie des Blancs implique
l'infériorité des Noirs. La législation conçue pour préserver la suprématie des
Blancs la renforce. Les basses besognes, en Afrique du Sud, sont invariablement
effectuées par des Africains. Dès qu'il s'agit de porter ou de nettoyer quelque
chose, le Blanc cherche autour de lui un Africain pour le faire, que celui-ci
soit ou non à son service. En fonction de cette attitude générale, les Blancs
ont tendance à considérer les Africains comme des êtres d'une autre espèce. Ils
ne les voient pas comme des gens qui ont leur propre famille, ils n'imaginent
pas qu'ils puissent éprouver des sentiments, qu'ils puissent tomber amoureux comme
les Blancs ; qu'ils puissent vouloir se conduire à l'égard de leur femme et de
leurs enfants comme les Blancs le font ; qu'ils puissent vouloir gagner assez
d'argent pour élever décemment leurs enfants, les nourrir, les habiller et les envoyer
à l'école. Or, quel domestique, quel jardinier, quel manœuvre africain peut
jamais espérer y parvenir ?
Les lois sur les laissez-passer, qui sont parmi les plus détestées de
la législation sud-africaine, soumettent tout Africain, à tout moment à la surveillance
de la police. Je doute qu'il y ait un seul Africain mâle en Afrique du Sud qui
n'ait pas eu, à un moment ou à un autre, maille à partir avec la police au
sujet de son laissez-passer. Des centaines et des milliers d'Africains sont
jetés en prison chaque année en vertu de ces lois, qui permettent de séparer
mari et femme et amènent à la désagrégation de la vie de famille.
La misère et ces atteintes à la famille ont mille effets secondaires.
Les enfants errent dans les rues des villes parce qu'ils n'ont pas d'école où
aller ou pas d'argent pour aller à l'école, ou pas de parents à la maison pour
veiller à ce qu'ils aillent bien à l'école, car les deux parents – s'il y en a
deux – doivent travailler pour maintenir la famille en vie. Cela mène à un effondrement
des valeurs morales, à un développement alarmant de l'illégitimité et à une
violence croissante qui explose non seulement sur le plan politique mais dans
tous les domaines. La vie dans les agglomérations devient dangereuse. Il ne se
passe pas de jour sans agression. Et la violence se propage des quartiers
africains vers les quartiers résidentiels blancs. Les gens ont peur de se
promener seuls dans les rues la nuit. Les cambriolages et les vols deviennent
de plus en plus fréquents en dépit du fait que la peine de mort sanctionne
maintenant de tels délits. La peine de mort ne peut guérir une plaie
purulente.
Les Africains veulent des salaires qui leur permettent de vivre. Les
Africains veulent effectuer le travail qu'ils sont capables de faire, et non le
travail dont le gouvernement les déclare capables. Nous voulons vivre là où
nous trouvons du travail, et ne pas être expulsés d'une région sous prétexte
que nous n'y sommes pas nés. Nous voulons avoir le droit de posséder la terre
que nous travaillons, et ne pas être obligés de vivre dans des maisons louées
que nous ne pourrons jamais appeler nôtres. Nous voulons pouvoir nous mêler à
l'ensemble de la population et ne pas être confinés dans nos ghettos. Les
hommes veulent garder leurs femmes et leurs enfants auprès d'eux, là où ils
travaillent, et ne pas être contraints de vivre dans les camps d'hommes seuls.
Les femmes ne veulent plus vivre comme
des veuves dans les Réserves. Les
Africains veulent avoir le droit de sortir après onze heures du soir et ne pas
être cloîtrés dans leurs chambres comme de petits enfants. Les Africains
veulent avoir le droit de voyager dans leur propre pays et de chercher du travail
là où ils veulent, et non là où le Bureau du travail leur dit de le faire. Les
Africains veulent disposer d'une part des richesses de l'Afrique du Sud ; ils
veulent la sécurité et une place dans la société.
Avant tout, nous voulons des droits politiques égaux, parce que sans
eux nous restons impuissants. Je sais
que cela sonne de façon révolutionnaire pour les Blancs de ce pays, parce que la majorité des électeurs sera constituée
d'Africains. Oui, le Blanc a peur de la démocratie. Mais on ne peut permettre à
cette crainte de barrer le chemin à la seule solution qui garantira la paix et la
liberté pour tous. Il n'est pas vrai que l'égalité des droits entraînera pour
conséquence la domination raciale. La division politique basée sur la couleur
est entièrement artificielle et, lorsqu'elle disparaîtra, il en ira de même de
la domination d'un groupe de couleur sur un autre. Le C. N. A. a consacré un
demi-siècle à combattre le racisme ; il ne changera pas de politique quand il
aura triomphé.
