lundi 19 août 2013

Rumeurs, mensonges et exagérations. Petit précis de déstabilisation en Bolivie

En avril 2009, devant ses homologues latino-américains, le président américain Barack Obama déclarait : « Nous devons apprendre les leçons de l’histoire [pour] promouvoir la paix. » L’attitude
David Choquehuanca,
ministre bolivien des Affaires étrangères (debout)
de Washington lors du récent coup d’Etat au Honduras indique que l’ère des interventions des Etats-Unis en Amérique latine n’est cependant pas révolue. Parfois selon des modalités inattendues.
Outre la « carotte » économique et le « gros bâton » de l’intervention militaire (auquel le récent coup d’Etat au Honduras vient d’offrir un bain de jouvence imprévu), les Etats-Unis ne manquent pas d’idées pour contenir les velléités émancipatrices de leurs voisins du Sud. L’une des méthodes consiste à soutenir les revendications indépendantistes d’élites locales dont l’« identité » serait remise en cause par... les politiques de redistribution des gouvernements progressistes. Une stratégie utilisée au Nicaragua au début des années 1980(1). Et, plus récemment, en Bolivie.
En décembre 2005, M. Evo Morales est élu président de la Bolivie. Soutenu par la petite bourgeoisie urbaine, le dirigeant du Mouvement vers le socialisme (MAS) séduit aussi les organisations indigènes lors d’une campagne qui fait la part belle au discours identitaire(2). Or, l’Etat plurinational promu par le MAS suscite bientôt une revendication inattendue : celle d’élites locales défendant un «“séparatisme” social» auquel le projet de nouvelle Constitution — qui « entérine différents niveaux d’autonomie, indigène, municipale ou régionale, sans définir leur articulation(3) » — ouvre la voie, selon elles. Tout pousse, bien sûr, les Etats-Unis à soutenir un tel mouvement : de la défense de minorités opprimées... à la possibilité de déstabiliser les autorités boliviennes.
Rapidement, la stratégie américaine identifie le département de Santa Cruz comme un objectif prioritaire : l’économie de la Bolivie dépend de ses ressources naturelles (hydrocarbures, or et fer, notamment). Egalement riches en gaz et en terres fertiles, ceux de Tarija, de Pando et du Beni — qui, avec celui de Santa Cruz, constituent la région dite de la Media Luna (« demi-lune ») — se joignent bientôt aux revendications de Santa Cruz, dont la capitale du même nom se transforme en foyer de l’opposition à M. Morales.
Deux mois après avoir remis ses lettres de créance, le 13 octobre 2006, l’ambassadeur américain en Bolivie, M. Philip Goldberg, entre en discussion avec l’opposition de la Media Luna. De 1994 à 1996, au moment de la guerre des Balkans, le diplomate dirigeait les bureaux du département d’Etat pour la Bosnie. Plus tard, de 2004 à 2006, il devint « chef de mission » à Pristina, au Kosovo, où, selon M. Morales, « il soutint le séparatisme de cette région, avec des milliers de morts à la clé(4) ». Un tel pedigree annonçait davantage que le simple soutien des Américains aux organisations politiques de l’opposition « séparatiste ».
En Bolivie, « son travail n’était un secret pour personne, affirme M. Hugo Moldiz, avocat et directeur de l’hebdomadaire La Epoca. Il ne s’en cachait pas non plus. Le plan mis sur pied visait à provoquer un état d’ingouvernabilité à partir d’actions violentes et mortelles, impliquant les forces armées et la police, avec pour objectifs la démission du président et la convocation d’élections où les candidats cooptés par l’ambassade l’emporteraient ».
En septembre 2008, des groupes de paramilitaires assassinaient près de trente paysans sans défense, avant de prendre possession de l’aéroport de Beni ainsi que des champs pétroliers de Tarija et Santa Cruz. M. Sergio Espinal, un officier à la retraite, est convaincu que « leur mode d’action laissait deviner des conseils d’experts étrangers ainsi que la participation de paramilitaires colombiens ». Pis, « la passivité des forces armées, qui se sont même laissé désarmer dans les champs pétroliers, démontrait que certains de ses membres faisaient partie de la manœuvre ».
Proches des élites de la Media Luna, les médias privés ne restèrent pas les bras croisés : « La presse rapportait tous ces faits non pas pour les condamner, mais pour contribuer à un climat d’instabilité et de peur, se souvient un paysan cocalero (cultivateur de coca) aujourd’hui député, M. Sabino Mendoza. Le message qu’elle transmettait était que si “Evo” ne démissionnait pas, une guerre pourrait éclater, avec intervention de l’armée des Etats-Unis. Rumeurs, mensonges et exagérations visaient à semer la confusion dans l’esprit de ceux qui, comme moi, soutenaient le président. »
 
