A la suite d'une mutinerie qui s'est
transformée en coup d'Etat militaire, la Côte d'Ivoire est sortie le 23
décembre des rails de la démocratie. A l'origine, une crise financière causée
par l'effondrement des cours des matières premières, notamment celui du cacao
(jusqu'à 60%). Désormais, comment rebâtir sous la menace des armes en évitant
la division ethnique ? Cet article a été achevé à la fin du mois de février.
Compte tenu des fonctions qu'il a
occupées, l'auteur a dû conserver l'anonymat.
COMMENTAIRE
EN quelques heures, un monôme de soldats s'est transformé en
mutinerie et celle-ci en un coup d'État militaire. Rien ni personne n'a opposé
de résistance à quelques centaines d'hommes armés, en colère, réclamant une
prime qui leur était due. Ainsi se sont révélées plusieurs (mais pas toutes) des
fragilités d'un pays que le Président Houphouët-Boigny avait conduit dans la
paix civile et extérieure sur la voie du progrès et du développement. Ainsi, en
un instant, a sombré un régime qui avait certes ses insuffisances, mais dont le
caractère démocratique n'a jamais été mis en doute. La Côte-d'Ivoire va devoir
reconstruire ses institutions dans les plus mauvaises conditions sous la menace
des firmes et dans la disette financière. L’une des rares réussites africaines
est en danger, la locomotive de l'Afrique de l'Ouest est désarticulée, le
paysage du continent s'est encore assombri.
Un pays fragile
La réussite certaine et visible de la Côte d'Ivoire cache et
parfois aggrave les nombreuses fragilités du pays. En fond de tableau, les
mêmes difficultés qu'ailleurs sur le continent : l'explosion démographique,
l'urbanisation rapide, la dégradation de la santé publique (sida),
l'effondrement des niveaux scolaire et universitaire, la mal-gouvernance et la
corruption. À ces fragilités s'ajoutent les effets négatifs de la croissance
comme l'immigration désordonnée (près de 40% d'étrangers), la rupture des
équilibres religieux, la pression sur la forêt et les terres mais également la vulnérabilité
de l'économie et des finances publiques aux variations des cours des matières premières,
la grande dépendance à l'égard des bailleurs de fonds internationaux en raison d'un
lourd endettement. C'est la conjonction des effets de plusieurs de ces fragilités
qui est à l'origine immédiate de la rupture actuelle.
La Côte-d'Ivoire vit en permanence sous une épée de Damoclès
: le marché. Avoir fondé, comme recommandé par « les Blancs » au moment de
l'indépendance, une économie sur les cultures de rente ou vivrières place le pays
à la merci des prix des produits de base (cacao, qui représente 50% de la
production mondiale, café, huile de palme, coton, bananes, ananas, latex).
L’effondrement des cours dans les années 80 a assombri les dernières années du
Président Houphouët. Leur redressement entre 1994 et 1998 a permis le succès de
la dévaluation (janvier 1994) du franc CFA et une croissance satisfaisante de
près de 6,5% annuel. Leur extrême faiblesse actuelle – chute du marché du cacao
de plus de 50% – a étranglé le pays : appauvrissement des campagnes, réduction
de l'activité industrielle, forte baisse des recettes fiscales.
La situation n'aurait pas été aussi catastrophique si la
Côte-d'Ivoire – en partie par sa faute – n'avait pas été prise en tenailles par
les institutions financières internationales. D'une part, elles sont parmi les
principales responsables de la chute des cours du cacao ; de l'autre, elles ont
suspendu au même moment les versements des prêts d'ajustement structurel.
La suppression brutale à l'automne dernier de la CAISTAB
(Caisse de stabilisation) qui encadrait depuis les années 50 la culture du café
et du cacao a eu pour effet de bouleverser le marché de manière négative. La
disparition de cette institution, qui a eu quand même le mérite, qu'il faut
rappeler, d'accompagner la progression de la production cacaoyère de 80000
tonnes en 1960 à 1,4 million de tonnes en 1999, était une demande récurrente et
insistante de la Banque mondiale. Celle-ci lui reprochait à juste titre de
manquer de transparence (c'est un euphémisme) et surtout d'être en dehors de
son schéma libéral. Mais la Banque négligeait le fait que la CAISTAB, en fixant
un prix de campagne, protégeait en partie les centaines de milliers de
planteurs analphabètes des aléas du marché et contrôlait les exportations et notamment
les ventes à terme en principe plus favorables au vendeur que les ventes spot. Il
est clair que le gouvernement ivoirien a eu tort de son côté d'accepter sans
combattre les exigences de la Banque et de ne pas tenter de lui faire adopter
le projet de réforme plus raisonnable qui était celui de Paris et de l'Union
européenne.
