Denis Goldberg est l’un des
quatre survivants du procès de Rivonia qui eut lieu à partir d’octobre 1963.
Aux côtés de Nelson Mandela, il a été l’un des premiers engagés dans la lutte
armée. Il a été libéré en 1985 après vingt-deux ans dans les geôles de
l’apartheid. Il revient sur ce long combat.
Un mot d’abord sur Nelson Mandela.
Denis Goldberg. Nous avons
commémoré l’arrestation à Rivonia sans Nelson Mandela en juillet dernier. Nous
aurions tellement aimé le voir avec nous ! C’est un homme qui nous a inspirés,
tout comme Oliver Tambo et d’autres. J’aurais tellement aimé le voir danser en
remuant les pieds, grand et élégant comme il est. Mais c’est un homme âgé. Il
faut respecter cela. J’aimerais dire : «Longue vie à l’esprit de Nelson
Mandela.» L’esprit vit de manière très forte. Il y a besoin d’avoir une vision
de la liberté, de cet esprit capable d’être prêt à tout sacrifier pour la
liberté, d’être prêt à mobiliser les gens pour la liberté. Mais faire l’éloge
de Nelson Mandela comme d’un messie qui nous aurait apporté la liberté ternit
sa réputation d’homme capable de mobiliser le peuple. Transformer l’économie de
l’apartheid, dont nous avons hérité, va nous demander beaucoup d’organisation.
C’est pourquoi je voudrais que Madiba soit parmi nous pour nous enseigner cette
leçon.
Comment êtes-vous passé d’une lutte non violente à la
lutte armée ?
Denis Goldberg. Au début de
l’année 1953, nous avons commencé à penser qu’inévitablement nous allions
devoir prendre les armes. Il était clair à ce moment-là que l’État colonial
d’apartheid n’abandonnerait pas le pouvoir. Mais il fallait que le peuple soit
en mesure de comprendre la nécessité de la voie armée et l’accepte.
Il y avait tant d’actes de violence contre les
manifestations de protestation. Par exemple, nous avons créé la charte de la
liberté (Freedom Charter), en 1955, ce qui a été l’aboutissement d’une campagne
massive pour que les gens s’impliquent politiquement. La charte appelait
clairement à une démocratie non raciale. L’État d’apartheid a immédiatement
déclaré qu’il s’agissait de haute trahison, a arrêté 156 personnes et les a
traînées en justice. C’est ce qu’on a appelé le « procès de haute trahison », qui a duré longtemps et a
absorbé toutes nos
forces. Mais il y a eu d’importantes
manifestations sur le thème « Nous sommes derrière nos leaders », il y a eu des grandes collectes de fonds… Les gens se sont vraiment mobilisés pour défendre leurs leaders qui, à la fin, ont été déclarés non
coupables. Cela a été l’opportunité pour mettre en
avant, publiquement, la politique du mouvement de libération, la charte de la
liberté. Jour après jour il y a eu des articles dans la presse. Des gens comme
Nelson Mandela et d’autres sont devenus des leaders connus.
Dans le même temps, en 1960, il y a eu le massacre de
Sharpeville et la déclaration de l’état d’urgence. Or ce qu’a fait l’apartheid
avec le procès de haute trahison a été de permettre aux leaders du mouvement de
se rencontrer tous les jours et de discuter politique. Ce qu’ils ne pouvaient
pas faire normalement ! Petit à petit, après Sharpeville, le sentiment de la nécessité de prendre les armes s’est renforcé. En 1961, une
grève générale a été organisée contre le système d’apartheid. Elle a été écrasée par le régime.
Finalement, le peuple a été convaincu de la nécessité de recourir aux armes.
J’ai aidé à organiser les manifestations de 1961 contre le racisme de l’État.
Mais les gens rappelaient qu’ils avaient été sévèrement réprimés l’année
précédente et qu’il fallait donc que nous les protégions de la violence de
l’État. C’est ainsi qu’est né Umkhonto weSizwe (la lance de la nation), plus
connu sous le nom de MK. Comme un bouclier et une lance (logo des MK – NDLR)
pour protéger le peuple. Bien sûr, avec des méthodes plus modernes qu’une lance
et un bouclier, mais c’était symbolique. C’était également un rappel des
centaines d’années nécessaires aux Anglais pour conquérir le peuple d’Afrique
du Sud. Mais, à l’époque, ils avaient asservi les tribus les unes après les
autres. En ce début des années soixante, au contraire, il y avait l’unité du
Congrès national africain (ANC), mouvement de libération, plus ses alliés du
Parti communiste, du Congrès du peuple métis, le Congrès indien et le Congrès
des démocrates des Blancs, progressistes, la plupart d’entre eux étant des
communistes. Il y avait également le Sactu (le Congrès sud-africain des
syndicats). À cette époque, les syndicats ne pouvaient [pas] jouer pleinement
leur rôle, mais l’idée de l’unité des travailleurs restait vivante.
