lundi 12 mai 2014

L’abolition de l’esclavage considérée sous l’angle du rôle qu’y jouèrent les esclaves et les descendants d’esclaves. (2/2)

Considérations sur les premiers temps de l’histoire d’Haïti et des Haïtiens[1] 
«Nous voulions progresser, nous étions im­patients. Nous étions prêts. Mais les autres n'étaient pas prêts, si ce n'est à nous cogner pour nous remettre à notre place. » James Baldwin, écrivain étatsunien 
« On lui a dit : quels que soient tes services, quels que soient tes talents, tu iras jusque-là ; tu ne passeras pas outre. II n'est pas bon que tu sois honoré. » L'abbé Sieyès 
« L'homme, dit Albert Jacquard, a reçu un don qui rend déri­soire tous les autres : à l'intérieur de certaines limites, il peut deve­nir ce qu'il choisit. »[2]
A l'intérieur de certaines limites ; tout est là. Car, encore faut-il qu'existe cet espace suffisant où exercer cette liberté de choix. Or, tant en Afrique même que dans les autres contrées où il y a des Noirs, et cela depuis la « découverte » de l'Afrique noire par les pre­miers navigateurs européens, les Noirs ont perdu cette liberté de choix naturelle à tous les hommes ; ou bien, s'ils ne l'ont pas tout à fait perdue, l'espace dans lequel ils peuvent l'exercer a été tellement rétréci que le résultat est le même. L'histoire de la nation haïtienne est exemplaire à cet égard. Le deuxième pays libre de l'Amérique, le seul qui fut libéré par les esclaves constitués en nation, le seul qui se libéra par ses propres forces, le seul pays américain libre habité en majorité par des Noirs est aujourd'hui le pays le plus pauvre, le plus arriéré et le plus mal gouverné dans cette partie du monde, ce qui n'est pas peu dire !
Contrairement à une opinion commune, la République d'Haïti n'est pas le premier Etat noir apparu dans les temps modernes, mais seulement le premier Etat noir de type européen ou, pour le dire autrement, le premier Etat fondé par des Noirs et encore existant, dont la constitution, l'organisation et le fonctionnement ne durent jamais rien aux traditions vivantes de l'Afrique noire, malgré qu'un bon tiers au moins des premiers Haïtiens étaient vraisemblable­ment des hommes et des femmes nés en Afrique ou issus de parents nés en Afrique.
C'est évidemment une chose de reconnaître le caractère euro­péen des institutions et des traditions politiques d'Haïti et une autre chose de dire que ces institutions et ces traditions ont la même efficacité à Haïti et dans les pays européens ou autres qui ont les mêmes institutions et les mêmes traditions. Les différences ne sont que trop évidentes. Mais, il est tout aussi évident que ces différences n'ont rien à voir avec la race ou l'origine géographique des habitants de ces différents pays, quoi qu'en ait dit le fameux comte Gobineau dans son Essai sur l'inégalité des races humaines, où il est parti de l'image d'Haïti au milieu du XIXe siècle, entre autres, pour construire la légende du Noir brutal, ignare, pares­seux et « pagailleux » qu'il a léguée à la littérature française, tous genres confondus.
Lisons Gobineau : « Nous nous trouvons là en face d'une société dont les institutions sont non seulement pareilles aux nôtres, mais encore dérivent des maximes les plus récentes de notre sagesse politique. Tout ce que, depuis soixante ans, le libéralisme le plus raffiné a fait proclamer dans les
François Mackandal
assemblées délibérantes de l'Eu­rope, tout ce que les penseurs les plus amis de l'indépendance et de la dignité de l'homme ont pu écrire, toutes les déclarations de droits et de principes, ont trouvé leur écho sur les rives de l'Artibonite. Rien d'Africain n'a survécu dans les lois écrites : les souvenirs de la terre chamitique ont officiellement disparu des esprits ; jamais le langage officiel n'en a montré la trace ; les institutions, je le répète, sont complètement européennes. Voyons maintenant comment elles s'adaptent avec les mœurs.
