mardi 20 mai 2014

Camille Lepage, Guy André Kieffer, Philippe Rémon, le film « Run »… et la « démocratie » française

Toute démocratie repose sur quatre colonnes ; il s’agit des quatre pouvoirs distincts et indépendants qui ne doivent avoir pour feuille de route que la Constitution dont s’est dotée la nation, en vue de la paix sociale. Les quatre pouvoirs sont le pouvoir exécutif soumis, en quelque sorte, aux décisions du peuple adoptées par leurs représentants (les députés) qui constituent le pouvoir législatif. Le pouvoir judiciaire doit, quant à lui, rendre la justice conformément à cette maxime : « Tous les citoyens sont égaux devant la Loi ». Le quatrième pouvoir est la liberté de la presse qui encourage dans tout pays démocratique la liberté d’opinion et d’expression, la libre communication. La pierre angulaire de la liberté d’expression est la protection des sources d’information des journalistes. A partir de ces principes fondamentaux, chaque année, Reporters sans frontières établit un classement mondial des pays dits démocratiques.

Dans les récents classements mondiaux la France occupe la 44e position sur 178 pays, les États-Unis la 20e. En 2013, la Côte d’Ivoire a occupé la 96e place sur 179 pays, dans un paysage politique où les opposants croupissent, paradoxalement, dans les prisons. Pour comprendre les raisons pour lesquelles la France et les États-Unis, deux « grandes démocraties », occupent ces rangs peu honorables, il nous faut simplement mettre en évidence le lien entre la presse de ces pays et les groupes de pression qui les financent, dont l’État en France, car l’argent est le nerf de la guerre. De nombreux journalistes ne sont pas libres d’exprimer leurs opinions, d’informer correctement le peuple. Pour passer entre les mailles du filet de Reporters sans frontières et faire croire, aux yeux du monde, que la liberté de presse est respectée dans leur pays, de nombreuses nations dont la France et la Côte d’Ivoire utilisent cette arme redoutable qu’est la propagande, l’art développé par Edward Bernays, dont le but est de manipuler l’opinion dans un univers démocratique. Les nouvelles, les faits politiques, sont présentés de manière partisane au monde. Cet art est appelé « la fabrique du consentement », il vous enseigne comment manipuler les foules, l’opinion en démocratie.

G.-A. Kieffer
Bernays a réussi, grâce à ses méthodes peu orthodoxies, à corrompre les grandes démocraties. L’une des méthodes abjectes fut, par exemple, l’assassinat de Kieffer en Côte d’Ivoire, utilisé comme un cheval de bataille de l’Élysée, pour faire du président Laurent Gbagbo un chef d’État peu fréquentable. Après l’avoir arrêté et déporté à la Haye, les véritables coupables de l’assassinat de Kieffer restent introuvables sous Alassane Ouattara. Kieffer et la jeune Lepage ont en commun leur volonté de faire éclater la vérité, de combattre donc la propagande politique. Si Kieffer enquêtait sur la filière cacao qui a ses ramifications en France, Lepage avait fini par s’installer dans le Sud-Soudan pour couvrir les faits que les autres journalistes, agents de la propagande, ignoraient volontairement. Le parcours de cette jeune française anticonformiste est élogieux. Dans un article que le Figaro lui consacre, nous pouvons lire : « Camille Lepage voulait aller là où personne n’allait ». Son témoignage est bouleversant : « Je ne peux accepter que des tragédies humaines soient tues simplement parce que personne ne peut faire d’argent grâce à elles ». Le mot-clé est lâché ; le mot argent à l’origine des tragédies humaines en Afrique.

C. Lepage
Originaire d’Angers, diplômée de l’université Southampton Solent en Angleterre, cette jeune fille française morte dans la fleur de l’âge, à 26 ans, avait choisi de s’orienter vers le journalisme indépendant, parce qu’elle s’était rendue compte que la communication libre, l’information correcte au public est pratiquement impossible au sein des grands groupes de presse où se pratique avec dextérité l’art de Bernays. Il nous faut relever, à ce niveau, un aspect important de la politique française en Afrique : les opérations militaires françaises durant les crises que traversent la Côte d’Ivoire, la Centrafrique, etc…, ne sont pas couvertes comme en Syrie, en Palestine, en Afghanistan et en Ukraine. Au Rwanda des documents furent même brûlés par des diplomates français. L’armée française est l’une des armées au monde qui assassine sans que les faits ne soient couverts par la presse étrangère. Les journalistes, ou les français qui flairent une piste qui met en cause cette politique étrangère disparaissent aussitôt dans des conditions étranges.

P. Rémon
Après son passage à l’émission ivoirienne : « Raison d’État », Philippe Rémon, un ressortissant français, professeur agrégé de sciences industrielles à l’Institut national polytechnique Houphouët-Boigny de Yamoussoukro, fut l’objet de menaces. Tué durant l’avancée sur Abidjan des soldats français et des groupes armés à la solde d’Alassane Ouattara, cet homme semble être ignoré par la France parce qu’il soutenait que son pays n’informait pas correctement ses citoyens sur la crise ivoirienne. A une interview réalisée par Kouassi Maurice et Bamba Mafoumgbé, il tint ces propos : « Je suis scandalisé que des pays comme la France et les USA, pour lesquels la Constitution est une loi sacro-sainte, qui n’accepteront pas qu’on touche une virgule de celle-ci, se permettent de se livrer à des déclarations et des actes qui foulent aux pieds la Constitution ivoirienne. Alors qu’à partir du moment où les résultats de l’élection présidentielle ont été proclamés dans les conditions requises par le Conseil Constitutionnel, personne n’a le droit de contester cette décision irrévocable. Et je dis que la France et les USA se comportent comme des États voyous ».

A ce témoignage sur la crise ivoirienne s’ajoute celui tardif du député UMP Didier Julia sur Ivoirebusiness.net : « J’ai eu l’occasion […] de poser trois questions à Madame Alliot-Marie, ministre des Affaires étrangères. Ma première question était de savoir pourquoi la France s’engage-t-elle au premier plan dans un problème de politique intérieur qui concerne la Côte d’Ivoire. La deuxième question pourquoi le gouvernement français envisage-t-il de prendre des mesures de rétorsion à l’égard de l’entourage du président sortant de Côte d’Ivoire qui serait à Paris, en leur retirant leurs visas et leurs passeports […] La troisième question : si les soldats français devaient ouvrir le feu sur des Ivoiriens pour un problème de politique intérieure ivoirienne, ce serait une abominable image pour la France. Un recul de cinquante ans […] Au XXIe siècle, ne serait-ce pas vraiment une régression du point de vue historique ? Notre problème, ce n’est pas d’être pro-Gbagbo ou pro-Ouattara […]. Je connais le Nord de la Côte d’Ivoire qui est entre les mains des chefs de guerre qui pratiquent, comme chacun sait, le racket sur le coton et le diamant […]. Donc le problème de la légalité discutable dans le Nord est un réel problème […] j’ai dit que si nous continuons dans cette voie, les Français seront tous remplacés par les Chinois, les Brésiliens, les Indiens, et la France disparaîtra de l’Afrique […] ». Ainsi, en février 2011, à l’initiative de ce dernier, trois députés français décidèrent de se rendre à leur frais en Côte d’Ivoire pour rencontrer les acteurs de la crise mais ils furent bloqués par Nicolas Sarkozy, qui les empêcha de sortir de la France.

Le témoignage et le courage des Kieffer, Lepage et Philippe Rémon, ainsi que leur assassinat, invitent les démocrates ivoiriens à comprendre qu’il y a encore en France des hommes de bon sens, contrairement à ces Français qui ont perdu la raison face au racket d’or et de diamant dans notre pays, prêts à vendre même en France, pour un peu de dollars, l’air qu’il respire, en rejetant, par exemple, la politique des écologistes, même s’ils savent qu’ils seront condamnés à mourir asphyxiés. Nous nous inclinons devant les dépouilles de ces valeureux Français tombés après avoir interpellé les autorités d’une France loin d’être démocratique. La crise ivoirienne a démontré que l’exécutif français s’est toujours fourvoyé dans les méandres des intérêts politiques, en prônant dans notre pays l’usage de la force et non le bien fondé des valeurs démocratiques.

Que dire de la liberté de la presse, ce quatrième pouvoir, qui a connu une profonde mutation pour devenir simplement de la propagande, du marketing politique ? Quelle analyse pourrait-on aussi faire, dans un tel contexte politique, du film ivoirien « Run » classé à Cannes dans la catégorie « un certain regard » ? Nous nous limiterons à deux questions fondamentales que se pose toute critique objective des œuvres de l’esprit : « Qui est le commanditaire du film "Run" ? Quel est son contexte historique ? »

Selon l’AIP, « le film intitulé "Run" a en effet été coproduit par le ministère de la Culture et de la Francophonie grâce au Fonds de soutien à l’industrie cinématographique (FONSIC) et a été réalisé par l’Ivoirien Philippe Lacôte ». L’œuvre étant coproduite, nous avons pratiquement deux commanditaires : le réalisateur et le régime d’Abidjan, d’Alassane Ouattara. Le contexte historique est la crise ivoirienne que nous n’avons pas encore traversée. Le fait que le régime d’Abidjan soit aussi le commanditaire de ce film qui concilie fiction et faits historiques nous invite à nous demander objectivement, si cette œuvre s’inscrit dans la liberté d’expression et d’opinion ou dans le contexte de la propagande de Bernays, pour manipuler l’opinion nationale et internationale. Quant au contexte historique, nous considérons en effet qu’après l’intervention de l’armée française dans la politique intérieure de notre pays, la Côte d’Ivoire a reculé de 50 ans environ, selon les propos du député français Didier Julia. L’œuvre de Michel Lacôte, au-delà de sa qualité artistique, devient forcément, dans de telles conditions, une interprétation partisane de la crise ivoirienne, et s’expose logiquement à des critiques acerbes, puisqu’elle court le risque de tronquer la mémoire collective pour satisfaire son principal commanditaire : le régime d’Abidjan.

En février 1944 les nazis qui avaient occupé Paris imprimèrent des affiches rouges pour faire passer, aux yeux de l’opinion nationale et internationale, les résistants français pour des violents, des criminels. Cette affiche, qui était une œuvre d’art s’inscrivait en fait dans la propagande nazie. La Côte d’Ivoire dont la Constitution est bafouée, comme celle de la France à l’époque du gouvernement de Vichy, voit à Cannes un film sur la « violence politique » des partisans de Gbagbo, violence dont on ignore les origines puisque le film part d’une fiction. Quand nous savons que les partisans de Gbagbo luttent toujours pour la légalité constitutionnelle dans leur pays, nous nous demandons quelles sont les intentions du commanditaire principal du film ivoirien « Run » qui a déporté à la Haye le président Gbagbo.

A vous d’en juger en toute objectivité. 

Isaac Pierre Bangoret (écrivain)

Titre original : "Camille Lepage, Kieffer, le film appelé "Run" et la Démocratie française". 


 
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Source : eburnienews.net 19 mai 2014

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