Egypte, Tunisie, Mali, Lybie : Le célèbre économiste franco-égyptien parle
géostratégie du sahel dans un entretien avec nos confrères du site
algeriepatriotique.com
Algeriepatriotique :
On assiste en Egypte à une passe d’armes entre le président Morsi et l’armée.
On parle d’un probable limogeage du ministre de la Défense et d’une «perte de
patience» de l’institution militaire face à la situation politique dans le pays.
Qu’en est-il ?
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Samir Amin |
Deux années après la révolution, les Egyptiens continuent de manifester,
mais, cette fois, contre le président et son mouvement des Frères musulmans,
lesquels sont accusés de reproduire le même système autoritaire que l’ancien
régime. Morsi tombera-t-il ?
Je ne suis pas un devin. Je ne sais pas si Morsi tombera ou pas, mais ce
que je sais, c’est que ce que vous dites est correct, dans le sens où l'opinion
publique grandissante en Egypte est de plus en plus consciente que ce
gouvernement et les Frères musulmans d'une manière générale ne font que
poursuivre les politiques du régime antérieur, de celui de Moubarak et de
Sadate, avant lui. Non pas seulement sur le plan de la gestion politique très
peu démocratique, mais également – et cela est peut-être plus important – dans
les domaines économique et social. La politique des Frères musulmans et du
président Morsi est une politique super-réactionnaire ; il n’y a aucun
changement par rapport à celle de Moubarak, aussi bien sur le plan social
qu’économique.
C’est une politique de soumission totale, intégrale, aux ordres de la
Banque mondiale, du Fonds monétaire international et, derrière eux, les
Etats-Unis. Il n'y a aucun changement. Les électeurs qui avaient cru – parce
qu'ils n'avaient pas vu les Frères musulmans au gouvernement – qu'ils allaient
changer les choses ont été très rapidement déçus et c'est ce qui explique que
le mouvement de protestation est en montée continue et permanente.
La nouvelle Constitution – qui est pour de nombreux Egyptiens synonyme
d’une islamisation de l’Egypte – a donné lieu à un vaste mouvement de
contestation qui va en s’aggravant. Que retiennent les Egyptiens de la
douloureuse expérience algérienne ?
Vous savez, les Egyptiens sont les Egyptiens et l'Algérie, bien qu'un pays frère
et proche, n'est pas connu de tout le monde. Par conséquent, l'expérience
douloureuse des Algériens n'a pas été nécessairement comprise par une bonne
partie (des Egyptiens, ndlr). Elle a été comprise par ceux qui suivent la
politique de plus près, mais pour les grandes masses populaires, l'image est
assez chaotique.
Deux années après les bouleversements en Tunisie, en Egypte et en Libye,
les conditions sociales des citoyens se sont détériorées. La revendication
sociale prendra-t-elle le dessus sur l’aspiration démocratique ? Les peuples
arabes sont-ils en train de vivre une désillusion ?
D'une manière générale, oui. Les peuples arabes vivent une désillusion.
Mais il faut regarder au cas par cas. On ne peut pas parler de l'Egypte, de la
Libye et de la Tunisie comme s'il s'agissait du même pays. Les conditions très
concrètes sont différentes d'un pays à un autre. Dans le cas égyptien, je suis
persuadé – dans le cas tunisien également – que l'opinion en général – et non
seulement l'opinion publique –, mais également l'opinion d'une bonne partie des
classes moyennes, a compris que rien n'était changé et que leurs conditions
continuaient à se détériorer avec les gouvernements actuellement en place.
Le cas de la Libye est assez différent, parce que l'intervention militaire
– je dirai criminelle – des Occidentaux pour soi-disant libérer la Libye d'un
dictateur, Kadhafi, a tout simplement détruit l'existence de ce pays. Je ne
défends pas Kadhafi et ne prétends pas que c'était un grand démocrate, mais
l'objectif n'était pas du tout d'établir une démocratie en Libye et la preuve
est faite. La Libye est maintenant sur la voie – on pourrait dire – de la «somalisation»,
c'est-à-dire l'incapacité du pouvoir central à affirmer et à gérer le pays
livré à des seigneurs de guerre, à des groupes régionaux et, souvent, à des
bandits, à des cliques armées ou pas armées, ici ou là. La Libye n'existe plus
comme pays.
Vous condamnez, par principe, toute intervention militaire étrangère mais
vous avez appelé à soutenir celle de la France au Mali. Pourquoi la France
doit-elle faire exception ?
Je me suis exprimé avec beaucoup de détails sur cette question. Je suis
effectivement contre les interventions militaires des puissances occidentales,
d'une manière générale. Mais il faut toujours, quand même, avoir le sens
politique et le sens des nuances. Dans le cas du Mali, les forces dites
islamiques – prétendues islamiques – s'autoproclament telles, même si ce
qu'elles font n'a rien avoir avec l'islam. Et ça, c'est une autre question. Ces
forces ne sont pas le résultat d'un mouvement populaire, mais celui d'une
intervention de petits groupes armés, autoproclamés djihadistes et qui se sont
imposés avec une violence extrême.
Le Mali était et reste menacé d'être véritablement saccagé par un pouvoir
qui se prétend islamique, même s'il n'a rien à voir (avec l’islam). Je crois
que vous, Algériens, vous pouvez le comprendre facilement, ayant eu
l'expérience de ce que fut le FIS et de ce que fut le GIA. Dans ce cas,
l'ennemi principal – en politique, il faut toujours distinguer l'ennemi
principal des autres ennemis – du peuple malien, ce sont ces groupes
djihadistes. La France n'est pas un ami ; loin de là. La France est une
puissance impérialiste et coloniale, et elle le sera au Mali comme elle l'a été
et comme elle l'est partout. Je n'en doute pas, mais faut-il laisser ces
djihadistes créer un ou deux Etats pseudo-islamiques au Mali ? Ce dernier
aurait été saccagé à la manière de la Somalie et je ne sais pas combien de
décennies il faudrait après cela pour voir réapparaître un Etat digne de ce nom
; il aurait été gommé de la liste des Etats dignes de ce nom à l'échelle
internationale.
Si les Français tentent, après cette aventure, de mettre le gouvernement du
Mali sous leur tutelle, peut-être réussiront-ils à court terme. Mais le peuple
malien saura se débarrasser de cette colonisation comme il l'a fait dans le
passé. C'est un danger et je l'ai signalé, dit et écrit à un certain nombre de
ceux qui me critiquent et ne lisent pas tout ; ils se contentent de dire que
Samir Amin soutient les Français au Mali. Non ! Samir Amin dénonce les
djihadistes prétendus islamiques comme le danger principal de saccage du Mali
et ne se fait aucune illusion. J'ai écrit, d'ailleurs, que la France était très
mal placée pour la reconstruction du Mali. Le Mali ne peut être reconstruit que
par les Maliens et il ne le sera que par les Maliens, fût-ce contre les
Français. Mais avant d'être reconstruit, il faut d'abord qu'il ne soit pas
détruit. Or, ceux qui veulent le détruire, ce sont les djihadistes.
Pensez-vous comme d’autres que c’était à l’Algérie d’intervenir au
Nord-Mali plutôt que la France ?
Ecoutez, je ne veux pas me mettre à la place du gouvernement algérien. Je
respecte beaucoup ses positions et je crois qu’elles ont été intelligentes. Je
pense que si le Mali, et peut-être aussi d’autres pays de la région comme la
Mauritanie et le Niger, avait demandé à l’Algérie une intervention commune, je
ne sais pas qu’elle aurait été la réponse du gouvernement algérien. Mais je
pense qu’il aurait compris la demande. Néanmoins, le Mali n’a pas fait cette
demande et, par conséquent, je comprends très bien – elle était tout à fait
juste – la position de l’Algérie.
D’autre part, l’Algérie a raison – et tous ceux qui disent la même chose,
ont raison : il faut distinguer. Les Touareg sont un peuple et les Touareg,
comme peuple, ont des droits. Non pas le droit à la sécession, ni en Algérie,
ni au Mali, ni au Niger, mais le droit d’être respectés comme des citoyens à
part entière et non comme des citoyens de seconde zone. Alors, il faut
distinguer ces revendications, parfaitement légitimes des citoyens maliens
touareg comme des citoyens algériens touareg dont les droits, je crois, sont
respectés, ou des citoyens touareg du Niger qui sont, je pense, dans le moment
actuel, assez correctement respectés. Cela il faut le dire, il faut les
distinguer des djihadistes.
Les djihadistes sont souvent des étrangers, comme vous le savez, c'est-à-dire qu’ils sont recrutés n’importe où dans le monde, en Algérie, en Tunisie, en Afghanistan et même en Finlande, paraît-il. Ces djihadistes ont su utiliser le mécontentement légitime des Touareg pour se prétendre les défenseurs de la communauté targuie. Ils ne le sont pas. Ils sont les défenseurs de personne d’autre que d’eux-mêmes. Leur projet est, tout simplement, un projet de mise sous tutelle qui ne respecte le droit d’aucun citoyen, qu’il soit targui ou autre. D’autre part, il faut se souvenir que dans le nord du Mali, la partie la plus peuplée est la vallée du Niger, de Mopti à Ansongo, à la frontière du Niger, et que la grande majorité de cette population est composée des pêcheurs bozos et des paysans sonrais, et ce ne sont pas des Touareg. Les Touareg ont des droits, certainement comme tous les citoyens, mais les pêcheurs bozos et les agriculteurs sonrais ont également les mêmes droits.
