Le 6 novembre 2004, deux Sukhoi ivoiriens bombardaient une base française
dans le nord de la Côte d'Ivoire, faisant dix morts. Mais pourquoi ? Qu'avait à
y gagner le président Laurent Gbagbo ? Enquête sur l'un des secrets les mieux
gardés de la Françafrique.
"J'ai
entrepris toutes les démarches pour avoir des explications sur ce bombardement
incompréhensible. Par qui ? Pourquoi ? Sur ordre de qui ? Mais aucune réponse
n'est possible, car il faudrait lever le secret-défense." Ces mots sont
ceux de Djamel Smaidi, et c'est à François Hollande
La bande des
Trois
(De g à dr)
le général Henri Poncet, commandant de l'Opération
"Licorne" ;
Michèle Alliot-Marie, ministre de la Défense ;
Jacques
Chirac, président de la République.
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qu'il les adresse. Neuf ans
après le raid mené par l'armée ivoirienne sur un campement de la force Licorne
à Bouaké, ce militaire rescapé, réformé pour invalidité en 2010, se bat
toujours pour connaître la vérité sur un événement que l'on peut classer parmi
les plus obscurs de la Françafrique. La vie de Djamel, comme celle de ses
compagnons en poste ce jour-là, a basculé le 6 novembre 2004 en début d'après-midi.
Deux Sukhoi 25 ont décollé de l'aéroport de Yamoussoukro. Aux manettes, deux
pilotes biélorusses (Barys Smahine et Youri Souchkine), secondés par deux
copilotes ivoiriens (le lieutenant-colonel Ange Gnanduillet et le lieutenant
Patrice Oueï). Vers 13 h 20, ils effectuent un premier passage de
reconnaissance au-dessus du lycée Descartes, où se sont installés les Français.
Puis l'un d'entre eux plonge en piqué et lâche ses roquettes sur l'objectif, un
gymnase abritant le mess des officiers. Bilan : dix morts (neuf militaires
français et un civil américain) et 39 blessés.
Une enquête
judiciaire est ouverte un an plus tard par le tribunal des armées de Paris.
Elle est toujours en cours. "J'accuse le pouvoir politique de l'époque
d'avoir saboté par tous les moyens cette enquête, s'emporte Jean Balan,
l'avocat de 22 parties civiles. Les victimes ne sont rien d'autre que les
dommages collatéraux d'un jeu très dangereux et mal maîtrisé de la présidence
française pour régler ses comptes avec Laurent Gbagbo." Balan, chapeau de
cow-boy vissé sur le crâne, nœud texan autour du cou et santiags aux pieds, est
une figure bien connue du tribunal des armées. Réputé tenace, ce pénaliste
défend depuis trente ans les militaires dont les droits ont été bafoués. Après
des années d'investigation, il s'est forgé des certitudes. Selon lui, les
dirigeants français (le président Jacques Chirac, Michèle Alliot-Marie, sa
ministre de la Défense, Dominique de Villepin, à l'Intérieur...) ont joué avec
le feu. Selon plusieurs témoignages de militaires et de diplomates versés au
dossier d'instruction, Paris savait parfaitement que Laurent Gbagbo avait
l'intention de reconquérir le nord du pays. Le 2 novembre, Gildas Le Lidec,
l'ambassadeur de France, et le général Poncet, le patron de Licorne, tentaient
encore de l'en dissuader. Le lendemain, c'était au tour de Jacques Chirac de
décrocher son téléphone. Réponse du président ivoirien : "Je ne peux plus
tenir mes militaires."
À
Yamoussoukro, les Français suivent minute par minute le pilonnage des positions
rebelles par les deux Sukhoi et les va-et-vient de l'Antonov qui les
réapprovisionnent en munitions depuis Abidjan. Selon les pièces versées au
dossier, Paris avait obtenu du colonel Mangou, chargé des opérations militaires
à Yamoussoukro, qu'il l'informe à l'avance des cibles qui allaient être
frappées pour permettre à ses soldats de se mettre à l'abri.
Le général
Poncet pense à une "bavure manipulée", Michèle Alliot-Marie dément
Alors que
s'est-il passé ? Un mercenaire français au service de l'armée ivoirienne, le
pilote Jean-Jacques Fuentes, affirme que les pilotes des Sukhoi ont été induits
en erreur par une source élyséenne qui leur aurait fait croire qu'une réunion
de chefs rebelles se déroulait dans le mess des officiers. Mais ce témoignage
est sujet à caution compte tenu de l'identité du témoin. Le général Poncet a,
de son côté, formulé plusieurs hypothèses quant à l'origine du raid, dont celle
de la "bavure manipulée". "Du pur délire", selon Michèle
Alliot-Marie.
Peut-être.
Mais pour Me Balan, la France devait penser qu'il n'y aurait pas de victimes,
le mess étant exceptionnellement fermé ce jour-là. S'il y a eu des morts, c'est
parce que des militaires s'étaient réfugiés sous les auvents du bâtiment à
l'approche des Sukhoi - ce que Paris, toujours selon l'avocat, n'avait pas
prévu. Mais, dans cette hypothèse, que cherchait la France ? À justifier un
coup d'État en préparation contre Laurent Gbagbo, continue Jean Balan.
Huit
Biélorusses dont l'un des pilotes arrêté au Togo
Le 7 novembre,
dès le lendemain du bombardement, une colonne de blindés français encercle la
résidence de Gbagbo, dans le quartier de Cocody, à Abidjan, avant de se
replier. Les militaires affirment qu'ils se sont trompés de route, Alliot-Marie
qu'il s'agissait de protéger l'ambassade de France située juste à côté.
D'autres témoignages mentionnent la présence du chef d'état-major, Mathias
Doué, dans l'un des véhicules blindés. Aurait-il eu l'intention de renverser
Gbagbo avant de se raviser devant le nombre des pro-Gbagbo descendus dans les
rues ? Ce qui est sûr, c'est que Doué a aussitôt été limogé, et qu'après un
long exil à l'étranger il coule désormais des jours tranquilles à Abidjan.
Mais il y a
plus troublant encore. De retour dans la capitale ivoirienne, les deux pilotes
biélorusses se posent sans difficulté sur les pistes de l'aéroport, pourtant
surveillé par les Français, et sont exfiltrés vers le palais de Yamoussoukro.
Dans l'après-midi, les soldats français détruisent les avions à la hache (Paris
les couvrira, mais Poncet sera vertement réprimandé par sa hiérarchie).
À Abidjan,
tout s'accélère. Des éléments de Licorne prennent l'aéroport, et arrêtent 15
techniciens russes, biélorusses et ukrainiens chargés de l'entretien des
Sukhoi. Ils les retiennent durant quatre jours, avant de les remettre au consul
de Russie, le 11 novembre, en présence d'un délégué du Comité international de
la Croix-Rouge - le tout sur instruction de l'état-major à Paris. "Je
n'avais pas du tout envie de relâcher ces personnes, a témoigné le général
Poncet. On m'a répondu : tu exécutes !"
Cinq jours
plus tard, huit Biélorusses, dont l'un des deux pilotes, sont de nouveau
arrêtés à la frontière du Togo alors qu'ils se présentent comme
"mécaniciens agricoles". Le ministre togolais de l'Intérieur,
François Boko, fait immédiatement le lien avec les événements de Bouaké et
décide de les placer en garde à vue. Son audition ne manque pas de sel. Il
assure avoir appelé le lieutenant-colonel Velseder, de la DGSE (les services de
renseignements extérieurs de la France), qui était également conseiller de
Gnassingbé Eyadéma, pour savoir s'il devait l'avertir. Son interlocuteur lui
aurait répondu que sa "direction parisienne ne l'avait pas autorisé à
informer [le chef de l'État togolais]". "Nous avons sollicité aussi
le SCTIP [Service de coopération technique internationale de police] et un
autre canal au ministère de l'Intérieur pour demander à Paris la conduite à
tenir, ajoute Boko. Les instructions étaient de ne rien faire. Devant
l'attitude de la France, qui m'a beaucoup étonné, j'ai été amené à prendre des
arrêtés d'expulsion."
Interrogé
lui aussi, Dominique de Villepin, à l'époque chargé de l'Intérieur, a déclaré
ne pas avoir été informé de cette affaire. Pour Alliot-Marie, il n'y avait pas
de base légale, faute de mandat international, pour interroger les suspects.
Faux, rétorque Me Balan. "L'autorité judiciaire était parfaitement en
mesure d'établir en urgence une demande d'entraide pénale internationale aux
fins de faire entendre les suspects par les autorités togolaises qui faisaient
preuve d'une bonne volonté manifeste."
D'ailleurs,
les mercenaires de l'Est avaient déjà été entendus, mais par les Forces
spéciales françaises à Abidjan, si l'on en croit le général Thonier, adjoint de
Poncet à Abidjan. Des demandes de déclassification liées à l'arrestation des
mercenaires slaves ont été demandées. En partie acceptées, leurs noms, photos,
métiers figurent au dossier mais, curieusement, il n'y a aucune trace de leurs
interrogatoires, et 26 pages sont classées "secret défense".
Et le
mystère continue. Aucune autopsie n'a été réalisée sur les corps alors que la
loi en fait l'obligation en cas de crime. Réponse d'Alliot-Marie :
"L'autopsie des militaires en opération ajoute inutilement du chagrin aux
familles." En fait, les corps furent enterrés à la hâte, au point que ceux
de deux soldats furent inversés.
Une erreur
réparée en 2006. L'exhumation de ces corps, pour qu'ils retrouvent leur
sépulture, a montré qu'ils avaient été jetés dans un sac mortuaire couverts de
sang, les vêtements déchirés, sans avoir été ni lavés ni habillés. "Toute
éventuelle preuve devait disparaître, en conclut Me Balan. Dans quel but
?"
Les rescapés
et les familles prêts à médiatiser l'histoire
L'avocat n'a
pas réussi à obtenir que Michèle Alliot-Marie soit poursuivie devant la cour de
justice de la République. La commission des requêtes a estimé que les
déclarations de "Mme Alliot-Marie ne constituaient pas une altération
volontaire de la vérité". Une aberration, pour Balan, qui a du coup envoyé
un dossier complet sur l'affaire à une soixantaine de députés et de sénateurs
français en espérant la mise sur pied d'une commission d'enquête parlementaire.
Payé par la caisse d'assurance des militaires, il n'est pas prêt à lâcher le dossier,
soumet régulièrement ses découvertes à la juge Khéris (le quatrième chargé de
l'affaire depuis le début de la procédure), et demandera prochainement
l'audition de nouveaux témoins. Parmi eux, les conseillers d'Alliot-Marie et de
Villepin, Robert Montoya, un ex-gendarme élyséen installé au Togo, qui avait
livré les deux Sukhoi à Gbagbo, puis participé à l'exfiltration des mercenaires
biélorusses. Quant aux rescapés et aux familles des victimes, ils sont de plus
en plus enclins à médiatiser leur histoire pour que la vérité éclate au grand
jour. "Ignorer ce qui s'est passé à Bouaké, c'est faire mourir nos
compagnons d'armes une deuxième fois", a prévenu l'un d'eux.
Le choix de
Jacques Chirac
Comment
sortir de l'impasse après les événements de novembre 2004 ? Dans une note datée
du 3 décembre 2004, Michel de Bonnecorse, chef de la cellule africaine de
l'Élysée, et le général Jean-Louis Georgelin, chef d'état-major particulier du
président, proposent trois scénarios à Jacques Chirac : le retrait du dispositif
militaire Licorne ; un deal avec Gbagbo pour lui laisser remporter les
élections ; ou un renforcement de la présence onusienne pour imposer les
accords de Linas-Marcoussis et d'Accra III. C'est la troisième option qui sera
retenue par Chirac. Après avoir obtenu le feu vert des États-Unis, la France
demandera le renforcement de la mission de l'ONU pour alléger le dispositif
français à Abidjan et éviter un face-à-face avec les forces ivoiriennes.
Pourtant, la relation franco-ivoirienne restera tendue jusqu'à la fin du mandat
du président français, en 2007. "Depuis que Chirac n'est plus là, je dors
mieux", confiera Gbagbo peu après l'élection de Nicolas Sarkozy. Lors de
leur dernier entretien téléphonique, le 4 décembre 2010, Sarkozy suggéra pourtant
à Gbagbo d'accepter le verdict des urnes afin de devenir "un héros de la
démocratie". Il lui proposa aussi de lui trouver une haute fonction dans
une organisation internationale... avant de tout mettre en œuvre pour le faire
partir.
Par Pascal
Airault
en maraude
dans le web
Sous cette rubrique, nous vous
proposons des documents de provenance diverses et qui ne seront pas
nécessairement à l’unisson avec notre ligne éditoriale, pourvu qu’ils soient en
rapport avec l’actualité ou l’histoire de la Côte d’Ivoire et des Ivoiriens, et
aussi que par leur contenu informatif ils soient de nature à faciliter la
compréhension des causes, des mécanismes et des enjeux de la « crise
ivoirienne ».
Source : Jeune
Afrique 23/08/2013
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