Un vent d’internationalisme droitier  
 
Dès juillet 2007, l’Agence américaine pour le développement international (Usaid) était accusée d’acheminer des fonds aux groupes d’opposition. Le gouvernement avait intercepté des documents évoquant la nécessité de financer des programmes pour « rétablir un gouvernement démocratique ». Un euphémisme bien connu, explique la sociologue Cristina Guzmán : « Ces organisations, directement ou par l’intermédiaire d’autres agences, finançaient plusieurs organisations non gouvernementales [ONG], des structures de la prétendue “société civile” et des partis politiques pour que, sous la bannière des droits humains, de la liberté de la presse et d’entreprise, ils encouragent l’hostilité à l’égard du gouvernement. »
Pendant tout ce temps, le bureau de M. Morales conserve le voisinage saugrenu... d’une antenne de la Centrale Intelligence Agency (CIA), au sein même du palais présidentiel (vestige d’une époque où les gouvernements se souciaient moins de souveraineté que de bons rapports avec les Etats-Unis). « C’était un service géré par un général de la police, appelé Centre d’opérations policières spéciales [Copes], qui dépendait directement de l’ambassade des Etats-Unis ! », précise M. Jorge Cuba, directeur de l’Agence bolivienne de presse (ABI).
Constatant qu’un vent d’internationalisme droitier soufflait sur les braises du séparatisme local, M. Morales fait démanteler ladite antenne. Le 3 novembre 2008, il annonce par ailleurs que, pour des raisons de « dignité nationale », l’agence n’est plus la bienvenue en Bolivie. La veille, il avait expulsé l’organisation américaine de lutte contre les stupéfiants, la Drug Enforcement Agency (DEA), observant que ses prérogatives semblaient avoir été élargies au soutien à l’opposition sécessionniste de la Media Luna... sans que cela entre tout à fait dans le cadre de sa mission officielle. Pour finir, le 11 septembre 2008, alors que la situation est extrêmement tendue entre le gouvernement et l’opposition, le président Morales déclare l’ambassadeur des Etats-Unis persona non grata.
Expulsion de l’ambassadeur, limites imposées à l’Usaid, départ de la CIA et de la DEA : étrangement, la fièvre séparatiste donne des signes d’apaisement. Sans compter que M. Morales continue d’enregistrer d’importants succès électoraux. Les plus radicaux abandonnent aisément toute revendication politique et passent, sans sourciller, de la prétendue « défense de la démocratie » au projet d’assassinat. Pour eux, en effet, une seule option : en finir avec cet « Indien » de président ainsi qu’avec son vice-président Alvaro García Linera.
L’opération est pilotée par l’homme d’affaires Branco Marinkovic. Fils d’un oustachi croate réfugié en Bolivie, celui-ci préside alors le Comité civique pro Santa Cruz (CPSC)(5) et dirige le Mouvement Nation Camba de libération (MNCL), qui réclame l’« indépendance » de la Media Luna. Sur le site Internet du MNCL, on peut en effet lire : « Avant que le sang ne coule dans le fleuve, ne serait-il pas mieux de nous séparer en amis pour que chaque nation gère ses propres ressources et règle ses propres problèmes ? » Malgré ces propos doucereux, M. Cuba estime que, pour M. Marinkovic, il s’agissait « de transposer en Bolivie le scénario raciste, religieux et sécessionniste de la guerre des Balkans ».
De cette région du monde, précisément, M. Marinkovic fait venir M. Eduardo Rózsa, qui a pris part au conflit au sein des forces croates nationalistes. Il arrive accompagné de MM. Michael Dwyer (irlandais), Arpád Magyarosi (roumano-hongrois), Elod Toaso (hongrois) et Mario Tadic (croate), presque tous vétérans de la guerre des Balkans. « Le plan se déroulait parfaitement, raconte M. Cuba, jusqu’à ce qu’un policier — “un petit Indien”, auraient-ils dit — infiltre le groupe. Le 16 avril 2009, la police est arrivée à l’hôtel où ils se trouvaient et trois d’entre eux qui refusaient de se rendre ont été abattus, dont Rózsa. Cette nuit-là, c’est également le dernier projet de division de la Bolivie qui est mort. » Dans ce contexte, M. Marinkovic a préféré fuir et a trouvé asile aux Etats-Unis.
Une toile d’araignée de fondations et d’ONG profiteraient ainsi de leur image de membres intouchables de la « société civile » pour déstabiliser des gouvernements. L’historienne équatorienne Adriana Villegas n’en doute pas : « Toutes ont démontré, dans différentes situations à travers le monde, qu’elles peuvent être plus efficaces qu’une armée de l’OTAN [Organisation du traité de l’Atlantique nord]. »
Testée en Bolivie, la méthode semble avoir été également adoptée en Equateur et au Venezuela. « Au-delà de la Media Luna bolivienne, analyse Villegas, on encourage, au Venezuela, ceux qui souhaitent l’indépendance de l’Etat du Zulia — qui dispose de l’une des plus importantes industries pétrolières du monde — et, en Equateur, ceux qui ont le même projet pour la province du Guayas, où se situe le principal port et centre économique du pays. En outre, de même que Santa Cruz a rallié à sa cause trois autres départements [Beni, Pando et Tarija], l’Etat du Zulia a obtenu le soutien de ceux de Táchira et Mérida, et, chez nous, le Guayas celui de Manabí. » 
 
Hernando Calvo Ospina.
Journaliste. Auteur de Sur un air de Cuba, Le Temps des cerises, Pantin, 2005, de Rhum Bacardi. CIA, Cuba et mondialisation, EPO, Bruxelles, 2000, et de Colombie. Derrière le rideau de fumée. Histoire du terrorisme d’Etat, Le Temps des cerises, Pantin, 2008. 

NOTES
(1) Lire Maurice Lemoine, « L’autonomie perdue des Miskitos du Nicaragua », Le Monde diplomatique, septembre 1997.
(2) Les indigènes représentent officiellement 60 % de la population bolivienne.
(3) Franck Poupeau et Hervé Do Alto, « L’indianisme est-il de gauche ? », Civilisations, n° 58-1, Bruxelles, 2009.
(4) El Mundo, Madrid, 11 septembre 2008.
(5) Institution régionaliste mise en place par le département de Santa Cruz et très influencée par le patronat local. 

Source : monde-diplomatique.fr juin 2010

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