Quel contraste ! Les mœurs ? On les voit aussi dépravées, aussi brutales, aussi féroces que dans le Dahomey ou le pays des Fellatas (...) L'histoire d'Haïti, de la démocratique Haïti, n'est qu'une longue relation de massacres (...) Les institutions, pour philanthro­piques qu'elles se donnent, n'y peuvent rien ; elles dorment impuis­santes sur le papier où l'on les a écrites ; ce qui règne sans frein, c'est le véritable esprit des populations. Conformément à une loi naturelle indiquée plus haut,[3] la variété noire, appartenant à ces tri­bus humaines qui ne sont pas aptes à se civiliser, nourrit l'horreur la plus profonde pour toutes les autres races ; aussi voit-on les nègres d'Haïti repousser énergiquement les Blancs et leur défendre l'entrée de leur territoire ; ils voudraient de même exclure les mulâ­tres, et visent à leur extermination. La haine de l'étranger est le principal mobile de la politique locale. Puis, en conséquence de la paresse organique de l'espèce, l'agriculture est annulée, l'indus­trie n'existe pas même de nom, le commerce se réduit de jour en jour, la misère, dans ses déplorables progrès, empêche la popula­tion de se reproduire, tandis que les guerres continuelles, les révol­tes, les exécutions militaires, réussissent constamment à la dimi­nuer... »[4]
Cette façon d'expliquer la situation d'Haïti au milieu du XIXe siècle est évidemment liée à la personnalité de Gobineau, ainsi qu'à ses préjugés de caste ; mais elle est aussi liée à l'état de la science historique à cette époque. Gobineau n'avait pas pu lire les grands maîtres de l'Ecole des Annales... On peut donc comprendre qu'il soit passé à côté des véritables caractéristiques de la nation haï­tienne, la seule nation peut-être qui s'est formée à la suite d'une révolte servile victorieuse, et qui s'est maintenue dans un environne­ment diplomatique hostile et malveillant, nonobstant de terribles handicaps.[5]
Car, s'il faut chercher l'explication des mœurs politiques que Gobineau a observées à Haïti, c'est d'abord dans la propre histoire de ce pays très particulier, et, très précisément, dans les circons­tances immédiates de sa libération de l'esclavage et de la domination française, qu'il faut regarder, et non dans on ne sait quel « héritage africain » de ses habitants.
La meilleure preuve que l'héritage africain n'a rien à y voir, c'est qu'au moment où Gobineau écrivait son livre, vers 1850, si on excepte quelques oasis de « fine civilisation » établies sur le socle de l'esclavage des Noirs et du quasi-esclavage des Amérindiens, puis du génocide de ces derniers, il n'y avait guère de pays sur le continent américain dont les dirigeants et les habitants le cédassent de beau­coup à ceux d'Haïti en fait de barbarie ou d'incurie. En revanche, entre tous ces pays, Haïti était le seul qui ne possédait, pour ainsi dire, aucun cadre instruit, ni aucune alliance fiable au moment de son indépendance, le seul qui n'avait pas bénéficié d'un apport de cerveaux et de mains exercés aux techniques et travaux utiles. En outre, et pour une raison évidente, il fut d'emblée en butte à la méfiance de ses puissants voisins, les Etats-Unis esclavagistes et les puissances coloniales et esclavagistes européennes, encore très soli­dement établies dans la région, mais aussi des petites nations nou­vellement nées autour de lui, dans lesquelles les élites blanches et métisses n'entendaient point que l'exemple d'Haïti tournât la tête à leurs propres Noirs, d'autant plus que, chair à canon généreusement prodiguée au cours des luttes de libération de l'Amérique espagnole, ces derniers avaient des titres incontestables à jouir aussi de la liberté conquise.
La France, d'abord, qui avait perdu avec sa colonie de Saint-Domingue le tiers de son commerce général, un débouché important et la principale source de matières premières de son industrie, imposa un blocus sévère à la jeune République à peine née. Sous sa pression, les autres puissances ne firent rien pour aider Haïti, au contraire !
Pendant plus de vingt ans (1804-1825), les rapports d'Haïti avec le monde extérieur n'eurent qu'un caractère commercial. Encore étaient-ils considérablement gênés par l'absence de relations diplo­matiques formelles entre l'Etat noir et ses éventuels partenaires.[6]
Toussaint Louverture

L'histoire de ces premières années de la République d'Haïti peut aider à comprendre maints événements internationaux en rela­tion avec les rapports de certains Etats d'Afrique noire et l'Europe occidentale ou les Etats-Unis. Par exemple, l'attitude de Bonaparte et du consulat envers Saint-Domingue semble une préfiguration de celle de De Gaulle et de la Ve République vis-à-vis de la Guinée après son « Non » au référendum de 1958. Un général français humilié par l’« affront » de Sékou Touré a puni la Guinée de la même manière qu’un autre général avait puni Haïti après l'échec de son plan de reprise en main de la colonie insurgée.
Jean-Jacques Dessalines
Après l'évacuation en catastrophe du corps expéditionnaire du général Leclerc, l'une des mesures de rétorsion prises par l'administration française à l'encontre d'Haïti fut le renvoi des élèves de ce pays inscrits à l'Ecole polytechnique de Paris. Tout un symbole ! Le peuple d'Haïti était, dans sa majorité, constitué d'« anciens esclaves » privés, par conséquent, de toute instruction et de tout véritable apprentissage de spécialisation. Moins que des hommes à tout faire, c'étaient des bêtes de somme au regard de la loi comme en fait, puisque le système esclavagiste les avaient réduits à n'être que des « instruments » parlants et doués de mouvement. Si la rébellion avait trouvé des chefs talentueux en son propre sein – encore faut-il savoir que des hommes comme Henri Christophe, futur roi d'Haïti, avaient fait leurs armes dans l'armée de Rochambeau pendant l'insurrection américaine –, le jeune Etat ne pouvait pas trouver aussi facilement ingénieurs civils, enseignants, administrateurs, ouvriers qualifiés. A cet égard, même la comparai­son avec la Guinée de 1958 doit être abandonnée. La Guinée vidée des agents officiels de la France vit affluer aussitôt des bénévoles de toutes parts, y compris de France : techniciens divers, ensei­gnants de valeur. Les étudiants guinéens pouvaient poursuivre leurs études commencées en France et retourner dans leur
Henri Christophe
pays s’ils le voulaient. Au con­
traire, Haïti ne bénéficia ni d'une « coopération », comme on dit de nos jours, ni même d'un simple courant d'immigration d'ouvriers ou d'artisans comme tous ses voisins ; aucun Haïtien n'aurait pu être admis en tant que tel à se rendre en France, pays dont il par­tageait la langue, pour s'instruire, apprendre un métier, s'initier à une technique nouvelle. Pendant cette période cruciale, où l'huma­nité fit, dans tous les domaines, des découvertes qui changèrent la face du monde, de tous les pays qui se trouvaient en bonne place, géographiquement et historiquement, pour en bénéficier, Haïti seul ne pouvait pas en tirer le moindre avantage, parce que, fondé par d'anciens esclaves révoltés, il était rejeté au ban d'un monde encore esclavagiste.
De 1804 à 1825, les régimes et les gouvernements français suc­cessifs caressèrent le même rêve de rétablir l'ancien régime esclava­giste à Saint-Domingue, fût-ce au prix d'un massacre général de la population adulte. A peine débarqué dans l'île, le général Leclerc avait écrit à son beau-frère Bonaparte : « Voilà mon opinion sur ce pays : il faut supprimer tous les nègres des montagnes, hommes et femmes, et ne garder que les enfants de moins de douze ans, exterminer la moitié des noirs des plaines et ne laisser dans la colonie aucun mulâtre portant des galons ».[7] Même si les compagnons de Tous­saint Louverture n'eurent jamais connaissance de cette lettre, tout ce qu'ils savaient de la politique coloniale du consulat, et les métho­des de guerre des chefs du corps expéditionnaire ne pouvait guère leur donner d'illusions sur le sort qu'on leur réservait à la longue. Avant même que le gouvernement français ne rétablît la traite et l'esclavage dans les colonies où ils avaient été abolis par la Con­vention, Toussaint Louverture avait deviné les intentions de Bona­parte, en considérant son attitude à La Martinique et à Bourbon (La Réunion actuelle) : « Nous sommes libres aujourd'hui, disait-il, parce que nous sommes les plus forts. Le consul maintient l'escla­vage à La Martinique et à Bourbon, nous serons donc des esclaves quand il sera le plus fort ».[8] La preuve en fut donnée à La Guade­loupe.