Pendant que, grâce en partie à cette malencontreuse réforme,
le prix du cacao s'écroulait, les relations se dégradaient avec les bailleurs
de fonds (FMI, Banque mondiale, Union européenne). Une cause essentielle : déficit
dans le domaine de la bonne gouvernance ou, pour être plus précis, lutte
insuffisante contre la corruption. Les relations ont été coupées avec Bruxelles
au début de l'année 1999 après la découverte et la sanction insuffisante aux
yeux de l'Union européenne d'importants détournements[1]
effectués au détriment d'une substantielle aide apportée à la santé
publique. Les rapports avec la Banque mondiale et le FMI étaient également exécrables
depuis le printemps, le gouvernement ivoirien ne satisfaisant pas aux
conditions, notamment un audit sérieux de la CAISTAB – on y revient – où
avaient eu lieu avant la fermeture d'importantes malversations. Il en était
résulté que les prêts d'ajustement structurel avaient été suspendus. Ce qui
s'est naturellement révélé calamiteux. Au prix d'acrobaties financières et en
raclant les fonds de tiroirs, les échéances avaient pu être honorées jusqu'à la
fin de l'année ; mais, au sens strict, il n'y avait plus un sou dans les
caisses à la veille du putsch.
L’État s'est donc trouvé dans l'incapacité de régler une
prime due à des militaires appartenant à un armée qui jusqu'ici ne comptait pas.
Homme pacifique s'il en fût, persuadé que la croissance et l'amour du Président
suffiraient éternellement à assurer la paix civile et extérieure,
Houphouët-Boigny avait totalement négligé les questions militaires et de défense
ce qui constituait une autre des fragilités du pays. Dans ce domaine, sa
doctrine était aussi simple que définitive : « un franc donné à l'armement est
un franc volé au développement ». De ce fait, la Côte-d'Ivoire n'a jamais
acheté ni chars ni canons et ses militaires ont été réduits à la portion
congrue. D'où une armée (6000 hommes) mal équipée, peu occupée, rarement
entraînée, avec un personnel vieilli et peu considéré. À cela s'ajoute une
gendarmerie (6000 hommes) un peu mieux dotée, mieux encadrée, qui avait été en
mesure de maintenir l'ordre lors des troubles électoraux de 1995. Mais il faut
également rappeler que ces deux « corps habillés », selon l'expression locale,
étaient représentatifs de la nation, c'est-à-dire multiethniques, et qu'ainsi
le Président Bédié ne disposait pas d'une force qui lui aurait été personnellement
dévouée. Le Président avait pris conscience de ces faiblesses, il avait fait effectuer
un audit approfondi et élaborer un plan de redressement sur plusieurs années.
C’est en définitive l’une de ces initiatives qui s'est
retournée contre lui. Il avait en effet décidé – novation importante – de faire
participer l'armée aux opérations de maintien de la paix en Afrique et c'est au
retour de République centrafricaine que les hommes ont exigé la prime promise
(10 000 FF) ; ne l'ayant pas obtenue en totalité, ils se sont mutinés, ont mis
un ancien chef d'état-major à leur tête et celui-ci a transformé leur mouvement
en putsch. C'est ainsi que la Côte-d'Ivoire, en raison sans doute d'une grave
erreur de commandement, n'est plus pour le moment un pays démocratique et
qu'elle s'inscrit désormais sur la longue liste des pays africains déstabilisés.
La fin d'une démocratie débutante
D'une chiquenaude, le général Guéi a destitué le Président
et le gouvernement comme il a mis à bas toutes les institutions dont la Constitution,
l'Assemblée
nationale ou la Cour suprême. Rien ni personne n'a offert de
résistance, ce qui au moins a eu un double mérite : le sang n'a pas coulé et il
n'y aura pas de martyr. Mais cette absence de réaction témoigne également du
manque de solidité et d'enracinement d'un régime démocratique qui n'a vraiment
vu le jour qu'après le décès, à la fin de 1993, du Président Houphouët-Boigny.
