Le 1er mai 1886, la grève est lancée à Chicago. Le 4
mai s’abat la répression. Jugés, quatre hommes sont pendus dont Albert Parsons.
Sa femme, Lucy, poursuivra la lutte jusqu’à sa mort. À 88 ans, la police
la considère toujours comme une menace « plus dangereuse que mille insurgés ».
©The Granger Collection NYC/Rue |
En hommage aux
cinq martyrs de Chicago, le Congrès des ouvriers socialistes qui se tenait à
Paris en 1889 instaura le 1er mai comme la
Journée internationale des travailleurs et des travailleuses. L’année suivante,
cette journée fut commémorée pour la première fois. Lucy Parsons était déjà
connue comme la « veuve mexicaine des martyrs de Chicago ». Fille d’un
Indien de l’Alabama et d’une Mexicaine noire, Lucy Gonzalez naquit esclave en
1853, dans un hameau du Texas, un territoire qui, cinq ans plus tôt, faisait
partie du Mexique. Orpheline à trois ans, on l’envoya dans les champs de coton
dès qu’elle fut en mesure de travailler. À dix-neuf ans, elle épousa Albert
Parsons. Quasiment considérés comme un couple illégal, car la mixité raciale
était pratiquement interdite dans les États du Sud, ils faisaient partie du
petit nombre d’activistes pour le droit des Noirs. Pour ces deux raisons, les
menaces de mort à leur encontre les obligèrent à partir pour Chicago en 1873.
Pour survivre, Lucy confectionnait des vêtements pour femmes et travaillait
dans une imprimerie. Elle se mit à écrire pour des journaux syndicaux, sur des
sujets tels que le chômage, le racisme, ou le rôle des femmes dans les
organisations politiques.
La militante
Lucy fut très bien accueillie par les ouvrières, notamment dans les fabriques
textiles, là où l’exploitation était la plus féroce. Avec le soutien d’Albert,
elle participa à la création de l’Union des femmes ouvrières de Chicago,
reconnue en 1882 par l’Ordre des nobles chevaliers du travail. Un grand
triomphe : jusqu’alors, le
militantisme féminin n’était pas admis.
La lutte pour
la journée de huit heures devint la principale revendication nationale. Les
travailleurs appelèrent à une grève pour le 1er mai 1886. Lucy et Albert défilèrent avec leurs
enfants. Ils étaient tendus et prudents : dans l’éditorial du Chicago Mail, Albert et un autre compagnon
de lutte étaient taxés de « dangereux
voyous en liberté ». Et le journal
exigeait : « Dénoncez-les aujourd’hui. Ne les perdez pas de vue.
Signalez-les comme personnellement responsables de toute difficulté qui pourrait
survenir ». À Chicago, où les conditions de travail étaient pires que dans
d’autres villes, les grèves et les mobilisations se poursuivirent.
Le 4 mai, lors du rassemblement organisé au Haymarket Square, Albert prit la parole. Il restait quelque deux cents manifestants sur la place lorsque la police chargea. Une bombe de fabrication artisanale explosa, tuant un officier. Les forces de l’ordre ouvrirent le feu. On ne connut jamais le nombre exact de morts. L’état d’urgence et le couvre-feu furent décrétés. Les jours suivants, des centaines d’ouvriers furent arrêtés. Certains furent torturés. Sur les trente et une personnes mises en examen pour l’affaire de la bombe, huit furent incriminées. Le 21 juin, le procès débuta. Après s’être entretenu avec Lucy, Albert se présenta face à la cour pour déclarer : « Vos honneurs, je suis venu afin que vous me jugiez avec tous mes compagnons innocents ». Le procès ne fut qu’une mascarade, aggravée par la campagne de diffamation lancée par la presse. Ce fut un véritable lynchage. Le jury déclara les huit accusés coupables. Cinq, dont Parsons, furent condamnés à mort par pendaison.
Lucy & Albert Parsons
(Sketches by Léon Bonfils)
|
José Marti,
futur apôtre de l’indépendance de Cuba, assistait au procès. Le 21 octobre, dans un article publié par le
quotidien argentin la Nacion, il décrivit le comportement de Lucy lorsque la sentence fut
prononcée : « La mulâtresse de
Parsons est là, inflexible et intelligente comme lui, celle qui ne
cille pas des yeux même dans les pires situations, qui parle avec une
vibrante énergie dans les rassemblements publics, qui ne s’évanouit pas
comme les autres, qui ne laisse apparaître aucun mouvement sur son visage
lorsqu’elle entend la condamnation féroce (…). Elle appuie une joue contre son
poing fermé. Elle ne regarde pas, ne répond pas ; on remarque un tremblement croissant de son poing… »
LUCY PARSONS
|
Pendant presque
un an, Lucy, accompagnée de ses enfants, parcourut le pays pour faire connaître
la vérité, suscitant un immense mouvement de solidarité. Mais le 11 novembre 1887, la sentence fut exécutée. « Tu es une femme du peuple, et je te
confie au peuple… », lui a écrit
Albert avant de mourir. Les patrons appliquèrent la journée de huit heures. Le
sacrifice des martyrs ne fut pas vain. Après la mort de son époux, Lucy
continua à organiser les ouvrières. En juin 1905, lors de la création de l’Organisation des travailleurs ouvriers du monde, à
Chicago, parmi les douze femmes présentes, Lucy fut la seule à prendre la
parole. « Nous autres, les femmes de ce pays,
nous n’avons aucun droit de vote. Le seul moyen est de prendre un homme pour
nous représenter (…) et cela me paraîtrait étrange de demander à un homme de me
représenter (…). Nous sommes les esclaves des esclaves… ». Elle répétait que la libération des femmes n’aurait
lieu qu’en luttant avec les hommes pour l’émancipation de la classe ouvrière. À
quatre-vingts ans, elle continuait à conseiller, à former. En février 1941, à quatre-vingt-huit ans, elle fit sa dernière apparition
publique et l’année suivante, déjà aveugle, elle fut surprise par la mort dans l’incendie de sa
maison. Même morte, la police la considérait encore comme une
menace, « plus dangereuse que mille insurgés » : ses milliers de documents et livres furent saisis.
Hernando Calvo Ospina*
Source : L'Humanité 9 Avril 2015
(*) - Auteur de Latines,
belles et rebelles, aux Éditions Le Temps des Cerises, 2015.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire