lundi 30 décembre 2013

« Dans l’ouest du pays, l’Etat ne contrôle plus rien ; des mafias ont mis la main sur l’économie du cacao »

Amadé Ouérémi (casqué) et sa bande
Un véhicule calciné et criblé de balles : c’est tout ce qu’il reste de l’attaque qui, le 8 juin 2012, a couté la vie à sept casques bleus près de Taï, petite bourgade de louest de la Côte d’Ivoire. Dans cette région, depuis plus d’un an, les villages font l’objet de mystérieux raids meurtriers. Yamoussoukro a accusé des « mercenaires libériens ». Partisans de lex-président Laurent Gbagbo et opposés à son successeur Alassane Ouattara, ces hommes traverseraient le fleuve Cavally, qui marque la frontière avec le Liberia, pour venir semer la terreur en Côte dIvoire. Mais, sur le terrain, la situation ne paraît pas aussi claire : depuis la crise qui a suivi lélection présidentielle de 2010, dans louest du pays se joue un inquiétant imbroglio politique et militaire, avec pour seul enjeu le contrôle des ressources naturelles. Ce sont en effet ses sols, extrêmement fertiles, qui font la richesse de cette région verdoyante. On y cultive le cacao, dont la Côte dIvoire est le premier exportateur mondial. S’y étendent également les dernières aires forestières nationales, dont les forêts de Goin-Débé (133000 hectares) et du Cavally (62000 hectares), réservées à la production de bois d’œuvre. Depuis toujours, ces atouts ont attiré des planteurs d’un peu partout, y compris d’Etats voisins. Ce mouvement a été encouragé par le président Félix Houphouët-Boigny (au pouvoir de 1960 à 1993, qui avait décrété que « la terre appartient à celui qui la met en valeur »). Si la région est aujourd’hui l’un des principaux centres de production de cacao, on y plante des hévéas, qui hissent le pays au rang de premier producteur africain de caoutchouc. « Cinq hectares d’hévéas rapportent de 7 à 8 millions de francs CFA [environ 12000 euros] par mois », calcule un sous-préfet. Une petite fortune. Les problèmes ont commencé au milieu des années 1980, lorsque les cours mondiaux du cacao et du café ont chuté. La concurrence entre planteurs s’accroissant, des conflits fonciers ont alors éclaté entre les autochtones, devenus minoritaires, et les étrangers. La politique de l’« ivoirité » promue par le président Henri Konan Bédié (1993-1999) a encore envenimé les relations en poussant les nationaux à revendiquer les terres cédées aux nouveaux migrants. Une loi de 1998 a explicitement exclu les non-Ivoiriens de la propriété foncière.  