Les Haïtiens vécurent donc toutes les premières années de leur indépendance sur le qui-vive : « Au
Alexandre Pétion
premier coup de canon d'alarme, les villes disparaissent et la nation est debout»
, annon­çait la Constitution de Dessalines. Cependant, si dans la charte impé­riale de 1805 il était même stipulé de façon explicite « qu'aucun Blanc, quelle que soit sa nation, ne mettra le pied sur ce terri­toire à titre de maître ou de propriétaire et ne pourra à l'avenir y acquérir aucune propriété », cela n'empêcha jamais l'intégration de Blancs à la citoyenneté haïtienne, soit par naturalisation directe, soit par mariage.
[9]
Ce que Gobineau a traduit par « haine de l'étranger », ce n'est que cette anxiété devant les manœuvres des gouvernements français dominés par les ci-devant colons et fonctionnaires coloniaux pour rétablir l'esclavage à Saint-Domingue. Or, il ne s'agissait pas d'un danger imaginaire ! Le premier Etat noir d'Amérique était cerné de colonies où les Noirs continuaient à subir un sort que les Haïtiens connaissaient bien et dont ils ne voulaient plus absolument : à La Martinique, en Guadeloupe, l'esclavage avait été rétabli à force ouverte, au prix de massacres sans nom ; à Cuba, à Porto-Rico, il persistait.
En 1825, la France réussit à imposer au gouvernement haïtien du président Boyer le paiement d'une somme de 150 millions de francs de l'époque, au titre de l'indemnisation des anciens proprié­taires esclavagistes. Seulement pour s'acquitter de la première tranche de cette rançon, le jeune Etat dut contracter, sur le marché de Paris, un emprunt qu'il sera ensuite incapable de rembourser. Et, dès lors, et pour un siècle, Haïti était devenue une colonie financière de la France.
D'autres intérêts étrangers, notamment les Etats-Unis, s'engouf­frèrent rapidement dans cette première brèche. Au début de ce siècle, la dette publique d'Haïti atteignait 80% du total de ses res­sources budgétaires, et les Etats-Unis étaient son principal créan­cier. C'est à ce titre que, prétextant les troubles internes persistants depuis 1911, les autorités de Washington firent enlever, en 1914, la réserve d'or de la Banque nationale d'Haïti par un commando de « marines ». Puis, l'année suivante, ils occupèrent carrément le pays, afin de protéger et soutenir l'oligarchie corrompue contre les « Piquets », paysans en rébellion dont l'armement consistait en une longue pique. L'occupation américaine d'Haïti dura dix-neuf ans (1915-1934), et elle coûta au pays des milliers de morts, notamment lors de la répression du mouvement « Caco », dirigé par Charlemagne Péralte (1916-1920). Mais peut-être le plus tragique fut-il que dans ce pays qui avait été le théâtre de la première révolte victorieuse des esclaves, ils introduisirent la discrimination et la ségrégation raciale, ainsi que le régime du travail forcé...[10]
Ainsi, depuis 1804, depuis 1791 même, jusqu'à nos jours, on peut voir s'accumuler sur Haïti les motifs de sous-développement. Mais cela a-t-il quelque chose à voir avec le fameux « héritage afri­cain » ?
Certes, le fait que le pays ait été fondé par des Noirs fut l'un de ces motifs ; peut-être, même, fut-il le plus déterminant après tout ; justement, il n'y a aucun inconvénient à l'admettre, car ce fait expli­que le comportement de tout l'Occident vis-à-vis d'Haïti, mais il ne prouve pas que ce pays serait encore dans l'état où il se trouve si, aussitôt après son apparition, il n'avait pas été cerné de toutes parts par l'hostilité déclarée ou sournoise, et par la malveillance de toutes les grandes puissances de l'époque, de celles aussi des petites nations voisines, moins puissantes, mais dont l'amitié ou la bienveil­lance ou seulement la neutralité à son égard lui eût été d'un réel secours. Mais sa seule existence leur était comme une accusation per­manente ; à plus forte raison, ils eussent perçu sa réussite comme un désastre.
Avant son isolement définitif à la suite de sa victoire sur l'ar­mée de Leclerc et Rochambeau, l'île avait connu près de dix années d'un pouvoir noir sous la direction de Toussaint Louverture. Pendant cette période, écrit Henri Blet, « l'île était tranquille, l'ordre était assuré par une armée noire de quinze mille hommes, le commerce reprenait ».[11] Cette histoire qui, malgré les troubles qui l'avaient marquée jusqu'en 1793, commençait sous des auspices plutôt encou­rageants, allait soudain basculer dans un drame vraiment homérique, parce que Bonaparte, tout tendu vers ses ambitions européennes et totalement abandonné à l'influence de son épouse et de ses conseil­lers créoles pour ce qui était de la politique coloniale, avait cru qu'il pouvait, d'un simple trait de plume, renvoyer quatre cent mille Noirs armés dans l'esclavage.