Les djihadistes sont souvent des étrangers, comme vous le savez, c'est-à-dire qu’ils sont recrutés n’importe où dans le monde, en Algérie, en Tunisie, en Afghanistan et même en Finlande, paraît-il. Ces djihadistes ont su utiliser le mécontentement légitime des Touareg pour se prétendre les défenseurs de la communauté targuie. Ils ne le sont pas. Ils sont les défenseurs de personne d’autre que d’eux-mêmes. Leur projet est, tout simplement, un projet de mise sous tutelle qui ne respecte le droit d’aucun citoyen, qu’il soit targui ou autre. D’autre part, il faut se souvenir que dans le nord du Mali, la partie la plus peuplée est la vallée du Niger, de Mopti à Ansongo, à la frontière du Niger, et que la grande majorité de cette population est composée des pêcheurs bozos et des paysans sonrais, et ce ne sont pas des Touareg. Les Touareg ont des droits, certainement comme tous les citoyens, mais les pêcheurs bozos et les agriculteurs sonrais ont également les mêmes droits.
Comment expliquez-vous cette contradiction flagrante dans la politique
étrangère de la France et de l’Otan qui consiste à combattre les groupes
salafistes armés au Mali et à les soutenir en Syrie ?
Oui, la France est totalement en contradiction avec elle-même. Elle est, je
dirais, du bon côté dans le cas malien ; elle est certainement du mauvais côté,
partout ailleurs, particulièrement en Syrie, bien entendu, comme elle l’avait
été en Libye où elle avait joué un rôle déterminant. La France reste une
puissance impérialiste, mais il y a une petite fissure entre la France, les
Etats-Unis et ses alliés majeurs en Europe, sur la question du Mali, parce que
le projet du «Sahelistan», c'est-à-dire du grand Etat saharien,
n’est pas un projet français ; c’est un projet qui a l’oreille des Etats-Unis.
Il a l’oreille des Etats-Unis mais je ne sais pas s’il est vraiment un projet
des Etats-Unis. Il est probablement soutenu par des pays comme l’Arabie
Saoudite et le Qatar, qu’on veut nous présenter de temps en temps comme de
grandes démocraties ; c’est amusant.
Ce projet du «Sahelistan» est de faire du Grand Sahara un
Etat à l’image de l’Arabie Saoudite, c'est-à-dire un étang saharien avec une
population très limitée en nombre mais des richesses fabuleuses, évidemment, le
pétrole et le gaz, mais également l’uranium et probablement d’autres minéraux
précieux et importants. Ce serait un Etat qui serait aux mains d’émirs prétendus
islamiques qui s’enrichiraient fabuleusement à la façon des monarchies du Golfe
et qui pourraient, peut-être, redistribuer à cette population clairsemée
quelque chose pour les avoir de leur côté.
C’est un projet qui ne menace pas seulement le Mali, mais aussi l’Algérie, parce que les impérialistes n’ont jamais renoncé à casser l’Algérie et à priver la partie la plus peuplée de l’Algérie du Grand Sahara algérien. Alors, je crois qu’il y a, là, une fissure – sans plus – entre la vision française respectueuse, pour le moment, du partage – si on peut l’appeler ainsi – du Sahara entre les Etats algérien, malien, nigérien et mauritanien, et le point de vue – peut-être – des Etats-Unis qui est, ma foi, qu’un «Sahelistan» qui affaiblirait considérablement l’Algérie mais détruirait, par la même occasion, la Mauritanie, le Mali et le Niger, ne serait pas une mauvaise chose.
C’est un projet qui ne menace pas seulement le Mali, mais aussi l’Algérie, parce que les impérialistes n’ont jamais renoncé à casser l’Algérie et à priver la partie la plus peuplée de l’Algérie du Grand Sahara algérien. Alors, je crois qu’il y a, là, une fissure – sans plus – entre la vision française respectueuse, pour le moment, du partage – si on peut l’appeler ainsi – du Sahara entre les Etats algérien, malien, nigérien et mauritanien, et le point de vue – peut-être – des Etats-Unis qui est, ma foi, qu’un «Sahelistan» qui affaiblirait considérablement l’Algérie mais détruirait, par la même occasion, la Mauritanie, le Mali et le Niger, ne serait pas une mauvaise chose.
L’attaque terroriste d’In Amenas obéit-elle à cette même logique ? Si c’est
le cas, la France jouerait-elle double jeu avec l’Algérie ?
L’attaque d’In Amenas révèle, effectivement, la nature de ce projet
de «Sahelistan» et je crois que le gouvernement algérien et –
je pense – le peuple algérien aussi ont pris conscience que cette menace
n’était pas réduite au Mali, mais qu’elle menaçait également le sud algérien.
Je crois que cette attaque l’a démontré. Peut-être était-ce une erreur de leur
part, parce qu’en s’attaquant directement au sol algérien, à In Amenas, les
djihadistes en question ont aidé le peuple algérien et son gouvernement à comprendre
que la menace ne pouvait pas être limitée au Mali.
Interview réalisée par Mohamed El-Ghazi et M. Aït
Amara
en
maraude dans le web
Sous
cette rubrique, nous vous proposons des documents de provenance diverses et qui
ne seront pas nécessairement à l’unisson avec notre ligne éditoriale, pourvu
qu’ils soient en rapport avec l’actualité ou l’histoire de la Côte d’Ivoire et
des Ivoiriens, et aussi que par leur contenu informatif ils soient de nature à
faciliter la compréhension des causes, des mécanismes et des enjeux de la « crise
ivoirienne ».
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