mardi 10 décembre 2013

« J’ai serré la main d’un mythe »


Ambassade de la République Sud-Africaine
Washington
C’était en septembre 1998, si ma mémoire est bonne. Le président Henri Konan Bédié effectuait une visite officielle en Afrique du Sud et j’avais été désigné pour la couvrir. Le photographe était Jean N’Cho. Après Pretoria, nous sommes allés à Cape Town où notre président a rencontré Nelson Mandela. Après l’entrevue, celui-ci a invité Bédié à effectuer une petite marche dans le jardin qui donnait sur une rue. Des badauds étaient devant la grille. Et Mandela leur disait : « je vous présente mon ami Bédié. » C’était assez étrange pour moi de voir des personnes ordinaires agrippées à la grille de la résidence du Chef de l’Etat. Les anglophones ont toujours eu des difficultés à prononcer le nom de Bédié. Ils disaient : « Bidi », ou « Bidaï ». Mais Mandela disait : « My friend Bidaï (mon ami Bédié) ». Après l’audience au palais présidentiel, le chef de l’État ivoirien devait prononcer un discours au Parlement qui était situé dans l’immeuble voisin. Pendant son discours, Mandela est venu s’asseoir tranquillement parmi les députés pour l’écouter. Winnie Mandela, son ex-épouse, étaient au nombre des parlementaires. A la fin du discours de notre président, N’Cho et moi sommes sortis pour aller faire nos papiers et envoyer les photos. Et pendant que nous attendions notre voiture, nous avons vu Mandela sortir du bâtiment du Parlement. Il y avait un cordon de gardes du corps impressionnant autour de lui. Il s’apprêtait à monter dans sa voiture, lorsque des enfants coururent vers lui en criant : « Madiba ! ».
Statues des prix Nobel de la paix sud-africains à Cape-Town
HBarrison via FlickrCC
Les gardes du corps les laissèrent aller vers lui et il se mit à les embrasser. Des adultes qui se trouvaient dans la foule en profitèrent pour aller lui serrer la main. Je dis à N’Cho que j’allais aussi tenter ma chance et que je le tuerais s’il ratait la photo. J’ai fendu la foule, franchi la barrière de gardes du corps et me suis approché de Mandela qui s’apprêtait à s’asseoir dans sa voiture. Il y avait déjà un pied. Il m’a vu, m’a souri. Je lui ai tendu la main, il l’a serrée. Et N’Cho n’a pas raté la photo. J’ai longtemps gardé cette photo dans mon bureau d’Ivoir’Soir, avant de la ramener à la maison. Qu’ai-je ressenti en serrant la main à Mandela ? Une intense émotion. Celle que l’on a en vivant un moment historique. Celui de serrer la main au mythe vivant qu’était Nelson Mandela. Lorsque nous étions jeunes, on nous racontait que certaines personnes qui avaient serré la main à d’Houphouët-Boigny ne voulaient plus laver… leur main, pour garder ce contact que leur peau avait eu avec celle de leur idole. Je ne suis pas allé jusque-là, mais j’avais conscience que j’avais eu un contact physique avec l’un des rares mythes vivants de mon époque, contact qui avait été immortalisé par une photo. Oui, Mandela était un mythe. Il symbolisait la paix, l’amour de l’autre, le pardon, la réconciliation, etc. S’il avait créé une secte religieuse, il aurait eu des millions d’adeptes. Tout le monde rêvait d’une photo avec lui Des quatre coins de la planète, petits et grands, hommes et femmes ordinaires, Chefs d’État, stars du
Parliament Square, Londres
show-business, du monde du sport ou des affaires, tout le monde entier ne rêvait que de se faire prendre en photo avec Nelson Mandela. Certains payaient très cher pour avoir ce privilège. Des Chefs d’État nouvellement élus faisaient du lobbying pour avoir leur image aux côtés de Mandela trônant dans leurs salons ou bureaux. Des années plus tard, j’ai rencontré, à Dakar, deux artistes sud-africains, l’un d’origine européenne et l’autre d’origine indienne, qui sont devenus mes amis. Et je leur ai posé un jour cette question : « Le mythe de Mandela, c’est vraiment son équation personnelle ou une fabrication de la presse occidentale ? » Tous les deux m’ont répondu à peu près ceci : « Il y a un peu des deux. Lorsque, à la fin des années quatre-vingts, le pouvoir blanc a compris qu’il ne pouvait plus tenir, à cause de la pression aussi bien intérieure qu’internationale, sa grande peur était que les Blancs ne se fassent bouffer par la majorité noire à laquelle ils avaient fait subir les pires humiliations et traitements. Mais quand Mandela est sorti de prison, ses premiers mots ont été de demander à son peuple de continuer le combat pour sa libération totale, mais aussi de pardonner, de se réconcilier avec les Blancs. C’était très fort, venant de la part de quelqu’un qui venait de passer 27 ans en prison. C’est cela son équation personnelle. S’il avait dit à son peuple que le temps de la vengeance était venu, il aurait été suivi, parce qu’il y avait trop de haine entre les Blancs et les Noirs. Il avait compris que c’était celui qui avait le plus souffert qui pouvait le plus pardonner. Et c’est ce qui a fait sa grandeur. En entendant cela, tous les Blancs d’Europe et d’Amérique qui avaient mauvaise conscience pour ce qu’ils avaient fait subir en tant que peuple aux Noirs, et aussi pour avoir soutenu peu ou prou l’apartheid, se sont emparés de lui pour en faire une icône de paix, de pardon et tout le reste. Mandela a été reçu par tous les grands Chefs d’État
Nelson Mandela Square, Johannesburg
occidentaux, et toute la presse occidentale s’est mise à ses pieds. Le but de l’opération était de faire en sorte qu’il ne change pas de discours, pour qu’il n’y ait pas de déchaînement de violence contre les Blancs. Et il a tenu. Il n’a pas varié dans ses discours, il a toujours prôné la paix, la réconciliation, et ça a marché. Il n’y a pas eu de guerre entre Blancs et Noirs, mais entre Zoulous et Xhosas. À la limite, ça, les Blancs s’en foutaient. Ça les confortait dans leur idée que lorsque les Noirs étaient laissés à eux-mêmes, ils ne pouvaient que se faire la guerre. Mandela a réussi à calmer cette guerre et au finish, l’Afrique du Sud n’a pas explosé. Ensuite, il a eu le mérite de se retirer du pouvoir après seulement un mandat, ce qui est rare sur le continent. Il aurait pu parfaitement faire deux mandats, et cela n’aurait choqué personne. Cela en a ajouté à son mythe. »
Après s’être retiré du pouvoir, Mandela est véritablement devenu la conscience morale du pays. Tous mes amis sud-africains ou ceux qui connaissent le pays me disaient que l’Afrique du Sud tenait uniquement grâce à la présence de Nelson Mandela et de Desmond Tutu. Lorsque le pays traversait des crises graves, tout le monde se referait à eux, et du fait de leur stature, et aussi du fait qu’ils n’exerçaient pas le pouvoir, tout le monde appliquait ce qu’ils recommandaient. Personne n’aurait osé contrarier Mandela, ou Tutu. Après Mandela, il y eut Thabo Mbeki, que l’on trouvait trop froid, et qui développa une théorie assez étrange du sida, maladie dont son pays était le plus touché au monde. Un de ses ministres de la santé expliqua doctement que l’on pouvait guérir de cette maladie en mangeant de la betterave et d’autres légumes du même genre. Après Mbeki, vint Zuma, qui eut des démêlés avec la justice de son pays avant son accession au pouvoir, pour des histoires de corruption et d’accusation de viol sur une femme porteuse du virus du sida. Il a accédé au pouvoir au moment où la santé de Mandela déclinait
Howick, au sud de Durban
afp.com/Rajesh Jantilal

