vendredi 13 décembre 2013

« Une figure œcuménique. Un Victor Hugo planétaire »

 
RÉGSIS DEBRAY
philosophe et écrivain français
A PROPOS DE NELSON MANDELA
 

Régis Debray
« Au moment de la disparition de Nelson Mandela, il convient de se souvenir que, pendant longtemps, le monde ignorait même jusqu'à son nom. Le mouvement noir américain, me semble-t-il, a poussé le parti démocrate à changer d'attitude vis-à-vis de l'Afrique du Sud de l'apartheid, notamment en envoyant sur place Teddy Kennedy. Les Européens et les Français en particulier se sont alors autorisés à prendre fait et cause pour Nelson Mandela. Avant, c'était, en quelque sorte, interdit. C'est une des rares fois, d'ailleurs, où les Américains ont été plus progressistes que les Européens. Je me souviens qu'au début des années 1980, à l'issue d'une émission télévisée qu'elle animait, Anne Sinclair m'avait demandé de quelle personnalité fallait-il parler. J'avais répondu : Nelson Mandela. Par la suite, la chaîne a reçu des lettres de protestation de quelques députés de droite, s'indignant qu'on puisse faire l'éloge d'un terroriste à la télévision ! Voilà d'où l'on vient. Mandela est passé du statut d'inconnu à celui de terroriste, puis à celui d'icône mondiale qui fait la couverture de Vogue, devient l'homme à côté de qui il faut se faire photographier, qu'on soit de droite ou de gauche. Comment un hors-la-loi devient consensuel ? Comment cette transformation a-t-elle eu lieu ? Il serait peut-être bon d'enquêter sur un tel phénomène. À l'heure de sa disparition, alors que tout le monde va lui tresser des éloges, il convient de réfléchir à l'image de Nelson Mandela dans les quarante dernières années : la transformation d'un réprouvé, d'un homme qui combattait avec les communistes, suspecté d'alliance avec les Soviétiques, à une stature de "conscience du monde". Il serait d'ailleurs intéressant de se pencher sur la couverture, par les médias, du procès de Rivonia, au début des années 1960, où il a été condamné, avec nombre de ses camarades, à la prison à perpétuité. Dans les années 1970 et même début 1980 il n'y avait que les communistes et les cathos de gauche qui s'occupaient de lui, que l'Humanité et Témoignage chrétien. C'était le cas lors de l'enterrement de la représentante de l'ANC en France, Dulcie September, assassinée en plein Paris en 1988 : il n'y avait que des camarades communistes et des camarades catholiques. Pour le reste, il n'y avait à peu près personne. Est-ce que l'Occident a, depuis, voulu mettre les bouchées doubles pour rattraper son tort ? Aujourd'hui, Mandela est une figure qui arrange tout le monde, mais dont on oublie qu'il a été un militant et un militant dur. Pas seulement œcuménique, ce qu'il est aujourd'hui. Il est néanmoins une sorte de Victor Hugo planétaire. » 

Propos recueillis par Pierre Barbancey 

Source : L'Humanité 17 décembre 2013

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