«Nous voulions progresser, nous étions impatients. Nous
étions prêts. Mais les autres n'étaient pas prêts, si ce n'est à nous cogner
pour nous remettre à notre place. » James Baldwin, écrivain étatsunien
« On lui a dit : quels que soient tes services, quels
que soient tes talents, tu iras jusque-là ; tu ne passeras pas outre. II n'est
pas bon que tu sois honoré. » L'abbé Sieyès
« L'homme, dit Albert Jacquard,
a reçu un don qui rend dérisoire tous les autres : à l'intérieur de certaines
limites, il peut devenir ce qu'il choisit. »[2]
A l'intérieur de certaines limites ; tout est là. Car, encore faut-il
qu'existe cet espace suffisant où exercer cette liberté de choix. Or, tant en
Afrique même que dans les autres contrées où il y a des Noirs, et cela depuis
la « découverte » de l'Afrique noire par les premiers navigateurs européens,
les Noirs ont perdu cette liberté de choix naturelle à tous les hommes ; ou
bien, s'ils ne l'ont pas tout à fait perdue, l'espace dans lequel ils peuvent
l'exercer a été tellement rétréci que le résultat est le même. L'histoire
de la nation haïtienne est exemplaire à cet égard. Le deuxième pays libre de
l'Amérique, le seul qui fut libéré par les esclaves constitués en nation, le
seul qui se libéra par ses propres forces, le seul pays américain libre habité
en majorité par des Noirs est aujourd'hui le pays le plus pauvre, le plus
arriéré et le plus mal gouverné dans cette partie du monde, ce qui n'est pas
peu dire !
Contrairement
à une opinion commune, la République d'Haïti n'est pas le premier Etat noir
apparu dans les temps modernes, mais seulement le premier Etat noir de type
européen ou, pour le dire autrement, le premier Etat fondé par des Noirs et
encore existant, dont la constitution, l'organisation et le fonctionnement ne
durent jamais rien aux traditions vivantes de l'Afrique noire, malgré qu'un bon tiers au moins des premiers
Haïtiens étaient vraisemblablement des hommes et des femmes nés en Afrique ou
issus de parents nés en Afrique.
C'est
évidemment une chose de reconnaître le caractère européen des institutions et
des traditions politiques d'Haïti et une autre chose de dire que ces
institutions et ces traditions ont la même efficacité à Haïti et dans les pays européens ou
autres qui ont les mêmes institutions et les mêmes traditions. Les différences
ne sont que trop évidentes. Mais, il est tout aussi évident que ces différences
n'ont rien à voir avec la race ou l'origine géographique des habitants de ces
différents pays, quoi qu'en ait dit le fameux comte Gobineau dans son Essai sur l'inégalité des races
humaines, où
il est parti de l'image d'Haïti au milieu du XIXe siècle, entre autres, pour
construire la légende du Noir brutal, ignare, paresseux et « pagailleux »
qu'il a léguée à la littérature française, tous genres confondus.
Lisons Gobineau : « Nous nous
trouvons là en face d'une société dont les institutions sont non seulement
pareilles aux nôtres, mais encore dérivent des maximes les plus récentes de
notre sagesse politique. Tout ce que, depuis soixante ans, le libéralisme le
plus raffiné a fait proclamer dans les
assemblées délibérantes de l'Europe,
tout ce que les penseurs les plus amis de l'indépendance et de la dignité de
l'homme ont pu écrire, toutes les déclarations de droits et de principes, ont
trouvé leur écho sur les rives de l'Artibonite. Rien d'Africain n'a survécu
dans les lois écrites : les souvenirs de la terre chamitique ont officiellement
disparu des esprits ; jamais le langage officiel n'en a montré la trace ; les
institutions, je le répète, sont complètement européennes. Voyons maintenant
comment elles s'adaptent avec les mœurs.
François Mackandal |
Quel contraste ! Les mœurs ? On les voit
aussi dépravées, aussi brutales, aussi féroces que dans le Dahomey ou le pays
des Fellatas (...) L'histoire d'Haïti, de la démocratique Haïti, n'est qu'une
longue relation de massacres (...) Les institutions, pour philanthropiques
qu'elles se donnent, n'y peuvent rien ; elles dorment impuissantes sur le
papier où l'on les a écrites ; ce qui règne sans frein, c'est le véritable
esprit des populations. Conformément à une loi naturelle indiquée plus haut,[3] la variété noire, appartenant à ces tribus humaines qui ne sont pas
aptes à se civiliser, nourrit l'horreur la plus profonde pour toutes les autres
races ; aussi voit-on les nègres d'Haïti repousser énergiquement les Blancs et
leur défendre l'entrée de leur territoire ; ils voudraient de même exclure les
mulâtres, et visent à leur extermination. La haine de l'étranger est le
principal mobile de la politique locale. Puis, en conséquence de la paresse
organique de l'espèce, l'agriculture est annulée, l'industrie n'existe pas
même de nom, le commerce se réduit de jour en jour, la misère, dans ses
déplorables progrès, empêche la population de se reproduire, tandis que les
guerres continuelles, les révoltes, les exécutions militaires, réussissent
constamment à la diminuer... »[4]
Cette façon
d'expliquer la situation d'Haïti au milieu du XIXe siècle est évidemment liée à la
personnalité de Gobineau, ainsi qu'à ses préjugés de caste ; mais elle est
aussi liée à l'état de la science historique à cette époque. Gobineau n'avait
pas pu lire les grands maîtres de l'Ecole des Annales... On peut donc
comprendre qu'il soit passé à côté des véritables caractéristiques de la nation
haïtienne, la seule nation peut-être qui s'est formée à la suite d'une révolte
servile victorieuse, et qui s'est maintenue dans un environnement diplomatique
hostile et malveillant, nonobstant de terribles handicaps.[5]
Car, s'il
faut chercher l'explication des mœurs politiques que Gobineau a observées à
Haïti, c'est d'abord dans la propre histoire de ce pays très particulier, et,
très précisément, dans les circonstances immédiates de sa libération de
l'esclavage et de la domination française, qu'il faut regarder, et non dans on
ne sait quel « héritage africain » de ses habitants.
La
meilleure preuve que l'héritage africain n'a rien à y voir, c'est qu'au moment
où Gobineau écrivait son livre, vers 1850, si on excepte quelques oasis de «
fine civilisation » établies sur le socle de l'esclavage des Noirs et du
quasi-esclavage des Amérindiens, puis du génocide de ces derniers, il n'y avait
guère de pays sur le continent américain dont les dirigeants et les habitants
le cédassent de beaucoup à ceux d'Haïti en fait de barbarie ou d'incurie. En
revanche, entre tous ces pays, Haïti était le seul qui ne possédait, pour ainsi
dire, aucun cadre instruit, ni aucune alliance fiable au moment de son
indépendance, le seul qui n'avait pas bénéficié d'un apport de cerveaux et de
mains exercés aux techniques et travaux utiles. En outre, et pour une raison
évidente, il fut d'emblée en butte à la méfiance de ses puissants voisins, les
Etats-Unis esclavagistes et les puissances coloniales et esclavagistes
européennes, encore très solidement établies dans la région, mais aussi des
petites nations nouvellement nées autour de lui, dans lesquelles les élites
blanches et métisses n'entendaient point que l'exemple d'Haïti tournât la tête
à leurs propres Noirs, d'autant plus que, chair à canon généreusement prodiguée
au cours des luttes de libération de l'Amérique espagnole, ces derniers avaient
des titres incontestables à jouir aussi de la liberté conquise.
La France,
d'abord, qui avait perdu avec sa colonie de Saint-Domingue le tiers de son
commerce général, un débouché important et la principale source de matières
premières de son industrie, imposa un blocus sévère à la jeune République à
peine née. Sous sa pression, les autres puissances ne firent rien pour aider
Haïti, au contraire !
Pendant
plus de vingt ans (1804-1825), les rapports d'Haïti avec le monde extérieur
n'eurent qu'un caractère commercial. Encore étaient-ils considérablement gênés
par l'absence de relations diplomatiques formelles entre l'Etat noir et ses
éventuels partenaires.[6]
Toussaint Louverture |
L'histoire de ces premières années de la République d'Haïti peut aider à
comprendre maints événements internationaux en relation avec les rapports de
certains Etats d'Afrique noire et l'Europe occidentale ou les Etats-Unis. Par
exemple, l'attitude de Bonaparte et du consulat envers Saint-Domingue semble
une préfiguration de celle de De Gaulle et de la Ve République
vis-à-vis de la Guinée après son « Non » au référendum de 1958. Un général
français humilié par l’« affront » de Sékou Touré a puni la Guinée de la
même manière qu’un autre général avait puni Haïti après l'échec de son plan de reprise
en main de la colonie insurgée.
