Me Jacques Vergès |
A la charnière des années 1950 et 1960, Jacques Vergès était aussi l’avocat
des associations d’étudiants africains en France : UNEK (Cameroun) et
FEANF (AOF et AEF). En 1959, après l’arrestation de notre camarade Harris Mémel
Fotê, l’Union générale des Etudiants de la Côte d’Ivoire (UGECI), alors présidée
par Abdoulaye Fadiga, le choisit comme conseil pour sa défense. Venu à Abidjan
pour s’entretenir avec son client, lui et Fadiga qui l’accompagnait furent
interceptés en pleine rue dans leur voiture par la police coloniale agissant
sous le masque d’Houphouët et, sans autre forme de procès, ils furent expulsés
le jour-même vers la France. C’est ainsi que Mémel fut jugé et condamné sans
pouvoir être défendu.
Originaire de l’île de La Réunion où son père, Raymond Vergès, puis
son frère jumeau, Paul, ont été tour à tour des dirigeants politiques progressistes
de premier plan, Jacques Vergès était un anticolonialiste convaincu. C’est à ce
titre qu’il participa à la défense de nombreux patriotes algériens pendant la
guerre de libération de l’Algérie, s’attirant la haine des réactionnaires de
tout acabit. Au moment de sa mort, il apparaît, à lire une certaine presse
hexagonale, que cette haine est loin d’être éteinte. Cette rancune tenace, c’est
aussi un hommage à son courage, à son intelligence, bref, à son humanité
profonde et lumineuse.
En guise d’hommage à l’ami qui nous a
quittés avant-hier, à l’âge de 88 ans, nous publions ci-dessous la recension, par
L’Inter, de son ouvrage : « Crimes
contre l'humanité - Massacres en Côte-d’Ivoire », paru en 2006 aux Editions Pharaos.
Le cercle Victor Biaka Boda
C’est le cas de
l’adjudant-chef Tuo Fozié, ancien ministre de la Jeunesse et de la Culture
civique dans le gouvernement Seydou Diarra au titre des Forces Nouvelles.
D’autres parents de victimes ont plutôt cité des témoins à charge. Dans son
témoignage sur les massacres des 80 gendarmes de Bouaké et de leurs enfants, la
présidente des veuves de la gendarmerie, Mme Koléa, née Dého Marguerite, veuve
de feu l’adjudant-chef Koléa Zadi, a rendu le témoignage que voici : « 1 - Dimanche 6 octobre 2002, tous les
gendarmes de la ville de Bouaké sont réfugiés dans leur camp. A l’entrée, ils
ont hissé des drapeaux blancs en signe de paix. Ces gendarmes, qui avaient été
attaqués à l’armement lourd dix- sept jours auparavant, soit le vendredi 20
septembre 2002, étaient à bout de munitions et n’avaient donc plus de véritable
moyen d’autodéfense. Le 6 octobre, entre 12 heures et 14 heures, les gendarmes
et leur famille entendent des coups de sifflet et voient leur camp encerclé par
les assaillants. Ils sont sommés de sortir immédiatement des casernes avec
leurs enfants garçons, âgés d’au moins 12 ans, faute de quoi ils seraient
abattus sur-le-champ avec leur famille (…). Ils sont envoyés à la base
militaire du 3e bataillon des assaillants où ils sont enfermés dans une même
cellule, beaucoup trop exiguë pour les contenir tous. Soudain, le ciel
s’assombrit et des rafales assassines s’abattent sur ces gendarmes et leurs
enfants. Les assaillants menés par leur chef d’alors, Tuo Fozié, veulent
éliminer toute espèce de vie humaine. 2 - Tuo Fozié a refusé catégoriquement de
libérer les enfants qui selon lui étaient des espions à la solde du pouvoir.
Les supplications des gendarmes n’ont été d’aucun effet sur ce chef rebelle qui
est resté inflexible. » Un autre témoignage sur le même Tuo Fozié semble
plutôt être à sa décharge. En effet dans son témoignage sur les mêmes
événements, l’épouse du gendarme N’cho N’guessan Lucien avait déclaré à Me
Vergès ceci : « Deux rebelles m’ont ainsi
violentée. Puis ils m’ont ordonné de leur servir à manger, ce que j’ai fait.
Zaga Zaga est alors arrivé pour vérifier que ces deux hommes avaient bien
accompli la mission qu’il leur avait assignée (…) Après cela, ils avaient
décidé de violer toutes les femmes et les filles. Mais à cet instant, Tuo Fozié
est arrivé dans un véhicule 4 X 4 et il a interpellé tous les rebelles
présents. Le dimanche, entre 23 heures et 4 heures du matin, les rebelles ont
tiré sur tous les gendarmes et les enfants garçons ; cela s’est passé au 3e
bataillon de Bouaké dans une cellule. » Dans un autre témoignage, celui de
la veuve d’un militaire, feu le Lieutenant-Colonel Séba Tiagbeu Valentin, qui
venait fraîchement d’être nommé Directeur de l’Ecole des Transmissions de l’EFA
de Bouaké, c’est plutôt un témoin à charge qui est cité. Il s’agit du Colonel
Guié Globo qui occupait à l’époque les fonctions de Directeur de la Défense. A
son sujet, la veuve a rapporté au célèbre avocat, les faits que voici : « Aux dires du Colonel Guié Globo qui, comme
je l’ai dit plus haut, partageait avec mon mari la même chambre à la DAT de
l’EFA, ils étaient tous deux dans leur chambre quand les rebelles sont arrivés.
