samedi 7 décembre 2013

La crise ivoirienne et la responsabilité historique d’Houphouët-Boigny

F. Houphouët (à droite) et son estafier
Pour commencer, je voudrais faire une précision importante. La légitimité historique d’Houphouët-Boigny ne saurait être mise en cause ici, tout au moins pour une période de sa longue carrière politique. En 1945, il a été élu député de côte d’Ivoire, sur la base d’un programme dont Laurent Gbagbo lui-même, connu pour être l’un de ses pourfendeurs les plus acharnés, a dit dans une interview à jeune Afrique en 1983 que, pour l’avoir lu, et je parle de ce programme, il aurait voté pour celui qui deviendra plus tard le premier président de la république du nouvel état de Côte d’Ivoire. Et moi-même qui écris ces lignes, je puis témoigner de cette légitimité, pour avoir vu et entendu mes parents qui, sous l’arbre à palabres, concluaient ainsi leurs propos : « Que les ennemis d’Houphouët meurent ! »
Il va donc sans dire que si dans le pays profond, les Ivoiriens vénéraient ainsi un homme au point de souhaiter le pire à ses ennemis, c’est que cet homme avait incontestablement de la légitimité. Cette légitimité était même d’autant plus grande que son action avec d’autres, en tant que député, avait permis par la loi qui porte son nom, l’abolition du travail forcé, cette abomination qui aura marqué au fer les corps et les esprits de ceux qui l’ont endurée. Ceux qui ont eu moins de chance en sont morts.
J’aimerais rappeler un peu ici cette période, en empruntant à Houphouët lui-même un extrait du discours mémorable qu’il prononça à l’assemblée nationale française, pour que la conscience de celui qui lit ces lignes s’imprègne davantage de ce qui fut une incroyable horreur :

« Il faut avoir vu ces travailleurs usés, squelettiques, couverts de plaies, dans les ambulances ou sur les chantiers ; Il faut avoir vu ces milliers d’hommes rassemblés pour le recrutement, tremblant de tout leur corps au passage du médecin chargé de la visite ; Il faut avoir assisté à ces fuites éperdues devant ces chefs de villages ou de canton vers la brousse ; Il faut avoir lu dans les yeux de ces planteurs obligés d’abandonner leurs propriétés pour un salaire de famine ; Il faut avoir vu ces théories d’hommes, de femmes, de filles défiler silencieux, le front plissé, le long des chemins qui mènent au chantier ; Il faut avoir vu les transitaires, ces négriers modernes, les entasser sans ménagement sur des camions exposés aux intempéries, les enfermer dans des fourgons comme des animaux ; Il faut surtout avoir vécu, comme chef, ces scènes poignantes, déchirantes, de vieilles femmes vous réclamant leurs fils uniques, leurs uniques soutiens, des orphelins, leurs pères nourriciers, des femmes chargées d’enfants leurs hommes, leurs seuls moyens d’existence, pour comprendre le drame du travail forcé en Côte d’Ivoire. C’est la colère contenue, refoulée ; c’est la révolte muette de tout un peuple qui accepte, impuissant, une situation insupportable et indigne ; (…) La méfiance est née. Elle est mauvaise conseillère. (... ) Le prestige de la France ne réside ni dans l’asservissement des peuples, ni dans la force de ses baïonnettes, mais bien dans l’histoire qui l’a faite grande et surtout dans l’idéal de justice, de liberté, d’égalité, de fraternité humaine qui a toujours été le sien et dont l’Union française sera demain la plus belle réalisation. »