Or, il est deux choses qu'il faut savoir : la première, c'est que la reconquête tentée par Bonaparte, et rêvée, après lui, par les gou­vernements de la Restauration, ne visait pas à faire le bonheur des Haïtiens en les sauvant de leur « héritage africain », mais à les réduire derechef en esclavage ; et que cette obstination n'avait même pas l'excuse d'une conviction, chez eux, que l'esclavage était l'état naturel des Noirs, ces derniers venant précisément de prouver leur grand désir de liberté et leur attachement à la liberté. Le mot qu'on a prêté à Rochambeau, commandant du corps expéditionnaire français après le décès du général Leclerc, est rigoureusement exact, fût-il apocryphe : « Cette race n'est pas faite pour la servitude ! » Ce mot traduit bien l'état d'esprit des futurs Haïtiens. Et, certes, il eût fallu, de la part des autorités françaises, en particulier sous le consulat et sous l'empire, ou une mémoire bien courte pour ne pas se rappe­ler et les circonstances de la Révolution française, dont elles étaient issues, et celles de l'insurrection des esclaves de Saint-Domingue en 1791, ou bien une absence totale de sens de la réalité. Car, s'il est vrai que la victoire totale d'une révolte servile n'a pas de précédent historique connu avant le 18 novembre 1803, date de la victoire de Vertières, il est encore plus vrai que le monde n'avait jamais connu une révolution semblable à la Révolution française de 1789, dont celle d'Haïti ne fut, en somme, qu'un épisode très caractéristique.
La deuxième chose à savoir, c'est que, reprenant les rênes de la nation noire après l'assassinat de Dessalines, dans des conditions intérieures encore plus difficiles que celles qu'avait connues Toussaint Louverture, le général Henri Christophe, roi d'Haïti de 1806 à 1820, créa un régime solide et relativement prospère, qui dura plus long­temps que l'empire de Napoléon qui, lui, avait sous la main tout le génie et les ressources des trois quarts de l'Europe.
Pour juger des capacités des Haïtiens avec tout le sérieux et la sagesse nécessaires, les réussites, même relatives, de Toussaint Lou­verture et d'Henri Christophe doivent être considérées de même poids, pour le moins, que l'incompétence probable d'un Dessalines et les ridicules d'un Soulouque, ou la faiblesse et les faiblesses de la plupart des présidents de la République qui se sont succédé depuis la mort d'Henri Christophe.
Le corps de Charlemagne Péralte
exposé par ses assassins étatsuniens
Mais la preuve absolue que l'argument de l'« héritage africain » ne vaut rien, c'est l'état dans lequel se trouvent de nos jours la plu­part des Etats « blancs » de la région, exception faite du Canada et des Etats-Unis, en particulier la République dominicaine, sœur jumelle d'Haïti, dont Gobineau croyait assuré qu'elle s'en tirerait mieux que sa voisine, au motif qu'elle est majoritairement peuplée de Métis et non de Noirs : « Ces gens, écrivait-il en effet, paraissent imiter, tant bien que mal, ce que notre civilisation a de plus facile : ils tendent comme tous les métis à se fondre dans la branche de leur généalogie qui leur fait le plus d'honneur; ils sont donc sus­ceptibles, jusqu'à un certain point, de mettre en pratique nos usa­ges ».[12]
Les problèmes d'Haïti, tout comme ceux des autres pays de la région, ont des causes politiques, économiques et sociales enracinées dans l'histoire particulière de chacun d'eux, ainsi que dans leur his­toire commune. Certes, tous ces problèmes ne sont pas uniquement ni exclusivement imputables à des influences maléfiques d'origine étrangère à la région. En ce qui concerne Haïti, à chaque époque, et chacun à sa manière, les dirigeants de la nation fondée par les anciens esclaves, Toussaint Louverture compris, eurent leur part de respon­sabilité dans l'amoncellement des causes du désastre qu'il nous est donné de contempler. Cependant, et sans vouloir se donner le ridi­cule de leur chercher des excuses, il est vrai que les hommes aussi sont les produits de l'histoire de leur pays. Ils font l'histoire ; mais, en retour, l'histoire aussi les fait. Quelle que puisse être la gravité des fautes imputables aux fondateurs d'Haïti et à leurs successeurs, on ne saurait pourtant les juger valablement si on ne tient pas compte du long passé d'esclavage dont ils avaient tiré une concen­tration d'esclaves pour en faire cette nation ; des drames qui ont accompagné l'avènement de ce peuple noir, peuple d'anciens esclaves libérés par eux-mêmes, au milieu d’un univers dominé par les esclavagistes blancs. 

