jeudi 21 mai 2015

« Aider l’Afrique à retenir ses richesses »

 
Entretien avec Cristina Duarte, ministre des Finances et du Plan du Cap-Vert, candidate à la présidence de la Banque africaine de développement (BAD). 
 
Quelle serait la première mesure que vous prendriez si vous étiez nommée présidente de la BAD ?
La BAD est une organisation complexe, en ce sens qu’elle est à la fois une banque de développement et une banque d’investissement. Elle a une mission très importante en Afrique. Dans ce contexte, la première préoccupation du président est de mobiliser l’organisation en tant que telle – en tant que banque de développement et en tant que banque d’investissement – autour d’un objectif et d’une vision.
Pour se faire, il faut commencer par écouter toutes les parties prenantes de la BAD, à tous les niveaux, en particulier le personnel de la banque. Il faut avoir, en priorité, le souci de créer un environnement de dialogue, d’analyse interne, de collaboration. Je dirais même de « complicité positive », pour promouvoir un sentiment de fierté d’appartenir à la Banque et de servir l’Afrique.
Quelle est la meilleure raison de voter pour vous ?
Il y a quelques jours, on m’a posé cette question et, pour plaisanter, j’ai répondu que j’étais « une personne très sympathique ». Plus sérieusement, je mettrais en avant ma manière d’exercer le leadership. Comme ministre des Finances, je l’ai exercé d’une manière ferme, mais en même temps participative. Je l’ai exercé avec conviction, en mobilisant et motivant toute l’équipe du ministère. J’ai eu l’opportunité d’exercer cette autorité en dialoguant avec tous, mais en maintenant le cap sur la vision.
Qu’est-ce qu’il faut changer dans le « logiciel » de la BAD pour que l’Afrique décolle durablement ?
Pour moi, l’Afrique a déjà décollé. La question, est, en effet, plutôt celle du soutien de ce décollage. L’Afrique a réussi son envol grâce à une combinaison de facteurs externes et internes. Ces derniers sont les plus importants : de plus en plus, les gouvernements africains ont des pratiques de bonne gouvernance. Dans ce contexte, la responsabilité première du décollage de l’Afrique, ou du soutien de ce décollage, relève avant tout des Africains. Et particulièrement, des gouvernements africains élus démocratiquement.
Pouvez-vous citer un exemple concret où la BAD a entrepris ce que les autres banques n’ont pas fait, et répondu ainsi aux besoins spécifiques de l’Afrique ?
La BAD a joué un rôle de catalyseur, un rôle lubrificateur du décollage que nous venons d’évoquer. Elle a mis en œuvre une perspective africaine du développement de l’Afrique. Cela est important : en mettant à l’ordre du jour cette perspective africaine du développement de l’Afrique, la BAD contribue de plus en plus à un sentiment d’appropriation, du côté des gouvernements africains, mais aussi du côté des sociétés africaines. Je peux vous donner l’exemple du Cap-Vert. Dès le début, la BAD a respecté la vision du gouvernement, ses priorités et l’a aidé à ne pas rater ses rendez-vous. Dans ce type de collaboration, on mesure l’importance de la perspective africaine du développement de l’Afrique. Grâce à la BAD, le Cap-Vert n’a pas manqué cette opportunité de son développement. Et je peux vous confirmer, comme ministre des Finances, que la BAD a été l’unique institution financière à l’avoir fait !
L’Afrique va voir émerger des dizaines de nouveaux milliardaires ces prochaines années. Faut-il une taxe spéciale milliardaire pour financer le développement du continent ?
Non, je pense que la question n’est pas aussi simple. Instaurer une taxe spéciale n’est pas la solution. Il faut agir du côté de la politique fiscale, et du côté du financement du développement du continent. Au plan de la politique fiscale, comme vous le savez, il faut une approche intégrée, qui ne soit pas seulement fondée sur une approche isolée.
Au plan de la mobilisation des financements pour le développement, je pense que la réponse ou la solution doit être structurée. La BAD doit appuyer les gouvernements africains afin de créer et consolider des institutions pour « retenir » la richesse produite en Afrique. En tenant compte des études de la Commission économique pour l’Afrique (CEA), le continent perd, chaque année, 50 milliards de dollars. Je pense que la première étape dans la mobilisation des ressources, c’est de tout faire pour ne pas perdre cet argent : en renforçant les institutions, les systèmes financiers et en renforçant l’intermédiation financière en Afrique.
Deuxièmement, pour mobiliser les ressources pour le financement de l’Afrique, il faut faire appel au secteur privé africain qui doit être convaincu que l’Afrique représente, aujourd’hui, le meilleur endroit au monde et la meilleure zone géographique pour investir.
Comment faire exister vos propres idées et priorités tandis que la stratégie décennale 2013-2022 est en cours d’exécution ?
Je suis gouverneur de la BAD depuis 2006. En tant que tel, j’ai participé à cette stratégie et je l’ai validée. Cela veut dire que, pour le prochain président, la feuille de route constitue un bon point de départ. Je m’identifie avec cette stratégie, et je suis d’accord sur les grandes lignes ; il n’est pas nécessaire d’en mettre une autre sur la table. Il s’agit plutôt de voir comment, rapidement, transformer cette stratégie, déjà prête, en termes de plan d’actions. Le prochain président, avec cette stratégie, a toutes les conditions pour le faire. Comme on dit en anglais, hit on the ground… Il faut commencer à mettre en place un plan d’actions en accord avec la vision que j’ai présentée à la BAD. Et ne pas se dire qu’on va repenser cette stratégie.
Comptez-vous maintenir la logique de décentralisation ? Les 44 bureaux coûtent très cher et leur autonomie est très limitée : tout doit remonter au siège pour validation !
Je suis tout à fait consciente que le processus de décentralisation en cours n’a pas que des points positifs. J’ai entendu des critiques internes de ce processus de décentralisation, mais aussi quelques critiques externes. Sur ce sujet de la décentralisation, le prochain président doit mettre en place une évaluation de ce processus. Pas pour l’éliminer – la décentralisation a été une bonne décision – mais pour l’améliorer, pour la rendre plus efficace. Pour en faire un instrument qui permette de faire beaucoup plus avec moins de ressources. Et consolider ainsi la soutenabilité de la banque.
La BAD est certes une banque africaine, mais le poids des actionnaires non africains est souvent décisif, y compris dans le choix du président. Cela ne vous dérange-t-il pas ?
La BAD a été créée pour servir le développement de l’Afrique. Celle-ci doit avoir toujours une perspective africaine. Le plus important réside dans ce que la BAD fait : elle existe pour servir le continent en supportant la croissance économique et la réduction de la pauvreté. La BAD se doit d’aider les pays africains à aller au-delà de la gestion de la pauvreté. Où réside le problème de son actionnariat, si la Banque mobilise de plus en plus tous les pays, toutes les organisations du monde, autour de ces objectifs-là ? Je ne vois pas où est le problème. Il nous faut néanmoins rappeler que la BAD ne peut pas être transformée au gré du processus d’ajustement de la géopolitique mondiale. La géopolitique mondiale doit rester à sa place. Et la BAD doit se concentrer sur son cœur de métier : servir l’Afrique.
La BAD a la réputation d’être très lente entre le dépôt des dossiers et le décaissement. Comment accélérer les procédures afin d’éviter que d’autres institutions (Chine, Turquie, Brésil, etc.) ne viennent la concurrencer ?
Il ne faut pas regarder ces nouveaux partenariats avec peur. Et dans notre mission au service de l’Afrique que je viens d’évoquer, si nous réussissons à mobiliser davantage la Chine, la Turquie, le Brésil, le Japon, la France, les Etats-Unis, c’est mieux pour l’Afrique ! Il n’y a pas de doute, la BAD a un problème d’efficacité organisationnelle. C’est pour cela que, dans mon programme, je défends de manière très claire – et je pense, aussi, très responsable – que le prochain président doit avoir le profil d’une personne ayant la capacité d’imposer des réformes nécessaires pour rendre l’institution plus efficace, mais aussi pour consolider la soutenabilité de la banque. Je pense qu’aujourd’hui la BAD est, à nouveau, dans une période qui a besoin de réformes nécessaires pour rendre l’organisation plus efficace, en respectant sa stabilité, et en consolidant sa soutenabilité.
Quelle est la femme ou l’homme vivant ou historique qui vous inspire le plus ?
Ceux qui m’inspirent le plus, ce sont la femme et l’homme africains. Par exemple, ceux qui ont réussi à survivre à Ebola, à la malaria. La femme et l’homme africains qui vivent dans les camps de réfugiés. La femme et l’homme africains qui ont réussi à survivre aux attaques terroristes. La femme et l’homme africains qui n’ont pas eu la chance d’aller à l’école ou d’accéder à la santé et qui placent leurs espoirs dans la prochaine génération. C’est cette dimension qui m’inspire.
Propos recueillis par Hichem Ben Yaïche
Source : Le Monde 12 mai 2015

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