Au
commencement était la colonisation. L’arrivée des Néerlandais en 1652 sur les
rives sud-africaines, suivis des Britanniques à la fin du XVIIIe siècle,
va bouleverser le cône sud de l’Afrique avec son lot de pillages des richesses,
d’esclavagisme, de ségrégation sociale et « raciale » et, bien
sûr, de guerres
entre les premiers colons blancs – les Afrikaners – et les Britanniques aussi
bien qu’avec les [peuples autochtones]. Les royaumes Xhosa, Tswana, Sotho et
Zoulou en sont durablement affectés. En 1867, des diamants sont découverts à
Kimberley. En 1886, à Witswatersrand, c’est l’or. De quoi attiser toutes les
convoitises. Surtout, les propriétaires des mines – des biens mal acquis
en quelque sorte – ont besoin de main-d’œuvre. Mais pour cela, il fallait
que les Noirs quittent leurs terres ancestrales. Ils refusaient ? Qu’à cela ne
tienne ! L’Union sud-africaine, créée en 1910, adopte une série de lois en
1913, soit trente-cinq ans avant l’avènement de l’apartheid, qui vont rendre
impossible la vie des populations noires. C’est le Land Act, qui interdit aux
Noirs d’acheter, de louer ou d’utiliser des terres, excepté dans les réserves
où on les a parqués non sans avoir auparavant totalement dépossédé des
communautés et des familles entières. Il ne restait alors plus à ces gens
qu’une solution pour vivre ou plutôt survivre : se faire embaucher dans les
mines ! Un phénomène qui permet de mieux comprendre comment le colonialisme est
un pur produit du capitalisme, d’appréhender l’interrelation entre colonialisme
et racisme, et de saisir le lien entre classe sociale et couleur de peau dans
l’histoire de l’Afrique du Sud.
Des
mouvements de protestation voient le jour dans différentes provinces : au Transvaal,
au Cap, dans le Natal et dans l’État libre d’Orange. Des mouvements souvent
soutenus par l’Église et qui ouvrent la voie à une prise de conscience
politique de plus en plus marquée. Le 8 janvier 1912, une poignée d’hommes
– des chefs traditionnels, des représentants d’associations et de
différentes Églises – se retrouvent à Bloemfontein pour unifier les
mouvements. Ce jour-là naît une organisation, le South African Native National
Congress (SANNC, Congrès national des indigènes sud-africains), qui se
transformera rapidement en African National Congress (ANC, Congrès national
africain). À la fin des années 1910, l’ANC soutient les mouvements de
protestation qui éclatent. C’est le cas en 1919 dans le Transvaal contre le
« pass », document qui permet de contrôler – de limiter – les
déplacements des Noirs, ou en 1920 avec la grève des mineurs africains.
Pourtant,
ces formes d’action ne sont pas du goût de tous les leaders de l’ANC, qui
préfèrent poser poliment la question des droits face à la force coloniale
britannique, y compris en se déplaçant jusqu’à Londres où, comme on pouvait s’y
attendre, ils se font éconduire sans ménagement. Une attitude qui entraîne une
perte d’influence de l’ANC dans les années 1920. C’est alors que se produit un
événement politique qui aura des répercussions sur les orientations de l’ANC et
sur la lutte de libération. En 1921 est créé le Parti communiste d’Afrique du
Sud (CPSA, clandestin, qui se transformera dans les années 1950, en Parti
communiste sud-africain, SACP). Le coup de tonnerre résonne dans tout le pays.
Comme le dit, quatre-vingt-dix ans plus tard, Jacob Zuma, président de l’ANC et
du pays : « Nous devons marquer ce
fait historique : le SACP a été le premier parti ou mouvement non racial en
Afrique du Sud. Ainsi, l’ANC doit au Parti communiste l’un de ses principes et
de ses caractères les plus chéris et les plus importants, qui est d’être non
racial. » Déjà, en 1924, une résolution du Parti communiste soulignait « l’importance majeure d’une organisation de
masse pour la classe ouvrière dont les problèmes ne peuvent être résolus que
par un front uni de tous les travailleurs, quelle que soit leur couleur ».
Commentaire de Zuma : « Cette
résolution a pavé le chemin d’un travail commun, pendant des années, entre
l’ANC et le SACP. »
Pourquoi, à
l’occasion des cent ans de l’ANC, rappeler ce lien entre les deux
organisations ? Parce qu’il est constitutif de la lutte contre l’apartheid qui
va se développer à partir de 1948. Quelques années auparavant, en 1944, une
organisation de jeunesse est créée au sein de l’ANC, c’est la Ligue des jeunes
(Ancyl), dont les leaders se nomment Nelson Mandela, Walter Sisulu et Oliver
Tambo. Trois hommes qui joueront un rôle crucial dans les années à venir. Leurs
idées sont basées sur le nationalisme africain. À ce moment-là, Mandela,
notamment, ne voit aucune nécessité d’un travail avec les Blancs et encore
moins avec les communistes. C’est pourtant grâce à Walter Sisulu, membre du
Parti communiste (on le sait trop peu), et Moses Kotane que les idées du futur
premier président de l’Afrique du Sud commencent à évoluer. Mieux que
quiconque, Oliver Tambo, qui dirigea l’ANC de 1967 à 1991, l’a expliqué : « La relation entre l’ANC et le SACP n’est
pas un accident de l’histoire ni un développement naturel et inévitable. »
Il faisait ainsi remarquer qu’une telle construction était unique sur le
continent africain et même au-delà. Au sein des mouvements de libération, il y
a toujours eu une tendance à écarter les communistes, voire à les réprimer une
fois la victoire acquise. Les communistes algériens en savent quelque chose !
La déclaration de Tambo est d’autant plus remarquable qu’en tant que dirigeant
de l’Ancyl au milieu des années 1940, il s’était prononcé pour l’expulsion des
communistes de l’ANC. Mais après le bannissement du Parti communiste en 1950,
il change son appréciation : « Avant
1950, on avait le sentiment qu’il y avait deux camps (…). Mais après 1950, nous
étions tous ensemble. » De fait, des dirigeants du SACP se retrouvaient
également à la direction de cette ANC, initiatrice, en 1955, de la charte de la
liberté, « phare pour la lutte de libération », selon Mandela. On peut
citer Chris Hani (assassiné après la chute de l’apartheid), Ruth First, Ronnie
Kasrils… Ces liens organisationnels se sont évidemment renforcés au moment du
passage à la lutte armée, décidée après l’interdiction de l’ANC et le constat
d’une impossibilité à détruire l’apartheid par la seule voie non violente.
Libéré en
1990 après vingt-sept ans d’emprisonnement, élu président de l’Afrique du Sud
en 1994, Mandela – pas plus que l’ANC – n’a remis en cause cette
Triple Alliance (ANC, SACP et la centrale syndicale Cosatu). « Ce n’est pas une alliance sur le papier,
créée autour d’une table, formalisée à travers la signature de documents et
représentant seulement un accord entre dirigeants, insistait Oliver Tambo.
Notre alliance est un organisme vivant qui est issu de la lutte. Nous l’avons
construite à partir de nos expériences séparées et communes. »
Cent ans
après sa création, l’ANC doit affronter de nouveaux défis. Les traces de
l’apartheid ne sont pas totalement effacées, notamment dans le domaine
économique, où la suprématie blanche est patente. Mais ce n’est pas tout. « Aujourd’hui, alors que nous nous efforçons
de construire une société non raciale, non sexiste, juste, démocratique et
prospère, nous le faisons en étant conscients que la corruption est une menace
permanente », prévient Kgalema Motlanthe, vice-président de l’ANC et du
pays, qui dénonce également les tendances au carriérisme et à l’enrichissement
personnel au sein du mouvement et de la société.
Autant de
questions qui seront traitées lors de la conférence de l’ANC, en décembre
prochain. Un congrès du centenaire qui risque d’être politiquement houleux,
avec une tendance populiste et anticommuniste représentée par le bouillant
dirigeant de l’Ancyl, Julius Malema. « La
source de la corruption est le système capitaliste lui-même », affirme
Zwelinzima Vavi, secrétaire général de la Cosatu qui, forte de ses 2 millions
de membres, organise la riposte sociale tout en participant au pouvoir. « Si nous ne nous unissons pas pour
éradiquer ce cancer de notre société, la corruption deviendra une routine et,
loin de construire le socialisme, nous dégringolerons dans un monde sans loi et
immoral, où la poursuite de l’enrichissement personnel est le seul moteur de la
société. »
b
La Charte de la Liberté
Nous, le peuple
d’Afrique du Sud, nous déclarons que pour que tout notre pays et le monde le
sachent :
*_ que l’Afrique du Sud
appartient à tous ceux qui y vivent, Noirs et Blancs, et qu’aucun
gouvernement ne peut équitablement revendiquer une autorité qui ne serait
pas fondée sur la volonté du peuple ;
*_ que notre
peuple a été dépossédé de son droit
de naissance à la terre, de la liberté et de la paix par une forme de
gouvernement fondée sur l’injustice et l’inégalité ;
*_ que notre
pays ne sera jamais ni prospère ni libre tant que tout notre peuple ne vivra pas
dans la fraternité et ne bénéficiera pas d’une égalité de droits et de chances ;
*_ que seul un État démocratique,
fondé sur la volonté du peuple,
peut assurer à tous leurs droits naturels sans distinction de
couleur, de race, de sexe ou de croyance.
Pierre
Barbancey
Source : L’Humanité 11
Janvier 2012
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