Une
interview de Jean-Claude Djéréké
1.
Auteur du livre “L'engagement politique du clergé catholique en Afrique noire”
(Paris, Karthala, 2001, 300 p.), comment réagissez-vous à la nomination de Mgr
Ahouanan en qualité de président de la Commission Nationale pour la
Réconciliation et l’Indemnisation des victimes (CONARIV) ?
La
nomination d’Ahouanan à la tête de la CONARIV relève, de mon point de vue, de
la complaisance et de la diversion. Complaisance car Alassane Ouattara a nommé
un ami qui ne peut lui dire non sur telle ou telle question. Mgr Hyacinthe
Thiandoum et Léopold Sédar Senghor étaient des amis. Pourtant, quand Senghor
décida de l’arrestation et de l’emprisonnement de Mamadou Dia injustement
accusé de tentative de coup d’État, Thiandoum eut le courage de s’élever contre
cette décision. Ahouanan ne me semble pas capable d’un tel courage. Sinon, il
aurait dénoncé le massacre des Ébriés par les rebelles à Anonkoua-Kouté,
l’embargo sur les médicaments, la fermeture des banques et le bombardement par
l’armée française de la RTI, des camps militaires et de la résidence du chef de
l’État, la détention depuis trois ans et demi de 800 pro-Gbagbo sans jugement
et dans des conditions inhumaines. Cette nomination est aussi une façon de
distraire les Ivoiriens, de les détourner des vraies questions. La vraie
question, à mon avis, n’est pas l’indemnisation d’une partie des victimes de la
crise post-électorale, une injustice qui nous éloignerait un peu plus de la
réconciliation. La vraie question est celle de savoir ce qu’il y a lieu de
faire maintenant si on veut que le pays parvienne à une réconciliation vraie et
durable. Cette question, la défunte CDVR dans laquelle travailla Ahouanan, y a
répondu en proposant des pistes de solution. Dans son rapport final, elle
recommande, par exemple, une rencontre entre les deux belligérants (Laurent
Gbagbo et Alassane Ouattara), l’arrestation et l’inculpation de tous ceux qui
se sont rendus coupables de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité.
Les organisations de défense des droits de l’homme basées en Côte d’Ivoire et à
l’étranger s’accordent à dire que ces crimes ont été commis par les deux camps.
Dans ce contexte, un homme libre et sérieux, au lieu d’accepter de diriger la
CONARIV, aurait demandé au pouvoir de rendre public le rapport final de la CDVR
et de mettre rapidement en pratique ses recommandations.
2. Quelle lecture faites-vous des
dispositifs du Droit canon par rapport à cette nomination ?
Rappelons
d’abord lesdits dispositifs. Le paragraphe 2 du canon 285 (Code de Droit
canonique de 1983) stipule que « les
clercs éviteront ce qui, tout en restant correct, est cependant étranger à
l’état clérical ». Le clerc (pape, évêque, prêtre ou diacre) a pour
mission d’enseigner (annoncer la Parole de Dieu), de gouverner (diriger une
paroisse ou un diocèse) et de sanctifier le peuple de Dieu. Mais annoncer la
Parole de Dieu ne dispense pas le prêtre de se prononcer sur les affaires de la
Cité car Jésus ne s’est pas occupé uniquement des âmes. En d’autres termes, le
prêtre ne peut se taire quand la Cité est mal gérée. Et donner son point de vue
sur les affaires de la Cité n’est pas étranger à l’état clérical. Si le clerc
doit faire ce qui est « étranger à son état » (militer dans un parti
politique, devenir maire, député, ministre ou président de la République, diriger
une structure publique ou étatique, etc.), il a besoin d’obtenir l’autorisation
de son supérieur (l’évêque pour un prêtre et le pape pour un évêque). Le
paragraphe 3 explicite le paragraphe 2 lorsqu’il affirme : « Il est interdit aux clercs de remplir les charges publiques qui
comportent une participation à l’exercice du pouvoir civil ». Si on se
fonde sur ce canon 285, on peut dire ceci: soit Ahouanan a demandé et obtenu la
permission du pape François avant d’être nommé par le pouvoir, soit il l’a
demandée mais ne l’a pas obtenue, soit il ne l’a même pas demandée. Il serait
intéressant que votre journal lui pose un jour la question car lui seul est
mieux placé pour dire s’il a reçu ou non le feu vert du Vatican. On peut se
baser sur les mêmes paragraphes 2 et 3 du Canon 285 pour dire que l’Église
catholique devait se faire représenter non par un prêtre mais par un laïc dans
la Commission électorale.