et où il s’était retiré de la vie publique. Desmond Tutu, l’autre conscience morale du pays, qui n’est plus très jeune, a déjà fait savoir qu’il ne voterait plus pour l’Anc, le parti qui avait lutté contre l’apartheid et porté les Noirs au pouvoir. Parce qu’il estime que ce parti qui exerce le pouvoir ne porte plus les aspirations de la majorité du peuple. On a récemment vu des policiers tirer sur des mineurs, comme au temps de l’apartheid. Et le pouvoir est gangréné par la corruption. Mandela est parti. Oui, les mythes aussi s’en vont à un moment donné. Mais où ira demain l’Afrique du Sud ? Le pays pourra-t-il résister à ses vieux démons ? Croisons les doigts. Mais méditons tous, surtout nous Ivoiriens, la grande leçon que nous a donnée Mandela, celle que moi j’ai retenue : seul celui qui a beaucoup souffert peut le plus pardonner. Et c’est en pardonnant beaucoup que l’on apporte la paix à son pays et que l’on accède au statut de mythe ou d’icône.
 
 
Venance Konan  

Source : Fraternité Matin 6 décembre 2013

g 

 
L’UN A DES STATUES, L’AUTRE PAS…
 
Quelques-uns de nos amis s’étonneront sans doute de trouver dans ce blog un article comme celui-ci et, qui plus est, signé Venance Konan. Je leur dois donc une explication.
Après avoir lu ce texte, j’ai longtemps balancé entre l’envie de le publier (parce que même s’il contient des insinuations odieuses vis-à-vis des deux successeurs de Nelson Mandela, c’est quand même un fort bel exemple d’hommage du vice à la vertu) et la crainte que cela soit mal compris. Je m’y suis finalement décidé quand j’ai lu sous la même signature l’éditorial de Fraternité Matin du lendemain intitulé : « Félix Houphouët-Boigny et ses enfants ». Même si ce discours dithyrambique trouve sa justification dans sa date, qui correspond à la date officielle du décès d’Houphouët, venant juste après l’anecdote du serrement de la main du mythe Mandela, il sent furieusement son repentir. Un peu comme si l’immense « journaliste-écrivain » houphouétiste voulait rassurer ses maîtres françafricains après ce qu’ils auraient pu prendre pour une petite infidélité de sa part : « Attention : Ne croyez surtout pas que j’ai changé de camp, je suis toujours à votre service. Cette histoire de serrement de main, c’était juste un jeu, pour la photo… Sinon l’homme politique africain que je peux vraiment admirer, ce n’est pas celui qui pendant près de 30 ans opposa une résistance opiniâtre au pouvoir blanc jusqu’à le terrasser, mais celui qui durant ces 30 mêmes années, laissa les Blancs gouverner la Côte d’Ivoire à leur guise, jusqu’à la détruire pratiquement comme nation ! » Mais, qui aurait bien pu s’y tromper ?
Les différences entre Nelson Mandela et Félix Houphouët – et entre leurs admirateurs respectifs – sont légions. L’une des plus significatives nous est fournie par V. Konan lui-même dans son éditorial du 7 décembre, lorsqu’il écrit : « Il y a quelque temps, lors de la préparation de notre exposition sur Félix Houphouët-Boigny, le premier président de notre pays, celui que l’on appelle à juste titre le père de la nation, je demandai à une autorité politique de Yamoussoukro pourquoi il n’y avait aucun portrait, aucune statue, à part celle, affreuse, située devant l’église Saint-Augustin, de celui qui avait bâti, de ses mains, cette cité devenue, aujourd’hui la capitale politique de notre pays. Sa réponse fut qu’il ne fallait pas que quelqu’un vienne dégrader son portrait ou sa statue, pour des raisons politiques » !
A voir le nombre de monuments publics de toute beauté consacrés à Mandela dès longtemps avant sa mort, c’est une crainte qu’en son pays personne n’a jamais eue. Et il doit bien y avoir une excellente raison à cela, comme il y en a évidemment une pour justifier les réticences de l’« autorité politique de Yamoussoukro » évoquée par V. Konan.
Soit dit à ce propos, n’est-ce pas la même crainte de possibles « dégradations » de sa sépulture qui détermina Houphouët lui-même à construire son mausolée dans le sous-sol de son palais familial, un endroit qu’il sera très difficile à d’éventuels émeutiers d’atteindre si l’envie leur prenait un jour de profaner sa glorieuse mémoire.
 
Marcel Amondji
 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire