jeudi 30 avril 2015

Il y a 20 ans était assassiné Engelbert Mveng

Le 23 avril 1995, Engelbert Mveng est retrouvé étranglé dans son lit. C’est le choc et la stupeur non seulement à Nkolfané, petit village situé dans la banlieue-ouest de Yaoundé, mais aussi à Abidjan, Brazzaville, Cotonou, Kinshasa, Lomé et même en Normandie où Léopold Sédar Senghor a pris sa retraite depuis 1980. Le premier président sénégalais ne comprend pas qu’un homme de la stature de Mveng ait pu passer plusieurs années sans garde du corps. Les lignes qui suivent voudraient revisiter la personnalité, la théologie et le combat d’Engelbert Mveng.
Le RP Engelbert Mveng
Premier jésuite camerounais, Engelbert Mveng était avant tout historien, artiste et théologien. Du premier Congrès des écrivains et artistes noirs à la Sorbonne (France) en 1956 au Festival panafricain des arts nègres à Alger (1969) en passant par les campagnes pour mettre fin à l’odieux système de discrimination raciale en Afrique du Sud, iI fut de toutes les luttes pour une Afrique libre, digne et debout. C’est en 1983 que nos chemins se croisent pour la première fois. Nous sommes à Yaoundé, au collège Le Sillon Jeanne Amougou (du nom de sa défunte sœur). Avec un confrère congolais, je m’y étais rendu presqu’en catimini car, à cette époque, Mveng et Meinrad Hebga faisaient partie des aînés que les jeunes jésuites africains n’avaient pas le droit de fréquenter. Une année après, à la faveur de la première rencontre des théologiens européens et africains, je le revis au milieu de penseurs aussi célèbres que Christian Duquoc, Michel Legrain, le cardinal Joseph Malula, Ngindu Mushete, Mgr Tharcisse Tshibangu, le RP Meinrad Hebga, les abbés Jean-Marc Ela, Prosper Abega, Julien Penoukou, Mgr Peter Sarpong. Quand vint son tour d’exposer, il parlait posément mais disait des choses profondes et audacieuses sur le christianisme en Afrique. Il soutenait, par exemple, que « le chrétien devrait être un éternel contestataire et un prophète ». La dernière fois où je l’entendis, c’était en 1989. L’Institut Saint Pierre Canisius (Kinshasa), où je préparais une licence en philosophie, l’avait invité. Ce jour-là, il s’adressa à nous comme s’il nous livrait son testament. Il termina sa brillante conférence par cette question qui continue de me hanter : « Les jésuites africains apporteront-ils quelque chose de décisif à la Compagnie de Jésus et au continent africain ou bien se contenteront-ils de vivre de la gloire des Teilhard de Chardin, Danielou, de Lubac, Karl Rahner et autres ? » Pour lui, dans le contexte africain marqué par une longue tradition de servitude et de mépris, la théologie devrait collaborer avec les sciences humaines (la sociologie, la psychologie, l’anthropologie, l’histoire et l’art). En d’autres termes, Mveng était pour l’interdisciplinarité. Cette vision des choses l’avait conduit à écrire, par exemple, que « les pauvres d’Afrique ne sont pas seulement quelques clochards, quelques mendiants aux recoins des rues mais des peuples entiers, errants, dans la nuit, enivrés de slogans, bâillonnés, muselés, attelés à des trains fous, dans les scènes dantesques de désespoir[1] ». Sa grande idée, sa contribution majeure à la manière de dire Dieu en Afrique, restera incontestablement « la pauvreté anthropologique » qui, d’après lui, « s’enracine dans la tragédie de la traite négrière et la colonisation. Car le propre de ces deux tragédies consiste à vous dépouiller de ce que vous êtes, de ce que vous avez et de ce que vous faites ». Il précise sa pensée en ces termes : « C’est la dépersonnalisation, l’annihilation anthropologique. Si paupérisation signifie le fait d’être, de devenir pauvre ou de rendre pauvre, en dépouillant de ce que l’on possède, la pauvreté anthropologique consiste à dépouiller l’homme de son essence, de son identité, de sa culture, de sa dignité, de son histoire, de ses droits fondamentaux, de sa création, de sa créativité, de tout ce qui fait sa dignité, son originalité, son irremplaçable unicité. C’est pour cela qu’il n’y pas de personnalité africaine là où il y a paupérisation anthropologique[2] ».
Mveng n’était pas sectaire. Sa foi catholique ne l’empêcha pas de travailler et de prier avec les autres Églises chrétiennes. C’est cette ouverture d’esprit qui l’amena à occuper le poste de secrétaire général de l’Association Œcuménique des Théologiens Africains (AOTA).