Qui a joué un rôle majeur dans la formation des MK ?
Denis Goldberg. Nelson
Mandela, de l’ANC, et Joe Slovo, secrétaire général du Parti communiste
sud-africain (SACP), individuellement et ensemble, nous ont appelé à faire
partie de cette lutte armée qui s’engageait et était absolument nécessaire.
Pour ma part, j’étais un ingénieur, j’avais une qualification technique
importante, parce que je suis blanc. Et dans une armée, il y a besoin de
qualifications techniques. On m’a posé la question : « Denis, veux-tu
en faire partie ? » J’ai
immédiatement répondu oui ! On m’a alors demandé de réfléchir. Mais j’y pensais depuis plus d’un an ! À cause de cette
brutalité, parce que
toutes les voies pour des protestations pacifiques étaient bloquées.
Plusieurs années après, en Angleterre, on a demandé à
Oliver Tambo (président de l’ANC décédé en 1993 – NDLR) si ce n’avait pas été
difficile pour lui, qui, à l’origine, voulait devenir prêtre, de prendre les
armes. Et Tambo avait répondu : « Non, pas du tout.
La difficulté a été de retenir le
peuple jusqu’à ce que nous soyons prêts à lancer la lutte armée. Nous devions
prendre les armes. » Je trouve son
commentaire très intéressant. Chef Luthuli (président de l’ANC avant Tambo et
prix Nobel de la paix 1961 – NDLR) a été consulté. Il a dit que, s’il fallait
prendre les armes, il fallait le faire correctement. Certains disent maintenant
qu’il n’était pas totalement d’accord mais j’ai des camarades très proches qui,
à l’époque, avaient été le voir, comme l’avait fait Mandela. Et Chef Luthuli
avait été clair. On ne pouvait pas laisser le peuple se faire massacrer. Il
fallait prendre les armes.
La situation internationale de l’époque a-t-elle aidé
cette stratégie ou, au contraire, l’a-t-elle freinée ?
Denis Goldberg. Il y avait un
environnement international qui nous le permettait. Il y avait la guerre
froide, il y avait la possibilité de s’appuyer sur les pays africains
nouvellement indépendants. Il y avait le soutien du bloc soviétique. Un soutien
militaire direct, en formation et en matériel. Il y avait la solidarité
internationale des peuples occidentaux qui faisaient pression sur leurs gouvernements
qui freinaient l’imposition de sanctions à leur partenaire économique. Mais les
nouveaux États africains ont vraiment joué un grand rôle. Nelson Mandela est
sorti d’Afrique du Sud en janvier 1962 pour sillonner le continent et apprécier
le soutien que nous avions. Lui-même a bénéficié d’un entraînement militaire en
Algérie et a reçu de bons conseils là-bas, notamment pour envoyer des gens en
Chine afin d’acquérir la formation nécessaire. D’autres sont allés dans des
camps en Tanzanie… Nous avions besoin de ces soutiens. Ces pays africains ont
d’ailleurs payé un prix terrible. Les camps d’entraînement basés en Angola et
au Mozambique ont été détruits par l’armée de l’apartheid. Des gens ont été
tués, assassinés. Malgré cela, ces pays sont restés à nos côtés. Parce qu’il
était impossible de se sentir libre si, dans cette partie de l’Afrique
australe, régnait l’apartheid, qui les déstabilisait. Le rôle de Cuba a
également été crucial, notamment dans le sud de l’Angola, lors de la bataille
de Cuito-Cuanavale, en janvier 1988. Celle-ci a opposé l’armée angolaise,
soutenue par les troupes cubaines, à la rébellion de l’Unita, soutenue par
l’Afrique du Sud de l’apartheid et les États-Unis. L’armée de l’apartheid a été
battue. Cela a été un grand choc pour les Blancs d’Afrique du Sud de savoir
que, pas seulement des soldats noirs, mais les peuples d’Afrique pouvaient
vaincre l’armée la plus puissante d’Afrique. Cette bataille a amené la
libération de la Namibie, alors sous l’emprise de l’apartheid, puis le départ
des troupes cubaines d’Angola. De là est parti ce besoin d’établir une
négociation en Afrique du Sud. Nelson Mandela, depuis sa prison, a pu lancer
son appel à la négociation. C’est ce que nous voulions trente ans auparavant
lorsque nous avons fondé Umkhonto weSizwe. Depuis l’extérieur, Oliver Tambo
demandait la même chose. De l’autre côté, le gouvernement d’apartheid voulait
négocier. Il était sous la pression des Occidentaux qui ne voulaient pas perdre
leurs investissements, notamment dans les mines. Les négociations se sont donc
ouvertes.