Jean-Jacques Dessalines |
Après l'évacuation en catastrophe du corps expéditionnaire du
général Leclerc, l'une des mesures de rétorsion prises par l'administration
française à l'encontre d'Haïti fut le renvoi des élèves de ce pays inscrits à
l'Ecole polytechnique de Paris. Tout un symbole ! Le peuple d'Haïti était, dans sa
majorité, constitué d'« anciens esclaves » privés, par conséquent, de toute instruction et de
tout véritable
apprentissage
de spécialisation. Moins que des hommes à tout faire, c'étaient des bêtes de
somme au regard de la loi comme en fait, puisque le système esclavagiste les avaient réduits à
n'être que des
«
instruments » parlants et doués de mouvement. Si la rébellion avait trouvé des
chefs talentueux en son propre sein – encore faut-il savoir que des hommes comme Henri Christophe, futur roi d'Haïti, avaient fait leurs
armes dans l'armée de Rochambeau pendant l'insurrection américaine –, le jeune Etat ne
pouvait pas trouver aussi facilement ingénieurs civils, enseignants, administrateurs,
ouvriers qualifiés. A cet égard, même la comparaison avec la Guinée de 1958 doit
être abandonnée. La Guinée vidée des agents officiels de la France vit affluer aussitôt des
bénévoles de
toutes
parts, y compris de France : techniciens divers, enseignants de valeur. Les étudiants guinéens pouvaient
poursuivre leurs études commencées en France et retourner dans leur
pays s’ils
le voulaient. Au contraire, Haïti ne bénéficia ni d'une « coopération », comme on
dit de nos jours, ni même d'un simple
courant d'immigration d'ouvriers ou d'artisans comme tous ses voisins ; aucun Haïtien
n'aurait pu être
admis en
tant que tel à se rendre en France, pays dont il partageait la langue, pour
s'instruire, apprendre un métier, s'initier à une technique nouvelle. Pendant
cette période cruciale, où l'humanité fit, dans tous les domaines, des découvertes qui
changèrent la
face du
monde, de tous les pays qui se trouvaient en bonne place, géographiquement et
historiquement, pour en bénéficier, Haïti seul ne pouvait pas en tirer le
moindre avantage, parce que, fondé par d'anciens esclaves révoltés, il était
rejeté au ban d'un monde encore esclavagiste.
Henri Christophe |
De 1804 à
1825, les régimes et les gouvernements français successifs caressèrent le même
rêve de rétablir l'ancien régime esclavagiste à Saint-Domingue, fût-ce au prix
d'un massacre général de la population adulte. A peine débarqué dans l'île, le
général Leclerc avait écrit à son beau-frère Bonaparte : « Voilà mon opinion sur ce pays : il faut supprimer tous les nègres des
montagnes, hommes et femmes, et ne garder que les enfants de moins de douze
ans, exterminer la moitié des noirs des plaines et ne laisser dans la colonie
aucun mulâtre portant des galons ».[7] Même si les compagnons de Toussaint
Louverture n'eurent jamais connaissance de cette lettre, tout ce qu'ils
savaient de la politique coloniale du consulat, et les méthodes de guerre des
chefs du corps expéditionnaire ne pouvait guère leur donner d'illusions sur le
sort qu'on leur réservait à la longue. Avant même que le gouvernement français
ne rétablît la traite et l'esclavage dans les colonies où ils avaient été
abolis par la Convention, Toussaint Louverture avait deviné les intentions de
Bonaparte, en considérant son attitude à La Martinique et à Bourbon (La
Réunion actuelle) : « Nous sommes libres
aujourd'hui, disait-il, parce que
nous sommes les plus forts. Le consul maintient l'esclavage à La Martinique et
à Bourbon, nous serons donc des esclaves quand il sera le plus fort ».[8] La preuve en fut donnée à La
Guadeloupe.