Des hommes armés s’emparent d’un parc national

La tentative de coup d’Etat perpétrée le 19 septembre 2002 contre le président Gbagbo par des militaires du nord du pays partisans de M. Ouattara a achevé de mettre le feu aux poudres. La guerre civile qu’elle a déclenchée a touché́ tout particulièrement l’ouest et la ville de Duékoué. Située à une centaine de kilomètres au nord de Taï, Duékoué se trouve au croisement stratégique des routes menant au Liberia, en Guinée et à San Pedro, port dexportation du cacao. Les rebelles, baptises Forces nouvelles, y ont fait venir d’anciens combattants des guerres civiles libérienne (1989-1997) et sierra léonaise (1991-2002) dont Sam Bockarie, responsable d’atrocités en Sierra Leone. En retour, Yamoussoukro a aussi mobilisé des Libériens et des civils armés, pour la plupart des autochtones. Chaque camp a semé la terreur, contribuant à exacerber les antagonismes communautaires. A l’issue du conflit, le pays s’est trouvé de facto divisé en deux et Duékoué placée sur la ligne séparant le Sud, administré par la capitale, et le Nord, géré par les Forces nouvelles. La région du Moyen-Cavally (devenue depuis deux entités différentes, le Cavally et le Guemon), dont dépendaient Taï et Duékoué, est restée dans le camp gouvernemental. Mais les armes ont continué à circuler pendant toutes les années 2000, et des miliciens et des groupes d’autodéfense plus ou moins soutenus par le camp Gbagbo se sont maintenus face aux rebelles, si bien que les tensions sont demeurées fortes, la présence de lEtat étant en outre très mesurée.
Après la signature de l’accord de paix, le 26 janvier 2003, d’ex-combattants rebelles profitent de l’accalmie pour s’emparer des portions de territoire : M. Amadé Ouérémi, un Burkinabé ayant grandi en Côte dIvoire, sinstalle ainsi avec plusieurs dizaines voire plusieurs centaines – d’hommes armés dans le parc national du mont Péko, à 35 km au nord de Duékoué. Ils y cultivent notamment du cacao. Impossible de les déloger : en 2010, ils chassent même des agents de lOffice ivoirien des parcs et réserves et incendient leur véhicule. Un autre phénomène déstabilisateur apparait en 2007 : l’arrivée par cars entiers de Burkinabè. En toute illégalité, beaucoup sétablissent dans la forêt de Goin-Dédé où ils développent des plantations de cacao. Dans le même temps, de nombreux déplacés de la guerre ne parviennent pas à récupérer leurs champs.
Quand la crise postélectorale opposant MM. Ouattara et Gbagbo se transforme en conflit armé, en mars 2011, Duékoué souffre comme jamais. Lors de la prise de la ville par l’armée créée par M. Ouattara, les forces républicaines de Côte dIvoire (Frci composées principalement des ex-Forces nouvelles), des centaines de personnes la Croix rouge a compté 867 corps –, essentiellement de jeunes hommes, ont été assassinés. Selon une commission d’enquête internationale et des associations, ce sont des soldats des FRCI qui ont commis ces crimes, ainsi que des dozos, une confrérie de chasseurs traditionnels du nord du pays, et des partisans de M. Ouérémi. Malgré les promesses de justice du président Ouattara, qui prend finalement le pouvoir le 11 avril 2011, cette tuerie n’a donné lieu à aucune enquête. Depuis, la situation sest encore compliquée, avec lentrée en scène de nombreux acteurs. Dabord, des hommes armés attaquent, à partir de juillet 2011, une petite dizaine de villages. C’est à leurs propos que les autorités parlent de "mercenaires libériens" payés par des opposants à M. Ouattara en exil au Ghana. Des sources onusiennes évoquent plutôt des autochtones Oubi refugiés au Liberia et cherchant à défendre les terres quils ont perdues. Ensuite viennent les dozos : arrivés dans la région pendant la crise, ils n’en sont jamais repartis. De plus en plus nombreux, ils circulent à moto, en habits traditionnels, agrippés à leurs fusils "calibre 12". Beaucoup viennent du Burkina Faso et du Mali. Certains sont devenus agriculteurs. L’inverse est aussi possible : il y a un an, un planteur burkinabè installé près de Taï depuis une trentaine d’années a ressemblé un groupe de dozos pour « assurer la sécurité des populations », dit-il. En réalité, beaucoup de dozos, devenus miliciens, terrorisent la population et la rackettent.  

Les villages ont perdu tous leurs habitants autochtones

A cela s’ajoute l’immigration burkinabè dune ampleur sans précédent. Huit cars
Amadé Ouérémi (béret bleu) et sa bande
avec un instructeur... de "type caucasien"
transportant chacun environ 200 personnes arrivent désormais chaque semaine à Zagné, à 50 km au nord de Taï. Une partie de ces voyageurs s
entassent aussitôt dans des camions de chantiers qui prennent la direction du Sud-Ouest. Leur installation se trouve facilitée par l’absence d’une grande partie de la population autochtone – au moins 70.000 personnes réfugiés au Liberia. Les treize villages implantés au sud de Taï ont ainsi perdu tous leurs habitants autochtones. Sauf : fin juin, à Tiélé Oula, il restait 9 Oubi sur les quelque 200 qui y vivaient avant 2011, pour 3000 Burkinabé. Si certains Burkinabè investissent les champs des absents, beaucoup gagnent les forêts de Goin-Débé et de Cavally désormais totalement ravagées. Dormant sous tente, ils y plantent des cacaoyers, des hévéas mais aussi du cannabis. A Yamoussoukro et à Abidjan, la situation est connue. Fin mai, le gouvernement a ordonné́ l’évacuation des forêts avant le 30 juin. Sans résultat. "L’Etat doit contrôler les frontières, assène le maire adjoint de Taï, M. Téré Téhé. Et il ne faut pas attendre que ces gens aient fini de planter pour les chasser." Problème : les nouveaux occupants sont armés. Observant un jeune paysan burkinabè partir au champ un fusil en bandoulière, le chef autochtone du village de Tiélé Oula, M. Jean Gnonsoa ne cache pas son désarroi : "Ici les étrangers peuvent avoir des armes mais pas les autochtones" – sous peine de représailles. "Comment régler sereinement un litige foncier face à quelqu’un qui est armé ?", s’interroge M. Téhé. "Les Burkinabé nous disent que le président qui est venu (M. Ouattara) est leur homme. Et qu’ils ont donc le droit de tout faire", déplorent des villageois. De fait, certains s’emparent de plantations déjà occupées. "Aujourd’hui, 80% de ceux qui sont installés dans les forêts de Goin-Débé et de Cavally sont armés de kalachnikovs et de fusils calibre 12", rapporte un administrateur local. Il évoque une organisation mafieuse à l’origine de cette colonisation : "Il y a ceux qui les convient, ceux qui établissent dans les forêts les points de contrôle auxquels chacun doit payer 25000 Fcfa pour avoir accès à une parcelle de terre, etc." Monsieur Ouérémi est régulièrement cité comme l’un des responsables présumés de ce trafic de terres et de personnes, en lien avec des officiers des FRCI.
Dans le pays, les FRCI, justement, sont les seules forces régulières à disposer d’armes depuis que, soupçonnées dêtre favorables à M. Gbagbo, police et gendarmerie en sont privées. Jouissant dune impunité quasi-totale, elle font la loi à Duékoué, elles entretiennent un climat de terreur et sont, d’après plusieurs témoins, impliquées dans des exécutions extrajudiciaires. Des observateurs les accusent aussi dêtre derrière certaines des attaques attribuées aux "mercenaires libériens". Beaucoup soupçonnent leurs membres dêtre originaires dune seule région, le Nord, mais aussi dêtre de nationalité burkinabé. 

Impôts illégaux et racket des paysans

Une chose est certaine : les FRCI se sont arrogé le droit de percevoir les taxes qui devraient normalement revenir à l’Etat. Selon un rapport de l’Onu, elles prélèvent aussi "de 4 à 60 dollars beaucoup plus", sur les déplacements de personnes et de véhicules. Et elles rackettent les paysans : dans un village près de Taï, une femme se plaint de devoir leur payer 20000 FCFA (30 euros) par mois pour accéder à sa plantation. Après la mort des Casques bleus, plusieurs centaines d’éléments Frci ont été déployés autour de Taï pour une opération de "sécurisation" dirigée par le commandant Losséni Fofana alias Loss. Ancien chef de guerre des Forces nouvelles, ce dernier commandait déjà les troupes qui ont attaqué Duékoué en 2011. Ces soldats auraient joué un rôle important dans le massacre des Guérés. Pour lactuelle opération de sécurisation, il a fait installer de nombreux points de contrôle. Les mauvaises langues assurent quaucun sac de cacao néchappe au racket des Frci. Et peut-être aussi à la contrebande vers le Ghana. Début juillet, le gouvernement a annoncé le lancement d’un recensement national des ex-combattants – le deuxième en un an promettant le désarmement tant attendu. Cela ne suffit pas pour rassurer les habitants du Far West ivoirien dont beaucoup voudraient aussi que la justice fonctionne : malgré la promesse du président Ouattara, la tuerie de mars 2011 n’a donné lieu à aucune poursuite judicaire. Pis, elle a vraisemblablement été le moteur d’un nouveau drame. Fin juillet, des centaines d’individus parmi lesquels des dozos et des Frci ont attaqué et détruit le camp de déplacés du Haut-commissariat des nations unies pour les réfugiés (HCR), près de Duekoué. En toute impunité. Des sources humanitaires parlent de 137 cadavres retrouvés dans les jours qui ont suivi ; des dozos ont également cherché à faire disparaitre de nombreux corps. Plusieurs indices laissent penser que cette attaque avait été planifiée de longue date. Sous couvert d’anonymat, un spécialiste de la région nous confie : "Le camp était gênant car les témoins du massacre de mars 2011 s’y trouvaient. Aujourd’hui, ils sont morts ou disparus. C’est ce que voulaient ceux qui ont organisé l’opération."  

Fanny Pigeaud
Titre original : "Un territoire hors de contrôle - Guerre pour le cacao dans l'ouest ivoirien".  

 
en maraude dans le web
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Source : Le Monde diplomatique septembre 2012

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