mardi 19 mai 2015

« Les émeutes sont la voix de ceux qui ne sont pas entendus. » (Martin Luther King»)

Après la mort de Freddie Gray, molesté par des policiers le 19 avril, cette ville a été théâtre d’émeutes. Le sociologue Karl Alexander[*] explique comment on en est arrivé là.
Les manifestations et les violences qui ont éclaté à Baltimore, après la mort de Freddie Gray, vous ont-elles surpris ?
Malheureusement non. Les conditions étaient mûres pour que de tels événements surviennent. Depuis des décennies, la situa­tion des milieux défavorisés de Baltimore est difficile. La profonde récession que nous avons traversée ces dernières années a aggravé les choses et limité encore les occasions de s'en sortir pour les habitants des quartiers populaires. Les dix dernières années ont été plus dures que les vingt années précédentes à cause de la crise bancaire, qui a entraîné des faillites personnelles. Beaucoup de familles ont été expulsées de leur logement.
Les tensions avec la police ne sont pas nou­velles et la succession inquiétante d'incidents entre des jeunes Noirs et des policiers, ces der­niers mois, a accentué les frustrations et ali­menté ces protestations. Il faut tout de même rappeler qu'avant de prendre un tour violent, elles étaient pacifiques. Les jeunes adultes mis en cause dans ces violences n'ont pas for­cément les codes qui permettent d'exprimer leur colère de manière constructive. C'est dommage mais il est sans doute juste de dire, comme Martin Luther King, que « les émeutes sont la voix de ceux qui ne sont pas entendus ».
Cependant, la mort de Freddie Gray, qui a été le détonateur, n'est pas arrivée de manière isolée. Elle s'inscrit dans une histoire récente et dans une histoire plus longue.
Pouvez-vous décrire le contexte socio-éco­nomique particulier de cette ville ?
Deux chiffres résument la situation : 88% des élèves inscrits dans les écoles publiques de la ville sont issus de familles à faibles reve­nus et 88% de ces enfants sont noirs. Deux Baltimore coexistent mais demeurent extrê­mement ségrégués, en termes de quartiers et d'écoles... Il y a une animosité raciale, des es­paces parallèles. Au-delà d'une nécessaire amélioration de la situation économique, la ville et les différentes communautés de­vraient se montrer plus inclusives. A l'ouest, Baltimore est constituée de quartiers noirs qui concentrent une pauvreté extrême. On y trouve peu d'emplois. On parle d'ailleurs de ces lieux comme des « déserts d'emplois », voire des « déserts de nourriture » : dans ces quartiers, il n'y a ni supermarchés ni activités commerciales. Ce phénomène remonte au milieu des années 1970.
Dans les années 1950, l'économie de Balti­more, portée notamment par l'industrie métallurgique, était florissante. Des dizaines de milliers d'ouvriers, qui gagnaient des salaires décents, travaillaient dans les usines. Mais ces emplois n'existent plus. A partir des années 1970-1980, la ville a perdu une partie de sa po­pulation, notamment la classe moyenne blan­che, mais aussi une partie de la classe moyenne noire. Les commerces ont commencé à décli­ner, de même que les possibilités d'emploi, lais­sant place au trafic de drogue, à la violence, au sida. Baltimore est une ville pauvre dans un Etat riche. L'Etat et le gouvernement fédéral n'ont pas suffisamment compensé cette disparité : elle perdure alors qu'il faudrait des efforts pour répondre à cette situation.
D'autres villes des Etats-Unis ont connu une telle évolution. En quoi la situation de Baltimore est-elle singulière ?
La désindustrialisation a certes touché d'autres villes américaines mais, à Baltimore, ses effets ont été plus extrêmes qu'ailleurs. Cela s'explique par le contexte historique lo­cal. Baltimore était une ligne de front durant la guerre civile. Et la ville avait une configuration particulière : elle avait les infrastructures économiques des Etat industrialisés du Nord tout en ayant les caractéristiques raciales du Sud. Dans les années 1960, une « élite » d'ouvriers blancs vivait confortablement alors que, dans le même temps, les Noirs étaient exclus des emplois qualifiés car ils n'avaient pas accès aux syndicats à cause de la ségrégation raciale. Ils étaient relégués dans les tâches les plus basses.
Cet héritage est encore présent. Dans l'étude que nous avons menée, de 1982 à 2006, auprès de plusieurs centaines d'élèves des écoles publiques de Baltimore, les enfants issus de familles noires pauvres constituaient 60% de notre échantillon. En suivant ces en­fants pendant plusieurs années, nous avons en outre découvert avec surprise qu'à l'âge de 28 ans, 45% des Blancs avaient trouvé un em­ploi dans les industries encore existantes con­tre seulement 15% des Noirs venus de milieux sociaux et de quartiers équivalents. Les Blancs gagnaient en outre deux fois plus que les Noirs. Aujourd'hui encore, les Noirs sont cantonnés aux emplois les moins qualifiés... quand ils trouvent un emploi.
Quelle est la part du biais social et du biais racial dans la persistance d'une telle situation ?
Les deux sont mêlés. Si l'on regarde l'accès aux études supérieures, on s'aperçoit que la situation sociale reste déterminante : selon notre enquête, 45% des jeunes issus des clas­ses moyennes avaient achevé au moins qua­tre années d'études universitaires contre seu­lement 4% des jeunes issus de familles pau­vres, et ce, qu'ils soient blancs ou noirs. Cela signifie que 95% des enfants des familles po­pulaires n'ont pas accès aux études supérieu­res. Pis : 40% d'entre eux n'ont même pas achevé le lycée contre seulement 10% au niveau national.
Cette situation est plus grave encore pour les Noirs qui, comme on l'a vu, ont des difficultés à trouver un emploi car ils n'ont pas ac­cès à un réseau social. Parmi les décrocheurs, nous avons ainsi constaté qu'à l'âge de 22 ans, 80% des Blancs travaillaient, contre seule­ment 40% des Noirs. De même, 20% des ly­céens blancs avaient des jobs d'été, mais pas un seul jeune noir. Un autre biais racial con­cerne le rapport à la loi : les employeurs de­mandent davantage aux Noirs qu'aux Blancs s'ils ont un casier judiciaire. Et lorsque c'est le cas, les jeunes Noirs ont plus de mal que les Blancs qui sont dans le même cas à décrocher un travail. Leur casier judiciaire les poursuit toute leur vie.
Dans ce contexte, la frustration est im­mense. Parfois elle explose, car, de génération en génération, les jeunes ne voient pas com­ment améliorer leur situation. Dans ces quartiers, la participation aux élections est faible, car les gens ne constatent pas que les politi­ques ont un effet positif sur leur vie. Les émeutes récentes s'expliquent en grande par­tie par ce sentiment d'exclusion.
Mais à Baltimore, il ne faut pas tout analyser par le prisme de la race : la maire de la ville est noire, le chef de la police aussi, plusieurs des policiers impliqués dans la mort de Freddie Gray le sont également. Avoir des responsa­bles issus de la communauté afro-américaine n'est pas la garantie d'une société juste et compassionnelle.
L'une des revendications des manifestants de ces dernières semaines concernait une amélioration du comportement de la police envers les jeunes de ces quartiers, la fin du « harcèlement » policier. Qu'en pensez-vous ?
Je ne suis pas sûr qu'il faille moins de police dans ces quartiers, mais il faudrait certaine­ment une autre forme de police, qui mènerait une politique moins agressive. La politique d'incarcérations de masse, qui entraîne des arrestations pour des délits mineurs, est un vrai problème [Freddie Gray a été arrêté parce qu'il portait un couteau]. Comme on l'a vu, le moindre incident avec la justice constitue en effet, pour certaines populations, un fardeau qui dure toute la vie. Il faudrait donc repenser la politique de répression des délits mineurs.
On constate en outre une réelle disparité dans les interpellations : une étude rendue publique il y a quelques années montrait que Baltimore était la ville où les arrestations liées à la marijuana (usage et vente) étaient les plus discriminatoires : 90% des interpellations concernaient les Noirs, 10% les Blancs...
Le président des Etats-Unis, Barack Obama, a lancé un programme appelé « My Brother's Keeper » [gardien de mon frère]. Son initiative, destinée à aider les jeunes hommes afro-américains à se for­mer et à entrer sur le marché du travail, a récemment reçu 80 millions de dollars de fonds privés [72 millions d'euros]. Qu'en pensez-vous ?
C'est une bonne initiative et un bon début. La situation des jeunes hommes afro-améri­cains est particulièrement précaire et ils ont réellement des besoins d'assistance particu­liers. Leur offrir de bonnes formations profes­sionnelles est donc positif. Mais il devrait aussi y avoir des associations du type « My Sister's Keeper » [« gardien de ma sœur »] car les jeunes femmes afro-américaines rencontrent de grandes difficultés.
Selon notre étude, la majorité des femmes pauvres – Blanches ou Noires – deviennent mère entre 15 et 19 ans mais là encore, on note une différence entre les deux communautés : les jeunes filles blanches vivent généralement avec un partenaire, les femmes noires élèvent plus souvent leur enfant seules. On assiste à une féminisation de la pauvreté : les incarcéra­tions de masse et le taux élevé de chômage ne favorisent pas la stabilité familiale. Le nombre de familles monoparentales est élevé.
Y a-t-il d'autres Baltimore à travers le pays ?
Baltimore est unique de par son contexte historique, mais d'autres villes sont semblables en termes de difficultés économiques. Je pense que d'autres soulèvements peuvent malheureusement se produire ailleurs.
Propos recueillis par Stéphanie Le Bars (Baltimore, envoyée spéciale)
Titre original : « Baltimore une ville pauvre dans un Etat riche ».


[*]Auteur, avec Doris Entwisle et Linda Olson, de l'ouvrage The Long Shadow (Russell Sage, 2014, non traduit), fruit d'une étude qu'il a menée durant vingt-cinq ans auprès de jeunes habi­tants des quartiers de sa ville.

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