Les Haïtiens vécurent donc toutes les premières années de leur
indépendance sur le qui-vive : « Au
premier coup de canon d'alarme, les villes disparaissent et la nation est
debout», annonçait la Constitution de Dessalines. Cependant, si dans la
charte impériale de 1805 il était même stipulé de façon explicite « qu'aucun Blanc, quelle que soit sa nation,
ne mettra le pied sur ce territoire à titre de maître ou de propriétaire et ne
pourra à l'avenir y acquérir aucune propriété », cela n'empêcha jamais
l'intégration de Blancs à la citoyenneté haïtienne, soit par naturalisation
directe, soit par mariage.[9]
Alexandre Pétion |
Ce que
Gobineau a traduit par « haine de l'étranger », ce n'est que cette anxiété
devant les manœuvres des gouvernements français dominés par les ci-devant
colons et fonctionnaires coloniaux pour rétablir l'esclavage à Saint-Domingue.
Or, il ne s'agissait pas d'un danger imaginaire ! Le premier Etat noir
d'Amérique était cerné de colonies où les Noirs continuaient à subir un sort
que les Haïtiens connaissaient bien et dont ils ne voulaient plus absolument :
à La Martinique, en Guadeloupe, l'esclavage avait été rétabli à force ouverte,
au prix de massacres sans nom ; à Cuba, à Porto-Rico, il persistait.
En 1825, la
France réussit à imposer au gouvernement haïtien du président Boyer le paiement
d'une somme de 150 millions de francs de l'époque, au titre de l'indemnisation
des anciens propriétaires esclavagistes. Seulement pour s'acquitter de la
première tranche de cette rançon, le jeune Etat dut contracter, sur le marché de Paris, un emprunt qu'il sera
ensuite incapable de rembourser. Et, dès lors, et pour un siècle, Haïti était
devenue une colonie financière de la France.
D'autres
intérêts étrangers, notamment les Etats-Unis, s'engouffrèrent rapidement dans
cette première brèche. Au début de ce siècle, la dette publique d'Haïti
atteignait 80% du total de ses ressources budgétaires, et les Etats-Unis
étaient son principal créancier. C'est à ce titre que, prétextant les troubles
internes persistants depuis 1911, les autorités de Washington firent enlever,
en 1914, la réserve d'or de la Banque nationale d'Haïti par un commando de «
marines ». Puis, l'année suivante, ils occupèrent carrément le pays, afin de
protéger et soutenir l'oligarchie corrompue contre les « Piquets », paysans en
rébellion dont l'armement consistait en une longue pique. L'occupation
américaine d'Haïti dura dix-neuf ans (1915-1934), et elle coûta au pays des
milliers de morts, notamment lors de la répression du mouvement « Caco »,
dirigé par Charlemagne Péralte (1916-1920). Mais peut-être le plus tragique
fut-il que dans ce pays qui avait été le théâtre de la première révolte
victorieuse des esclaves, ils introduisirent la discrimination et la
ségrégation raciale, ainsi que le régime du travail forcé...[10]
Ainsi,
depuis 1804, depuis 1791 même, jusqu'à nos jours, on peut voir s'accumuler sur
Haïti les motifs de sous-développement. Mais cela a-t-il quelque chose à voir
avec le fameux « héritage africain » ?
Certes, le fait que le pays ait été fondé par des Noirs fut l'un de ces
motifs ; peut-être, même, fut-il le plus déterminant après tout ; justement, il
n'y a aucun inconvénient à l'admettre, car ce fait explique le comportement de
tout l'Occident vis-à-vis d'Haïti, mais il ne prouve pas que ce pays serait
encore dans l'état où il se trouve si, aussitôt après son apparition, il n'avait
pas été cerné de toutes parts par l'hostilité déclarée ou sournoise, et par la
malveillance de toutes les grandes puissances de l'époque, de celles aussi des
petites nations voisines, moins puissantes, mais dont l'amitié ou la bienveillance
ou seulement la neutralité à son égard lui eût été d'un réel secours. Mais sa
seule existence leur était comme une accusation permanente ; à plus forte
raison, ils eussent perçu sa réussite comme un désastre.
Avant son
isolement définitif à la suite de sa victoire sur l'armée de Leclerc et
Rochambeau, l'île avait connu près de dix années d'un pouvoir noir sous la
direction de Toussaint Louverture. Pendant cette période, écrit Henri Blet, « l'île était tranquille, l'ordre était
assuré par une armée noire de quinze mille hommes, le commerce reprenait ».[11] Cette histoire qui, malgré les
troubles qui l'avaient marquée jusqu'en 1793, commençait sous des auspices
plutôt encourageants, allait soudain basculer dans un drame vraiment
homérique, parce que Bonaparte, tout tendu vers ses ambitions européennes et
totalement abandonné à l'influence de son épouse et de ses conseillers créoles
pour ce qui était de la politique coloniale, avait cru qu'il pouvait, d'un
simple trait de plume, renvoyer quatre cent mille Noirs armés dans l'esclavage.
