Amadé Ouérémi (casqué) et sa bande |
Un véhicule calciné et
criblé de balles : c’est tout ce qu’il reste de l’attaque qui, le 8 juin 2012,
a couté la vie à sept casques bleus près de Taï, petite bourgade de l’ouest de la Côte d’Ivoire. Dans cette région, depuis
plus d’un an, les villages font l’objet de mystérieux raids meurtriers.
Yamoussoukro a accusé des « mercenaires libériens ». Partisans de l’ex-président
Laurent Gbagbo et opposés à son successeur Alassane Ouattara, ces hommes
traverseraient le fleuve Cavally, qui marque la frontière avec le Liberia, pour
venir semer la terreur en Côte d’Ivoire.
Mais, sur le terrain, la situation ne paraît pas aussi claire : depuis
la crise qui a suivi l’élection présidentielle de
2010, dans l’ouest du pays se joue un inquiétant
imbroglio politique et militaire, avec pour seul enjeu le contrôle des ressources
naturelles. Ce sont en effet ses sols, extrêmement fertiles, qui font la
richesse de cette région verdoyante. On y cultive le cacao, dont la Côte d’Ivoire est le premier exportateur mondial. S’y étendent
également les dernières aires forestières nationales, dont les forêts de
Goin-Débé (133000 hectares) et du Cavally (62000 hectares), réservées à la
production de bois d’œuvre.
Depuis toujours, ces atouts ont attiré des planteurs d’un peu partout, y
compris d’Etats voisins. Ce mouvement a été encouragé par le président Félix Houphouët-Boigny
(au pouvoir de 1960 à 1993, qui avait décrété que « la terre appartient à
celui qui la met en valeur »). Si la région est aujourd’hui l’un des
principaux centres de production de cacao, on y plante des hévéas, qui hissent
le pays au rang de premier producteur africain de caoutchouc. « Cinq
hectares d’hévéas rapportent de 7 à 8 millions de francs CFA [environ 12000
euros] par mois », calcule un sous-préfet. Une petite fortune. Les problèmes
ont commencé au milieu des années 1980, lorsque les cours mondiaux du cacao et
du café ont chuté. La concurrence entre planteurs s’accroissant, des conflits
fonciers ont alors éclaté entre les autochtones, devenus minoritaires, et les étrangers. La
politique de l’« ivoirité » promue
par le président Henri Konan Bédié (1993-1999) a encore envenimé les relations
en poussant les nationaux à revendiquer les terres cédées aux nouveaux
migrants. Une loi de 1998 a explicitement exclu les non-Ivoiriens de la propriété
foncière.
Des
hommes armés s’emparent d’un parc national
La tentative de coup d’Etat
perpétrée le 19 septembre 2002 contre le président Gbagbo par des militaires du
nord du pays partisans de M. Ouattara a achevé de mettre le feu aux poudres. La
guerre civile qu’elle a déclenchée a touché́ tout particulièrement l’ouest et
la ville de Duékoué. Située à une centaine de kilomètres au nord de Taï, Duékoué
se trouve au croisement stratégique des routes menant au Liberia, en Guinée et à
San Pedro, port d’exportation du cacao. Les
rebelles, baptises Forces nouvelles, y ont fait venir d’anciens combattants des
guerres civiles libérienne (1989-1997) et sierra léonaise (1991-2002) dont Sam
Bockarie, responsable d’atrocités en Sierra Leone. En retour, Yamoussoukro
a aussi mobilisé des Libériens et des civils armés, pour la plupart des
autochtones. Chaque camp a semé la terreur, contribuant à exacerber les
antagonismes communautaires. A l’issue du conflit, le pays s’est trouvé de
facto divisé en deux et Duékoué placée sur la ligne séparant le Sud, administré
par la capitale, et le Nord, géré par les Forces nouvelles. La région du
Moyen-Cavally (devenue depuis deux entités différentes, le Cavally et le
Guemon), dont dépendaient Taï et Duékoué, est restée dans le camp
gouvernemental. Mais les armes ont continué à circuler pendant toutes les années
2000, et des miliciens et des groupes d’autodéfense plus ou moins soutenus par
le camp Gbagbo se sont maintenus face aux rebelles, si bien que les tensions
sont demeurées fortes, la présence de l’Etat étant
en outre très mesurée.
Après la signature de
l’accord de paix, le 26 janvier 2003, d’ex-combattants rebelles profitent de
l’accalmie pour s’emparer des portions de territoire : M. Amadé Ouérémi, un
Burkinabé ayant grandi en Côte d’Ivoire, s’installe
ainsi avec plusieurs dizaines – voire
plusieurs centaines – d’hommes armés dans le parc national du mont Péko, à 35
km au nord de Duékoué. Ils y cultivent notamment du cacao. Impossible de les déloger
: en 2010, ils chassent même des agents de l’Office ivoirien des parcs et réserves et incendient
leur véhicule. Un autre phénomène déstabilisateur apparait en 2007 : l’arrivée
par cars entiers de Burkinabè. En toute illégalité, beaucoup s’établissent dans la forêt de
Goin-Dédé où ils développent des plantations de cacao. Dans le même temps, de nombreux déplacés
de la guerre ne parviennent pas à récupérer leurs champs.
Quand la crise postélectorale
opposant MM. Ouattara et Gbagbo se transforme en conflit armé, en mars 2011,
Duékoué souffre comme jamais. Lors de la prise de la ville par l’armée créée
par M. Ouattara, les forces républicaines de Côte d’Ivoire (Frci composées principalement des ex-Forces
nouvelles), des centaines de personnes – la Croix
rouge a compté 867 corps –, essentiellement de jeunes hommes, ont été assassinés.
Selon une commission d’enquête internationale et des
associations, ce sont des soldats des FRCI qui ont commis ces crimes, ainsi que
des dozos, une confrérie de chasseurs traditionnels du nord du pays, et des
partisans de M. Ouérémi. Malgré les promesses de
justice du président Ouattara, qui prend finalement le pouvoir le 11 avril
2011, cette tuerie n’a donné lieu à aucune enquête. Depuis, la situation s’est encore compliquée, avec l’entrée en scène de nombreux acteurs. D’abord, des hommes armés attaquent, à partir de juillet
2011, une petite dizaine de villages. C’est à leurs propos que les autorités
parlent de "mercenaires libériens" payés par des opposants à
M. Ouattara en exil au Ghana. Des sources onusiennes évoquent plutôt des autochtones Oubi refugiés
au Liberia et cherchant à défendre les terres qu’ils ont
perdues. Ensuite viennent les dozos : arrivés dans la région pendant la
crise, ils n’en sont jamais repartis. De plus en plus nombreux, ils circulent à
moto, en habits traditionnels, agrippés à leurs fusils "calibre 12".
Beaucoup viennent du Burkina Faso et du Mali. Certains sont devenus
agriculteurs. L’inverse est aussi possible : il y a un an, un planteur burkinabè
installé près de Taï depuis une trentaine d’années a ressemblé un groupe de
dozos pour « assurer la sécurité des populations », dit-il. En réalité, beaucoup de dozos, devenus
miliciens, terrorisent la population et la rackettent.
Les
villages ont perdu tous leurs habitants autochtones
A cela s’ajoute
l’immigration burkinabè d’une
ampleur sans précédent. Huit cars
transportant chacun environ 200 personnes
arrivent désormais chaque semaine à Zagné, à 50 km au nord de Taï. Une partie
de ces voyageurs s’entassent aussitôt dans des
camions de chantiers qui prennent la direction du Sud-Ouest. Leur installation
se trouve facilitée par l’absence d’une grande partie de la population
autochtone – au moins 70.000 personnes réfugiés au Liberia. Les treize villages
implantés au sud de Taï ont ainsi perdu tous leurs habitants autochtones.
Sauf : fin juin, à Tiélé Oula, il restait 9 Oubi sur les quelque 200 qui y
vivaient avant 2011, pour 3000 Burkinabé. Si
certains Burkinabè investissent les champs des absents, beaucoup gagnent les forêts de Goin-Débé et de
Cavally désormais totalement ravagées. Dormant sous tente, ils y plantent des
cacaoyers, des hévéas mais aussi du cannabis. A Yamoussoukro et à Abidjan, la
situation est connue. Fin mai, le gouvernement a ordonné́ l’évacuation des forêts avant le 30 juin. Sans résultat.
"L’Etat doit contrôler les frontières, assène
le maire adjoint de Taï, M. Téré Téhé. Et il ne faut pas attendre que ces gens
aient fini de planter pour les chasser." Problème
: les nouveaux occupants sont armés. Observant un jeune paysan burkinabè partir
au champ un fusil en bandoulière, le chef autochtone du village de Tiélé Oula,
M. Jean Gnonsoa ne cache pas son désarroi : "Ici les étrangers
peuvent avoir des armes mais pas les autochtones" – sous peine de représailles.
"Comment régler sereinement un litige foncier face à quelqu’un qui est
armé ?", s’interroge M. Téhé. "Les Burkinabé nous disent que
le président qui est venu (M. Ouattara) est leur homme. Et qu’ils ont donc le
droit de tout faire", déplorent des villageois. De fait, certains
s’emparent de plantations déjà occupées. "Aujourd’hui, 80% de ceux
qui sont installés dans les forêts de Goin-Débé et de
Cavally sont armés de kalachnikovs et de fusils calibre 12",
rapporte un administrateur local. Il évoque une organisation mafieuse à
l’origine de cette colonisation : "Il y a ceux qui les convient, ceux
qui établissent dans les forêts les points de contrôle
auxquels chacun doit payer 25000 Fcfa pour avoir accès à une parcelle de terre,
etc." Monsieur Ouérémi est régulièrement cité comme l’un
des responsables présumés de ce trafic de terres et de personnes, en lien avec
des officiers des FRCI.
Amadé Ouérémi (béret bleu) et sa bande avec un instructeur... de "type caucasien" |
Dans le pays, les FRCI,
justement, sont les seules forces régulières à disposer d’armes depuis que, soupçonnées d’être favorables à M. Gbagbo,
police et gendarmerie en sont privées. Jouissant d’une impunité
quasi-totale, elle font la loi à Duékoué, elles entretiennent un climat de
terreur et sont, d’après plusieurs témoins, impliquées dans des exécutions
extrajudiciaires. Des observateurs les accusent aussi d’être derrière certaines des attaques attribuées aux
"mercenaires libériens". Beaucoup soupçonnent leurs membres d’être originaires d’une seule
région, le Nord, mais aussi d’être de nationalité burkinabé.
Impôts illégaux et racket des paysans
Une chose est certaine :
les FRCI se sont arrogé le droit de percevoir les taxes qui devraient
normalement revenir à l’Etat. Selon un rapport de l’Onu, elles prélèvent aussi "de
4 à 60 dollars beaucoup plus", sur les déplacements de personnes et de
véhicules. Et elles rackettent les paysans : dans un village près de Taï,
une femme se plaint de devoir leur payer 20000 FCFA (30 euros) par mois pour accéder
à sa plantation. Après la mort des Casques bleus, plusieurs centaines d’éléments
Frci ont été déployés autour de Taï pour une opération de "sécurisation"
dirigée par le commandant Losséni Fofana alias Loss. Ancien chef de guerre
des Forces nouvelles, ce dernier commandait déjà les troupes qui ont attaqué Duékoué
en 2011. Ces soldats auraient joué un rôle important dans le
massacre des Guérés. Pour l’actuelle opération
de sécurisation, il a fait installer de nombreux points de contrôle. Les mauvaises langues
assurent qu’aucun sac de cacao n’échappe au racket des Frci. Et peut-être aussi à la contrebande
vers le Ghana. Début juillet, le gouvernement a annoncé le lancement d’un
recensement national des ex-combattants – le deuxième en un an – promettant le désarmement tant attendu. Cela ne
suffit pas pour rassurer les habitants du Far West ivoirien dont beaucoup
voudraient aussi que la justice fonctionne : malgré la promesse du président
Ouattara, la tuerie de mars 2011 n’a donné lieu à aucune poursuite judicaire.
Pis, elle a vraisemblablement été le moteur d’un nouveau drame. Fin juillet,
des centaines d’individus parmi lesquels des dozos et des Frci ont attaqué et détruit
le camp de déplacés du Haut-commissariat des nations unies pour les réfugiés
(HCR), près de Duekoué. En toute impunité. Des sources humanitaires parlent de
137 cadavres retrouvés dans les jours qui ont suivi ; des dozos ont également
cherché à faire disparaitre de nombreux corps. Plusieurs indices laissent
penser que cette attaque avait été planifiée de longue date. Sous couvert d’anonymat,
un spécialiste de la région nous confie : "Le camp était gênant car
les témoins du massacre de mars 2011 s’y trouvaient. Aujourd’hui, ils sont
morts ou disparus. C’est ce que voulaient ceux qui ont organisé l’opération."
Fanny Pigeaud
Titre original : "Un
territoire hors de contrôle - Guerre pour le cacao dans l'ouest ivoirien".
en maraude
dans le web
Sous cette rubrique, nous vous
proposons des documents de provenance diverses et qui ne seront pas
nécessairement à l’unisson avec notre ligne éditoriale, pourvu qu’ils soient en
rapport avec l’actualité ou l’histoire de la Côte d’Ivoire et des Ivoiriens, et
aussi que par leur contenu informatif ils soient de nature à faciliter la
compréhension des causes, des mécanismes et des enjeux de la « crise
ivoirienne ».
Source : Le Monde diplomatique
septembre 2012
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