Une interview de Jacques Vergès
Infatigable défenseur, judiciaire
et politique, des résistants au Nouvel Ordre mondial, Jacques Vergès, qui vient
de nous quitter, s’était confié au journaliste Louis Denghien en juin 2011 sur ce qui se passait en Syrie. Une analyse sans complaisance de la dérive morale et géopolitique de l’Occident américano-centré et un optimisme raisonné sur l’évolution de la situation, en Syrie et ailleurs.
-Tout
d’abord, quelle est votre analyse de la situation en Syrie ?
Il y a très clairement une tentative de déstabilisation extérieure de la Syrie. |
-Jacques
Vergès : Il y a très clairement une tentative de déstabilisation extérieure de
la Syrie. Dans ce pays l’Arabie saoudite est à la manœuvre, via les groupes
salafistes qu’elle inspire et finance. Et, bien sûr, les Etats-Unis supervisent
cette ébauche de guerre civile. Israël, Etat frontalier et ennemi de la Syrie,
et qui dispose de services de renseignements et d’action assez performants, est
selon moi directement impliqué aussi. Et je n’aurai garde d’oublier le rôle
moteur que, joue, sur le plan diplomatique, la France pour discréditer et
isoler le régime syrien.
Je ne nie
pas pour autant qu’il existe des problèmes sociaux en Syrie. La France aussi
connait de graves problèmes sociaux et l’on peut même dire que la société
française est confrontée à un certain nombre de blocages. Mais les ennemis
intérieurs et extérieurs de la Syrie baassiste font tout pour jeter de l’huile
sur le feu. Quant à moi, je suis très clairement un ami de la Syrie telle
qu’elle est.
-Quel est
selon vous le – ou les – ressort de l’attitude de Nicolas Sarkozy dans cette
affaire ?
-J.V. : Sur
un plan strictement idéologique, il y a l’incontestable philosionisme et
philo-américanisme de ce président, qui rêve d’être le meilleur élève européen,
ou le premier ex-aequo avec le Britannique David Cameron, de la « classe
OTAN ». Et l’on touche là à un aspect plus personnel et psychologique du
personnage : son désir pathétique de se hisser à ce statut d’homme d’Etat qui
joue dans la « cour des grands » de ce monde, statut qu’une large
majorité de l’opinion française semble lui dénier aujourd’hui. Et puis il y a
tous ces échecs intérieurs – économiques ou sécuritaires – qu’on essaye de
faire oublier aux électeurs par des roulements de mécanique guerrière ; c’est
un procédé vieux comme le monde politique.
Enfin il y a
le lourd passif de la diplomatie française vis-à-vis du printemps arabe,
tunisien et égyptien : de Fillon passant ses vacances aux frais de Moubarak à
« M.A.M. » proposant à Ben Ali l’expertise française en matière de
répression policière, il y à là pas mal de choses à faire oublier, le plus vite
possible. Et cela donne notamment cette guerre non avouée contre Kadhafi,
décidée dans la précipitation et sans objectif politique clair sur simple
injonction de Bernard-Henri Lévy, par-dessus l’épaule d’Alain Juppé et de
Gérard Longuet. Une politique aventureuse, qui ne pourra déboucher que sur le
chaos, et le gâchis de vies humaine et de richesses. Et qui est déjà un échec,
comme la guerre d’Afghanistan : Kadhafi résiste, moins à cause de son armement
supérieur que du soutien dont il continue de bénéficier dans une large part de
la population libyenne, et aussi parce que les opposants soutenus à prix d’or
par les Occidentaux font chaque jour la preuve de leur vacuité, non seulement
militaire mais politique. Face à cette résistance, les médias ressortent les
bons vieux bobards de la guerre psychologique : est-ce que vous avez entendu
cette pittoresque « information » diffusée sur nos télévisions ?
Kadhafi aurait distribué du viagra à ses soldats pour les inciter à
violer les femmes des rebelles ! Quand on en est réduit à ce type de
propagande, c’est vraiment que ça va mal !
-Pour vous,
l’action occidentale, en Libye comme en Syrie, est, en quelque sorte,
improvisée, mal pensée, vouée à l’échec. On s’attendrait cependant à moins
d’amateurisme de la part de l’administration américaine et de l’OTAN…
-J.V. : Mais
voyez le gâchis inepte perpétré par les Américains en Irak depuis près de dix
ans : ils ont lancé une guerre sous des prétextes bidons pour abattre Saddam
Hussein, un « dur » du camp arabe face à Israël. Et après d’innombrables
victimes et de gigantesques dégâts, ils ont donné le pouvoir à la majorité
chiite, autrement dit à l’Iran, leur ennemi public n°1. C’est de la grande
géopolitique, ça ? N’importe quel analyste ou connaisseur de la région aurait
pu prédire ce résultat à Bush et à sa clique néo-conservatrice ! Cette
situation ubuesque a inspiré au grand intellectuel américain Noam Chomsky cette
boutade un rien désabusée : « Je croyais qu’on était allé en Irak pour
lutter contre le fanatisme islamiste et on les a mis au pouvoir ! » Eh
bien, c’est la même chose en Libye : on fait donner la grosse artillerie contre
Kadhafi, qui s’était cependant rapproché de l’Occident – et que Sarkozy,
naguère, avait reçu avec les égards qu’on sait – et on n’a comme solution de
rechange que des « bras cassés » impuissants et infiltrés d’ailleurs
par des islamistes radicaux, qui ne représentent au mieux que la province de
Cyrénaïque – et même là leur représentativité m’apparaît pour le moins fragile.
Et est-ce que la « détermination » française – ou anglaise –
résistera au premier hélicoptère, ou aux premiers commandos terrestres, abattus
?
Et quant à
la Syrie, si les Américains et leurs amis saoudiens parvenaient à renverser le
régime de Bachar al-Assad, ils livreraient le pays ipso facto à
des sectaires sunnites qui mettraient ce pays moderne à l’heure de Ryad, ce qui
à terme sera lourd de conséquences pour Israël et ses protecteurs américains.
Cela dit, je reste optimiste, pour la Syrie et même la Libye. La majorité du
peuple syrien sait que c’est la guerre civile et la destruction de leur pays
que leur apporteraient les opposants officiels plus ou moins fantoches des
Américains et les groupes armés infiltrés sur le terrain. Les Syriens ne
veulent pas que leur pays devienne un nouvel Irak.
-Et si le
but de guerre des Américains et de leurs auxiliaires européens et arabes
c’était justement, à défaut de contrôler la Syrie, de la détruire, de la faire
revenir un demi-siècle ou plus en arrière, comme certains stratèges
d’Outre-Atlantique s’en sont vantés pour l’Irak ?
-J.V. : Mais
précisément l’exemple irakien montre que c’est une politique à courte vue, et
dangereuse pour les intérêts géostratégiques de Washington : l’Irak aujourd’hui
n’a jamais été aussi proche de l’Iran. Et la création de fait d’un Etat
autonome kurde dans le nord du pays a contribué à éloigner la Turquie des
Etats-Unis. On ne gagne rien à créer des situations incontrôlables, le chaos
que vous avez créé vous reviendra dans la figure tel un boomerang géopolitique
! Et qu’aura gagné Miss Clinton quand des djihadistes paraderont dans les rues
de Tripoli, après celles de Benghazi ? Pour ce qui est de la Syrie, je crois
que l’appui dont continue de bénéficier le pouvoir de Bachar al-Assad demeure
l’obstacle le plus efficace contre les manœuvres américano-israélo-saoudiennes.
-Donc, en
Syrie comme ailleurs, l’Occident pratique la fuite en avant, la politique de la
canonnière au jour le jour ?
-J.V. :
Exactement. Parce que l’Occident est malade. Economiquement. Politiquement. Et
surtout moralement. Pour moi, ces coûteuses gesticulations militaires, de
Kaboul à Tripoli en passant par Bagdad sinon Damas, sont comparables aux
spasmes d’un agonisant. L’Amérique notamment est très malade, de son économie
ruinée, de sa dette colossale, de son dollar devenu une monnaie de Monopoly, de
ses escroqueries géantes à la Madoff. Et aussi de l’arrivée sur le
« marché géopolitique » de puissances émergentes, ou ré-émergentes
comme la Russie, la Chine, l’Inde, le Brésil. Pour garder un semblant de légitimité
morale et politique, et donc un leadership mondial, on se fabrique un ennemi,
un « Grand Satan » comme dirait les Iraniens, qui fasse oublier aux
opinions internes la faillite imminente. Mais quel crédit moral accorder à des
puissances qui pratiquent en permanence le « deux poids, deux
mesures » ? Pour nous en tenir au Proche-Orient, on bombarde Tripoli et on
menace Damas, quand on laisse Israël poursuivre, en dépit de résolutions
répétées de l’ONU, la colonisation et la répression sanglante, quand on
laisse les troupes saoudiennes réprimer au Bahrein, autre pion américain dans
le Golfe, un mouvement populaire de contestation. On stigmatise le fanatisme
iranien, quand on s’appuie sur l’Arabie Saoudite théocratique pratiquant la
forme la plus sectaire et obscurantisme de l’Islam. Je pourrais aussi vous
parler longuement de la Côte d’Ivoire, où la France, exauçant ainsi le choix
américain, a décrété qu’Alassane Ouattara était le gentil démocrate du film, et
Laurent Gbagbo le méchant, alors que l’ONU a fait la preuve des nombreuses
exactions des troupes de Ouattara contre la population civile, et du climat de
terreur qu’elles ont instauré dans leur fief du nord, pendant ces fameuses
élections présidentielles. Et si on nous explique que M. Ouattara ne contrôle
pas ses troupes, c’est tout simplement un incapable !
Je le
répète, ces expéditions coloniales en Afrique et au Proche-Orient – après tout,
les deux anciennes puissances coloniales, française et britannique, sont en
première ligne militaire et diplomatique en Afrique du Nord comme dans l’ancien
Levant – sont la preuve de la mauvaise santé de leurs instigateurs. L’Amérique
est malade ? Et la France donc ! L’affaire DSK illustre pour moi, la faillite
morale et politique des élites social-libérales, usées et corrompues ; et cette
faillite morale s’ajoute à la faillite des institutions et à celle de
l’économie, sans oublier l’insécurité : chacun voit que l’Etat français, qui
bombarde Tripoli, est incapable de faire entendre raison aux caïds de banlieue
! Qu’on s’étonne ensuite qu’un président comme Sarkozy, dernier avatar de cette
caste gouvernante, cherche à se refaire une virginité et une stature sur le dos
des Libyens et des Syriens ! Imposture ! Imposture et spasmes de mourant !
L’Occident risque bien de crever de son cynisme et de sa faillite morale !
-Pour finir,
vous vous montrez plutôt optimistes quant à l’évolution de la situation dans
ces pays de la « ligne de front » ?
-J.V. : Oui. Les Américains et leurs
séides peuvent faire pas mal de dégâts – on le voit en Libye, et en
Afghanistan, ou encore au Soudan, on l’a vu en Irak et en ex-Yougoslavie. Je ne
crois pas qu’ils pourront avoir raison contre des peuples et des nations : on
le voit ou on le verra en Syrie, en Libye, en Egypte, au Liban et en Palestine.
En Syrie, il faut être vigilant face aux manœuvres de déstabilisation et aux
opérations de de désinformation.
-Maître
Vergès, merci beaucoup !
Propos
recueillis le 9 juin 2011 par Louis Denghien.
Source : www.infoSyrie.fr
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