Houphouët était donc un Dieu pour ceux qu’il avait extraits des griffes des colons qui étaient prêts à tout, y compris à leur prendre leurs vies, pour leur prospérité. Et c’est pour cette raison qu’ils le lui rendaient bien en le vénérant ainsi.
Mais hélas, mille fois hélas, dans la conclusion de ce beau discours, se trouvait aussi malheureusement ce qui allait lier le destin de notre peuple à celui des redoutables prédateurs gaulois. Les français ne voulurent pas de cette UNION qui aurait donné trop de droits aux africains. Il y en eut même un, Édouard Herriot, qui déclara que la France ne devait pas devenir la colonie de ses colonies. Normal, si tout le monde a les mêmes droits, la métropole devient minoritaire ! La France proposera donc la COMMUNAUTE, avec une idée derrière la tête. Ce qu’elle voulait, c’était partir sans partir, ou partir pour mieux rester. La communauté, c’était une sorte d’union dans laquelle elle s’arrogeait la part du lion sans avoir à offrir grand-chose.
La France proposa donc un referendum en 1958 en mettant clairement en garde, en menaçant même ceux qui diraient non. « Dans le cas où serait refusée l’association proposée, il est évident que ce sera l’indépendance, mais l’indépendance avec tout ce qu’elle comporte de charges, de responsabilités et de dangers », dira De Gaulle. L’intention était clairement le maintien des futurs nouveaux états dans cette communauté, et donc la perpétuation des liens entre le maître et ses esclaves africains.
Pour bien comprendre que cette légitimité d’Houphouët-Boigny a joué à fond dans le dénouement de cette affaire avec l’idée que celui qui nous a sauvés ne pouvait pas nous perdre, voyons ensemble ce qui était proposé aux Africains en prenant les principaux articles de la constitution que le général de Gaulle a soumis au referendum le 04 octobre 1958.
 

Article 77.
Dans la communauté instituée par la présente constitution, les états jouissent de l’autonomie ; ils s’administrent eux-mêmes et gèrent démocratiquement et librement leurs propres affaires.
Il n’existe qu’une citoyenneté de la communauté.
Tous les citoyens sont égaux en droit quelle que soit leur origine, leur race et leur religion. Ils ont les mêmes droits.

Article 78.
Le domaine de la compétence la politique étrangère, la défense de la monnaie, la politique économique et financière commune, ainsi que la politique des matières premières stratégiques.
Il comprend en outre, sauf accord particulier, le contrôle de la justice, l’enseignement supérieur, l’organisation générale des transports extérieurs et communs et des télécommunications… 