Tel est le combat du Congrès national africain. Il s’agit vraiment
d'une lutte nationale. Toute ma vie j'ai lutté pour la cause du peuple africain.
J'ai combattu la domination blanche et j'ai combattu la domination noire. J'ai
adopté pour idéal une société démocratique et libre où tout le monde vivrait
ensemble dans la paix et avec des chances égales. J'espère vivre pour le
conquérir, mais c'est aussi un idéal pour lequel je suis prêt, s'il le faut, à
mourir.
@@@
Le procès de Rivonia s'acheva onze mois et un jour après le coup de
filet de la police sur les états-majors clandestins.
Parmi les neuf accusés, un seul fut acquitté : Lionel (Rusty)
Bernstein, architecte, journaliste, ancien membre du Congrès des démocrates.
Ont été condamnés à la détention criminelle à perpétuité :
Nelson Mandela,
Walter Sisulu, cinquante-trois ans, ancien secrétaire général du C. N.
A.,
Govan Mbeki, cinquante-cinq ans, licencié en lettres ancien professeur,
spécialiste des problèmes agraires,
rédacteur à Spark, dirigeant du C. N. A.,
Raymond Mhlaba, quarante-trois ans, syndicaliste, dirigeant du C. N.
A.,
Elias Motsoaledi, quarante-deux ans, syndicaliste, militant du C. N.
A.,
Andrew Mlangeni, chauffeur d'autobus, militant du C. N. A.,
Ahmed Mohamed (Katy) Kathrada, trente-six ans, ancien leader des Jeunesses
indiennes du Transvaal,
Dennis Goldberg, trente-deux ans, ancien leader étudiant, ingénieur
civil, membre dirigeant du Congrès des démocrates.
Au total, huit condamnés : six Africains, un Indien, un Blanc. '
Quand le verdict fut connu, une partie de la foule qui attendait à
l'extérieur du tribunal se mit à chanter et déploya des calicots sur lesquels
on lisait : « Vous ne subirez pas votre peine tant que nous vivrons ».
La nuit suivante, Mandela fut conduit au Cap et de là embarqué pour Robben
Island.
@@@
Il ne semble pas inutile de conclure avec Oliver Tambo, l'ami et
l'ancien collaborateur de Mandela : « Je suis convaincu que les protestations
mondiales qui s'exprimèrent au cours de l'affaire de Rivonia(3) épargnèrent à
Mandela et ses amis la peine de mort. Mais, en Afrique du Sud, une peine
perpétuelle signifie détention jusqu’à la défaite du gouvernement qui a jeté
ces hommes en prison. Les peines qu’ils purgent nous rappellent de façon urgente
que ces hommes ne doivent pas être perdus ; qu’il n’y aura pas d’issue au
conflit sud-africain tant que le peuple sera privé de dirigeants. Mandela n’est
pas en prison pour un défi qu’il aurait lancé seul aux responsables de
l’apartheid, mais parce qu’il a fait siennes les revendications du peuple qui
vit dans le système de domination raciste le plus brutal que le monde
connaisse. »
NOTES
(1) La Congress Alliance réunissait l'African National Congress, le
South African lndian Congress, la
National Union of the Organization of Coloured People, le Congress of Democrats (européen) et enfin le South African Congress of Trade
Unions (syndicat non racial).
(2) L'accusation produisit plusieurs témoins à charge, masqués, qui ne
déclinèrent pas leur identité. « X » était en ait Beuno Mtolo, ancien membre du comité régional
du C. N. A. et du Sactu (Congrès des syndicats sud-africains); « Y » était
Cyril Davids, membre du Coloured People Congress (Organisation des métis); « Z
» était Patrick Mtembu, ancien membre
dirigeant du comité du Transvaal du C. N. A.
(3) Notamment la résolution adoptée par l’Assemblée générale des NU en
octobre 1963 : cent-six voix pour, une voix contre, celle de l’Afrique du
sud. Quatre délégués n’avaient pas pris part au vote : ceux de l’Espagne,
du Portugal, du Honduras et du Paraguay.
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