Or, il est
deux choses qu'il faut savoir : la première, c'est que la reconquête tentée par
Bonaparte, et rêvée, après lui, par les gouvernements de la Restauration, ne
visait pas à faire le bonheur des Haïtiens en les sauvant de leur « héritage
africain », mais à les réduire derechef en esclavage ; et que cette obstination
n'avait même pas l'excuse d'une conviction, chez eux, que l'esclavage était
l'état naturel des Noirs, ces derniers venant précisément de prouver leur grand
désir de liberté et leur attachement à la liberté. Le mot qu'on a prêté à
Rochambeau, commandant du corps expéditionnaire français après le décès du
général Leclerc, est rigoureusement exact, fût-il apocryphe : « Cette race n'est pas faite pour la
servitude ! » Ce mot traduit bien l'état d'esprit des futurs Haïtiens. Et,
certes, il eût fallu, de la part des autorités françaises, en particulier sous
le consulat et sous l'empire, ou une mémoire bien courte pour ne pas se rappeler
et les circonstances de la Révolution française, dont elles étaient issues, et
celles de l'insurrection des esclaves de Saint-Domingue en 1791, ou bien une
absence totale de sens de la réalité. Car, s'il est vrai que la victoire totale
d'une révolte servile n'a pas de précédent historique connu avant le 18
novembre 1803, date de la victoire de Vertières, il est encore plus vrai que le
monde n'avait jamais connu une révolution semblable à la Révolution française
de 1789, dont celle d'Haïti ne fut, en somme, qu'un épisode très
caractéristique.
La deuxième
chose à savoir, c'est que, reprenant les rênes de la nation noire après l'assassinat
de Dessalines, dans des conditions intérieures encore plus difficiles que celles qu'avait connues
Toussaint Louverture, le général Henri Christophe, roi d'Haïti de 1806 à 1820, créa un régime solide et
relativement prospère, qui dura plus longtemps que l'empire de Napoléon qui,
lui, avait sous la main tout le génie et les ressources des trois quarts de l'Europe.
Pour juger
des capacités des Haïtiens avec tout le sérieux et la sagesse nécessaires, les réussites,
même relatives, de Toussaint Louverture et d'Henri Christophe doivent être considérées de même
poids, pour le moins, que l'incompétence probable d'un Dessalines et les ridicules d'un Soulouque, ou la
faiblesse et les faiblesses de la plupart des présidents de la République qui
se sont succédé depuis la mort d'Henri Christophe.
Le corps de Charlemagne Péralte exposé par ses assassins étatsuniens |
Mais la
preuve absolue que l'argument de l'« héritage africain » ne vaut rien, c'est l'état dans
lequel se trouvent de nos jours la plupart des Etats « blancs » de la région, exception faite du
Canada et
des Etats-Unis,
en particulier la République dominicaine, sœur jumelle d'Haïti, dont Gobineau croyait
assuré qu'elle s'en tirerait mieux que sa voisine, au motif qu'elle est majoritairement
peuplée de Métis
et non de
Noirs : « Ces gens, écrivait-il en
effet, paraissent imiter, tant bien que mal, ce que notre
civilisation a de plus facile : ils tendent comme tous les métis à se fondre dans la branche de leur généalogie qui leur fait le plus
d'honneur; ils sont donc susceptibles, jusqu'à un certain point, de mettre en
pratique nos usages ».[12]
Les problèmes d'Haïti, tout comme ceux des autres pays de la région, ont
des causes politiques, économiques et sociales enracinées dans l'histoire particulière de
chacun d'eux, ainsi que dans leur histoire commune. Certes, tous ces problèmes
ne sont pas uniquement ni exclusivement imputables à des influences maléfiques
d'origine étrangère à la région. En ce qui concerne Haïti, à chaque époque, et
chacun à sa manière, les dirigeants de la nation fondée par les anciens
esclaves, Toussaint Louverture compris, eurent leur part de responsabilité
dans l'amoncellement des causes du désastre qu'il nous est donné de contempler.
