La crise postélectorale de 2010-2011 n’a pas
encore fini de révéler ses secrets. Dans un entretien réalisé par Théophile
Kouamouo dans le cadre du projet « Côte
d’Ivoire Voices » de Nicoletta Fagiolo [www.youtube.com/watch?v=sWThxUnUw6E], Justin Katinan Koné, ministre du Budget dans
le dernier gouvernement de Laurent Gbagbo dirigé par Gilbert Aké N’Gbo, raconte
les méandres de ce qu’on a appelé
« la crise des banques ». Une crise
au cours de laquelle la France et les autres pays de l’UEMOA ont décidé de
s’immiscer dans la querelle de légitimité qui opposait Gbagbo, investi
par le Conseil constitutionnel, et Ouattara, autoproclamé président au cours
d’une cérémonie surréaliste à l’hôtel du Golf… Ci-dessous, quelques extraits de
son témoignage.
Justin Katinan Koné |
« Le 23 décembre 2010, des ministres se rencontrent à Bissau, et
prennent une décision sous l’instigation de l’Elysée [il s’agit de la
« transmission » de l’autorité sur les comptes de la Côte d’Ivoire à
la Banque centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest à Alassane Ouattara, alors
retranché à l’hôtel du Golf d’Abidjan, ndlr]. Nous avons toutes les preuves
selon lesquelles l’ambassadeur de France en Guinée-Bissau était présent
pratiquement dans la salle. Un émissaire de l’Elysée était venu. Les ministres
décident de contester la décision du Conseil constitutionnel de Côte d’Ivoire,
et de choisir, eux, celui qui devait être « leur » président de la
République. (…) Cela a été une agression inacceptable que l’on ne pouvait pas
accepter. C’était illégal. Même la Conférence des chefs d’Etat, organe suprême
de la BCEAO, ne pouvait pas prendre une telle décision. (…) Ils prennent une
décision selon laquelle désormais ils ne reconnaissent pas la « signature
de Gbagbo ». (…) L’Etat intervient à travers la Direction générale du
Trésor, qui est la banque de l’Etat qui ouvre un compte à la BCEAO, géré par
des fonctionnaires, des agents comptables publics (…) qui ne peuvent pas
quitter leur poste s’il n’y a pas eu passation de charges. (…) On s’est dit que
c’était un défi intellectuel et technique lancé à la Côte d’Ivoire (…) Le
ministre de l’Economie et des Finances a saisi le gouverneur de la BCEAO, qui
était notre compatriote, pour lui dire qu’ils n’ont pas compétence pour nous
refuser ce droit. »
- « Trois ou quatre
chefs d’Etat se sont réunis à Bamako [le 7 janvier 2011] et débarquent notre
compatriote dont ils pensaient qu’il était notre complice alors que le pauvre
n’avait pas de marge de manœuvre puisque la loi était pour nous. On le débarque
et on nomme son adjoint. Nous savions que les choses allaient changer puisque
son adjoint était l’homme de Blaise Compaoré. Il fallait que nous réagissions
très vite. (…) Nous avons regardé la législation, et l’une des options qui nous
étaient données était celle de la réquisition. Parce que nous n’avons pas
nationalisé la BCEAO, nous l’avons réquisitionnée. Nous avons réquisitionné le
personnel ivoirien de la BCEAO sur la base d’un délai qui date de 1964 et
permet à l’Etat en cas de situation difficile de nature à perturber son
fonctionnement de réquisitionner les nationaux pour travailler.
- La veille du jour
où cette réquisition devait prendre effet, le nouveau gouverneur de la BCEAO a
appelé tous les cadres pour leur dire de ne pas venir travailler. Nous sommes passés
sur les antennes [de la RTI, ndlr] pour lire la réquisition et appeler au
travail. Tenez-vous bien : ce jour-là, plus de 95% du personnel ivoirien
est venu travailler – et parfois même d’autres Africains. Les gens pensent que
la BCEAO a été forcée. Pas du tout. (…) Nous avons fait une réunion. Nous avons
lu la réquisition. Quand nous l’avons lue, la salle a explosé de joie. Je
savais que le président Gbagbo avait gagné les élections, mais ce jour m’a
donné encore plus de convictions. Nous n’avions pas le droit de reculer parce
que ces personnes étaient décidées à travailler.
- L’autre solution
que Dakar a trouvé, c’est le système informatique. Tout est centralisé à Dakar.
Les succursales nationales sont en relation avec Dakar par des canaux informatiques.
Ils ont empêché aux banques d’avoir accès à leurs positions pour fonctionner.
(…) Nous avons appelé le personnel et nous leur avons demandé de revenir au
système de compensation manuelle.
- J’ai vu la
Françafrique de mes yeux ! (…) J’ai vu comment nos systèmes financiers
restent totalement sous domination de la France, dans l’intérêt exclusif de la
France. J’ai vu qu’un seul fonctionnaire en France peut bloquer tout un pays.
(…) J’ai vu la Françafrique le jour où Christine Lagarde m’appelle au
téléphone.
– Allo, Monsieur le ministre
Diby ?
– C’est de la part de qui ?
– Ici, le ministre Christine Lagarde.
– Mais ce n’est pas le bureau de Diby.
Diby n’est plus ministre.
– Oui, c’était pour lui donner QUELQUES
INSTRUCTIONS.
– Vous voulez donner des INSTRUCTIONS au
ministre Diby ?
– Oui, nous avons quelque chose à nous
dire.
– Monsieur le ministre Diby n’est plus
ministre de l’Economie et des Finances. (…) Le ministre de l’Economie et des
Finances s’appelle Désiré Dallo. Là vous êtes dans le bureau du ministre chargé
du budget. Il s’appelle Koné Katinan. Le ministre Diby n’est plus ministre. Si
c’est personnel, vous pouvez l’appeler sur son portable pour lui donner des
instructions.
- Si nous n’avions
pas eu les événements du 11 avril et si la BCEAO continuait dans sa logique, le
15 mai 2011 nous avions notre monnaie. Nous n’avions pas le choix, parce que
nous aurions été à un certain moment en rupture de coupures d’argent. Parce que
notre succursale de la BCEAO est alimentée à partir de Dakar, qui renouvelle
les coupures. (…) Le système que la France avait mis en place pour nous
asphyxier était d’empêcher la BCEAO de recycler la monnaie, afin que nous
soyons en rupture de monnaie fiduciaire.
- La monnaie
ivoirienne, contrairement à ce qu’on dit, aurait pu marcher. Je pense que l’une
des raisons de la guerre réside dedans. La Côte d’Ivoire aurait eu sa monnaie
et cela aurait entrainé toute la sous-région. (…) Quand vous avez 40% de la
masse monétaire qui vient d’un pays, vous détenez forcément 40% de l’économie.
Ou bien les choses adoptaient cette monnaie ou ils l’auraient utilisée comme
devise : elle se serait imposée d’elle-même.
- Le problème que
nous aurions eu (mais nous avions déjà trouvé la parade) était que nous
anticipions que la France refuse de nous rétrocéder notre position nette dans
leur Trésor qui était de 2 000 milliards de FCFA. »
D’après Théophile Kouamouo
Titre original : « Koné Katinan fait des révélations
sur le rôle de la France et de Christine Lagarde dans la « crise des
banques » en Côte d’Ivoire. »
EN MARAUDE DANS LE WEB
Sous cette rubrique,
nous vous proposons des documents de provenance diverses et qui ne seront pas
nécessairement à l'unisson avec notre ligne éditoriale, pourvu qu'ils soient en
rapport avec l'actualité ou l'histoire de la Côte d'Ivoire et des Ivoiriens, et
que, par leur contenu informatif, ils soient de nature à faciliter la
compréhension des causes, des mécanismes et des enjeux de la « crise ivoirienne
».
Source : Le Nouveau Courrier 23 juin 2013
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