samedi 30 mars 2013

CONTRIBUTION à L’HISTOIRE DU SYNDICALISME IVOIRIEN

A l’occasion du cinquantième anniversaire de la dissolution de l’ensemble des syndicats ivoiriens dans une centrale unique sous le nom d’Union générale des travailleurs de la Côte d’Ivoire (UGTCI), satellite du PDCI, parti unique et obligatoire à la botte d’Houphouët, on a assisté à une falsification honteuse de l’histoire du syndicalisme ivoirien. Ainsi, le communiqué publié par les organisateurs de cette soi-disant commémoration fait l’impasse sur les noms de personnages importants pour l’histoire des origines du syndicalisme ivoirien comme feu Gaston Fiankan, feu Camille Gris, Blaise Yao Ngo ou feu Samba Diarra.
Rappelons que Gaston Fiankan fut le premier prisonnier politique ivoirien de l’ère moderne pour son action à la tête d’un syndicat de salariés de la fonction publique proche de la mouvance anticolonialiste dont le PDCI constituait à l’époque l’aile politique. Camille Gris était, lui, un dirigeant de la CGT-AOF, l’un des derniers à résister à la volonté d’Houphouët et de ses maîtres français de liquider le syndicalisme de lutte, mais qui finit aussi par succomber. G. Fiankan fut brièvement ministre du Travail avant de commencer une carrière d’ambassadeur après l’indépendance. C. Gris lui succéda au ministère du Travail en 1959, qu’il occupa jusqu’à son arrestation en 1964 dans le cadre de l’un des épisodes des « faux complots ». Quant à B. Yao Ngo, il était au moment de son expulsion pendant l’été 1959, le dernier représentant du syndicalisme de lutte. Revenu au pays peu après l’indépendance, lui aussi devait connaître les geôles d’Houphouët dans le cadre des faux complots, mais dans son cas sans un jugement. De tous ceux-là, seul le nom de Samba Diarra est lié à l’histoire de la genèse de l’UGTCI. Ce médecin frais émoulu de la Faculté fut l’un de ceux qui firent triompher l’idée que pour mieux se défendre face à leurs exploiteurs, les travailleurs devaient impérativement s’unir. Mais S. Diarra ne devait pratiquement pas connaître son enfant, d’ailleurs bien méconnaissable ! A peine l’unité syndicale réalisée, il était arrêté,  en janvier 1963, lors du premier épisode de la grande chasse aux sorcières des premières années 1960, sur laquelle il devait laisser un témoignage poignant, sous le titre : « Les faux complots d’Houphouët-Boigny ».
Dans leur zèle falsificateur, les organisateurs ont même oublié de mentionner Joseph Coffie, qui dirigea pourtant l’UGTCI pratiquement de sa création, en 1962, jusqu’à son décès, en 1984 !
En hommage à eux tous, et à tous les militants anonymes qui donnèrent vie au syndicalisme ivoirien en bravant des difficultés inouïes, et parfois jusqu’au sacrifice suprême, je dédie cet article – signé de mon pseudonyme d’alors : J.B. Djouman – qui, fin 1963, marquait symboliquement un autre anniversaire de l’UGTCI, le troisième, dans les colonnes du tout premier numéro du journal clandestin « Le Nouveau Réveil », Organe du Comité des Patriotes Ivoiriens pour l'Unité et pour l’Action (cpiua), que j’animais.
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Trois ans après l’unité, où en est le syndicalisme ivoirien ?
Il y a plus de trois ans, le 2 juillet 1961, la conférence de l'unité syndicale réunie à Treichville décidait la fusion de tous les syndicats existants en une centrale nationale unique.  Le 4 août de l'année suivante, l’uni devenait une réalité avec la création de l’Union Générale des Travailleurs de Côte d'Ivoire (UGTCI).
L’UGTCI est née à un moment où le climat social dans notre pays était particulièrement lourd. Depuis près de dix ans, les autorités observaient un immobilisme complet en matière de politique sociale : salaires bloqués malgré la hausse vertigineuse du coût de la vie ; refus de prendre en considération les justes revendications des travailleurs ; répression impitoyable du moindre mouvement revendicatif. Le mouvement syndical était parfaitement impuissant devant cette politique ouvertement antisociale ; et son impuissance était la conséquence directe de la division qui régnait en son sein. En mettant fin à cette division, les travailleurs ont posé un important jalon sur le chemin du renforcement du syndicalisme ivoirien.
Plus de trois ans après la conférence de l’ unité,        en est aujourd'hui le mouvement syndical ?
Tout d’abord, en ce qui concerne les problèmes des  travailleurs, le  moins qu'on puisse dire, c’est qu'ils n'ont rien perdu de leur nombre ni de leur acuité. Voici, pour que le lecteur s'en fasse une idée, quelques-unes des doléances présentées au gouvernement par l'U.G.T.C.I., le 1er mai 1963 :
- La mise de la législation nationale du travail en conformité avec les dispositions des conventions internationales.
- L’harmonisation du taux des allocations familiales (sous-­entendu : entre travailleurs blancs et travailleurs noirs).
- La réglementation du taux des loyers compte tenu de  l'importance des appartements.
- La gestion du risque des accidents du travail et maladies professionnelles par la Caisse de     Compensation des Prestations Familiales.
- La promulgation rapide d’une loi instituant la Sécurité sociale.
- L'égalité des salaires du secteur privé (sous-entendu entre travailleurs blancs et travailleurs noirs à qualification égale).
- L’africanisation partielle des postes du commerce.
- etc, etc.
En ce qui concerne la politique  sociale  du  gouvernement aujourd'hui, et ses perspectives d’avenir, on   peut en juger d‘’ après ces paroles d’Houphouët lui-même : “Si les salaires sont bloqués, il ne faut pas que les travailleurs perdent de vue qu’ils sont les mieux rétribués d'Afrique” (une assertion qui est d'ailleurs un pur mensonge) ; “je suis sûr que les travailleurs ne nous mettront jamais dans l’obligation de nous oppose à toute grève que nous  ne saurions tolérer”.
Pour le gouvernement, par conséquent, la situation des travailleurs est tout à fait satisfaisante et ils doivent s'en réjouir, un point c'est tout. Il suffit de rapprocher cette attitude de refus du bien fondé des revendications des travailleurs pour se rendre compte à quel point les deux parties sont irréconciliables.
Pour cette raison on a de la peine à croire  l’authenticité de la résolution de soutien au gouvernement  que  l'U.G.T.C.I. a publiée dans le courant de septembre 1963.   Dans  ce  communiqué, il est dit que :
Considérant que depuis l'accession de la Côte d'Ivoire à l’indépendance, le syndicalisme ivoirien a pris conscience du rôle qu'il doit jouer  dans la double tâche de la construction nationale et du développement économique et social;
Considérant que l’UGTCI, fidèle à sa doctrine, combattra avec force toute influence intérieure et extérieure de nature à nuire au bien-être de la classe ouvrière et des masses laborieuses ;
Considérant que dans  le cadre de la construction nationale l'UGTCI a souscrit aux mesures d'austérité appliquées par le gouvernement ;
L’Union générale des travailleurs de Côte d’Ivoire fait confiance au PDCI et au chef de l’Etat pour mener à  bien l’œuvre de construction nationale.
Quiconque connaît la situation réelle dans le pays sait que cette résolution n'a rien à voir avec les sentiments profonds de la  majorité des travailleurs ivoiriens à l’égard du  régime.  Que le “comité exécutif” de l’UGTCI ait cru devoir le publier dans de telles circonstances prouve simplement que, après avoir perdu le droit de grève, les travailleurs ont aussi perdu le simple droit d’avoir leur propre  conception en matière  de politique  sociale et d’en faire  part   au gouvernement d’une façon ou d’une autre.
En tout cas, sur le plan des luttes syndicales et de l’efficaci générale du mouvement, le bilan apparaît très mince comparé à tout ce que les travailleurs étaient en droit d'attendre. Les travailleurs n'ont pas pu faire triompher une seule de leurs revendications traditionnelles. Ils n'ont pas reconquis les libertés syndicales. Ils n’ont pas pu imposer au pouvoir un choix sans équivoque entre les intérêts des masses laborieuses et ceux du patronat colonialiste. En définitive, l’UGTCI ne pèse pas plus lourd que chacune des anciennes centrales prises séparément. Incontestablement c’est une faillite.  ..A quoi l’attribuer ?
A l'origine de cette faillite il y a le fait que l'unité a marqué le triomphe des tendances conciliatrices, depuis les agents reconnus du pouvoir jusqu’aux théoriciens de l’apolitisme et de la non-violence sur les partisans d’un syndicalisme de lutte sans concessions et de l’indépendance du mouvement syndical. Houphouët n’a pas hésité à intervenir brutalement avant comme après la conférence du 2 juillet 1961, pour imposer ce résultat ; car s’il se savait impuissant à empêcher l’unité des travailleurs, il voulait absolument s’assurer le contrôle absolu de ce qui en sortirait. Ainsi, la création de l’UGTCI n’a été qu’une manœuvre de plus contre l’indépendance du syndicalisme ivoirien, et un moyen de désarmer les travailleurs.
L’expérience aura cependant été utile à quelque chose. En effet, la preuve est faite que le mot d’ordre de l’unité, s’il était absolument juste en lui-même, était néanmoins incomplet. L’unité en elle-même n’est nullement capable de résoudre les problèmes des travailleurs. Si les travailleurs ont réalisé leur unité, c’est parce qu’ils ont compris que la division était la grande responsable du recul des luttes sociales dans notre pays. S’unir, dans leur esprit, c’était renforcer leur potentiel de lutte. Par conséquent, le problème n’était pas d’unir tous les travailleurs sur la base d’un compromis dangereux, comme ce fut le cas, mais d’unir tous les travailleurs qui savent que rien ne s’obtient sans lutte, et qui sont décidés à mener ensemble une lutte sans merci pour arracher leur dû au patronat colonialiste.

J .B. DJOUMAN (Marcel Amondji)

Source : Le Nouveau Réveil N°1/décembre 1963

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