Le Soudan français
connaît une évolution semblable à plusieurs autres pays d'Afrique. Il obtient
une autonomie administrative relative en 1956 et se prononce en faveur de
l'adhésion à la Communauté française en 1958. En 1960 il s'unit au Sénégal pour
former la Fédération du Mali. Lors de la proclamation d'indépendance, le 20
juin 1960, Léopold Sédar Senghor assure la présidence de l'Assemblée fédérale
et Modibo Keita exerce la fonction de premier ministre. Des différends
politiques probablement liées à des manœuvres souterraines de la Françafrique
alors pilotée par le sinistre Foccart entraînent le retrait rapide du Sénégal
de la Fédération. Le Mali réagit en proclamant unilatéralement son indépendance
le 22 septembre 1960 et en rompant avec la France. Voici le premier discours
que Modibo Keita adressa à son peuple, en sa qualité de chef du nouvel Etat
indépendant.
Modibo KEITA |
Chers Camarades, A la Conférence territoriale du Parti,
il y a trois semaines, nous nous sommes contentés d'un exposé objectif du
déroulement des événements de Dakar, sans en tirer les conséquences. Nous avons
par la suite pris un certain nombre de contacts qui ont projeté plus de lumière
sur les origines plus ou moins lointaines desdits événements. C'est ainsi que
j'ai répondu à l'appel du Président de la République Française aux invitations
du Roi du Maroc et du Président de la République du Ghana. D'autre part, des
missions ont été envoyées à l'extérieur : U.S.A., O.N.U., Allemagne Fédérale,
pays de l'Est, Afrique occidentale.
Pour mieux suivre le sens de notre action politique pendant
ces derniers mois, il est indispensable que nous examinions la situation créée
en Afrique depuis le Référendum du 28 septembre 1958.
Le 28 septembre, les conditions politiques intérieures nous
imposèrent un vote favorable à l'entrée dans la Communauté.
En outre, nous avons pensé et pensons encore que les chances
de réalisation de l'unité sont très aléatoires pour des États accédant à l'indépendance
car, devenus souverains, ils affirment leur personnalité aussi bien sur le plan
intérieur que sur le plan extérieur.
Aussi avions-nous espéré que l'autonomie était pour les
États africains la période la plus favorable de leur évolution pour la
réalisation de leur unité. Évidemment, cela supposait de la part des dirigeants
de ces États, une indépendance totale à l'égard des puissances d'argent et des autorités
des anciennes métropoles.
Par ailleurs, nous avons estimé et estimons encore que
c'est dans l'unité que l'Afrique pourra résister à l'emprise des forces
impérialistes et renforcer le camp de la paix.
A l'exclusion de la République Arabe Unie dont on ne
peut pas encore tirer toutes les conclusions sur le plan africain, mais qu'il faut
néanmoins saluer comme une volonté de l'Afrique de réaliser son unité, et de la
Fédération du Mali dont l'existence fut précaire par la trahison des dirigeants
sénégalais, les État indépendants d'Afrique en sont encore à la recherche des
bases de coopération sur le plan économique et culturel. Mais nous pensons
qu'il faut aller au-delà de ces formules pour que l'Afrique puisse résister à
l'action destructrice des anciennes puissances coloniales qui, ayant perdu la
domination politique, veulent asseoir une domination économique et culturelle.
Certes, il faudra du temps et des efforts. Dans ce
domaine, aucun pays ne peut nous donner des leçons de patience et de courage.
D'aucuns peuvent penser que notre association avec le Sénégal
a été un échec. C'est voir subjectivement le problème, ce qui empêche d'en saisir
toutes les conséquences. Tout d'abord, la Fédération du Mali a permis au Sénégal
d'aller à l'indépendance parce que tout le monde sait que les dirigeants sénégalais,
empêtrés dans leurs difficultés intérieures, isolés du reste de l'Afrique, et pour
cause, ne pouvaient pas, seuls, y conduire leur pays. D'autre part, l'accession
à la souveraineté internationale de la Fédération du Mali a conduit certains
États africains, jusqu'alors hostiles à toute idée d'indépendance, à faire
usage de leur droit à l'indépendance. Faudrait-il rappeler que la création du Mali
et son accession à l'indépendance ont considérablement contribué à la réalisation
de l'unité politique au Soudan. Nous avons pu ainsi nous assurer du contrôle
politique et administratif de la République soudanaise. J'estime également que
la sécession du Sénégal a été le ferment de la mobilisation générale des populations
soudanaises. Elle permettra à la République Soudanaise de réaliser pleinement
ses objectifs politiques, économiques, sociaux et culturels sur la base d'un
véritable socialisme, et uniquement en fonction des intérêts des couches les
plus défavorisées. La démonstration sera également faite aux dirigeants sénégalais
que la République Soudanaise était le principal marché des industries et
entreprises sénégalaises, que notre République n'était pas pauvre et que le
Sénégal était riche de notre richesse. Nous entendons garder nos richesses, mêmes
humaines, pour accélérer le développement économique de notre République. Les
mesures prises, tant à l'intérieur de la République soudanaise qu'à
l'extérieur, nous imposeront pour une certaine période des sacrifices qui sont,
je le sais, déjà acceptés. Il faut prévoir un isolement possible du Soudan, par
la force des choses et par l'évolution des événements politiques. Il s'agit donc
dès maintenant, face à cette éventualité, d'envisager les voies et moyens pour une économie socialiste planifiée. Nous
ne nous arrêterons pas aux slogans, aux formules toutes faites, nous innoverons,
partant des réalités maliennes greffées sur les expériences réussies ailleurs. Est-il
besoin de préciser que la modification de nos structures économiques n'entravera
en rien les activités normales du secteur privé ?
Vis-à-vis de la République française, nous avons fait preuve
de loyauté. Je ne veux pas ici reprendre les arguments développés dans certains
journaux qui précisent les origines, les causes réelles de la sécession du
Sénégal. Notre position sur le problème algérien, notre détermination à construire
un véritable socialisme, notre volonté de réaliser, avant toute autre
association, une véritable communauté africaine, ont déterminé certains responsables
français à conduire les dirigeants sénégalais à la sécession. Je n'en veux pour
preuves que quelques faits :
1°
Le refus systématique de la France, en application des accords franco-maliens,
d'apporter son appui pour que soit assurée la sécurité intérieure de la
Fédération du Mali ;
2°
L'attentisme du Gouvernement Français dans l'application des accords
franco-maliens, en particulier dans le domaine économique ;
3° L'intervention de la République Française auprès des
organismes directeurs du Marché Commun pour que ceux-ci attendent la conclusion
des événements avant d'honorer leurs engagements vis-à-vis de la Fédération du
Mali ;
4° Les termes mêmes du message de félicitations du
Général de Gaulle à M. Senghor, nommé Président de la République du Sénégal ;
5°
L'aveu du Premier Ministre de la République Française de son action, en
décembre dernier, auprès de M. Senghor et Dia, pour qu'ils transforment la
Fédération du Mali en confédération ;
6°
La reconnaissance par le Gouvernement Français de l'indépendance du Sénégal.
Cela se conçoit aisément puisque ce sont les dirigeants français qui ont inspiré,
préparé, déclenché, soutenu la sécession de la République du Sénégal ;
7°
Enfin, la demande d'ajournement par la France à l'O.N.U. de l'admission de la
Fédération du Mali.
Nous ne voulons pas abuser de votre patience en faisant
un long développement que j'estime en la circonstance inutile. Il s'agit donc
pour nous de prendre des décisions en fonction des seuls intérêts de la
République Soudanaise.
Dans un monde de plus en plus tourmenté où la légalité
n'apparaît qu'à travers les intérêts stricts des pays, la lutte pour nous devra
s'engager sur le plan politique.