3. Comment appréhendez-vous la
réaction de la conférence des Evêques de Côte d'Ivoire?
D’une
part, c’est la première fois que les évêques catholiques de notre pays se désolidarisent
publiquement d’un des leurs. Même Mgr Salomon Lezoutié, évêque coadjuteur de
Yopougon, n’avait pas eu droit à un tel traitement alors qu’il méritait d’être
sanctionnné après avoir pris le contre-pied de la position de la conférence
épiscopale sur la présidentielle de 2010. L’archevêque de Bouaké avait-il été
mis en garde plusieurs fois contre une démarche solitaire et a-t-il refusé
d’écouter ses confrères ? Quoi qu’il en soit, je pense que les évêques ont eu
raison de se démarquer d’Ahouanan. Je les félicite pour leur position sur la
situation politique actuelle du pays, même si elle est un peu tardive, même si
je déplore le fait que rien n’a été dit sur la Commission électorale (qui n’est
ni équilibrée ni indépendante) et sur la France qui n’avait pas le droit de
s’ingérer de manière partisane et violente dans une affaire ne concernant que
les Ivoiriens. J’applaudis des deux mains quand ils condamnent le rattrapage
ethnique, exigent le désarmement des rebelles avant le scrutin présidentiel
d’octobre 2015, invitent « les
bourreaux de l’un et l’autre camps à regretter leurs torts, à en demander
pardon avec la ferme résolution de ne plus recommencer ». C’est un
cinglant désaveu du pouvoir qui a toujours soutenu que seul le FPI devrait
demander pardon aux Ivoiriens. En un mot, je dis bravo aux évêques catholiques.
Les autres guides religieux (imams et pasteurs), que font-ils ? Attendent-ils
le retour de Mahomet ou de Jésus pour parler ? Pourquoi se taisent-ils ?
Trouvent-ils normal que des enfants soient enlevés et tués par des individus
qui veulent devenir riches ou puissants ? Sont-ils d’accord avec les tueries de
Guitrozon, Petit-Duékoué et Nahibly ? Approuvent-ils la violation des droits de
l’homme dans notre pays, la caporalisation des médias publics par le RHDP, la
cherté de la vie et la justice aux ordres ? S’ils restent silencieux pour
préserver leur petite sécurité, Benjamin Franklin est là pour leur rappeler que
« ceux qui peuvent renoncer à la
liberté essentielle pour obtenir un peu de sûreté provisoire ne méritent ni la
liberté ni la sûreté ».
Jean-Claude
Djereke[*]
EN
MARAUDE DANS LE WEB
Sous cette rubrique,
nous vous proposons des documents de provenance diverses et qui ne seront pas
nécessairement à l'unisson avec notre ligne éditoriale, pourvu qu'ils soient en
rapport avec l'actualité ou l'histoire de la Côte d'Ivoire et des Ivoiriens, ou
que, par leur contenu informatif, ils soient de nature à faciliter la
compréhension des causes, des mécanismes et des enjeux de la « crise ivoirienne
».
Source :
"L'Inter" 16 mai 2015
[*]Dernière
publication : Réflexions sur l’Église
catholique en Afrique, Paris, L’Harmattan, 2015.
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