Le général R. GUEI |
Le Président Henri Konan Bédié a été destitué le premier et
joue désormais (pour combien de temps ?) le rôle de victime émissaire. La
manière dont certains le piétinent depuis qu'il est à terre est parfaitement
indécente. Un examen objectif du bilan de son action pendant six ans à la tête
de l'État est loin d'être négatif.
Son premier mérite est de n'avoir jamais fait couler le sang.
C'est l'opposition – dont le sens démocratique n'a pas toujours été parfait –
qui est responsable des morts (environ quarante) du « boycott actif »,
c'est-à-dire violent, de l'élection présidentielle d'octobre 1995.
Contrairement à bien des augures, il avait réussi à maintenir l'unité du PDCI
(Parti démocratique de Côte-d'Ivoire), ce qui avait empêché, à l'exception du
RDR (Rassemblement des républicains) d'Alassane Ouattara, toute dérive
religieuse et ethnique. L’honnêteté des élections avait été reconnue, tant par les
observateurs des Nations unies que par ceux des États-Unis qui agissaient
séparément. L’opposition FPI (Front populaire ivoirien) – mais pas le RDR –
avait jugé Bédié suffisamment « démocrate
» pour signer il y a quelques mois un accord politique avec lui en vue des
prochaines élections. On lui reproche l'emprisonnement de quelques journalistes
et, ces dernières semaines, de partisans de Ouattara, mais un comptage précis montrerait
que celui-ci en trois ans à la Primature avait été plus répressif que celui-là en
six ans à la Présidence.
Au crédit du Président Bédié s'inscrivent de nombreux points
dans le domaine économique et jusqu'à la fin de 1998 les bailleurs de fonds, sans
être enthousiastes, ont été à peu près satisfaits de la manière dont étaient
gérées les finances publiques. La Côte-d'Ivoire s'est montrée docile, sans
doute trop pour ce qui est du café, du cacao ainsi que du coton, vis-à-vis de
la Banque mondiale en ce qui concerne les réformes de structure ou les
privatisations. Avec des cours internationaux favorables, la croissance, nous
l'avons vu, légèrement supérieure pendant plusieurs années à 6%, a été convenable.
Un programme de grands travaux – centrale électrique utilisant le gaz
découvert, routes, ponts, gare routière – avait été mis en œuvre. Au-delà de
l'économie, le Président s'était attaqué à la difficile réforme de l'Université
victime depuis des années du laxisme et de la surpopulation étudiante. De plus,
il avait été le premier à aborder l'épineux problème foncier dont les règles
datent de la période coloniale.
Dans l'atmosphère actuelle, ces mérites pèsent peu face aux
coups qui pleuvent sur le successeur du Président Houphouët-Boigny. En évoquant
le souvenir du « Vieux », on fait à Bédié un double reproche contradictoire : tantôt
il n'aurait pas su s'en démarquer, tantôt il l'aurait trahi, étant entendu que
l'un et l'autre de ces jugements peuvent se retrouver dans le même texte. L’héritage
était lourd à porter et il n'était pas donné à tout le monde de posséder le
charisme, le don de la parole et « la générosité » du Père fondateur. Différent,
le Président Bédié avait décidé de moins « cadeauter » – on le trouvait bien chiche
– et ne bénéficiait pas, il est vrai, de la même popularité que son
prédécesseur.
Mais, plus que tout, le Président Bédié a été victime des
trois dangers, l'isolement, le déficit d'autorité et l'argent facile, qui
menacent les chefs d'État africains et quelques autres. Il s'était laissé
enfermer par un cabinet aussi pléthorique qu'inefficace, par un entourage de
flagorneurs, par une nuée de solliciteurs qui l'ont plus ou moins coupé des
réalités du pays et des préoccupations de ses concitoyens. Flatté il était,
obéi beaucoup moins, y compris par nombre de ses ministres sur lesquels le
Premier d'entre eux n'avait de son côté aucun pouvoir. De plus, ils ne lui rendaient
pas toujours compte des difficultés et encore moins des tripatouillages dont
certains se sont – comme ailleurs – rendus coupables. À cela s'est ajouté un
programme de constructions présidentielles à Abidjan et à Daoukro qui, si elles
n'étaient comparables en rien à celles de Yamoussoukro, étaient visibles et
dénoncées par la presse d'opposition. C'était peut-être assez peu, c'était tout
de même beaucoup trop.
Le principal défaut du Président Bédié est d'avoir eu la
sanction difficile. Il ne s'est pas rappelé que pour ramener le calme dans les esprits
il fallait, comme savait le faire de temps en temps le Président Houphouët, «
couper » quelques têtes, de préférence celles de « grands quelques-uns ». Qu'il
n'ait pas été assez sévère en matière financière, cela est tout à fait vrai, mais
de là à parler du pillage du pays il y a un pas à ne pas franchir car cela
serait insulter les bailleurs de fonds qui examinaient à la loupe, plusieurs
fois par an, les finances publiques. C'est également sous leurs regards vigilants
que se sont effectuées les privatisations qui n'ont pas donné lieu comme
ailleurs à de très grosses magouilles. Pour éviter celles-ci, on a procédé le
plus souvent par appel d'offres, ce qui a eu pour conséquence de voir la
plupart des entreprises et des plantations rachetées par des étrangers,
notamment par des Français. Quoi qu'il en soit, les prévarications étaient
encore trop nombreuses aux yeux des bailleurs de fonds qui ont durci en 1999
leurs conditionnalités qui n'ont pas été honorées à temps, d'où l'assèchement
des caisses et l'enchaînement des événements que l'on sait.
Brochant sur le tout, l'affaire Ouattara a considérablement
brouillé et terni l'image du Président Bédié. L’intense campagne menée à Paris
des semaines durant par l'ancien Premier ministre – on peut à cet égard
prévoir que le Président déchu ne bénéficiera pas des mêmes complaisances de la
part des autorités françaises – n'est pas étrangère à cet état de choses.
Ouattara a réussi à faire croire que c'était par crainte de se voir battre dans
les urnes que le Président Bédié voulait par un faux problème de nationalité
interdire à son « principal opposant » de se présenter à l'élection présidentielle.
La présence récente à Abidjan de quelques journalistes vient de faire découvrir
que le « principal opposant » n'était pas Ouattara mais Laurent Gbagbo, leader
du FPI, parti d'opposition traditionnelle d'ascendance socialiste. On commence
à s'apercevoir que les deux hommes alliés contre Bédié sont des adversaires
irréconciliables. C'est ici le moment de rappeler que le quotidien du FPI a,
trois ans durant, vilipendé tous les matins « le Burkinabé qui nous gouverne ».
C'est Gbagbo, aidé cette fois-là du RDR – il doit bien le regretter aujourd'hui
–, qui a obtenu le retrait du droit de vote aux étrangers (Houphouët l'avait
conservé pour les originaires de l'ancienne AOF) qui représentaient 28% du
corps électoral et que le leader du FPI qualifiait avec tact de « bétail
électoral du PDCI ».
Passons rapidement sur la nationalité qui était le sujet du
conflit entre Bédié et Ouattara. Celui-ci, né en Côte-d'Ivoire, aurait pu être ivoirien,
mais, ayant « grandi » au Burkina (ex-Haute-Volta), il avait choisi la
nationalité de ce pays, ce qui était son droit le plus strict. Il aurait
naturellement pu retrouver la nationalité ivoirienne soit par la procédure de
réintégration soit par naturalisation. Il est apparu tard dans la vie politique
ivoirienne et c'est grâce à sa compétence que personne ne met en doute, à
l'indifférence d'Houphouët à l'égard de la nationalité de ses collaborateurs et,
il faut bien le rappeler, à une intrigue de sérail que le vieux Président
malade en a fait son Premier ministre. Son action n'avait alors pas convaincu,
les privatisations de cette époque avaient été critiquées et l'on dénonçait l'affairisme
de son entourage. De plus, beaucoup d'Ivoiriens n'ont peut-être pas oublié qu'il
avait préparé un véritable « coup d'État constitutionnel » pour tenter, au
moment du décès d'Houphouët, de tourner l'article 11 de la Constitution qui
faisait sans contestation possible du président de l'Assemblée nationale, Henri
Konan Bédié, le successeur du Père fondateur.
Cet incident, au cours duquel le général Guéi avait flotté,
n'est pas à l'origine de l'attitude de Bédié. Les raisons qui l'ont amené à
vouloir empêcher Ouattara de se présenter ne sont pas « petites », elles sont
respectables et de nature politique. En premier lieu, il ne voulait pas que se
constitue autour de Ouattara un parti régional (le Nord), ethnique (dyoula), religieux
(musulman). Il estimait que cela avait des chances de provoquer - et les
élections législatives ne lui ont pas donné tort – une déchirure dans le tissu
de l'unité nationale. D'un autre côté – à tort ou à raison – le Président Bédié
estimait que la candidature de Ouattara pourrait être dangereuse compte tenu du
contexte de l'immigration. Celle-ci représente près de 40% de la population totale,
elle est dense dans les riches zones agricoles du Sud, elle exerce une pression
très forte sur les terres, et elle est composée pour une part importante –
entre 2 et 3 millions – de Burkinabés musulmans. Dans ces conditions, le
Président craignait les réactions négatives des populations du Sud qu'elles
votent aussi bien PDCI que FPI. Les incidents qui sont survenus il y a quelques
semaines dans la région de Tabou et qui ont abouti à l'expulsion par les
autochtones krou de dix mille Burkinabés ont montré à quel point l'atmosphère était
lourde dans certaines régions.
On peut estimer que la campagne a été menée avec maladresse,
que le concept d'« ivoirité », dont l'origine n'est pas forcément à rechercher
du côté du PDCI, est contestable (il a peu de chances de disparaître de
lui-même). Il est cependant difficile de nier que la menace de xénophobie
(comme au demeurant celle de conflits ethniques) existe bel et bien en
Côte-d'Ivoire et que le Président Bédié ne sortait pas de son rôle en la
prenant en compte. Il appartient désormais aux nouveaux venus d'y faire face et
l'on verra si les condamnations de la politique antérieure étaient ou n'étaient
pas fondées.
Et maintenant ?
L’« ancien régime » est à terre, place maintenant à la
reconstruction. La nouvelle Côte d'Ivoire recommence l'année de manière
chaotique avec à sa tête un chef qui doit encore s'affirmer et un gouvernement
qui a été difficile à constituer, où les conflits vont être violents et qui va
devoir improviser.
Tout va se faire sous l'œil, voire la menace, des mutins. Il
ne sera pas facile de les faire rentrer dans leurs casernes. Le général Guéi n'en
est pas maître : il est leur obligé. Il a été forcé à plusieurs reprises
d'aller s'expliquer devant eux.
Ici un bref rappel. Les mutins n'en sont pas à leur coup
d'essai. Ils étaient déjà descendus dans la rue en 1990 quand avait été décidé que,
leur service militaire terminé, ils seraient rendus à la vie civile. Le
mouvement avait éclaté parce que tous ces garçons (moins de 1000) exigeaient
d'être engagés et donc soldés. Naturellement le gouvernement de l'époque avait
cédé et la revendication satisfaite, la mutinerie s'était achevée. Cette
décision a eu pour effet de bloquer le recrutement, l'avancement et donc les
soldes et elle obligeait de « vieux » soldats à faire des corvées de conscrits,
ce qui engendrait un état d'esprit détestable. L’affaire de la prime de la
Minurca n'a été que la goutte d'eau... Pour finir, on peut rappeler que le
colonel-major Doué avait à l'époque pris fait et cause pour les mutins et avait
contribué à faire céder le vieux Président. D'où une plus forte autorité que celle
du général Guéi auprès de la troupe et la racine d'un possible conflit entre
les deux hommes. Ne lui avoir confié « que » le portefeuille de la Jeunesse et des
Sports et l'avoir placé à la dernière place sur la liste protocolaire n'a
peut-être pas été une décision très heureuse.
La popularité relative des mutins sera-t-elle de longue
durée ? Si la chute de Bédié a réjoui ses adversaires, nombreux à Abidjan, les
perspectives immédiates ne sont pas plus exaltantes pour eux que pour ses amis.
En libérant les dirigeants du RDR emprisonnés, ils ont également ouvert la
porte à six mille voyous. Ceux-ci se sont remis immédiatement à l'ouvrage, ils
écument les quartiers d'où ont disparu les forces de l'ordre et comme ils «
travaillent » souvent en uniforme, ils risquent rapidement de ternir l'image
des putschistes.
Combler le vide institutionnel
Les anciennes ayant été abattues, la priorité est désormais
de doter la Côte-d'Ivoire de nouvelles institutions démocratiques. Une commission
constituante a vu le jour où sont représentés les partis politiques. Si les
manœuvres politiciennes ne viennent pas troubler ou en ralentir les travaux,
les textes d'une nouvelle Constitution et d'un nouveau Code électoral
pourraient être rapidement mis au point. On peut d'ores et déjà prévoir les
principales modifications. En premier lieu seront redéfinies les conditions
d'éligibilité afin de permettre à Alassane Ouattara de se présenter. Sera
également revu le découpage des circonscriptions, l'actuel favorisant trop, selon
l'opposition, le parti majoritaire. Il faut également s'attendre à ce que le
scrutin uninominal à un tour, qui déséquilibre la représentation nationale,
disparaisse. Les textes qui verront le jour devront naturellement être adoptés
par référendum. On parle désormais du mois d'avril pour appeler les électeurs
aux urnes. Peut-être avancera-t-on les élections présidentielles et
législatives qui devraient normalement se dérouler au mois d'octobre prochain.
Reste bien sûr la question des listes électorales dont
l'honnêteté était mise en doute de manière permanente par les partis
d'opposition. Ils estimaient, en se fondant sur les inévitables irrégularités
administratives, que ces listes permettaient de fausser, voire de truquer, les
élections. Nous avons vu que tel n'était pas l'avis des équipes d'observateurs en
1995. Le fait que l'on parle désormais du mois d'avril pour le référendum
constitutionnel semble indiquer que ces mêmes listes sont aujourd'hui jugées à
peu près satisfaisantes. À l'issue de ce rapide survol, plusieurs questions délicates
restent sans réponse. La première est centrale : à quel moment – l'adoption d'une
Constitution ? les élections présidentielle ou législatives ? – les
institutions financières internationales jugeront-elles possible de reprendre
leur aide ? Ces mêmes institutions autoriseront-elles le général Guéi à être
candidat à l'élection présidentielle, ce qui en cas de réponse affirmative
constituerait un précédent dangereux ? Enfin, les textes qui vont être adoptés
autoriseront-ils le Président Bédié à se représenter ?
La nouvelle donne politique
Rien ne sera plus comme avant et il est un peu tôt pour
prévoir la redistribution des cartes. Les rares chiffres permettant d'évaluer le
poids des forces politiques dont nous disposons ont désormais peu de valeur et
donnaient, pour les élections législatives d'octobre 1995, près de 65% au PDCI,
23% au FP1 et le reste, soit 12%, au RDR. Ce sont les trois partis, nonobstant
plus de quatre-vingts micro-formations, qui ont animé la vie politique depuis
le décès du Président Houphouët.
Le RDR est le dernier venu sur la scène politique. Il est
issu d'une scission – limitée – du PDCI en 1994. Un seul programme et un seul
slogan : « Ouattara Président ». En 1995, il avait montré que son implantation
ne débordait pas le Nord-Ouest musulman. Ailleurs, y compris dans la banlieue
d'Abidjan, les voix du RDR provenaient des Dyoulas, dynamiques commerçants et
transporteurs, installés à travers le pays. Les quelques Sudistes de ce parti
sont des proches de Philippe Yacé, décédé il y a un an, qui, par rancune
d'avoir été évincé en 1980 de la succession au profit de Bédié, avait apporté
sa caution à Ouattara dans sa tentative de contourner l'article 11 de la
Constitution. Le RDR est donc un parti de musulmans mais pas de tous (il faut
rappeler ici que 30% des électeurs ivoiriens sont musulmans mais qu'il y a
presque 60% de musulmans en Côte-d'Ivoire en raison de l'immigration sahélienne).
Alassane Ouattara va bénéficier également de l'appui implicite des institutions
financières internationales dont il est issu et qui rêvent de voir l'un des
leurs à la tête du pays. Mais ceci peut tout aussi bien se retourner contre lui
dans la mesure où ses adversaires n'hésiteront pas à rappeler que ces mêmes
institutions sont pour une part à l'origine de la chute des cours du cacao. Il
semble pour terminer que Ouattara, comme vient de le montrer la campagne médiatique
qu'il a menée à Paris, ne manque pas de moyens auxquels vont s'ajouter à
l'évidence une partie de ceux de l'État.
Le FPI est le parti des opposants traditionnels dont le
leader est Laurent Gbagbo. Son socle géographique, donc ethnique, est le Centre-Ouest,
région des Bétés qui, par hostilité aux Baoulés, n'ont jamais adhéré au PDCI (dans
les années 50-60, ils étaient inscrits à la SFIO !). Ils reprochent également à
Houphouët d'avoir exercé, à la suite d'une jacquerie dans les années 70, une
dure répression dans leur région. Le FPI est également assez bien implanté dans
les milieux intellectuels et à l'Université où fermentent encore faiblement les
idées révolutionnaires. Cela étant, le parti va devoir se dilater pour
l'emporter. Ses réserves ne se trouvent ni au nord ni au centre-est, si le bloc
akan qui représente environ 40% de la population n'éclate pas. Il lui faudra
donc progresser à l'ouest, région du général Guéi et du colonel Doué avec
lesquels Laurent Gbagbo ne semble pas dans les meilleurs termes. De plus, le
FPI est pauvre, ce qui va rendre sa campagne difficile et explique en partie
son acharnement à obtenir des portefeuilles ministériels rémunérateurs.
L'avenir proche du PDCI représente la grande inconnue.
Comment va se comporter le « vieux et glorieux » parti d'Houphouët-Boigny, le
parti de l'indépendance et du « miracle ivoirien » ? Le PDCI est une machine lourde,
qui avait de la peine à se rajeunir et souffrait de n'être plus majoritaire
après avoir été, trente ans durant, parti unique. Il était le seul véritable
parti national qui maillait tout le pays et rassemblait en son sein toutes les
régions, toutes les ethnies, toutes les religions. C'est à travers lui que se
sont construits les carrières et les patrimoines. Il n'était naturellement pas
préparé à subir cette épreuve, à être chassé sans gloire du pouvoir, à être privé
de son chef naturel, à voir son état-major molesté et emprisonné. Va-t-il
trouver en lui-même les ressources nécessaires pour maintenir son unité ?
Va-t-il se dégager une personnalité pour reprendre son destin en mains ?
Va-t-il pratiquer une franche opposition ? Toutes ces questions sont
aujourd'hui sans réponse et d'elles dépendra en grande partie l'avenir du pays.
Plusieurs enseignements peuvent être tirés des événements de
Côte-d'Ivoire. Il est clair que, pour être épargné par un coup d'État militaire,
il ne suffit pas, en Afrique, de n'avoir pas d'armée, quelques personnels en
uniforme suffisent. Même en Côte-d'Ivoire, la démocratie-esprit comme procédure
ne représente qu'une minuscule couche de vernis. L’hypothèse enfin d'une
reconstruction de la vie politique sur des bases régionales, ethniques ou religieuses
ne peut être, hélas, écartée. C'est là le danger majeur et les amis de la Côte
d'Ivoire ne peuvent que lui souhaiter de ne pas tomber dans ce gouffre.
XXX
Titre
original : « Le putsch en Côte d'Ivoire. »
en maraude
dans le web
Sous cette rubrique, nous vous
proposons des documents de provenance diverses et qui ne seront pas
nécessairement à l’unisson avec notre ligne éditoriale, pourvu qu’ils soient en
rapport avec l’actualité ou l’histoire de la Côte d’Ivoire et des Ivoiriens, et
aussi que par leur contenu informatif ils soient de nature à faciliter la
compréhension des causes, des mécanismes et des enjeux de la « crise ivoirienne ».
Source : COMMENTAIRE vol. 23, N°89, pages 29-35.
[1] - Il s’agit d’un détournement d’environ 40 millions de francs
sur un crédit de 180 millions et non la totalité de la somme comme cela a été
affirmé par plusieurs quotidiens.
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