Les assaillants ont tiré des coups de feu depuis la cour et le colonel Séba a
été touché par une balle. Il est tombé à terre. Les rebelles ont ensuite
enfoncé la porte de la chambre et ils ont poignardé dans le cœur mon mari (….).
Le Colonel Guié Globo qui se cachait dans la douche, a pu fuir après leur
départ. Ensuite, les rebelles sont venus prendre toutes les affaires de mon
mari, y compris les appareils ménagers qu’il venait de s’acheter. Voilà la
version officielle qui nous a été rapportée par le colonel Guié. Mais quand le
corps de mon époux a pu regagner Abidjan, le constat fait par tous fut qu’il
avait été torturé, brûlé par un fer à repasser et frappé avant d’être poignardé
en plein cœur. Les rebelles ont tiré sur lui à bout portant comme le prouvent
les impacts de balles qui sont particulièrement gros (….). Nous voulons
aujourd’hui savoir et comprendre ce qui s’est passé. Je me retrouve seule à
devoir assumer l’éducation de nos quatre enfants. Je ne travaille pas et je
n’ai aucun bien ». D’autres parents de victimes, sans doute les plus
nombreux, n’ont pas eu le temps d’identifier les bourreaux. Mais leurs yeux ont
fixé à jamais l’horrible scène que fut l’assassinat de leurs proches. C’est le
cas de veuve Kouadio Kan, née Ilboudo Rasmata Nadège, l’une des concubines du
sergent-chef de police Kouadio Kan, père de 17enfants, qui a rendu le
témoignage suivant : « Le mardi 24
septembre 2002 à 19 heures 23, un horrible assassinat a bouleversé toute notre
vie. Mon mari était à la maison, il réclamait son repas. Nos deux aînés jouaient
devant le portail (….) Soudain mes enfants accourent en criant : "Papa, les assaillants ont pris le
tournant et se dirigent vers chez nous". » Leur père leur demande de
fermer le portail. Mais il n’a même pas eu le temps d’achever sa phrase que
déjà nous entendions des tirs. Trois 4 X 4 double cabine, montés de fusils dont
je ne connais pas le nom, et pleins de rebelles, tous armés, ont encerclé notre
cour qu’ils ont bombardée sans relâche (….) J’étais perdue, mon mari ne savait
où fuir, il courait partout. Il s’est caché dans la chambre principale. Pendant
ce temps, les rebelles avaient escaladé le mur, envahi la cour et tout fouillé
dans la maison où ils recherchaient mon mari. J’ai eu beau les supplier, rien
ne les a arrêtés et ils ont fini par le retrouver. Je me demandais où ils
l’emmenaient. Mais à peine avait-il mis le pied sur le balcon que je l’ai vu
s’écrouler par terre. Il venait d’être abattu, son crâne a été fendu en deux
par une balle, devant sa mère. Elle leur a demandé de la tuer elle aussi et un
rebelle lui a répondu : « Pour toi c’est
déjà fini, c’est avec lui qu’on avait affaire et on a fini avec lui… » (….)
Le 25 septembre vers 11 heures, après que les rebelles aient fini de piller
tout dans la maison, nous avons mis le corps de mon mari sur un pousse- pousse
et nous l’avons apporté à la morgue (….) Mon mari a été enterré le 20 septembre
2003 au cimetière de Yopougon. Nous avons tout perdu, nous ne pouvons exprimer
notre douleur sur cette feuille. Kouadio Kan laisse derrière lui dix-sept
enfants (treize garçons et 4 filles) qui sont tous scolarisés et des épouses
qui n’ont pas d’emploi. » Dans le lot de témoignages recueillis par Me Vergès,
figure un qui n’est pas celui d’un parent d’une victime des événements
rapportés dans ce livre. Il s’agit plutôt du cri de révolte d’un Français de
Côte d’Ivoire sur la tuerie de l’esplanade de l’hôtel Ivoire le 7 novembre 2004
: « Nous sommes des Français installés en
Côte d’Ivoire depuis 1976 ( …) A l’heure où j’écris ces lignes, la foule
nombreuse, qui se trouve vers la résidence du chef de l’Etat et devant l’hôtel
Ivoire pour soutenir son président (….), vient d’essuyer des tirs à balles
réelles, vraisemblablement tirés, entre autres, par l’armée française, faisant
des morts… civils et innocents. Tout comme hier sur le pont de Gaulle où des
militaires français repoussaient une foule aux mains nues par des tirs
d’hélicoptère ! Difficile de vivre de telles horreurs, de les accepter, encore
plus de les comprendre, même pour raison d’Etat, surtout lorsqu’on est Français
en terre étrangère : France "pays des droits de l’homme" ! (….)