Cependant, et sans vouloir se donner le ridicule de leur chercher des excuses,
il est vrai que les hommes aussi sont les produits de l'histoire de leur pays. Ils font
l'histoire ; mais, en retour, l'histoire aussi les fait. Quelle que puisse
être la gravité des fautes
imputables aux fondateurs d'Haïti et à leurs successeurs, on ne saurait pourtant les juger valablement
si on ne tient pas compte du long passé d'esclavage dont ils avaient tiré une
concentration d'esclaves pour en faire cette nation ; des drames qui ont
accompagné l'avènement de ce peuple noir, peuple d'anciens esclaves libérés par
eux-mêmes, au milieu d’un univers dominé par les esclavagistes blancs.
Marcel Amondji
NOTES
NOTES
[1] - Extrait de L’Afrique
noire au miroir de l’Occident de Marcel Amondji, Editions Nouvelles du Sud,
Ivry 1993.
[2] - In Almanach encyclopédique et populaire, édité par L'Humanité, 1988.
[3] - Selon Gobineau, en effet, « le genre humain se trouve
soumis à deux lois : l'une de répulsion, l'autre d'attraction, agissant, à
différents degrés, sur les races diverses ; deux lois, dont la première n'est
respectée que par celles des races qui ne doivent jamais s'élever au-dessus du
perfectionnement tout à fait élémentaire de la vie de tribu... »
[4] - A. de Gobineau, Essai sur l'inégalité des races humaines, publié entre 1853 et
1855. Jean-François Bayart n'innove guère, on le voit, lorsqu'il écrit : « Le
gouvernement du ventre n'est pas seulement un régime de sous-exploitation
économique, mais aussi un imaginaire social enraciné dans la longue durée
historique » (Les Eglises chrétiennes et la politique du ventre :
le partage du gâteau ecclésial, in Politique africaine, n° 35, p. 23).
[5] - On imagine quelle gloire serait celle des
Toussaint Louverture, Capois, Dessalines, Henri Christophe, Pétion et autres,
s'ils avaient été non seulement les chefs de la seule révolte servile
victorieuse de toute l'histoire, mais encore, des Blancs !
[6]
- « Sur le
plan juridique, tous les Etats, européens et américains, se sont abstenus de
nouer des relations diplomatiques avec cette première République noire de
l'histoire américaine (...). Les rapports internationaux butent contre les
susceptibilités de la France, ancienne puissance coloniale, et des Etats-Unis,
qui ne reconnaîtront Haïti qu'en 1862, pendant la guerre de Sécession »
(Encyclopaedia Universalis).
[7] - T. Lepkowski, cité par E.
Galeano, Les Veines ouvertes de l'Amérique latine, Plon, p. 94.
[8] - R. Depestre, Bonjour et adieu à la
négritude, Seghers, 1980, p. 176.
[9] - J. Price-Mars, L'Expérience de la
liberté, in L'Homme de couleur, p. 177. Il y a, à cet
égard, beaucoup de similitudes entre le destin d'Haïti et celui de l'autre Etat
fondé par des anciens esclaves et descendants d'esclaves en Afrique au XIXe
siècle, le Liberia, dont la constitution contenait une clause identique : «
Seules des personnes de couleur seront admises au citoyennat de la République»
(d'après G. Padmore, op. cit., p. 405). Ici aussi, au-delà du texte même de la
constitution, la «haine de l'étranger» s'expliquait par l'attitude malveillante
des puissances européennes {France, Angleterre, et même Allemagne) qui
faisaient tout pour briser le jeune Etat démuni de toutes ressources et
qu'elles réussirent finalement à enchaîner par un endettement colossal.
[10] - E. Galeano, op. cit., p. 151. Voir aussi M.
Cornevin (Histoire de l'Afrique noire contemporaine, Payot, 1981, p. 33) :
«Mai 1916, un traité imposé par les Etats-Unis avait placé (Haïti) sous un
protectorat américain de fait, excluant pratiquement les Haïtiens de leur
propre gouvernement... Le contrôle fiscal américain se prolongea jusqu'en
1941, et c'est seulement en 1947 que le gouvernement haïtien parviendra à
liquider les emprunts de 1922 et à recouvrer son indépendance financière. »
[11] - H. Blet, Histoire de la colonisation française. Les Etapes
d'une renaissance coloniale (1789-1870), Arthaud, 1946, p. 36.
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