Loin des Amériques, et, cette fois, en Afrique
même – le symbole n'en est que plus fort –, une minorité de Blancs a prétendu, que
dis-je ? prétend toujours renouveler sur une majorité de Noirs la prédiction de
Tocqueville.1 Mêlant les leçons de l'esclavage et de l'après-esclavage
américains avec celles de la colonisation et de l'après-colonisation de l'Afrique,
les descendants des Boers et des colons anglais ont transformé, depuis 1910, l'extrême-sud
du continent africain en un vaste champ d'expérimentation où le racisme porté à
son comble, en avilissant le plus complètement qu'il est possible la masse des autochtones
noirs, doit exalter au maximum le petit nombre des Blancs.
Qui veut comprendre ce qu'il est advenu des
Noirs en Amérique n'a qu'à étudier la manière dont les choses se sont passées
au pays de l'apartheid au cours des quatre-vingts dernières années.
Avant la mainmise anglaise sur la région, moins
de trois cent mille Blancs, les descendants des employés de la compagnie hollandaise
des Indes orientales et des protestants chassés de France à la suite de la Révocation de l'édit de Nantes (1685), arrivés
au XVIIe et au XVIIIe siècles, coexistaient tant bien que mal avec les peuples noirs
de la région du cap de Bonne-Espérance, qui avaient préservé leur indépendance malgré
l'agressivité des Boers, dont témoigne, rétrospectivement, le manifeste dit du «
Great Treak » proclamé en 1836 par Piet Retief.
L'arrivée des Anglais entraîna d'importants
changements dans cette situation. Dans un premier temps elle affaiblit la capacité
de résistance des nations noires face aux Boers, tandis que se renforçaient la colonisation
et l'oppression nationale. Par la suite, après qu'un conflit politico-économique
entre les Anglais et les Boers eut dégénéré en une guerre longue et indécise, les
Anglais finalement vainqueurs et désireux de se concilier les Boers vaincus, leur
sacrifièrent les Noirs.
C'est ainsi qu'en 1910 Londres accorda l'indépendance
à la minorité blanche et institua pour elle un régime exclusif, qui revenait à lui
livrer tous les autochtones en esclavage, puisqu'aussi bien ces derniers étaient
formellement exclus de toute participation à la vie politique et à la jouissance
des bienfaits de la civilisation dans l'Union d'Afrique du Sud ainsi créée.
Sitôt maître du pouvoir, le régime blanc minoritaire
institua une loi – Land Act (1913) – qui attribuait aux Blancs (à l'époque, un million
d'individus au total) les 87 % du territoire, n'en laissant aux quatre millions
d'autochtones d'alors que 13 %.2 Ainsi débuta le premier et le seul régime
au monde qui appuie sur des lois racistes la domination d'une minorité d'à peine
quatre millions de Blancs aujourd'hui, sur un peuple de plus de vingt millions d'âmes.
L'histoire de la formation de la population
actuelle de la République d'Afrique du Sud est, certes, différente de l'histoire
du peuplement du Brésil ou des Etats-Unis. Cependant, ici comme là-bas, la situation
actuelle des Noirs dans la société résulte de la même volonté de les rejeter et
de les maintenir dans une position d'infériorité perpétuelle.
Nulle part cette politique n'a été plus clairement,
ni moins hypocritement exprimée et exécutée qu'en Afrique du Sud. Là, pas de faux-fuyants,
pas de lois ambiguës permettant tout à la fois de se présenter aux autres nations
comme un pays démocratique offrant à tous ses citoyens des conditions et des possibilités
égales de promotion sociale et de participation à la vie nationale, et d'exclure
en fait les Noirs et les descendants de Noirs de la société.