La lutte armée, à elle seule, a-t-elle permis la
victoire ?
Denis Goldberg. La lutte
armée aurait sans doute pu être poursuivie plus fortement. Il y a eu des
événements spectaculaires : les attaques contre les raffineries de pétrole, l’attaque contre
le quartier général des forces armées au cœur de Pretoria… Un véritable choc psychologique. Un choc pour les jeunes Blancs. Ils devaient
tous faire leur service militaire, aller dans des zones de combat, perdre une jambe
parce qu’ils sautaient sur une mine antipersonnel. Ils revenaient alors à la
maison et s’apercevaient que les emplois qui étaient réservés aux Blancs sous
l’apartheid étaient maintenant occupés par des Africains. Pourquoi se
battaient-ils ? Ils étaient désillusionnés. C’est pourquoi,
au milieu des années
quatre-vingt, de plus en plus de jeunes Blancs refusaient de faire leur service
militaire. Le gouvernement ne pouvait rien faire. Les jeunes Blancs disaient
qu’ils étaient prêts à défendre l’Afrique du Sud contre une invasion étrangère
mais pas à occuper les townships. Ils refusaient pour des raisons religieuses,
morales ou politiques. Ce qui amenait les familles à changer d’attitude parce
qu’elles devaient leur trouver des endroits où se cacher. Il y avait également
un mouvement initié par des Blanches, opposé à l’absurdité de l’apartheid, à sa
brutalité et à son inhumanité. Beaucoup de religieux ont aussi, à ce moment-là,
arrêté leur soutien au système d’apartheid. Il ne restait plus que la négociation.
C’était devenu un besoin pour y mettre fin.
Il y avait donc la lutte armée, mais également tout le
travail politique, la connexion, dans les années quatre-vingt, avec le
mouvement syndical qui considérait que son activité ne s’arrêtait pas à la
porte de l’usine mais devait concerner la vie quotidienne des travailleurs. Et
surtout la création en 1983 du Front démocratique uni (UDF) a permis de
rassembler tous les types d’organisations, caritatives, sportives, syndicales…
Elles ont adopté la charte de la liberté qui était la guilde politique de
l’ANC. Ce concept de « l’Afrique du Sud
appartient à tous ceux qui
y vivent » a été un point clé. Il ne s’agissait plus de Blancs et de Noirs mais de
tous. Enfin, la solidarité internationale a été particulièrement importante.
Après ma libération, j’étais basé au siège de l’ANC à Londres. J’ai été souvent
envoyé à la Fête de l’Humanité. La solidarité était vraiment étonnante. En
France, le Parti communiste français (PCF) a vraiment soutenu notre
représentante, Dulcie September, lui a fourni un bureau, la CGT a aidé
financièrement… Il y avait d’autres groupes anti-apartheid, comme les
Rencontres contre l’apartheid. Mais c’était vraiment à gauche !
Pour ceux de ma génération, la lutte armée a été un
moyen pour rendre victorieuse la lutte politique. La lutte armée n’a pas pris
la place du combat politique. À la fin nous avions la lutte armée, la politique
clandestine à l’intérieur de l’Afrique du Sud, la lutte légale à travers l’UDF
et la solidarité internationale. Voilà les quatre piliers de notre lutte. Aucun
pouvoir ne peut tolérer cela, d’autant plus lorsqu’il est de plus en plus
isolé. Il s’est alors militarisé de plus en plus. Et l’idée de démocratie a
disparu, même pour les Blancs. Leurs conditions de vie se sont même dégradées
tant le coût de la survie de l’apartheid était élevé. Pourquoi alors maintenir
l’apartheid si ça ne vous profite même pas ?
Johannesbourg (Afrique du
Sud), envoyé spécial.
Source : L’Humanité 11 Décembre 2013
Titre
original : « Denis Goldberg : "Longue vie à l’esprit de Nelson
Mandela". »
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire