L'échec de la tentative de briser l'isolement de
l’Etat raciste d'Afrique du Sud illustre aussi la faillite de l’houphouétisme
au plan continental. Ceux qui, une fois encore, se tenaient derrière cette
opération ne pouvaient pas croire sérieusement qu'elle aboutirait à faire
accepter le régime raciste dans le concert des nations africaines. Mais
l'opération visait plusieurs cibles. En premier lieu, il s'agissait
d'influencer le
cours des événements à l'intérieur même de l'Afrique du Sud. Qui sait si les populations noires ne seraient pas tentées par un compromis quelconque, pour peu qu'on les persuade que leur misère séculaire en serait allégée ? Comme Houphouët ne disait rien de leurs propres luttes qui pourtant connaissaient alors un regain certain, ses auditeurs ivoiriens pouvaient aisément l'admettre. Une telle éventualité aurait eu pour les dirigeants du régime d'apartheid plusieurs avantages dont le moindre n'aurait pas été la reconnaissance par les Noirs d'Afrique du Sud eux-mêmes de la légitimité de la domination des Blancs.
Curieusement il ne semblait pas vouloir admettre que
s'il en était vraiment ainsi, alors les Noirs comme les Blancs avaient le droit
d'en débattre à l'intérieur de leur pays. Il reconnaît l'existence dans ce pays
d'une situation coloniale encore plus épouvantable et désespérante que celle
qui régnait en Côte d’Ivoire au milieu des années quarante. Mais, reniant du
coup le passé dont il se glorifie, il ne reconnaît pas aux Noirs d'Afrique du
Sud le droit d'avoir leur propre opinion sur la meilleure manière d'en finir
avec l'apartheid. Dans sa longue conférence de presse du 28 avril 1971, il
ignore superbement la longue lutte des peuples noirs d'Afrique du Sud contre le
système injuste qui les traite comme de simples machines à produire les
richesses dont une minorité de Blancs ont l'entière jouissance. Il ne fait
aucune référence au nom d'Albert Luthuli, prix Nobel ; ni à celui de Nelson Mandela qui déclarait face à ses juges : « Nous estimons que la révolte du peuple
africain a été rendue inévitable par la politique du gouvernement qui lui avait
ôté toute possibilité de lutte légale »[2] ;
ni à celui de tant d'autres, morts ou vivants, à qui les dirigeants de
l'apartheid ont toujours refusé la parole. Il ne tient aucun compte, non plus,
des milliers de démocrates sud-africains : Métis, Indiens et Blancs qui
combattent l'apartheid. Lorsqu'il évoque les militants de l'African National
Congress (ANC) en exil, c'est avec un mépris à peine dissimulé :
« Les victimes pour lesquelles, avec beaucoup de générosité,
l'ONU se propose d'octroyer des secours, qui sont-elles au fait ? Est-ce ceux
de nos malheureux frères qui ont pu, parfois au risque de leur vie, s'échapper
de l'Afrique du Sud et qui sont, depuis lors, dans nos hôtels en pays libre,
dans nos restaurants, nos trains, nos bus, nos taxis, côtoyant les Blancs qui
vivent dans nos pays, ou est-ce ceux qui, hélas, sont encore en Afrique du Sud
et de loin les plus nombreux, et qui vivent quotidiennement les conséquences
révoltantes de l'apartheid ? ».[3]
L'intention est claire. Ce plaidoyer vise à faire
admettre que l'initiative doit rester aux mains des bénéficiaires de
l'apartheid. Selon Houphouët, toute évolution de la situation des populations
noires, toute solution du problème racial, ne saurait être qu'une conséquence
de l'évolution de la mentalité des Blancs au contact de diplomates noirs.
« Comment ces hommes qui aujourd'hui déclarent qu'ils
peuvent accepter chez eux des Noirs étrangers à leur pays dans la cité blanche
de Pretoria, et non dans la banlieue noire, converser avec eux, les entourer de
prévenances et de considération ; qui déclarent que certains d'entre eux sont
disposés à se rendre dans nos pays pour découvrir d'autres Noirs égaux des
autres hommes (...). Comment voulez-vous, si ces contacts se poursuivent, si
ces prévenances, ces considérations se maintiennent, comment voulez-vous que
certains Blancs d'Afrique du Sud ne fassent le raisonnement suivant :
"Quand les Noirs des autres pays africains viennent chez nous, nous les
considérons comme nos égaux, nous ne pouvons donc continuer à mépriser les
Noirs qui sont avec nous." Je crois que progressivement, car il ne se
produira pas de miracle dans ce domaine, leur mentalité peut, grâce à notre
présence, se modifier pour une meilleure compréhension avec leurs frères Noirs ».[4]
La médiocrité de l'argumentaire présenté par
Houphouët le 28 avril 1971, devant des journalistes qu'on avait fait venir à
grands frais de pays proches et lointains, prouve qu'on ne s'est pas beaucoup
soucié de dissimuler les choses, l'essentiel étant, semble-t-il, de créer un
événement, n'importe lequel, pourvu qu'il permette de distraire l'attention de
l'Afrique et de relâcher les pressions de toutes sortes qui s'exerçaient sur le
régime de l'apartheid.
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Deux ans exactement avant la diversion du 28 avril
1971, la conférence de Morogoro (Tanzanie), à laquelle l'OUA fut officiellement
représentée, avait décidé de réorganiser le mouvement de libération nationale
sud-africain en vue de le rendre apte à conduire une guerre populaire. En 1967
la branche armée de l'ANC avait participé à des actions de guérilla aux côtés
des combattants de la ZAPU en Rhodésie raciste. La perspective de devoir
affronter un soulèvement armé sur son propre sol préoccupait le régime raciste
qui commença de s'y préparer dès l'époque de la guerre d'Algérie.[5]
Le deuxième fait concernait la conjoncture économique
en Afrique du Sud. L'économie de ce pays, en expansion rapide grâce à
l'injection continue de capitaux occidentaux et au travail servile des Noirs,
éprouvait alors un besoin urgent de débouchés :
« Si l'influx net de capital étranger se poursuit au cours des prochaines
années la République sud-africaine se trouvera à la tête de réserves en devises
croissantes qui la mettront en mesure de placer de plus en plus de fonds à
l'extérieur. Cela pourra même devenir une nécessité si l'on veut éviter les
liquidités excessives. Si cela arrivait où donc enverra-t-on les capitaux
excédentaires et sous quelle forme seront-ils investis ? Le bon sens voudrait
que l'argent à long terme fût dirigé vers les pays d'Afrique centrale qui
manquent de capitaux... »[6]
Un reporter du Figaro parle plus net :
«... L'Afrique du Sud (...) doit de plus en plus, sous peine de
stagnation, se tourner vers son premier client en puissance : l'Afrique ».[7]
Beaucoup plus tard, dans une confidence à Arthur
Conte, Houphouët lui-même livra le fin mot de son opération de 1971 :
« C'est une folie pour l'Afrique et les hommes libres de laisser geler un
tel capital économique, qui pourrait être si précieux pour nous tous dans une
époque si pathétique... »[8]
On ne sait pas si parmi les « hommes libres » il
comptait les millions de victimes de l'apartheid.
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Si le dialogue avait été noué, l'ANC se serait trouvé
isolé, du moins au-dehors, et les dirigeants de l'apartheid auraient réalisé
tous leurs rêves. J. Vorster anticipait, non sans cynisme, le bénéfice de
l'opération :
« Si les signes positifs de coopération avec le reste de l'Afrique sont
interprétés correctement, l'Afrique du Sud pourrait devenir l'Etat leader de ce
continent ».[9]
Ce que Houphouët ne pouvait pas ignorer non plus,
c'est que pour Vorster
« Le développement séparé (apartheid) est la politique qui non seulement
assure une place au soleil aux peuples de différentes couleurs vivant ensemble
en Afrique du Sud, mais qui permettra aussi à la République sud-africaine
d'acquérir la prépondérance en Afrique ».[10]
Avec raison, les dirigeants de l'ANC déclarèrent que
le chef de l'Etat ivoirien avait sciemment pris part à un « complot visant à faciliter l'expansion économique de l'Afrique du
Sud, et à perpétuer son oppression coloniale à l'intérieur de ses frontières ».
En condamnant sans appel la manœuvre d’Houphouët, l'ANC rappelait un principe
fondamental :
« Toute tentative pour résoudre le conflit en Afrique du Sud, que ce soit
par le dialogue ou par la lutte armée, implique le nécessaire concours de sa
population de couleur. La proposition du dialogue avancée par certains Etats
africains implique qu'ils négligent – pour ne pas dire qu'ils méprisent – les
choix politiques des Noirs sud-africains ».[11]
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« Les Arabes, venus d'Arabie, se sont installés dans le Nord où ils ont
établi leurs foyers, et sont des Africains au même titre que ceux qui sont au
Sud du Sahara (...) Des Blancs sont venus d'Angleterre et de Hollande, ils ont établi
en Afrique australe leurs foyers, ils y ont enterré des grands-parents. Eux
aussi sont devenus Africains au même titre que ceux qui se sont installés en
Afrique du Nord ».[12]
Comme il n'est tout de même pas possible d'admettre
qu’Houphouët ignore à tel point l'histoire et la géographie humaine de
l'Afrique du Nord, force est de convenir que cette brochette d'erreurs relève
bel et bien d'une provocation délibérée.
Le peuplement blanc de l'Afrique du Nord le long du
littoral de la Méditerranée et jusqu'à très profond dans les zones
continentales voisines est immémorial. Au plan « racial », l'Afrique du Nord
fait partie du même complexe que l'Europe méridionale et l'Asie Mineure. Des
peuples blancs y vivaient bien avant les invasions arabes qui commencèrent à la
fin du VIIe siècle de l'ère chrétienne. On admet que le flux arabe
proprement dit ne fut jamais assez important pour avoir provoqué une extinction
ou un refoulement des populations conquises. Ces dernières ont été seulement
assimilées, ce qui est une première différence avec l'Afrique du Sud où, dès
1836, les colons européens adoptèrent le « Great Trek Manifeste » qui devait
servir de base à la politique d'apartheid d'aujourd'hui. L'assimilation a donné
naissance à des communautés linguistiques, culturelles et religieuses, non à
une race. Sous la domination incontestable de l'élément culturel arabe ou
arabo-musulman, il subsiste de nombreuses zones de spécificité qui sont autant
de traces des civilisations nord-africaines préislamiques. L'islam a renversé
et remplacé les anciennes religions mais l'islam nord-africain ne s'en
distingue pas moins par la persistance remarquable de fonds de croyances
anciennes. Enfin, les mœurs des populations de l'Afrique du Nord diffèrent par
bien des aspects de celles des Arabes orientaux.
La conscience d'être des Arabes, qui suffit
d'ailleurs à fonder l'« arabité » des habitants de l'Afrique du Nord, n'est pas
seulement propre aux Blancs, elle l'est aussi aux Noirs de ces pays. Ce qui
prouve bien qu'il n'y a rien de comparable entre le peuplement blanc de
l'Afrique du Nord et celui de l'Afrique du Sud, qui est un phénomène récent de
colonisation suivi du refoulement et de l'expropriation des populations
originelles, et de leur réduction dans une forme d'esclavage.
Bien qu'on y constate encore trop souvent certains
phénomènes désolants devant lesquels l'étranger Noir de passage ne peut pas
s'empêcher de concevoir de la tristesse, ces phénomènes ne revêtent jamais un
caractère de masse. Ce sont des débris du passé ayant, pour une part, leur
origine dans la condition servile qui fut d'abord celle de la plupart des Noirs
vivant dans ces pays. Pour une autre part, ces Noirs subissent l'effet retardé
des idées racistes semées dans ces pays par plusieurs décennies de colonisation
massive et de racisme officiel. On peut regretter que ces phénomènes ne soient
pas suffisamment critiqués par ceux qui en ont le pouvoir. Mais c'est un fait
indéniable qu'il n'existe pas de racisme d'Etat dans les pays arabes d'Afrique.
Dans la longue histoire de ces pays depuis la conquête musulmane, il est arrivé
bien des fois que des Noirs dirigent l'Etat ou une administration centrale ou
une province. Ce fut le cas en Egypte au VIIIe siècle de notre ère. L’Emir
Abdelkader, fondateur du premier Etat algérien moderne, choisit un Noir pour en
diriger les finances. C'était, certes, un affranchi, mais Houphouët n'était-il
pas tout glorieux d'avoir été fait ministre par Guy Mollet ? Dans la Jamahiria
libyenne, les autorités ont eu constamment le souci de donner des chances
égales aux deux éléments de cette nation. C'est ce qui saute aux yeux du
voyageur qui débarque à Tripoli. Au Maroc enfin, il n'est pas besoin de
remonter très loin dans l'histoire pour trouver de nombreux Noirs dans les
hautes charges de l'Etat et jusqu'au sein de la famille régnante.
Il y a donc eu de la part d’Houphouët, au prix d'une
reconstitution fantaisiste de l'histoire, une tentative d'opposer les Blancs et
les Noirs au sein de l'OUA. Cette manœuvre échoua. Tous les peuples d'Afrique,
y compris ceux d'Afrique du Nord, ont connu le racisme institutionnalisé ;
aucun d'eux ne voulait se compromettre dans une entreprise visant à perpétuer
le racisme en Afrique du Sud. Réuni à Addis Abéba du 15 au 19 juin 1971, le
Conseil des ministres de l'OUA a
« rejeté à l'unanimité l'idée d'un dialogue quelconque avec le régime
minoritaire raciste d'Afrique du Sud qui n'aurait pas pour but unique d'obtenir
pour le peuple opprimé d'Afrique du Sud la reconnaissance de ses droits
légitimes et imprescriptibles et l’élimination de l'apartheid, conformément au
manifeste de Lusaka ».[13]
La dernière tentative pour exploiter les vertus de la
mystique houphouétiste dans le domaine de la diplomatie a également échoué.
C'était à propos de la question sahraouie. Le coup venait de loin. On se
souvient que la Côte d’Ivoire a été engagée, dès le début de cette affaire,
dans ses à-côtés juridiques et diplomatiques au plan international. C'est un
Ivoirien, ancien ministre, et alors président de la Cour suprême, qui alla à La
Haye défendre les prétentions du royaume du Maroc à la souveraineté sur
l'ancien Sahara espagnol. Un peu plus tard, c'est le représentant permanent de
la Côte d’Ivoire à l'ONU, futur ministre, qui conduisit une commission
internationale d'enquête au Maroc, en Algérie et dans la zone Polisario. On
peut dire que, hormis le président Boumediene et le roi Hassan II, Houphouët
était alors l'homme d'Etat africain qui connaissait le mieux le dossier de
cette affaire. Grâce à ces coïncidences, il se trouva être, à un moment donné,
le seul arbitre possible si toutes les parties avaient voulu. Mais il est tout
de même significatif que sa candidature fut posée par Giscard d'Estaing qui
n'était à l'époque, ni Marocain, ni Algérien, ni Sahraoui, ni même Mauritanien,
et à qui il fut justement reproché de s'intéresser d'un peu trop près à cette
affaire.
[5] - A
short history. Publication de l'ANC, p.
19, et Congrès national africain (Afrique du Sud), L'Apartheid et la France 1958-1973, p. 18.
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