Ambassade de la République Sud-Africaine Washington |
C’était en
septembre 1998, si ma mémoire est bonne. Le président Henri Konan Bédié
effectuait une visite officielle en Afrique du Sud et j’avais été désigné pour
la couvrir. Le photographe était Jean N’Cho. Après Pretoria, nous sommes allés
à Cape Town où notre président a rencontré Nelson Mandela. Après l’entrevue,
celui-ci a invité Bédié à effectuer une petite marche dans le jardin qui
donnait sur une rue. Des badauds étaient devant la grille. Et Mandela leur disait
: « je vous présente mon ami Bédié. » C’était assez étrange pour moi de voir
des personnes ordinaires agrippées à la grille de la résidence du Chef de
l’Etat. Les anglophones ont toujours eu des difficultés à prononcer le nom de
Bédié. Ils disaient : « Bidi », ou « Bidaï ». Mais Mandela disait : « My friend
Bidaï (mon ami Bédié) ». Après l’audience au palais présidentiel, le chef de
l’État ivoirien devait prononcer un discours au Parlement qui était situé dans
l’immeuble voisin. Pendant son discours, Mandela est venu s’asseoir
tranquillement parmi les députés pour l’écouter. Winnie Mandela, son ex-épouse,
étaient au nombre des parlementaires. A la fin du discours de notre président,
N’Cho et moi sommes sortis pour aller faire nos papiers et envoyer les photos. Et pendant que nous attendions notre voiture, nous avons
vu Mandela sortir du bâtiment du Parlement. Il y avait un cordon de gardes du
corps impressionnant autour de lui. Il s’apprêtait à monter dans sa voiture,
lorsque des enfants coururent vers lui en criant : « Madiba ! ».
Statues des prix Nobel de la paix sud-africains à Cape-Town
HBarrison via FlickrCC
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Les gardes du
corps les laissèrent aller vers lui et il se mit à les embrasser. Des adultes
qui se trouvaient dans la foule en profitèrent pour aller lui serrer la main.
Je dis à N’Cho que j’allais aussi tenter ma chance et que je le tuerais s’il
ratait la photo. J’ai fendu la foule, franchi la barrière de gardes du corps et
me suis approché de Mandela qui s’apprêtait à s’asseoir dans sa voiture. Il y
avait déjà un pied. Il m’a vu, m’a souri. Je lui ai tendu la main, il l’a
serrée. Et N’Cho n’a pas raté la photo. J’ai longtemps gardé cette photo dans
mon bureau d’Ivoir’Soir, avant de la ramener à la maison. Qu’ai-je ressenti en
serrant la main à Mandela ? Une intense émotion. Celle que l’on a en vivant un
moment historique. Celui de serrer la main au mythe vivant qu’était Nelson
Mandela. Lorsque nous étions jeunes, on nous racontait que certaines personnes
qui avaient serré la main à d’Houphouët-Boigny ne voulaient plus laver… leur
main, pour garder ce contact que leur peau avait eu avec celle de leur idole.
Je ne suis pas allé jusque-là, mais j’avais conscience que j’avais eu un
contact physique avec l’un des rares mythes vivants de mon époque, contact qui
avait été immortalisé par une photo. Oui, Mandela était un mythe. Il
symbolisait la paix, l’amour de l’autre, le pardon, la réconciliation, etc.
S’il avait créé une secte religieuse, il aurait eu des millions d’adeptes. Tout
le monde rêvait d’une photo avec lui Des quatre coins de la planète, petits et
grands, hommes et femmes ordinaires, Chefs d’État, stars du
show-business, du
monde du sport ou des affaires, tout le monde entier ne rêvait que de se faire
prendre en photo avec Nelson Mandela. Certains payaient très cher pour avoir ce
privilège. Des Chefs d’État nouvellement élus faisaient du lobbying pour avoir
leur image aux côtés de Mandela trônant dans leurs salons ou bureaux. Des
années plus tard, j’ai rencontré, à Dakar, deux artistes sud-africains, l’un
d’origine européenne et l’autre d’origine indienne, qui sont devenus mes amis.
