En avril 2009, devant ses homologues latino-américains, le président
américain Barack Obama déclarait : « Nous devons apprendre les leçons
de l’histoire [pour] promouvoir la paix. » L’attitude
de Washington lors
du récent coup d’Etat au Honduras indique que l’ère des interventions des
Etats-Unis en Amérique latine n’est cependant pas révolue. Parfois selon des
modalités inattendues.
David Choquehuanca, ministre bolivien des Affaires étrangères (debout) |
Outre la « carotte » économique et le « gros
bâton » de l’intervention militaire (auquel le récent coup d’Etat au
Honduras vient d’offrir un bain de jouvence imprévu), les Etats-Unis ne
manquent pas d’idées pour contenir les velléités émancipatrices de leurs
voisins du Sud. L’une des méthodes consiste à soutenir les revendications
indépendantistes d’élites locales dont l’« identité » serait remise
en cause par... les politiques de redistribution des gouvernements
progressistes. Une stratégie utilisée au Nicaragua au début des années 1980(1). Et, plus récemment, en Bolivie.
En décembre 2005, M. Evo Morales est élu président de la Bolivie.
Soutenu par la petite bourgeoisie urbaine, le dirigeant du Mouvement vers le
socialisme (MAS) séduit aussi les organisations indigènes lors d’une campagne
qui fait la part belle au discours identitaire(2).
Or, l’Etat plurinational promu par le MAS suscite bientôt une revendication
inattendue : celle d’élites locales défendant un «“séparatisme” social»
auquel le projet de nouvelle Constitution — qui « entérine différents niveaux
d’autonomie, indigène, municipale ou régionale, sans définir leur articulation(3) » — ouvre la voie, selon
elles. Tout pousse, bien sûr, les Etats-Unis à soutenir un tel mouvement :
de la défense de minorités opprimées... à la possibilité de déstabiliser les
autorités boliviennes.
Rapidement, la stratégie américaine identifie le département de Santa
Cruz comme un objectif prioritaire : l’économie de la Bolivie dépend de
ses ressources naturelles (hydrocarbures, or et fer, notamment). Egalement
riches en gaz et en terres fertiles, ceux de Tarija, de Pando et du Beni — qui,
avec celui de Santa Cruz, constituent la région dite de la Media Luna
(« demi-lune ») — se joignent bientôt aux revendications de Santa
Cruz, dont la capitale du même nom se transforme en foyer de l’opposition à
M. Morales.
Deux mois après avoir remis ses lettres de créance, le 13 octobre
2006, l’ambassadeur américain en Bolivie, M. Philip Goldberg, entre en
discussion avec l’opposition de la Media Luna. De 1994 à 1996, au moment de la
guerre des Balkans, le diplomate dirigeait les bureaux du département d’Etat
pour la Bosnie. Plus tard, de 2004 à 2006, il devint « chef de
mission » à Pristina, au Kosovo, où, selon M. Morales, « il
soutint le séparatisme de cette région, avec des milliers de morts à la clé(4) ». Un tel pedigree
annonçait davantage que le simple soutien des Américains aux organisations
politiques de l’opposition « séparatiste ».
En Bolivie, « son travail n’était un secret pour personne, affirme
M. Hugo Moldiz, avocat et directeur de l’hebdomadaire La Epoca. Il ne s’en
cachait pas non plus. Le plan mis sur pied visait à provoquer un état
d’ingouvernabilité à partir d’actions violentes et mortelles, impliquant les
forces armées et la police, avec pour objectifs la démission du président et la
convocation d’élections où les candidats cooptés par l’ambassade
l’emporteraient ».
En septembre 2008, des groupes de paramilitaires assassinaient près de
trente paysans sans défense, avant de prendre possession de l’aéroport de Beni
ainsi que des champs pétroliers de Tarija et Santa Cruz. M. Sergio
Espinal, un officier à la retraite, est convaincu que « leur mode d’action
laissait deviner des conseils d’experts étrangers ainsi que la participation de
paramilitaires colombiens ». Pis, « la passivité des forces armées,
qui se sont même laissé désarmer dans les champs pétroliers, démontrait que
certains de ses membres faisaient partie de la manœuvre ».
Proches des élites de la Media Luna, les médias privés ne restèrent pas
les bras croisés : « La presse rapportait tous ces faits non pas pour
les condamner, mais pour contribuer à un climat d’instabilité et de peur, se
souvient un paysan cocalero (cultivateur de coca) aujourd’hui député,
M. Sabino Mendoza. Le message qu’elle transmettait était que si “Evo” ne
démissionnait pas, une guerre pourrait éclater, avec intervention de l’armée
des Etats-Unis. Rumeurs, mensonges et exagérations visaient à semer la
confusion dans l’esprit de ceux qui, comme moi, soutenaient le
président. »
Un vent d’internationalisme droitier
Dès juillet 2007, l’Agence américaine pour le développement
international (Usaid) était accusée d’acheminer des fonds aux groupes
d’opposition. Le gouvernement avait intercepté des documents évoquant la
nécessité de financer des programmes pour « rétablir un gouvernement
démocratique ». Un euphémisme bien connu, explique la sociologue Cristina
Guzmán : « Ces organisations, directement ou par l’intermédiaire
d’autres agences, finançaient plusieurs organisations non gouvernementales
[ONG], des structures de la prétendue “société civile” et des partis politiques
pour que, sous la bannière des droits humains, de la liberté de la presse et
d’entreprise, ils encouragent l’hostilité à l’égard du gouvernement. »
Pendant tout ce temps, le bureau de M. Morales conserve le
voisinage saugrenu... d’une antenne de la Centrale Intelligence Agency (CIA),
au sein même du palais présidentiel (vestige d’une époque où les gouvernements
se souciaient moins de souveraineté que de bons rapports avec les Etats-Unis). « C’était
un service géré par un général de la police, appelé Centre d’opérations
policières spéciales [Copes], qui dépendait directement de l’ambassade des
Etats-Unis ! », précise M. Jorge Cuba, directeur de l’Agence
bolivienne de presse (ABI).
Constatant qu’un vent d’internationalisme droitier soufflait sur les
braises du séparatisme local, M. Morales fait démanteler ladite antenne.
Le 3 novembre 2008, il annonce par ailleurs que, pour des raisons de « dignité
nationale », l’agence n’est plus la bienvenue en Bolivie. La veille, il
avait expulsé l’organisation américaine de lutte contre les stupéfiants, la
Drug Enforcement Agency (DEA), observant que ses prérogatives semblaient avoir
été élargies au soutien à l’opposition sécessionniste de la Media Luna... sans
que cela entre tout à fait dans le cadre de sa mission officielle. Pour finir,
le 11 septembre 2008, alors que la situation est extrêmement tendue entre
le gouvernement et l’opposition, le président Morales déclare l’ambassadeur des
Etats-Unis persona non grata.
Expulsion de l’ambassadeur, limites imposées à l’Usaid, départ de la
CIA et de la DEA : étrangement, la fièvre séparatiste donne des signes
d’apaisement. Sans compter que M. Morales continue d’enregistrer
d’importants succès électoraux. Les plus radicaux abandonnent aisément toute
revendication politique et passent, sans sourciller, de la prétendue
« défense de la démocratie » au projet d’assassinat. Pour eux, en
effet, une seule option : en finir avec cet « Indien » de
président ainsi qu’avec son vice-président Alvaro García Linera.
L’opération est pilotée par l’homme d’affaires Branco Marinkovic. Fils
d’un oustachi croate réfugié en Bolivie, celui-ci préside alors le Comité
civique pro Santa Cruz (CPSC)(5)
et dirige le Mouvement Nation Camba de libération (MNCL), qui réclame
l’« indépendance » de la Media Luna. Sur le site Internet du MNCL, on
peut en effet lire : « Avant que le sang ne coule dans le fleuve, ne
serait-il pas mieux de nous séparer en amis pour que chaque nation gère ses
propres ressources et règle ses propres problèmes ? » Malgré ces
propos doucereux, M. Cuba estime que, pour M. Marinkovic, il
s’agissait « de transposer en Bolivie le scénario raciste, religieux et
sécessionniste de la guerre des Balkans ».
De cette région du monde, précisément, M. Marinkovic fait venir
M. Eduardo Rózsa, qui a pris part au conflit au sein des forces croates
nationalistes. Il arrive accompagné de MM. Michael Dwyer (irlandais),
Arpád Magyarosi (roumano-hongrois), Elod Toaso (hongrois) et Mario Tadic
(croate), presque tous vétérans de la guerre des Balkans. « Le plan se
déroulait parfaitement, raconte M. Cuba, jusqu’à ce qu’un policier — “un
petit Indien”, auraient-ils dit — infiltre le groupe. Le 16 avril 2009, la
police est arrivée à l’hôtel où ils se trouvaient et trois d’entre eux qui
refusaient de se rendre ont été abattus, dont Rózsa. Cette nuit-là, c’est
également le dernier projet de division de la Bolivie qui est mort. » Dans
ce contexte, M. Marinkovic a préféré fuir et a trouvé asile aux
Etats-Unis.
Une toile d’araignée de fondations et d’ONG profiteraient ainsi de leur
image de membres intouchables de la « société civile » pour
déstabiliser des gouvernements. L’historienne équatorienne Adriana Villegas n’en
doute pas : « Toutes ont démontré, dans différentes situations à
travers le monde, qu’elles peuvent être plus efficaces qu’une armée de l’OTAN
[Organisation du traité de l’Atlantique nord]. »
Testée en Bolivie, la méthode semble avoir été également adoptée en
Equateur et au Venezuela. « Au-delà de la Media Luna bolivienne, analyse
Villegas, on encourage, au Venezuela, ceux qui souhaitent l’indépendance de
l’Etat du Zulia — qui dispose de l’une des plus importantes industries
pétrolières du monde — et, en Equateur, ceux qui ont le même projet pour la
province du Guayas, où se situe le principal port et centre économique du pays.
En outre, de même que Santa Cruz a rallié à sa cause trois autres départements
[Beni, Pando et Tarija], l’Etat du Zulia a obtenu le soutien de ceux de Táchira
et Mérida, et, chez nous, le Guayas celui de Manabí. »
Hernando Calvo Ospina.
Journaliste.
Auteur de Sur un air de Cuba, Le Temps des cerises, Pantin, 2005, de Rhum Bacardi.
CIA, Cuba et mondialisation, EPO, Bruxelles, 2000, et de Colombie.
Derrière le rideau de fumée. Histoire du terrorisme d’Etat, Le Temps des
cerises, Pantin, 2008.
NOTES
(1) Lire Maurice Lemoine, « L’autonomie perdue
des Miskitos du Nicaragua », Le Monde diplomatique, septembre 1997.
(2) Les indigènes représentent officiellement 60 % de
la population bolivienne.
(3) Franck Poupeau et Hervé Do Alto, « L’indianisme est-il de
gauche ? », Civilisations, n° 58-1, Bruxelles, 2009.
(4) El Mundo, Madrid, 11 septembre 2008.
(5) Institution régionaliste mise en place par le
département de Santa Cruz et très influencée par le patronat local.
Source : monde-diplomatique.fr juin 2010
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