A part le cynisme, ou l'hypocrisie, selon la
direction où l'on regarde, le système sud-africain d'apartheid n'offre aucune différence
essentielle avec les systèmes d'exclusion des Noirs aux Etats-Unis et au Brésil
ou ailleurs, ni avec la discrimination raciale telle qu'elle fut organisée dans
les colonies d'Afrique par les puissances européennes du début jusqu'au milieu de
ce siècle. Jusque dans ses développements extrêmes, comme les bantoustans, il est
directement inspiré de ses grands devanciers. Que dis-je ? Parfois, c'est à se demander
qui a imité l'autre. Quelle différence y a-t-il entre le principe des bantoustans
et celui des néo-colonies de l'ex-Afrique française, par exemple, qui ont drapeau,
armée et hymne national, etc., mais qui continuent notoirement d'être régentées
depuis Paris ? Or, le Group Areas Act au principe de la création des bantoustans date de 1950, soit six ou sept
ans avant la loi-cadre Defferre...
A la différence des faux Etats souverains nés
de cette loi-cadre, aucun des bantoustans n'a été reconnu à ce jour par les nations
comme un Etat digne de ce nom. Mais, à défaut d'obtenir la reconnaissance internationale
de ses créatures, le régime raciste lui-même n'a guère à se plaindre de sa position
auprès des principales puissances occidentales, ni à craindre de leur part, dans
l'état actuel des forces en Afrique et dans le monde, un traitement du genre de
celui qu'elles appliquent à Cuba, à la Libye, à l'lraq et à la Yougoslavie ...
On s'en aperçoit en constatant l'empressement
mis à lever les sanctions économiques déjà peu contraignantes sous prétexte que
le régime raciste a démantelé, verbalement, quelques symboles du racisme institutionnel,
alors même qu'il est évident qu'il ne s'agit que de jeter un peu de poudre aux yeux
du monde, tandis que l'apartheid demeure en place avec ses méthodes répressives
et le gouvernement d'une minorité agressive déterminée à imposer sa loi et son ordre
à la majorité noire.
On ne peut comprendre les raisons de cette complaisance
devant tant de crimes honteux, si on ne voit pas que le régime d'apartheid, même
amendé – et surtout s'il est amendé – est le prolongement historique exact du contrôle
absolu que quelques pays européens exerçaient directement naguère, et qui leur a
échappé à partir de 1960. C'est, en quelque sorte, l'antidote de l'indépendance
du continent. Soutenir l'Afrique du Sud dominée par la minorité blanche, c'est,
au sens propre, poursuivre la colonisation de l'Afrique noire par d'autres moyens.
Extrait de l’Afrique Noire au miroir de l’Occident”, de
Marcel Amondji, Editions Nouvelles du Sud, Ivry-sur-Seine 1993; pages 198-200.
Nota Bene : Le manuscrit de ce livre
était prêt depuis plusieurs années quand, le 12 février 1990, Nelson Mandela et
ses compagnons recouvrèrent la liberté.
1. « Quand
je considère avec quelle peine les corps aristocratiques, de quelque nature qu’ils
soient, arrivent à se fonder dans la masse du people, et le soin extrême qu’ils
prennent de conserver pendant des siècles les barrières idéales qui les en
séparent, je désespère de voir disparaître une aristocratie fondée sur des
signes visibles et impérissables. Ceux qui espèrent que les Européens se
confondront un jour avec les nègres me paraissent donc caresser une chimère. Ma
raison ne me porte point à le croire, et je ne vois rien qui me l’indique dans
les faits. Jusqu’ici, partout où les blancs ont été les plus puissants, ils ont
tenu les nègres dans l’avilissement ou dans l’esclavage. » (De la
démocratie en Amérique – T.1, Folio-Gallimard 1961; p. 501-502).
2. A l'origine, le « Natives’ Land Act» ne réservait
que 7,3 % des terres aux Noirs. Ainsi, « En
se réveillant le vendredi matin, 20 juin 1913, l'indigène d'Afrique du Sud s'est
trouvé dans la position, non pas tant d'un esclave, que d'un paria sur sa propre
terre natale ». (Sol T. Plaatje, Native
Life in South Africa, cité par P. Haski, L'Afrique blanche, Seuil, 1987, p. 32).
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