Malgré l’opposition et les avertissements de compatriotes africains qui avaient perçu chez ce pays une volonté sournoise de faire perdurer l’exploitation et la situation d’injustice qui étaient en vigueur, ces propositions convenaient parfaitement à Houphouët, alors ministre d’état en France, qui les salua immédiatement en ces termes : « Tous ceux qui adhéreront à la communauté avec la volonté réfléchie de faire en sorte que les liens entre la métropole et l’outre-mer se redressent davantage ne peuvent que se féliciter de ce que le Général de Gaulle ait pu en très peu de temps définir, sans équivoque, la nature des liens entre les territoires d’outre-mer et la métropole, c’est-à-dire la constitution d’une véritable communauté franco-africaine, entre métropolitains et africains, anciens administrateurs et colonisés, sur un même pied d’égalité ».
Il sera encore plus précis dans ces propos rapportés par Jean-Paul Gourévitch : « Pour la première fois dans l’histoire, des peuples anciennement colonisés ont choisi de renoncer volontairement à l’indépendance et d’opter pour la communauté franco-africaine ». Cet auteur est cité par Ernest Duhy dans son livre « Le pouvoir est un service : Le cas Laurent Gbagbo » (Page 41).
Il ne manquait d’ailleurs pas de rassurer les français à propos du Sénégal où le milieu intellectuel était très réticent sur la pertinence d’un vote positif : « Tous les territoires voteront oui, le Sénégal compris. Les hommes politiques africains ne sont pas fous ».
Quand la consultation livra son verdict et que la Guinée en sortit comme la « brebis galeuse », il n’hésita pas à appeler au châtiment de celle-ci : « Si la France donnait une préférence à ceux qui ont fait sécession contre ceux qui ont choisi la communauté, alors la sécession guinéenne ferait tâche d’huile ».
Houphouët-Boigny aura donc pesé de tout son poids pour lier le destin des pays colonisés à celui du colonisateur, et était absolument sûr que c’était le bon choix. Et le peuple ivoirien le suivra massivement car il l’avait sauvé une fois et n’avait pas de raison de penser qu’il ne le sauverait pas définitivement. Le résultat parle de lui-même : 99,99 %, le score le plus élevé de toutes les colonies.
Les accords de coopération qui découleront plus tard de cette réponse positive massive peuvent donc être interprétés comme la conséquence logique de cet arrimage volontaire du nouvel état de Côte d’Ivoire à la France.
Sans doute pensait-il sincèrement que la France s’inscrirait dans sa vision des choses mais le constat, au soir de sa vie, a été consternant. Nous avons vu un vieil homme défait et impuissant, fustigeant la détérioration des termes de l’échange et les spéculateurs, avec un retour de la lucidité qui lui fit dire que la conquête de l’indépendance économique incomberait à la nouvelle génération qui arriverait après lui, s’attribuant donc de fait le mérite d’une indépendance politique loin d’être une réalité.
Houphouët n’a pas gagné son pari, même après trente années de pouvoir. L’idée de la communauté s’est révélée comme une vraie manœuvre politique de la France, une ruse, dirait le professeur Dedi Sery, qu’une bonne connaissance de l’histoire coloniale de ce pays aurait pourtant permis de déceler, à moins d’avoir volontairement choisi de fermer les yeux, pour des raisons inavouables. La France n’a jamais décolonisé et est toujours prête à tout pour garder dans son giron tout pays tenté par la volonté de s’affranchir de sa tutelle. En 1958, elle sortait d’ailleurs d’une guerre coloniale avec l’Indochine (1946-1954), achevée donc quatre ans plus tôt, et en avait commencé une autre en Algérie (1954-1962), également quatre ans plus tôt !
Cette histoire d’une collaboration entêtée aura montré que la coopération dans l’Union française telle qu’il l’avait envisagée était en réalité une capitulation en rase campagne en ce qu’elle signait l’abandon du destin de la Côte d’Ivoire entre les mains du prédateur. Houphouët-Boigny n’aura pas eu suffisamment de lucidité ou de volonté, c’est selon, pour percevoir assez vite que la France n’apporterait aucun développement à son pays. Résultat des courses, non seulement ce pays a exploité à outrance l’économie ivoirienne à son profit quasi exclusif, mais il n’a pas permis le développement.
Et pendant que la France faisait d’énormes profits dans notre pays, la Côte d’Ivoire était contrainte, avec son encouragement et même avec son aide, à nous endetter, jusqu’à nous lier les mains. Houphouët qui refusait de voir les conséquences d’un tel entêtement dira avec un certain cynisme : « Si on nous prête de l’argent, c’est parce que nous sommes riches. On ne prête qu’aux riches. Après tout, il pleut sur la mer et on ne met pas un Etat en prison ».
Cet endettement excessif conduira, vers la fin des années 80, l’état ivoirien à ne plus pouvoir faire face à ses obligations. Ce qui favorisera l’arrivée d’Alassane Ouattara sur la scène politique et plus tard, le début des tensions politiques dans le pays.
Au début de la crise de 2002, un ministre qui avait longtemps accompagné le président Houphouët, Alexis Thierry Lébé, déclarait ceci : « Quand vous prenez le pont Félix Houphouët-Boigny à partir du Plateau (quartier d’affaires d’Abidjan), tout ce qui se trouve à votre droite appartient aux étrangers ». Pour ceux qui ne connaissent pas la Côte d’Ivoire, cette partie abrite la zone industrielle la plus importante du pays. Un pays donc aux mains des étrangers. Un pays aux mains de la France.
L’arrivée de Gbagbo au pouvoir et ses velléités de remise en cause de cette situation pousseront la France à entrer en guerre contre la Côte d’Ivoire. Pour revenir à la situation qui prévalait sous Houphouët-Boigny parce qu’elle était elle-même en difficulté, malgré tout et même à cause de tout.
Et Claude Guéant, en visite en terre ivoirienne un mois avant la présidentielle de 2010, n’a pas dit autre chose quand il a prononcé ces paroles : « Si le gouvernement ivoirien souhaite renouer avec la France le partenariat d’exception dont nous ont un peu éloignés les circonstances difficiles que nous avons connues ces dernières années, eh bien, la France y est prête, elle y est résolue et (…) en sera très heureuse ».
La responsabilité historique d’Houphouët-Boigny dans la situation politique actuelle de notre pays est donc pleine et entière.
Alexis Gnagno
 
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 Source : La Dépêche d'Abidjan 7 Décembre 2013

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