Nous demeurons certes fidèles à l'idée de la Fédération
africaine, nous nous considérons toujours liés par le serment du 17 janvier
1959. Mais pour le succès de notre action en faveur de la Fédération, il est
indispensable et urgent que la République Soudanaise s'affirme sur le plan
africain et sur le plan international. C'est la raison pour laquelle nous vous
invitons à autoriser l'Assemblée législative :
1°
A appréhender les compétences transférées par la République Soudanaise à la
Fédération du Mali ;
2°
A proclamer comme État indépendant et souverain la République Soudanaise ;
3°
A proclamer que la République Soudanaise s'appelle République du Mali, libre de
tous engagements et liens politiques vis-à-vis de la France, comme la
Haute-Volta, la Côte d'Ivoire, le Niger, le Dahomey. C'est la conséquence
logique de la caducité des accords franco-maliens que la France a délibérément
violés en reconnaissant la République du Sénégal comme État indépendant.
Notification de ces décisions sera faite au Gouvernement Français, à
l'Organisation des Nations Unies et à tous les pays indépendants.
Fidèles à notre idéal d'union et de paix, j'insiste sur
ce mot, nous sommes décidés à établir des relations amicales avec tous les
États du monde, sans exclusive aucune, singulièrement avec ceux d'Afrique qui
seront désireux de promouvoir une politique d'union et de progrès, de s'engager
résolument dans la lutte pour la libération totale du Continent africain et
l'établissement d'une paix durable entre tous les peuples.
La République du Mali est née. Le Mali continue. Le mot
Mali continuera à résonner comme un gong sur la conscience de tous ceux qui ont
œuvré à l'éclatement de la Fédération du Mali ou qui s'en sont réjouis. Nous
restons mobilisés pour l'idée de la Fédération qui, malgré tout, demeure une
semence virile de l'unité africaine. Nous avons perdu une partie, mais nous
gagnerons la manche, inchaa Allah. Les puissances d'argent, les forces
rétrogrades et impérialistes n'y pourront rien.
Camarades, la Fédération du Mali en tant qu'entité
territoriale n'existe plus. Son support politique était le Parti de la
Fédération Africaine dont le Président est M. Senghor. La rupture entre la
République Soudanaise et la République du Sénégal provoquée par des
contradictions politiques fondamentales met en cause l'existence et le
fonctionnement du P.F.A. D'autre part, celui-ci était l'expression politique
d'une idée à laquelle nous demeurons attachés mais qui fut trahie dans des
circonstances peu honorables par son Président et l'Union Progressiste
Sénégalaise. Le P.F.A. ne peut donc pas survivre à l'éclatement de la
Fédération du Mali. L'Union Soudanaise-R.D.A. doit se libérer de toute attache
avec cette formation politique, garder son autonomie jusqu'à ce que puissent
s'affirmer des positions claires et nettes sur les problèmes politiques et
économiques que les États africains ont à affronter au lendemain de leur
indépendance. Plus de construction politique dans l'équivoque. Clarté dans nos
positions, clarté dans celles de nos partenaires éventuels, voilà les
conditions indispensables d'une dépendance quelconque de l'Union
Soudanaise-R.D.A. vis-à-vis de formations politiques africaines. L'Union
Soudanaise-R.D.A., fidèle à son option fondamentale en faveur de la paix et
l'unité africaine, est décidée dès maintenant à établir des relations de bonne
volonté, d'amitié et de solidarité avec tous les partis politiques mobilisés
pour la paix, pour la libération du Continent africain de toute domination
étrangère et pour l'unité des peuples africains.
Camarades, vous pouvez faire confiance au Bureau
politique, au Comité directeur. Nous voulons ce que vous voulez. Il n'y a pas
de temps à perdre. Toutes les Maliennes et tous les Maliens doivent se
considérer comme mobilisés pour la construction de la République du Mali,
patrie de tous ceux qui sont fermement attachés à la réalisation de
l'Indépendance et de l'Unité africaine, toutes les Maliennes et tous les
Maliens doivent accepter tous les sacrifices pour que notre pays puisse sortir
grandi, rayonnant, de l'épreuve qu'il traverse pour que les Africains libres,
réellement libres, puissent, sans possibilité d'ingérence, s'unir pour que
s'affirme une grande nation africaine qui marquera de son sceau la politique
internationale, pour que la paix, espoir des peuples en voie de développement,
s'établisse entre tous les pays du Monde.
Source : Le
Quotidien d’Abidjan 09
& 10 Novembre 2013
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