Au milieu des années 1980,
Mohsen Hojeij dirigeait la plus grosse société de BTP du Congo (Brazzaville).
L'homme d'affaires anglo-libanais, qui s’exprime pour la première fois, réclame
800 millions d'euros aux autorités. Une bombe à retardement pour le pays.
L’homme
trône dans une des salles de réunion capitonnées d'un grand cabinet de conseil
en communication londonien, non loin de Trafalgar Square; entre sa conseillère
juridique et ses deux chargés de communication. Ses mains posées à plat sur la
table arborent une énorme chevalière au majeur. Depuis trente ans, Mohsen Hojeij,
60 ans, stature massive, œil clair, mène une bataille judiciaire acharnée pour recouvrer
la créance qu'il dit détenir sur l’un des pays les plus pauvres du monde – l’un
des plus corrompus aussi –, le Congo-Brazzaville du président Denis Sassou
Nguesso.
Son
dossier ressemblerait aux milliers de contentieux générés par la vie chaotique
des affaires africaines, n'était le montant astronomique qu'il réclame : 800
millions d'euros environ, à la suite des deux condamnations du Congo, en 2000
et 2013, par la cour d'arbitrage de la Chambre de commerce internationale
(CCI), basée à Paris. Contractée entre 1983 et 1986, réclamée sans relâche
depuis lors, cette dette privée raconte aussi l'histoire dramatique du Congo
depuis trois décennies et les hallucinantes mœurs financières de ce petit pays
de 4,7 millions d'habitants ravagé dans les années 1990 par deux guerres civiles.
17% DU BUDGET DE
L'ÉTAT
Le
montant de la facture brandie par Mohsn Hojeij, équivalant à 17 % du budget de
l'Etat, « pourrait mettre en danger la
capacité [du Congo] à rembourser des dettes commerciales rapidement »,
selon l'agence de notation Standard & Poor's. Autrement dit, l'homme qui
livre ses explications au Monde, s'exprimant
publiquement pour la première fois, peut « faire sauter » la République du
Congo.
L'histoire
congolaise de Mohsen Hojeij commence au moment du boom pétrolier, à l’aube des
années 1980 qui transforme l'ancienne colonie française devenue « République
populaire » en pays de Cocagne. Elle s'achève en 1997, en pleine guerre civile,
dans l’avion de l'armée française qui évacue en urgence l'homme d'affaires
anglo-libanais vers Paris.
« Je possédais des
sociétés, des terrains et ils m'ont tout volé. J'ai construit des écoles et des
églises au Congo, j'ai aidé des jeunes à passer le bac et on veut me faire
passer pour un étranger », s'indigne l'homme d'affaires. Pour mieux s'expliquer,
il a, à titre exceptionnel, éteint ses deux antiques portables qui sonnaient
sans arrêt. « Cela fait trente ans que je
réclame ma dette et je ne vais pas m'arrêter là. J’utiliserais tous les moyens
légaux pour retrouver mon argent et mon honneur. »
Mohsen
Hojeij, né au Nigeria avant l'indépendance de parents libanais, eux-mêmes issus
d'une grande famille du Liban très présente en Afrique, débarque au Congo en
1972. Il ouvre un magasin de confection à l'enseigne « Roméo et Juliette » dans
le quartier Ouenzé de Brazzaville. La société prospère et fait des petits, dont
Commisimpex. Avec ses 5000 salariés, cette entreprise de BTP devient le plus
gros et le plus influent employeur du Congo grâce au « plan quinquennal »
de travaux lancé par le régime militaro-marxiste de Denis Sassou Nguesso et
financé par les recettes pétrolières.
Entre
1983 et 1986, Mohsen Hojeij obtient plusieurs marchés : réhabilitation d'une
palmeraie, travaux d'assainissement de camps militaires, construction de «
villages pour travailleurs ». Selon ses détracteurs, ces contrats sont de simples
morceaux de papier décrivant des chantiers surfacturés, concédés par le régime,
soucieux de conserver les faveurs d'un acteur influent, notamment auprès de banques
arabes dont l'Etat a besoin.
« Lors du lancement
des marchés d'Etat, les ordonnateurs du budget gonflaient les factures au point
que le kilomètre de goudron congolais était le plus cher du monde », assure Benjamin
Toungamani, l'un des responsables de l'opposition à Denis Sassou Nguesso qui, depuis
Paris, dénonce les « biens mal acquis » par le président congolais. Il estime que
les chantiers attribués à la Commisimpex sont « largement virtuels ». Assertion quasiment invérifiable, après
trente années et deux guerres civiles destructrices : sur le terrain, il ne
reste pas grand-chose de la palmeraie et des « ravins » d'assainissement. Mohsen Hojeij « figurait parmi mes contribuables récalcitrants. Ses bilans étaient
peu consistants », ajoute Jean-Luc Malekat, alors directeur général des
impôts, qui le qualifie de « personnage à
la réputation sulfureuse, proche du chef de l’Etat [M. Sassou Nguesso] » à l'époque.
Mohsen
Hojeij dément formellement. Selon lui, les travaux ont été réalisés et les
documents reconnaissent sans équivoque la dette contractée par le Congo à
l'égard de son entreprise. L'organe de presse officiel du parti unique, Mweti,
ne salue-t-il pas, dans un article de 1987, le « partenariat loyal, sincère et déterminé » de Commisimpex
dans « la renaissance des palmeraies d'Etoumbi, dans le nord-ouest du pays ?
Depuis, tous les tribunaux internationaux qui ont étudié la question ont donné
raison à l'homme d'affaires.
RECONNAISSANCES DE
DETTE
Au
milieu des années 1980, la période dorée de Mohsen Hojeij au Congo touche à sa
fin. La situation économique du pays se dégrade rapidement, en raison d'une
fonction publique démesurée, de la gourmandise des politiques et des trop maigres
recettes rétrocédées par les deux opérateurs pétroliers Elf et Agip. En 1986,
l'effondrement des cours du brut précipite la crise sociale. Mohsen Hojeij, mandaté
de façon informelle par le ministre des finances, obtient que la banque
anglo-pakistanaise BCCI (Bank of Credit and Commerce international) consente à
l'Etat congolais un prêt de 45 millions de dollars gagé sur les recettes pétrolières.
Sur cette somme, l'homme d'affaires obtient 15 millions, seule partie de la
créance qu'il dit avoir perçue.
En
1991, dans le sillage de la chute de l'URSS et du discours de La Baule de
François Mitterrand qui lie l'aide de la France au multipartisme, le régime du
parti unique de Denis Sassou Nguesso s'effondre. Le président déchu perd les
élections remportées l'année suivante par Pascal Lissouba dans un climat qui va
dégénérer en affrontements armés. Les milices des candidats luttent pour le contrôle
de la manne pétrolière qui finance leur armement.
Dans
ce contexte explosif, Mohsen Hojeij n'a pas oublié sa dette. Peu après
l'élection de Pascal Lissouba en août 1992, il obtient du nouveau régime un
protocole d’accord qui confirme sa créance et promet le remboursement sur dix
ans avec intérêts. Après son évacuation en urgence du pays, il ne désarme pas.
Il saisit la cour d'arbitrage de la CCL, à Paris, qui lui donne raison en 2000
et condamne le Congo à le rembourser.
Le
25 octobre 1997, Denis Sassou Nguesso, dont les milices Cobras aidées par
l'armée angolaise ont vaincu celles du président élu Lissouba, s'autoproclame
président. Son ami le président revenu au pouvoir, Mohsen Hojeij présente de
nouveau sa facture. Il retourne à Brazzaville en 2003, d'où il rentre avec une nouvelle
reconnaissance de dette revêtue du cachet du nouveau régime « Sassou II ». « Tout le monde reconnaît ma créance »,
répète l'homme d'affaires en malaxant son chapelet entre ses doigts. Mais le président
congolais ne l'entend pas de cette oreille. «Il
a considéré qu'Hojeij s'était entendu derrière son dos avec ses ministres qui
s'en sont mis plein les poches au passage, assure un proche du chef d'Etat,
qui reconnaît la réalité des chantiers des années 1980. Sassou assimilait Hojeij aux fonds vautours qui spéculaient sur la dette du Congo. »
DEUX MONDES SE FONT
FACE
Le
nouvel arrangement n'est donc pas davantage exécuté que les précédents. Saisie
de nouveau, la cour d'arbitrage de la CCI rend en 2013 une nouvelle décision
favorable à l'homme d'affaires, dont la créance reconnue atteint le montant
faramineux de 773 millions d'euros, compte tenu d'intérêts fixés à 10% par an.
Comment
quelques terrassements sur des terrains militaires, la construction d'un
village, la réhabilitation d'une palmeraie, voire la participation à la construction
d'un pont sur le fleuve Congo, possiblement effectués au début des années 1980,
ont-ils pu générer pareille ardoise ? En 1992, le protocole d'accord signé
avec le gouvernement Lissouba mentionnait une somme huit fois moindre : 440
millions de francs, soit environ 100 millions d'euros actuels. Mais en mai
2003, Mohsen Hojeij a réussi à faire signer un nouveau protocole : la dette initiale
passe alors à 960 millions de francs.
Par
quel miracle ? La cour d'arbitrage de la CCI a curieusement reconnu la validité
d'une lettre qui aurait été signée par de hauts fonctionnaires du régime
Lissouba, que Mohsen Hojeij assure avoir perdue dans un cambriolage en 1998,
puis s'être fait restituer en 2003 par le président Sassou Nguesso en personne.
« Un faux », assurent les avocats du
Congo.
Entre
le palais présidentiel de Brazzaville et les prétoires aseptisés des tribunaux
de commerce, deux mondes se font face. D'un côté, une certaine réalité
africaine, faite d'arrangements oraux fondés sur des besoins financiers immédiats
et de confusion entre argent public et fortune du président ; de l'autre, le monde
international des affaires où avocats et juges dissèquent les contrats et
convertissent le temps passé en intérêts de retard. « Du moment qu'ils touchent de l'argent tout de suite, les ministres
africains signent les contrats, car ils savent qu'ils ne font que passer. L'avenir
n'a pas de sens pour eux. C'est un fossé culturel fondamental », résume
l'ancien dirigeant d'une société pétrolière opérant au Congo. Joint par téléphone,
Firmin Ayessa, directeur de cabinet du président Sassou Nguesso, n'a pas
répondu à notre demande d'entretien.
Dans
le bureau capitonné de Londres, Mohsen Hojeij veut croire qu'il recouvrera la «
dette de sa vie », grâce à la compétence de ses avocats. Ceux-ci ont, il est vrai,
obtenu une série de décisions favorables et, comme ceux du Congo,
d'impressionnants honoraires.
Mais
c'est à Brazzaville que pourrait se dénouer l'affaire Hojeij. Là-bas, le
président Sassou Nguesso, 71 ans dont trente passés à la tête du pays, veut,
faute de pouvoir changer la Constitution... proclamer une nouvelle République
pour se maintenir au pouvoir après deux mandats. Le renversement par la rue de Blaise
Compaoré au Burkina Faso et la montée d'un mouvement panafricain «
anti-troisième mandat » compliquent la réalisation de Ce dessein, en dépit de
l'étonnant soutien du Fonds monétaire international (FMI) qui, en 2010, a
annulé la dette du Congo ». Sous la férule de l'un des derniers dinosaures de
la Françafrique, le Congo végète, en dépit de sa place de cinquième producteur
africain de pétrole. « La dette Hojeij
risque de plomber tout changement au Congo », s'inquiète l'opposant
Benjamin Toungamani. Trente ans après avoir été contractée, la créance inouïe revendiquée
par Mohsen Hojeij pèse sur l'avenir du Congo, telle une bombe à retardement que
les dirigeants de Brazzaville tentent en vain de désamorcer.
Eric
Aubert & Philippe Bernard (Londres)
Titre original : « Du rififi à
Brazzaville ».
EN MARAUDE DANS LE WEB
Sous cette rubrique,
nous vous proposons des documents de provenance diverses et qui ne seront pas
nécessairement à l'unisson avec notre ligne éditoriale, pourvu qu'ils soient en
rapport avec l'actualité ou l'histoire de la Côte d'Ivoire et des Ivoiriens, ou
que, par leur contenu informatif, ils soient de nature à faciliter la
compréhension des causes, des mécanismes et des enjeux de la « crise ivoirienne
».
Source : Le Monde 14 mai 2015
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire