Après la mort de Freddie Gray, molesté par des
policiers le 19 avril, cette ville a été théâtre d’émeutes. Le sociologue Karl
Alexander[*] explique comment on
en est arrivé là.
Les manifestations et les violences qui ont
éclaté à Baltimore, après la mort de Freddie Gray, vous ont-elles surpris ?
Malheureusement non. Les conditions étaient mûres pour que de tels
événements surviennent. Depuis des décennies, la situation des milieux défavorisés
de Baltimore est difficile. La profonde récession que nous avons traversée ces
dernières années a aggravé les choses et limité encore les occasions de s'en
sortir pour les habitants des quartiers populaires. Les dix dernières années
ont été plus dures que les vingt années précédentes à cause de la crise
bancaire, qui a entraîné des faillites personnelles. Beaucoup de familles ont
été expulsées de leur logement.
Les tensions avec la police ne sont pas nouvelles
et la succession inquiétante d'incidents entre des jeunes Noirs et des
policiers, ces derniers mois, a accentué les frustrations et alimenté ces
protestations. Il faut tout de même rappeler qu'avant de prendre un tour
violent, elles étaient pacifiques. Les jeunes adultes mis en cause dans ces
violences n'ont pas forcément les codes qui permettent d'exprimer leur colère
de manière constructive. C'est dommage mais il est sans doute juste de dire,
comme Martin Luther King, que « les émeutes sont
la voix de ceux qui ne sont pas entendus ».
Cependant, la mort de Freddie Gray, qui a été le détonateur, n'est pas
arrivée de manière isolée. Elle s'inscrit dans une histoire récente et dans une
histoire plus longue.
Pouvez-vous décrire le contexte socio-économique
particulier de cette ville ?
Deux chiffres résument la situation : 88% des élèves inscrits dans les écoles publiques de la ville sont
issus de familles à faibles revenus et 88% de ces enfants sont noirs. Deux
Baltimore coexistent mais demeurent extrêmement ségrégués, en termes de
quartiers et d'écoles... Il y a une animosité raciale, des espaces parallèles.
Au-delà d'une nécessaire amélioration de la situation économique, la ville et
les différentes communautés devraient se montrer plus inclusives. A l'ouest,
Baltimore est constituée de quartiers noirs qui concentrent une pauvreté
extrême. On y trouve peu d'emplois. On parle d'ailleurs de ces lieux comme des « déserts d'emplois », voire des « déserts de nourriture » : dans ces quartiers, il n'y a ni supermarchés ni activités commerciales.
Ce phénomène remonte au milieu des années 1970.
Dans les années 1950, l'économie de Baltimore,
portée notamment par l'industrie métallurgique, était florissante. Des dizaines
de milliers d'ouvriers, qui gagnaient des salaires décents, travaillaient dans
les usines. Mais ces emplois n'existent plus. A partir des années 1970-1980, la
ville a perdu une partie de sa population, notamment la classe moyenne blanche,
mais aussi une partie de la classe moyenne noire. Les commerces ont commencé à
décliner, de même que les possibilités d'emploi, laissant place au trafic de
drogue, à la violence, au sida. Baltimore est une ville pauvre dans un Etat
riche. L'Etat et le gouvernement fédéral n'ont pas suffisamment compensé cette
disparité : elle perdure alors qu'il faudrait des efforts pour répondre à cette
situation.
D'autres villes des Etats-Unis ont connu une telle
évolution. En quoi la situation de Baltimore est-elle singulière ?
La désindustrialisation a certes touché d'autres villes américaines
mais, à Baltimore, ses effets ont été plus extrêmes qu'ailleurs. Cela
s'explique par le contexte historique local. Baltimore était une ligne de
front durant la guerre civile. Et la ville avait une configuration particulière
: elle avait les infrastructures économiques des Etat industrialisés du Nord
tout en ayant les caractéristiques raciales du Sud. Dans les années 1960, une « élite
» d'ouvriers blancs vivait confortablement alors
que, dans le même temps, les Noirs étaient exclus des emplois qualifiés car ils
n'avaient pas accès aux syndicats à cause de la ségrégation raciale. Ils
étaient relégués dans les tâches les plus basses.
Cet héritage est encore présent. Dans l'étude que nous avons menée, de
1982 à 2006, auprès de plusieurs centaines d'élèves des écoles publiques de
Baltimore, les enfants issus de familles noires pauvres constituaient 60% de
notre échantillon. En suivant ces enfants pendant plusieurs années, nous avons
en outre découvert avec surprise qu'à l'âge de 28 ans, 45% des Blancs avaient
trouvé un emploi dans les industries encore existantes contre seulement 15%
des Noirs venus de milieux sociaux et de quartiers équivalents. Les Blancs
gagnaient en outre deux fois plus que les Noirs. Aujourd'hui encore, les Noirs
sont cantonnés aux emplois les moins qualifiés... quand ils trouvent un emploi.
Quelle est la part du biais social et du biais
racial dans la persistance d'une telle situation ?
Les deux sont mêlés. Si l'on regarde l'accès
aux études supérieures, on s'aperçoit que la situation sociale reste
déterminante
: selon notre enquête, 45% des jeunes issus des classes
moyennes avaient achevé au moins quatre années d'études universitaires contre
seulement 4% des jeunes issus de familles pauvres, et ce, qu'ils soient
blancs ou noirs. Cela signifie que 95% des enfants des familles populaires
n'ont pas accès aux études supérieures. Pis : 40% d'entre eux n'ont même pas
achevé le lycée contre seulement 10% au niveau national.
Cette situation est plus grave encore pour les Noirs qui, comme on l'a
vu, ont des difficultés à trouver un emploi car ils n'ont pas accès à un
réseau social. Parmi les décrocheurs, nous avons ainsi constaté qu'à l'âge de
22 ans, 80% des Blancs travaillaient, contre seulement 40% des Noirs. De même,
20% des lycéens blancs avaient des jobs d'été, mais pas un seul jeune noir. Un
autre biais racial concerne le rapport à la loi : les employeurs demandent
davantage aux Noirs qu'aux Blancs s'ils ont un casier judiciaire. Et lorsque
c'est le cas, les jeunes Noirs ont plus de mal que les Blancs qui sont dans le même cas à décrocher un travail. Leur casier
judiciaire les poursuit toute leur vie.
Dans ce contexte, la frustration est immense.
Parfois elle explose, car, de génération en génération, les jeunes ne voient
pas comment améliorer leur situation. Dans ces quartiers, la participation aux
élections est faible, car les gens ne constatent pas que les politiques ont un
effet positif sur leur vie. Les émeutes récentes s'expliquent en grande partie
par ce sentiment d'exclusion.
Mais à Baltimore, il ne faut pas tout analyser par le prisme de la race
: la maire de la ville est noire, le chef de la police aussi, plusieurs des
policiers impliqués dans la mort de Freddie Gray le sont également. Avoir des
responsables issus de la communauté afro-américaine n'est pas la garantie
d'une société juste et compassionnelle.
L'une des revendications des manifestants de
ces dernières semaines concernait une amélioration du comportement de la police
envers les jeunes de ces quartiers, la fin du « harcèlement » policier. Qu'en
pensez-vous ?
Je ne suis pas sûr qu'il faille moins de police dans ces quartiers,
mais il faudrait certainement une autre forme de police, qui mènerait une
politique moins agressive. La politique d'incarcérations de masse, qui entraîne
des arrestations pour des délits mineurs, est un vrai problème [Freddie Gray a été arrêté parce qu'il portait un couteau]. Comme on l'a vu, le moindre incident avec la justice constitue en
effet, pour certaines populations, un fardeau qui dure toute la vie. Il
faudrait donc repenser la politique de répression des délits mineurs.
On constate en outre une réelle disparité dans les interpellations : une étude rendue publique il y a quelques années montrait que
Baltimore était la ville où les arrestations liées à la marijuana (usage et
vente) étaient les plus discriminatoires : 90% des
interpellations concernaient les Noirs, 10% les Blancs...
Le président des Etats-Unis, Barack Obama, a
lancé un programme appelé « My Brother's Keeper » [gardien de mon frère]. Son
initiative, destinée à aider les jeunes hommes afro-américains à se former et
à entrer sur le marché du travail, a récemment reçu 80 millions de dollars de
fonds privés [72 millions d'euros]. Qu'en pensez-vous ?
C'est une bonne initiative et un bon début.
La situation des jeunes hommes afro-américains est particulièrement précaire
et ils ont réellement des besoins d'assistance particuliers. Leur offrir de
bonnes formations professionnelles est donc positif. Mais il devrait aussi y
avoir des associations du type « My Sister's Keeper » [« gardien de ma sœur »] car les jeunes
femmes afro-américaines rencontrent de grandes difficultés.
Selon notre étude, la majorité des femmes pauvres – Blanches ou Noires –
deviennent mère entre 15 et 19 ans mais là encore, on note une différence entre
les deux communautés : les jeunes filles blanches vivent généralement avec un
partenaire, les femmes noires élèvent plus souvent leur enfant seules. On
assiste à une féminisation de la pauvreté : les incarcérations de masse et le
taux élevé de chômage ne favorisent pas la stabilité familiale. Le nombre de
familles monoparentales est élevé.
Y a-t-il d'autres Baltimore à travers le pays
?
Baltimore est unique de par
son contexte historique, mais d'autres villes sont semblables en termes de
difficultés économiques. Je pense que d'autres soulèvements peuvent
malheureusement se produire ailleurs.
Propos recueillis par
Stéphanie Le Bars (Baltimore, envoyée
spéciale)
Titre original : « Baltimore une ville pauvre
dans un Etat riche ».
[*]Auteur, avec Doris Entwisle et Linda Olson, de l'ouvrage The Long Shadow (Russell Sage, 2014, non traduit), fruit
d'une étude qu'il a menée durant vingt-cinq ans auprès de jeunes habitants des
quartiers de sa ville.
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