Et je leur ai posé un jour cette question : «
Le mythe de Mandela, c’est vraiment son équation personnelle ou une fabrication
de la presse occidentale ? » Tous les deux m’ont répondu à peu près ceci : « Il y a un peu des deux. Lorsque, à la fin
des années quatre-vingts, le pouvoir blanc a compris qu’il ne pouvait plus
tenir, à cause de la pression aussi bien intérieure qu’internationale, sa
grande peur était que les Blancs ne se fassent bouffer par la majorité noire à
laquelle ils avaient fait subir les pires humiliations et traitements. Mais
quand Mandela est sorti de prison, ses premiers mots ont été de demander à son
peuple de continuer le combat pour sa libération totale, mais aussi de
pardonner, de se réconcilier avec les Blancs. C’était très fort, venant de la
part de quelqu’un qui venait de passer 27 ans en prison. C’est cela son
équation personnelle. S’il avait dit à son peuple que le temps de la vengeance
était venu, il aurait été suivi, parce qu’il y avait trop de haine entre les
Blancs et les Noirs. Il avait compris que c’était celui qui avait le plus
souffert qui pouvait le plus pardonner. Et c’est ce qui a fait sa grandeur. En
entendant cela, tous les Blancs d’Europe et d’Amérique qui avaient mauvaise
conscience pour ce qu’ils avaient fait subir en tant que peuple aux Noirs, et
aussi pour avoir soutenu peu ou prou l’apartheid, se sont emparés de lui pour
en faire une icône de paix, de pardon et tout le reste. Mandela a été reçu par
tous les grands Chefs d’État
Nelson Mandela Square, Johannesburg |
occidentaux, et toute la presse occidentale s’est
mise à ses pieds. Le but de l’opération était de faire en sorte qu’il ne change
pas de discours, pour qu’il n’y ait pas de déchaînement de violence contre les
Blancs. Et il a tenu. Il n’a pas varié dans ses discours, il a toujours prôné
la paix, la réconciliation, et ça a marché. Il n’y a pas eu de guerre entre
Blancs et Noirs, mais entre Zoulous et Xhosas. À la limite, ça, les Blancs s’en
foutaient. Ça les confortait dans leur idée que lorsque les Noirs étaient
laissés à eux-mêmes, ils ne pouvaient que se faire la guerre. Mandela a réussi
à calmer cette guerre et au finish, l’Afrique du Sud n’a pas explosé. Ensuite,
il a eu le mérite de se retirer du pouvoir après seulement un mandat, ce qui
est rare sur le continent. Il aurait pu parfaitement faire deux mandats, et
cela n’aurait choqué personne. Cela en a ajouté à son mythe. »
Après s’être retiré du pouvoir, Mandela est
véritablement devenu la conscience morale du pays. Tous mes amis sud-africains
ou ceux qui connaissent le pays me disaient que l’Afrique du Sud tenait
uniquement grâce à la présence de Nelson Mandela et de Desmond Tutu. Lorsque le
pays traversait des crises graves, tout le monde se referait à eux, et du fait
de leur stature, et aussi du fait qu’ils n’exerçaient pas le pouvoir, tout le
monde appliquait ce qu’ils recommandaient. Personne n’aurait osé contrarier
Mandela, ou Tutu. Après Mandela, il y eut Thabo Mbeki, que l’on trouvait trop
froid, et qui développa une théorie assez étrange du sida, maladie dont son
pays était le plus touché au monde. Un de ses ministres de la santé expliqua
doctement que l’on pouvait guérir de cette maladie en mangeant de la betterave
et d’autres légumes du même genre. Après Mbeki, vint Zuma, qui eut des démêlés
avec la justice de son pays avant son accession au pouvoir, pour des histoires
de corruption et d’accusation de viol sur une femme porteuse du virus du sida.
Il a accédé au pouvoir au moment où la santé de Mandela déclinait
Howick, au sud de Durban
afp.com/Rajesh Jantilal
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et où il
s’était retiré de la vie publique. Desmond Tutu, l’autre conscience morale du
pays, qui n’est plus très jeune, a déjà fait savoir qu’il ne voterait plus pour
l’Anc, le parti qui avait lutté contre l’apartheid et porté les Noirs au
pouvoir. Parce qu’il estime que ce parti qui exerce le pouvoir ne porte plus
les aspirations de la majorité du peuple. On a récemment vu des policiers tirer
sur des mineurs, comme au temps de l’apartheid. Et le pouvoir est gangréné par
la corruption. Mandela est parti. Oui, les mythes aussi s’en vont à un moment
donné. Mais où ira demain l’Afrique du Sud ? Le pays pourra-t-il résister à ses
vieux démons ? Croisons les doigts. Mais méditons tous, surtout nous Ivoiriens,
la grande leçon que nous a donnée Mandela, celle que moi j’ai retenue : seul
celui qui a beaucoup souffert peut le plus pardonner. Et c’est en pardonnant
beaucoup que l’on apporte la paix à son pays et que l’on accède au statut de
mythe ou d’icône.
Venance Konan Source : Fraternité Matin 6 décembre 2013
g
L’UN A DES
STATUES, L’AUTRE PAS…
Quelques-uns de nos amis s’étonneront
sans doute de trouver dans ce blog un article comme celui-ci et, qui plus est,
signé Venance Konan. Je leur dois donc une explication.
Après avoir lu ce texte, j’ai
longtemps balancé entre l’envie de le publier (parce que même s’il contient des
insinuations odieuses vis-à-vis des deux successeurs de Nelson Mandela, c’est
quand même un fort bel exemple d’hommage du vice à la vertu) et la crainte
que cela soit mal compris. Je m’y suis finalement décidé quand j’ai lu sous la
même signature l’éditorial de Fraternité Matin du lendemain intitulé : « Félix
Houphouët-Boigny et ses enfants ». Même si ce discours dithyrambique trouve
sa justification dans sa date, qui correspond à la date officielle du décès d’Houphouët,
venant juste après l’anecdote du serrement de la main du mythe Mandela, il sent
furieusement son repentir. Un peu comme si l’immense « journaliste-écrivain »
houphouétiste voulait rassurer ses maîtres françafricains après ce qu’ils auraient
pu prendre pour une petite infidélité de sa part : « Attention : Ne croyez surtout pas que j’ai changé de camp,
je suis toujours à votre service. Cette histoire de serrement de main, c’était juste
un jeu, pour la photo… Sinon l’homme politique africain que je peux vraiment admirer,
ce n’est pas celui qui pendant près de 30 ans opposa une résistance opiniâtre
au pouvoir blanc jusqu’à le terrasser, mais celui qui durant ces 30 mêmes années,
laissa les Blancs gouverner la Côte d’Ivoire à leur guise, jusqu’à la détruire pratiquement
comme nation ! » Mais, qui aurait bien pu s’y tromper ?
Les différences entre Nelson
Mandela et Félix Houphouët – et entre leurs admirateurs respectifs – sont
légions. L’une des plus significatives nous est fournie par V. Konan lui-même
dans son éditorial du 7 décembre, lorsqu’il écrit : « Il y a quelque temps, lors
de la préparation de notre exposition sur Félix Houphouët-Boigny, le premier président
de notre pays, celui que l’on appelle à juste titre le père de la nation, je
demandai à une autorité politique de Yamoussoukro pourquoi il n’y avait aucun
portrait, aucune statue, à part celle, affreuse, située devant l’église
Saint-Augustin, de celui qui avait bâti, de ses mains, cette cité devenue,
aujourd’hui la capitale politique de notre pays. Sa réponse fut qu’il
ne fallait pas que quelqu’un vienne dégrader son portrait ou sa statue, pour
des raisons politiques » !
A voir le nombre de monuments publics de toute beauté consacrés
à Mandela dès longtemps avant sa mort, c’est une crainte qu’en son pays personne
n’a jamais eue. Et il doit bien y avoir une excellente raison à cela, comme il
y en a évidemment une pour justifier les réticences de l’« autorité
politique de Yamoussoukro » évoquée par V. Konan.
Soit dit à ce propos, n’est-ce pas la même crainte de
possibles « dégradations » de sa sépulture qui détermina Houphouët
lui-même à construire son mausolée dans le sous-sol de son palais familial, un endroit
qu’il sera très difficile à d’éventuels émeutiers d’atteindre si l’envie leur
prenait un jour de profaner sa glorieuse mémoire.
Marcel Amondji
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