Il était attaché à la liberté d’opinion et d’expression. D’où cette phrase qu’il lâcha un jour : « Une des choses qui me font pleurer, je le dis tout haut, c’est que l’Afrique sacrifie chaque jour les meilleurs de ses enfants sous prétexte qu’un tel a dit qu’il n’est pas d’accord avec tel chef d’État. Je ne peux pas comprendre qu’on condamne un homme à mort pour ses opinions. » Mveng fera malheureusement les frais de l’intolérance de ceux qui, incapables d’argumenter pour convaincre l’adversaire, préfèrent recourir à la force; il perdra la vie dans des conditions atroces pour avoir dit ce qu’il pensait, pour avoir critiqué les crimes rituels et pratiques sataniques auxquels s’adonnaient certains hommes politiques dans son pays. Jusqu’aujourd’hui, on ignore pourquoi l’enquête sur sa mort fut vite enterrée. On ignore surtout pourquoi la Compagnie de Jésus se mobilisa moins pour lui que pour les 6 jésuites massacrés sur le campus de l’Université d’Amérique centrale de San Salvador, dans la nuit du 16 novembre 1989, par une trentaine de militaires. Mveng dérangeait certainement mais quels intérêts dérangeait-il ? Qui gênait-il ? Les acteurs de la Françafrique ? Les jésuites français du Cameroun qui ne le portaient pas dans leur cœur ? Le régime de Paul Biya sous lequel furent assassinés Mgr Yves Plumey, Mgr Jean Kounou, le Père Anthony Fontegh, les abbés Joseph Mbassi, Materne Bikoa, Apollinaire Claude Ndi et Barnabé Zambo, les religieuses Germaine Marie Husband et Marie Léonne Bordy ? Le pouvoir de Yaoundé a toujours gardé le silence sur ces meurtres. Pourquoi ? Pour le cardinal Tumi, « quand il n’y a pas de réponse sur de telles disparitions, c’est que l’État cache quelque chose[3] ». Pour sa part, Célestin Monga interpellait en 1995, non pas l’État camerounais, mais le Vatican. L’économiste et essayiste camerounais demandait, dans une lettre ouverte, au pape Jean-Paul II qui se rendait au Cameroun pour la seconde fois de « traiter le régime de Yaoundé comme vous avez naguère traité le régime de Jaruzelski à Varsovie, pour qu’il n’existe pas deux éthiques chrétiennes, l’une pour les dictateurs noirs et l’autre pour les dictateurs blancs ». Monga osa même cette phrase à l’endroit du pape polonais : « En acceptant une fois de plus de venir serrer des mains souillées de sang, de donner la communion à des bouches pleines de mensonges, de bénir des crânes emplis de haine, vous blessez cruellement la foi de ceux qui pensent que l’Église catholique condamne le mensonge, la corruption, la torture et le meurtre[4] ».
À l’occasion du vingtième anniversaire de sa disparition, souvenons-nous simplement qu’Engelbert Mveng aimait profondément l’Afrique et qu’il n’était pas homme à trembler et à ramper devant le Blanc. Sa vie et sa mort nous enseignent que défendre la vérité et la justice, parler pour les petits et les pauvres, être prophète, c’est « prendre rendez-vous avec le rejet, la persécution, voire la mort, sans ceinture de sécurité[5] ». Difficile de ne pas penser à lui et à d’autres Africains froidement éliminés ces vingt dernières années quand on écoute le pape François déclarer ceci : « L’Histoire de l’Église, la véritable Histoire de l’Église, est l’Histoire des saints et des martyrs : persécutés, tués, par ceux qui croyaient rendre gloire à Dieu, par ceux qui croyaient avoir la vérité. Aujourd’hui, combien d’Étienne y a-t-il dans le monde !… Aujourd’hui, l’Église est une Église de martyrs : ils souffrent, ils donnent leur vie et nous recevons la bénédiction de Dieu par leur témoignage. Il y a aussi les martyrs cachés, ces hommes et ces femmes fidèles à la voix de l’Esprit, qui cherchent des voies nouvelles pour aider les frères et aimer Dieu davantage et sont suspectés, calomniés, persécutés par tant de "Sanhédrins modernes" qui se croient maîtres de la vérité[6]. »
Les assassins de Mveng peuvent échapper à la justice des hommes mais jamais ils ne pourront se soustraire à celle de Dieu. Car le Créateur assure qu’Il demandera compte du sang de chacun de nous et que « quiconque verse le sang de l’homme, par l’homme aura son sang versé » (Gn 9, 5-6).
Jean-Claude DJÉRÉKÉ*
(*) Chercheur associé au Cerclecad, Ottawa (Canada). Dernières publications : Abattre la Françafrique ou périr: Le dilemme de l’Afrique francophone, Paris, L’Harmattan, 2014 et Réflexions sur l’Église catholique en Afrique, Paris, L’Harmattan, 2015.


[1] E. Mveng, L’Afrique dans l’Église. Paroles d’un croyant, Paris, L’Harmattan, 1985, p. 210.
[2] B.-L. Lipawing et Engelbert Mveng, Théologie, libération et cultures africaines. Dialogue sur l’anthropologie négro-africaine, Paris, Présence Africaine, 1997.
[3] Cf. OMI information (Bulletin des Oblats de Marie Immaculée), N° 513 de juillet-août 2011.
[4] Cf. Stephen Smith, « Jean Paul II se rend en Afrique en missionnaire du concile noir. Le pape visitera le Cameroun, le Kenya et l'Afrique du Sud », Libération du 14 septembre 1995.
[5] Bruno Chenu, L’urgence prophétique. Dieu au défi de l’Histoire, Paris, Bayard/Centurion, 1997.
[6] Pape François, Commentaire du martyre d’Étienne lors de la messe du 21 avril 2015.

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