dimanche 24 mai 2015

« Les évêques ont eu raison de se démarquer d’Ahouanan ».

Une interview de Jean-Claude Djéréké

1. Auteur du livre “L'engagement politique du clergé catholique en Afrique noire” (Paris, Karthala, 2001, 300 p.), comment réagissez-vous à la nomination de Mgr Ahouanan en qualité de président de la Commission Nationale pour la Réconciliation et l’Indemnisation des victimes (CONARIV) ?
La nomination d’Ahouanan à la tête de la CONARIV relève, de mon point de vue, de la complaisance et de la diversion. Complaisance car Alassane Ouattara a nommé un ami qui ne peut lui dire non sur telle ou telle question. Mgr Hyacinthe Thiandoum et Léopold Sédar Senghor étaient des amis. Pourtant, quand Senghor décida de l’arrestation et de l’emprisonnement de Mamadou Dia injustement accusé de tentative de coup d’État, Thiandoum eut le courage de s’élever contre cette décision. Ahouanan ne me semble pas capable d’un tel courage. Sinon, il aurait dénoncé le massacre des Ébriés par les rebelles à Anonkoua-Kouté, l’embargo sur les médicaments, la fermeture des banques et le bombardement par l’armée française de la RTI, des camps militaires et de la résidence du chef de l’État, la détention depuis trois ans et demi de 800 pro-Gbagbo sans jugement et dans des conditions inhumaines. Cette nomination est aussi une façon de distraire les Ivoiriens, de les détourner des vraies questions. La vraie question, à mon avis, n’est pas l’indemnisation d’une partie des victimes de la crise post-électorale, une injustice qui nous éloignerait un peu plus de la réconciliation. La vraie question est celle de savoir ce qu’il y a lieu de faire maintenant si on veut que le pays parvienne à une réconciliation vraie et durable. Cette question, la défunte CDVR dans laquelle travailla Ahouanan, y a répondu en proposant des pistes de solution. Dans son rapport final, elle recommande, par exemple, une rencontre entre les deux belligérants (Laurent Gbagbo et Alassane Ouattara), l’arrestation et l’inculpation de tous ceux qui se sont rendus coupables de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. Les organisations de défense des droits de l’homme basées en Côte d’Ivoire et à l’étranger s’accordent à dire que ces crimes ont été commis par les deux camps. Dans ce contexte, un homme libre et sérieux, au lieu d’accepter de diriger la CONARIV, aurait demandé au pouvoir de rendre public le rapport final de la CDVR et de mettre rapidement en pratique ses recommandations.
2. Quelle lecture faites-vous des dispositifs du Droit canon par rapport à cette nomination ?
Rappelons d’abord lesdits dispositifs. Le paragraphe 2 du canon 285 (Code de Droit canonique de 1983) stipule que « les clercs éviteront ce qui, tout en restant correct, est cependant étranger à l’état clérical ». Le clerc (pape, évêque, prêtre ou diacre) a pour mission d’enseigner (annoncer la Parole de Dieu), de gouverner (diriger une paroisse ou un diocèse) et de sanctifier le peuple de Dieu. Mais annoncer la Parole de Dieu ne dispense pas le prêtre de se prononcer sur les affaires de la Cité car Jésus ne s’est pas occupé uniquement des âmes. En d’autres termes, le prêtre ne peut se taire quand la Cité est mal gérée. Et donner son point de vue sur les affaires de la Cité n’est pas étranger à l’état clérical. Si le clerc doit faire ce qui est « étranger à son état » (militer dans un parti politique, devenir maire, député, ministre ou président de la République, diriger une structure publique ou étatique, etc.), il a besoin d’obtenir l’autorisation de son supérieur (l’évêque pour un prêtre et le pape pour un évêque). Le paragraphe 3 explicite le paragraphe 2 lorsqu’il affirme : « Il est interdit aux clercs de remplir les charges publiques qui comportent une participation à l’exercice du pouvoir civil ». Si on se fonde sur ce canon 285, on peut dire ceci: soit Ahouanan a demandé et obtenu la permission du pape François avant d’être nommé par le pouvoir, soit il l’a demandée mais ne l’a pas obtenue, soit il ne l’a même pas demandée. Il serait intéressant que votre journal lui pose un jour la question car lui seul est mieux placé pour dire s’il a reçu ou non le feu vert du Vatican. On peut se baser sur les mêmes paragraphes 2 et 3 du Canon 285 pour dire que l’Église catholique devait se faire représenter non par un prêtre mais par un laïc dans la Commission électorale.
3. Comment appréhendez-vous la réaction de la conférence des Evêques de Côte d'Ivoire?
D’une part, c’est la première fois que les évêques catholiques de notre pays se désolidarisent publiquement d’un des leurs. Même Mgr Salomon Lezoutié, évêque coadjuteur de Yopougon, n’avait pas eu droit à un tel traitement alors qu’il méritait d’être sanctionnné après avoir pris le contre-pied de la position de la conférence épiscopale sur la présidentielle de 2010. L’archevêque de Bouaké avait-il été mis en garde plusieurs fois contre une démarche solitaire et a-t-il refusé d’écouter ses confrères ? Quoi qu’il en soit, je pense que les évêques ont eu raison de se démarquer d’Ahouanan. Je les félicite pour leur position sur la situation politique actuelle du pays, même si elle est un peu tardive, même si je déplore le fait que rien n’a été dit sur la Commission électorale (qui n’est ni équilibrée ni indépendante) et sur la France qui n’avait pas le droit de s’ingérer de manière partisane et violente dans une affaire ne concernant que les Ivoiriens. J’applaudis des deux mains quand ils condamnent le rattrapage ethnique, exigent le désarmement des rebelles avant le scrutin présidentiel d’octobre 2015, invitent « les bourreaux de l’un et l’autre camps à regretter leurs torts, à en demander pardon avec la ferme résolution de ne plus recommencer ». C’est un cinglant désaveu du pouvoir qui a toujours soutenu que seul le FPI devrait demander pardon aux Ivoiriens. En un mot, je dis bravo aux évêques catholiques. Les autres guides religieux (imams et pasteurs), que font-ils ? Attendent-ils le retour de Mahomet ou de Jésus pour parler ? Pourquoi se taisent-ils ? Trouvent-ils normal que des enfants soient enlevés et tués par des individus qui veulent devenir riches ou puissants ? Sont-ils d’accord avec les tueries de Guitrozon, Petit-Duékoué et Nahibly ? Approuvent-ils la violation des droits de l’homme dans notre pays, la caporalisation des médias publics par le RHDP, la cherté de la vie et la justice aux ordres ? S’ils restent silencieux pour préserver leur petite sécurité, Benjamin Franklin est là pour leur rappeler que « ceux qui peuvent renoncer à la liberté essentielle pour obtenir un peu de sûreté provisoire ne méritent ni la liberté ni la sûreté ». 

Jean-Claude Djereke[*] 

 
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Source : "L'Inter" 16 mai 2015


[*]Dernière publication : Réflexions sur l’Église catholique en Afrique, Paris, L’Harmattan, 2015.

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