Marcel Amondji


NOTES

[1] - Extrait de L’Afrique noire au miroir de l’Occident de Marcel Amondji, Editions Nouvelles du Sud, Ivry 1993.
[2] - In Almanach encyclopédique et populaire, édité par L'Humanité, 1988.
[3] - Selon Gobineau, en effet, « le genre humain se trouve soumis à deux lois : l'une de répulsion, l'autre d'attraction, agissant, à différents degrés, sur les races diverses ; deux lois, dont la première n'est respectée que par celles des races qui ne doivent jamais s'élever au-dessus du perfectionne­ment tout à fait élémentaire de la vie de tribu... »
[4] - A. de Gobineau, Essai sur l'inégalité des races humaines, publié entre 1853 et 1855. Jean-François Bayart n'innove guère, on le voit, lorsqu'il écrit : « Le gouvernement du ventre n'est pas seulement un régime de sous-exploi­tation économique, mais aussi un imaginaire social enraciné dans la longue durée historique » (Les Eglises chrétiennes et la politique du ventre : le par­tage du gâteau ecclésial, in Politique africaine, n° 35, p. 23).
[5] - On imagine quelle gloire serait celle des Toussaint Louverture, Capois, Dessalines, Henri Christophe, Pétion et autres, s'ils avaient été non seulement les chefs de la seule révolte servile victorieuse de toute l'histoire, mais encore, des Blancs !
[6] - « Sur le plan juridique, tous les Etats, européens et américains, se sont abstenus de nouer des relations diplomatiques avec cette première Répu­blique noire de l'histoire américaine (...). Les rapports internationaux butent contre les susceptibilités de la France, ancienne puissance coloniale, et des Etats-Unis, qui ne reconnaîtront Haïti qu'en 1862, pendant la guerre de Sécession » (Encyclopaedia Universalis).
[7] - T. Lepkowski, cité par E. Galeano, Les Veines ouvertes de l'Amérique latine, Plon, p. 94.
[8] - R. Depestre, Bonjour et adieu à la négritude, Seghers, 1980, p. 176.
[9] - J. Price-Mars, L'Expérience de la liberté, in L'Homme de couleur, p. 177. Il y a, à cet égard, beaucoup de similitudes entre le destin d'Haïti et celui de l'autre Etat fondé par des anciens esclaves et descendants d'es­claves en Afrique au XIXe siècle, le Liberia, dont la constitution contenait une clause identique : « Seules des personnes de couleur seront admises au citoyennat de la République» (d'après G. Padmore, op. cit., p. 405). Ici aussi, au-delà du texte même de la constitution, la «haine de l'étranger» s'expliquait par l'attitude malveillante des puissances européennes {France, Angleterre, et même Allemagne) qui faisaient tout pour briser le jeune Etat démuni de toutes ressources et qu'elles réussirent finalement à enchaîner par un endettement colossal.
[10] - E. Galeano, op. cit., p. 151. Voir aussi M. Cornevin (Histoire de l'Afri­que noire contemporaine, Payot, 1981, p. 33) : «Mai 1916, un traité imposé par les Etats-Unis avait placé (Haïti) sous un protectorat américain de fait, excluant pratiquement les Haïtiens de leur propre gouvernement... Le con­trôle fiscal américain se prolongea jusqu'en 1941, et c'est seulement en 1947 que le gouvernement haïtien parviendra à liquider les emprunts de 1922 et à recouvrer son indépendance financière. »
[11] - H. Blet, Histoire de la colonisation française. Les Etapes d'une renais­sance coloniale (1789-1870), Arthaud, 1946, p. 36.

[12] - J. Boissel, Gobineau polémiste, p. 86.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire