Slobodan Despot |
L'écrivain serbo-croate Slobodan
Despot relève de nombreuses similitudes entre la crise ukrainienne et le
conflit qui a déchiré la Yougoslavie. Il dénonce le jeu trouble de l'Occident
qui place ses pions à l'Est sans souci des réalités locales.
Loin d'instaurer la trêve qui a motivé jadis leur création, les Jeux
Olympiques sont des périodes à hauts risques pour Vladimir Poutine. Il dut
abandonner dare-dare l'ouverture des JO de Pékin en août 2008 pour diriger
personnellement la contre-offensive en Ossétie du Sud, attaquée subitement par
la Géorgie avec le soutien de l'OTAN. A Sotchi, où il était l'hôte, il n'eut
pas le loisir d'enfiler son treillis. Les Russes sont orgueilleux jusqu'à
l'enflure de leur grandeur sportive, et donc vulnérables lorsqu'ils ont
l'occasion de la manifester. Résultat : l'effondrement de leur misérable allié
Ianoukovitch a éclipsé la magnifique cérémonie de clôture. On surveillait les
djihadistes caucasiens, or c'est par les bobos ukrainiens que le coup est venu.
Occident-Russie : 1-1.
Seuls des journalistes-anesthésistes payés pour ne surtout pas réfléchir
auront omis de relever ces drôleries du calendrier. Les mêmes continueront de
prétendre sans ciller que le renversement de régime à Kiev ne fut rien d'autre
qu'une révolte populaire spontanée que l'UE et les États-Unis auront suivie
avec une légitime compassion, mais nullement suscitée et encore moins dirigée.
Il s'agit là d'un axiome idéologique qu'aucun fait ne peut ébranler, pas même
l'enregistrement des conversations entre l'ambassadeur américain en Ukraine et
la secrétaire d'État adjointe Victoria Nuland — Madame « Fuck-the-EU ! » —, d'où l'on peut conclure que nos libérateurs de
45 considèrent l'ensemble du Vieux continent comme un vulgaire échiquier dont
ils manipulent à la fois les pions et les règles du jeu. Quel État européen,
déjà, a rappelé ses diplomates suite à cette insulte ? Aucun ? C'est que la
poltronnerie va de pair avec le déni de réalité et que les dirigeants européens
eux-mêmes sont prêts à « baiser l'Europe » si leurs patrons américains leur
suggèrent de le faire.
Dans une autre vie, j'eusse pris cette comédie cum grano salis en observant le ratorium universel
prophétisé par Alexandre Zinoviev, le
premier à avoir compris que le totalitarisme n'était pas un accident de notre
civilisation mais sa finalité. Mais dans la vie qui est présentement la mienne,
j'ai vu la même comédie, la même bêtise, la même sentimentale partialité incendier
le grand pays où je suis né, la Yougoslavie, et l'émietter en une poussière de
baronnies ethno-ridicules rappelant l'Allemagne du temps des frères Grimm ou
l'Italie du Décaméron.
Le « fuck » de Mme Nuland, cela
ne vous rappelle rien ? Moi si. Suite aux accords péniblement mis sur pied par
les Européens et leur ambassadeur Cutilheiro à Lisbonne au printemps 1992 en
vue d'une partition pacifique de la Bosnie, il aura suffi d'un coup de fil et
d'une promesse gratuite de l'ambassadeur U.S. à Belgrade à Alija Izetbegović,
le président fondamentaliste de la partie musulmane, pour lui faire retirer sa
signature encore humide et déclencher du même coup la guerre civile. « Fuck
Europe, Alija ! Nous, on te donne toute la Bosnie ». C'est revendiqué tel
quel, ou presque, dans les Mémoires du susnommé, Warren Zimmermann. Des
Mémoires qu'aucun journalo-moraliste européen n'a lus ni cités, bien entendu.
La révolution « spontanée » de Maïdan ? Encadrée et formée par les
spécialistes serbes d'Otpor, qui destituèrent élégamment (avec mon approbation
naïve) le président Milošević en 2000 — celui-là même dont Jacques Chirac avait
loué la responsabilité et l'esprit de coopération (gare au baiser de Judas !).
Des spécialistes eux-mêmes formés par la National
Endowment for Democracy et ses théoriciens anglo-saxons de la manipulation
aux yeux desquels la révolution non-violente n'est qu'un des moyens — et des
moins coûteux — de prise du pouvoir chez autrui. Autrui, c'est bien entendu
tout régime moralement compromis sur la scène internationale qui hésitera du
coup dans son recours à la force. Car on s'imagine bien ce qu'une démocratie
occidentale sûre d'elle eût fait d'une révolte armée dans sa capitale ! Il
n'est qu'à voir comment le régime de Paris a traité la Manif pour tous, non
violente et bien plus massive que l'insurrection de Kiev où le néonazi
s'illustra.
Les yougo-analogies sont frappantes. Comme en Croatie, au Kosovo et en
Bosnie, les héritiers des perdants des deux guerres mondiales sont en train de
déboulonner les monuments dressés par les vainqueurs. La résistance au nazisme
est déjà assimilée en Ukraine occidentale à l'impérialisme grand-russe. Il est
bien évident que les zones russophones du sud-est ukrainien n'accepteront pas
le nouveau pouvoir de Kiev. Ils vont donc rompre avec le nouveau pouvoir
central comme le firent jadis les Serbes de Krajina rejetant la sécession
croate appuyée par l'Allemagne. Avec la prévisible hypocrisie qui les
caractérise, les atlantistes dénonceront comme illégale cette sécession,
oubliant bien vite qu'eux les premiers ont bafoué le processus démocratique
ukrainien et sanctionné le pouvoir de la rue. Comme lors de l'éclatement
yougoslave en 1991. Comme lors du renversement de Milošević en 2000.
C'est que les Occidentaux ont pour système de soutenir et de porter aux
nues à l'Est des gens qu'ils s'empresseraient de jeter en prison chez eux.
Mais la « pédagogie de la mémoire », où la Russie soviétique excella un
certain temps, est un art déjà ancien sous nos latitudes. Si les papes
putschistes de Rome ont pu évincer de l'histoire ceux, légitimes, d'Avignon,
Washington et Bruxelles n'auront aucune peine à convaincre leur opinion que le
douteux pouvoir de Kiev est l'avant-poste de la démocratie aux portes des
steppes eurasiennes. N'оnt-ils pas réussi à faire passer le général
révisionniste croate Tudjman, dont les écrits eussent été interdits en France,
pour un phare de civilisation face aux hordes serbes ? L'impudent BHL [Bernard-Henri Lévy, note de la Rédaction]
n'est-il pas allé à Sarajevo glorifier son ami Izetbegović, islamiste vénéré et
auteur de la belliqueuse Déclaration islamique ?
Et c'est ici que mon amusement face au « grand jeu » géopolitique dérobé
par un voile humanitaire aux yeux des badauds cède la place à la mélancolie. Je
songe aux déconvenues et à l'amertume qui attendent ces Ukrainiens qui dansent
aujourd'hui aux portes de l'Europe comme les Belgradois de l'an 2000. La
Serbie, depuis sa « révolution colorée », n'a pas vu ses conditions d'existence
s'améliorer. En revanche, elle a vu défiler une invraisemblable galerie de
potentats, chacun plus obséquieux envers l'Ouest que le précédent, chacun plus
incompétent et chacun plus inepte. C'est que les Occidentaux ont pour système
de soutenir et de porter aux nues à l'Est des gens qu'ils s'empresseraient de
jeter en prison chez eux. Mais, comme Churchill le disait à MacLean lorsque
celui-ci s'étonnait de l'abandon de la Yougoslavie aux communistes après la
conférence de Téhéran : « Ni vous ni moi n'irons vivre là-bas. Alors ? »
Slobodan Despot
Slobodan Despot est écrivain et éditeur.
Son dernier roman, Le Miel a été publié chez Gallimard en janvier 2014.
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compréhension des causes, des mécanismes et des enjeux de la « crise ivoirienne
».
Source :
LE FIGARO.fr 25/02/2014
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