Depuis ces derniers événements, un refrain me revient sans cesse en tête :
celui de Michel Sardou sur le France, notre célèbre paquebot, "La France
elle m’a laissé tomber… Ne m’appelez plus jamais France…" »
Une odeur de pétrole et de Gaz…
Sans être
formel, Me Vergès semble subodorer d’importants intérêts économiques dans cette
guerre que vit la Côte d’Ivoire. A ce sujet, il écrit ce qui suit : « Il est par contre de plus en plus question
des découvertes de puits de pétrole et même d’une réserve proche de celle du
Koweït. La Côte d’Ivoire serait en passe de devenir le deuxième producteur
africain de pétrole après le Nigeria. Par ailleurs, une nouvelle réserve de gaz
devrait permettre une exploitation pendant un siècle au moins (….) La guerre en
Côte d’Ivoire est- elle liée à ces nouvelles découvertes ? La déstabilisation
de ce pays est-elle orchestrée et destinée à favoriser l’exploitation sans
contrôle des produits existants ? Et si oui, par qui ? La question vaut la
peine d’être posée ! Comment ne pas faire le rapprochement entre cette
déstabilisation qui semble savamment entretenue et la découverte en 2002 de ces
énormes réserves de pétrole dans le sous- sol ? Les dictatures sont plus aisées
à contrôler que les démocraties. » Si l’avocat s’est juste contenté de
s’interroger sur les raisons économiques du conflit ivoirien, il a par contre
clairement réfuté la thèse de la xénophobie avancée comme l’une des causes,
sinon la principale de la rébellion armée. Pour Me Vergès, la Côte d’Ivoire est
plutôt un pays accueillant où vivent et prospèrent des millions d’étrangers.
Dans son livre, le juriste français a évoqué les prochaines élections. Il a
jugé critique la période où elles doivent se tenir parce que selon lui, «
certains redoutent les résultats de tout scrutin. » L’avocat français fait ici
une allusion à peine voilée aux adversaires de Laurent Gbagbo en l’occurrence
au leader du Rassemblement Des Républicains, ( RDR), M. Alassane Ouattara : « Les élections présidentielles avaient été
fixées fin octobre et le président, faisant usage de ses pouvoirs exceptionnels
prévus par la Constitution, avait accepté- sur demande du président de la
République d’Afrique du Sud, désigné comme médiateur par l’Union africaine-
toutes les candidatures, même celles qui ne remplissent pas les conditions
exigées par la Constitution. Il apparaît que certains redoutent les résultats
de tout scrutin ». Me Vergès n’a pas exclu pendant cette période la possibilité
d’un deuxième coup d’Etat dans l’histoire de la Côte d’Ivoire. Dans son livre,
il cite l’ex- chef d’état-major des Armées, le Général Mathias Doué : « Le danger de nouveaux attentats destinés à
justifier le report des élections existe. Il se fait même de plus en plus
précis. Ce n’est plus la possibilité des élections que conteste l’ancien chef
d’état- major, le Général Doué, en fuite, mais leur principe même » Pour
étayer ses dires, l’avocat a rapporté les propos tenus par l’ex-CEMA le 19 août
2005 : « Dans l’état actuel de la
situation en Côte d’Ivoire, les élections ne constituent pas une voie de sortie
». Pour Me Vergès, le but d’une telle déclaration est de « parachever le deuxième coup de force et de
renverser le pouvoir issu des urnes ». L’auteur du livre a donc interpellé
la communauté internationale sur cet état de fait : « Voilà prévenus l’ONU, le médiateur, le président sud-africain Thabo
Mbeki et les autorités françaises qui ont cru devoir tenir la balance égale
entre un gouvernement légitime et des putschistes. Les traiter comme une
opposition légale, ne pouvait que les encourager à continuer le coup d’Etat par
d’autres moyens. En rendant impossibles les élections dans la zone qui leur a
été dévolue, ils prétendent remettre en cause la représentativité d’un
gouvernement issu d’élections régulières, en violation du principe juridique
selon lequel nul ne peut invoquer sa propre turpitude pour justifier une
revendication : un squatter, parce qu’il occupe les lieux, ne peut contester le
droit du propriétaire. » Le livre de Me Vergès s’achève par les plaintes
recueillies sur les lieux du massacre de Duékoué. Plusieurs dizaines de parents
de victimes ont officiellement confié leur dossier à l’avocat français, « afin
que justice soit faite » En prenant la responsabilité de rendre publics leurs
témoignages, il affirme viser un seul objectif : « que les assassins et leurs commanditaires sachent qu’ils
n’échapperont pas au châtiment de leurs crimes et que le temps de l’impunité
est passé. »
Source : L’Inter 20 juin 2006
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