lundi 18 mai 2015

Mohsen Hojeij, l'homme qui veut « faire sauter » la République du Congo

Au milieu des années 1980, Mohsen Hojeij dirigeait la plus grosse société de BTP du Congo (Brazzaville). L'homme d'affaires anglo-libanais, qui s’exprime pour la première fois, réclame 800 millions d'euros aux autorités. Une bombe à retardement pour le pays. 

L’homme trône dans une des salles de réunion capitonnées d'un grand cabinet de conseil en communication londonien, non loin de Trafalgar Square; entre sa conseillère juridique et ses deux chargés de communication. Ses mains posées à plat sur la table arborent une énorme chevalière au majeur. Depuis trente ans, Mohsen Hojeij, 60 ans, stature massive, œil clair, mène une bataille judiciaire acharnée pour recouvrer la créance qu'il dit détenir sur l’un des pays les plus pauvres du monde – l’un des plus corrompus aussi –, le Congo-Brazzaville du président Denis Sassou Nguesso.
Son dossier ressemblerait aux milliers de contentieux générés par la vie chaotique des affaires africaines, n'était le montant astronomique qu'il réclame : 800 millions d'euros environ, à la suite des deux condamnations du Congo, en 2000 et 2013, par la cour d'arbitrage de la Chambre de commerce internationale (CCI), basée à Paris. Contractée entre 1983 et 1986, réclamée sans relâche depuis lors, cette dette privée raconte aussi l'histoire dramatique du Congo depuis trois décennies et les hallucinantes mœurs financières de ce petit pays de 4,7 millions d'habitants ravagé dans les années 1990 par deux guerres civiles.
17% DU BUDGET DE L'ÉTAT
Le montant de la facture brandie par Mohsn Hojeij, équivalant à 17 % du budget de l'Etat, « pourrait mettre en danger la capacité [du Congo] à rembourser des dettes commerciales rapidement », selon l'agence de notation Standard & Poor's. Autrement dit, l'homme qui livre ses explications au Monde, s'exprimant publiquement pour la première fois, peut « faire sauter » la République du Congo.
L'histoire congolaise de Mohsen Hojeij commence au moment du boom pétrolier, à l’aube des années 1980 qui transforme l'ancienne colonie française devenue « République populaire » en pays de Cocagne. Elle s'achève en 1997, en pleine guerre civile, dans l’avion de l'armée française qui évacue en urgence l'homme d'affaires anglo-libanais vers Paris.
« Je possédais des sociétés, des terrains et ils m'ont tout volé. J'ai construit des écoles et des églises au Congo, j'ai aidé des jeunes à passer le bac et on veut me faire passer pour un étranger », s'indigne l'homme d'affaires. Pour mieux s'expliquer, il a, à titre exceptionnel, éteint ses deux antiques portables qui sonnaient sans arrêt. « Cela fait trente ans que je réclame ma dette et je ne vais pas m'arrêter là. J’utiliserais tous les moyens légaux pour retrouver mon argent et mon honneur. »
Mohsen Hojeij, né au Nigeria avant l'indépendance de parents libanais, eux-mêmes issus d'une grande famille du Liban très présente en Afrique, débarque au Congo en 1972. Il ouvre un magasin de confection à l'enseigne « Roméo et Juliette » dans le quartier Ouenzé de Brazzaville. La société prospère et fait des petits, dont Commisimpex. Avec ses 5000 salariés, cette entreprise de BTP devient le plus gros et le plus influent employeur du Congo grâce au « plan quinquennal » de travaux lancé par le régime militaro-marxiste de Denis Sassou Nguesso et financé par les recettes pétrolières.
Entre 1983 et 1986, Mohsen Hojeij obtient plusieurs marchés : réhabilitation d'une palmeraie, travaux d'assainissement de camps militaires, construction de « villages pour travailleurs ». Selon ses détracteurs, ces contrats sont de simples morceaux de papier décrivant des chantiers surfacturés, concédés par le régime, soucieux de conserver les faveurs d'un acteur influent, notamment auprès de banques arabes dont l'Etat a besoin.
« Lors du lancement des marchés d'Etat, les ordonnateurs du budget gonflaient les factures au point que le kilomètre de goudron congolais était le plus cher du monde », assure Benjamin Toungamani, l'un des responsables de l'opposition à Denis Sassou Nguesso qui, depuis Paris, dénonce les « biens mal acquis » par le président congolais. Il estime que les chantiers attribués à la Commisimpex sont « largement virtuels ». Assertion quasiment invérifiable, après trente années et deux guerres civiles destructrices : sur le terrain, il ne reste pas grand-chose de la palmeraie et des « ravins » d'assainissement. Mohsen Hojeij « figurait parmi mes contribuables récalcitrants. Ses bilans étaient peu consistants », ajoute Jean-Luc Malekat, alors directeur général des impôts, qui le qualifie de « personnage à la réputation sulfureuse, proche du chef de l’Etat [M. Sassou Nguesso] » à l'époque.
Mohsen Hojeij dément formellement. Selon lui, les travaux ont été réalisés et les documents reconnaissent sans équivoque la dette contractée par le Congo à l'égard de son entreprise. L'organe de presse officiel du parti unique, Mweti, ne salue-t-il pas, dans un article de 1987, le « partenariat loyal, sincère et déterminé » de Commisimpex dans « la renaissance des palmeraies d'Etoumbi, dans le nord-ouest du pays ? Depuis, tous les tribunaux internationaux qui ont étudié la question ont donné raison à l'homme d'affaires.
RECONNAISSANCES DE DETTE
Au milieu des années 1980, la période dorée de Mohsen Hojeij au Congo touche à sa fin. La situation économique du pays se dégrade rapidement, en raison d'une fonction publique démesurée, de la gourmandise des politiques et des trop maigres recettes rétrocédées par les deux opérateurs pétroliers Elf et Agip. En 1986, l'effondrement des cours du brut précipite la crise sociale. Mohsen Hojeij, mandaté de façon informelle par le ministre des finances, obtient que la banque anglo-pakistanaise BCCI (Bank of Credit and Commerce international) consente à l'Etat congolais un prêt de 45 millions de dollars gagé sur les recettes pétrolières. Sur cette somme, l'homme d'affaires obtient 15 millions, seule partie de la créance qu'il dit avoir perçue.
En 1991, dans le sillage de la chute de l'URSS et du discours de La Baule de François Mitterrand qui lie l'aide de la France au multipartisme, le régime du parti unique de Denis Sassou Nguesso s'effondre. Le président déchu perd les élections remportées l'année suivante par Pascal Lissouba dans un climat qui va dégénérer en affrontements armés. Les milices des candidats luttent pour le contrôle de la manne pétrolière qui finance leur armement.
Dans ce contexte explosif, Mohsen Hojeij n'a pas oublié sa dette. Peu après l'élection de Pascal Lissouba en août 1992, il obtient du nouveau régime un protocole d’accord qui confirme sa créance et promet le remboursement sur dix ans avec intérêts. Après son évacuation en urgence du pays, il ne désarme pas. Il saisit la cour d'arbitrage de la CCL, à Paris, qui lui donne raison en 2000 et condamne le Congo à le rembourser.
Le 25 octobre 1997, Denis Sassou Nguesso, dont les milices Cobras aidées par l'armée angolaise ont vaincu celles du président élu Lissouba, s'autoproclame président. Son ami le président revenu au pouvoir, Mohsen Hojeij présente de nouveau sa facture. Il retourne à Brazzaville en 2003, d'où il rentre avec une nouvelle reconnaissance de dette revêtue du cachet du nouveau régime « Sassou II ». « Tout le monde reconnaît ma créance », répète l'homme d'affaires en malaxant son chapelet entre ses doigts. Mais le président congolais ne l'entend pas de cette oreille. «Il a considéré qu'Hojeij s'était entendu derrière son dos avec ses ministres qui s'en sont mis plein les poches au passage, assure un proche du chef d'Etat, qui reconnaît la réalité des chantiers des années 1980. Sassou assimilait Hojeij aux fonds vautours qui spéculaient sur  la dette du Congo. »
DEUX MONDES SE FONT FACE
Le nouvel arrangement n'est donc pas davantage exécuté que les précédents. Saisie de nouveau, la cour d'arbitrage de la CCI rend en 2013 une nouvelle décision favorable à l'homme d'affaires, dont la créance reconnue atteint le montant faramineux de 773 millions d'euros, compte tenu d'intérêts fixés à 10% par an.
Comment quelques terrassements sur des terrains militaires, la construction d'un village, la réhabilitation d'une palmeraie, voire la participation à la construction d'un pont sur le fleuve Congo, possiblement effectués au début des années 1980, ont-ils pu générer pareille ardoise ? En 1992, le protocole d'accord signé avec le gouvernement Lissouba mentionnait une somme huit fois moindre : 440 millions de francs, soit environ 100 millions d'euros actuels. Mais en mai 2003, Mohsen Hojeij a réussi à faire signer un nouveau protocole : la dette initiale passe alors à  960 millions de francs.
Par quel miracle ? La cour d'arbitrage de la CCI a curieusement reconnu la validité d'une lettre qui aurait été signée par de hauts fonctionnaires du régime Lissouba, que Mohsen Hojeij assure avoir perdue dans un cambriolage en 1998, puis s'être fait restituer en 2003 par le président Sassou Nguesso en personne. « Un faux », assurent les avocats du Congo.
Entre le palais présidentiel de Brazzaville et les prétoires aseptisés des tribunaux de commerce, deux mondes se font face. D'un côté, une certaine réalité africaine, faite d'arrangements oraux fondés sur des besoins financiers immédiats et de confusion entre argent public et fortune du président ; de l'autre, le monde international des affaires où avocats et juges dissèquent les contrats et convertissent le temps passé en intérêts de retard. « Du moment qu'ils touchent de l'argent tout de suite, les ministres africains signent les contrats, car ils savent qu'ils ne font que passer. L'avenir n'a pas de sens pour eux. C'est un fossé culturel fondamental », résume l'ancien dirigeant d'une société pétrolière opérant au Congo. Joint par téléphone, Firmin Ayessa, directeur de cabinet du président Sassou Nguesso, n'a pas répondu à notre demande d'entretien.
Dans le bureau capitonné de Londres, Mohsen Hojeij veut croire qu'il recouvrera la « dette de sa vie », grâce à la compétence de ses avocats. Ceux-ci ont, il est vrai, obtenu une série de décisions favorables et, comme ceux du Congo, d'impressionnants honoraires.
Mais c'est à Brazzaville que pourrait se dénouer l'affaire Hojeij. Là-bas, le président Sassou Nguesso, 71 ans dont trente passés à la tête du pays, veut, faute de pouvoir changer la Constitution... proclamer une nouvelle République pour se maintenir au pouvoir après deux mandats. Le renversement par la rue de Blaise Compaoré au Burkina Faso et la montée d'un mouvement panafricain « anti-troisième mandat » compliquent la réalisation de Ce dessein, en dépit de l'étonnant soutien du Fonds monétaire international (FMI) qui, en 2010, a annulé la dette du Congo ». Sous la férule de l'un des derniers dinosaures de la Françafrique, le Congo végète, en dépit de sa place de cinquième producteur africain de pétrole. « La dette Hojeij risque de plomber tout changement au Congo », s'inquiète l'opposant Benjamin Toungamani. Trente ans après avoir été contractée, la créance inouïe revendiquée par Mohsen Hojeij pèse sur l'avenir du Congo, telle une bombe à retardement que les dirigeants de Brazzaville tentent en vain de désamorcer.  

Eric Aubert & Philippe Bernard (Londres)
Titre original : « Du rififi à Brazzaville ». 

 
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Source : Le Monde 14 mai 2015

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