jeudi 12 décembre 2013

PRIMUS INTER PARES

 
 
Une génération de dirigeants exceptionnels (Oliver Tambo, Walter Sisulu, Joe Slovo, Govan Mbeki, Ahmed Kathrada, etc.) ont abattu l'apartheid et réussi la transition pacifique vers la démocratie.
 

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Il n'y a pas de grands mouvements sans grands dirigeants. Il n'y a pas de grands dirigeants sans grands mouvements. Cette loi d'airain de l'histoire a trouvé, en Afrique du Sud, un parfait terrain d'application. Ramener la « longue marche vers la liberté » à la seule personnalité politique charismatique de Nelson Mandela, ce serait ignorer la richesse et la diversité des dirigeants du mouvement de lutte contre l'apartheid. Ce serait aussi mépriser leur mode de fonctionnement collectif.

Les huit de Rivonia

Nelson Mandela, Walter Sisulu, Gowan Mbeki,

Raymond Mhlaba, Elias Motsoaledi, Andrew

Mlangeni, Ahmed Kathrada et Dennis Goldberg

(de G à D et de haut en bas).
Le premier président démocratiquement élu de l'Afrique du Sud ne s'est d'ailleurs jamais considéré autrement que comme un « primus inter pares » (« premier entre les pairs »). Un « primus » qui s'est hissé au rang de porte-drapeau par ses qualités propres, il va sans dire, mais également par conséquence d'un choix stratégique du mouvement. Quand l'ANC et le Parti communiste sud-africain sont décapités après le procès de Rivonia (1963-1964), décision est prise de lancer une campagne internationale concernant les prisonniers politiques. La direction en exil sait pertinemment que celle-ci va se focaliser sur une figure, une seule, qui doit cumuler toutes les aptitudes propres à incarner le plus large rassemblement possible. En somme, il se doit de ne pas être communiste – Pretoria s'en serait alors servi pour alimenter la théorie du complot ourdi à Moscou –, bien qu'étant > en accord politique avec les communistes. Il lui faut également du « temps » et des « épaules », car il serait certainement le dernier à sortir des geôles de l'apartheid. Voilà comment Mandela devint non pape mais « primus ».
 
Un épisode précis continue pourtant d'alimenter une lecture personnalisée de l'histoire : celui des discussions secrètes entre Mandela, alors emprisonné à Pollsmoor puis Victor Verster, et des représentants du régime. Mandela aurait pris seul la décision de les accepter. II les menait seul. En fait, l'opération « Vula », dont le but initial était de lancer une grande opération militaire contre le régime, avait permis (objectif second) d'établir une ligne directe entre Oliver Tambo et Nelson Mandela. Le gouvernement de l'apartheid pensait discuter en position de force, avec un homme aussi coupé du monde qu'isolé politiquement. Il discutait en fait avec l'ensemble du mouvement, si ce n'est plus uni que jamais, au moins pas plus divisé qu'auparavant.
Revenons aux destins de quelques « pairs ». Au panthéon de l'anti-apartheid, on trouve évidemment, le « grand frère » de Mandela, Walter Sisulu, son aîné de sept ans. Celui qui le prend humainement et politiquement sous son aile au début des années quarante, lorsque Mandela arrive à Johannesburg et commence à goûter à la politique. A l'époque, Sisulu a plus d'envergure : c'est d'ailleurs lui, l'ancien domestique et travailleur manuel, qui devient, en 1949, secrétaire général de l'ANC. Les deux hommes se retrouveront à Robben Island, où Sisulu passera vingt-six ans.
Oliver Tambo
(ancarchives.org.za)
Oliver Tambo complète le trio, qui secoue la vieille maison endormie de l'ANC dès 1944. Mandela et lui se sont connus à Fort Hare, l'université qui fabriquait des « Anglais noirs », d'où ils furent, ensemble, virés. Secrétaire national de la ligue de la jeunesse en 1944 puis de l'ANC après le bannissement de Sisulu, en 1955, cet ancien enseignant de sciences et mathématiques échappera au coup de filet de 1962. Il sera alors l'infatigable chef de l'ANC en exil pendant trois décennies. Il meurt d'une crise cardiaque en 1993, quelques jours après l'assassinat de Chris Hani, secrétaire général du Parti communiste (SACP).
Joe Slovo
(ancarchives.org.za)
Plus jeune d'une décennie, Joe Slovo s'est rapidement imposé parmi ces « historiques », lui le petit juif de Lituanie dont le père était chauffeur routier à Johannesburg. Adhérent au Parti communiste à seize ans, il deviendra le secrétaire général du SACP en 1984, après des décennies de direction en exil de la branche armée de l'ANC (Umkhonto we Sizwe). En 1982, un colis piégé envoyé par les services secrets sud-africains tue sa femme, Ruth First. Slovo fut le théoricien de la transition de l'apartheid vers la démocratie.
Albert Lutuli
(ancarchives.org.za)
Comment ne pas évoquer Albert Lutuli, président de l'ANC et prix Nobel de la paix en 1960 ? Ou son contemporain Yusuf Dadoo, fils de petits commerçants indiens, secrétaire général du SACP au plus fort de la répression ? Ou encore Desmond Tutu, l'homme d'Église, prix Nobel de la paix en 1984, ou Steve Biko, leader de la « conscience noire », inspiré des Black Panthers, assassiné par le régime en 1977 ? Ou, pour mesurer l'étendue du spectre, Bram Fischer, issu d'une bonne famille de dirigeants nationalistes afrikaners, marié à une nièce du général nationaliste Jan Smuts, et avocat de Nelson Mandela lors du procès de Rivonia ?
Ils étaient des hommes et des femmes. Des Africains, des afrikaners, des Anglais, des juifs, des Indiens. Des paysans, des autodidactes et des lettrés. Des progressistes, des communistes, des « nationalistes ». Ils préfiguraient une Afrique du Sud « arc-en-ciel » et démocratique, que leur combat commun permit de voir advenir.
 
Christophe Deroubaix
Titre original : « Ils étaient les « pairs » de la nation arc-en-ciel. » 

Source : L’Humanité 07 décembre 2013

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