Le 23 avril 1995, Engelbert Mveng est retrouvé
étranglé dans son lit. C’est le choc et la stupeur non seulement à Nkolfané,
petit village situé dans la banlieue-ouest de Yaoundé, mais aussi à Abidjan,
Brazzaville, Cotonou, Kinshasa, Lomé et même en Normandie où Léopold Sédar
Senghor a pris sa retraite depuis 1980. Le premier président sénégalais ne
comprend pas qu’un homme de la stature de Mveng ait pu passer plusieurs années sans
garde du corps. Les lignes qui suivent voudraient revisiter la personnalité, la
théologie et le combat d’Engelbert Mveng.
Le RP Engelbert Mveng
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Premier jésuite camerounais, Engelbert
Mveng était avant tout historien, artiste et théologien. Du premier Congrès des
écrivains et artistes noirs à la Sorbonne (France) en 1956 au Festival
panafricain des arts nègres à Alger (1969) en passant par les campagnes pour
mettre fin à l’odieux système de discrimination raciale en Afrique du Sud, iI
fut de toutes les luttes pour une Afrique libre, digne et debout. C’est en 1983
que nos chemins se croisent pour la première fois. Nous sommes à Yaoundé, au
collège Le Sillon Jeanne Amougou (du nom de sa défunte sœur). Avec un confrère
congolais, je m’y étais rendu presqu’en catimini car, à cette époque, Mveng et Meinrad
Hebga faisaient partie des aînés que les jeunes jésuites africains n’avaient
pas le droit de fréquenter. Une année après, à la faveur de la première
rencontre des théologiens européens et africains, je le revis au milieu de penseurs
aussi célèbres que Christian Duquoc, Michel Legrain, le cardinal Joseph Malula,
Ngindu Mushete, Mgr Tharcisse Tshibangu, le RP Meinrad Hebga, les abbés Jean-Marc
Ela, Prosper Abega, Julien Penoukou, Mgr Peter Sarpong. Quand vint son tour
d’exposer, il parlait posément mais disait des choses profondes et audacieuses
sur le christianisme en Afrique. Il soutenait, par exemple, que « le
chrétien devrait être un éternel contestataire et un prophète ». La dernière
fois où je l’entendis, c’était en 1989. L’Institut Saint Pierre Canisius
(Kinshasa), où je préparais une licence en philosophie, l’avait invité. Ce
jour-là, il s’adressa à nous comme s’il nous livrait son testament. Il termina
sa brillante conférence par cette question qui continue de me hanter : « Les
jésuites africains apporteront-ils quelque chose de décisif à la Compagnie de Jésus
et au continent africain ou bien se contenteront-ils de vivre de la gloire des
Teilhard de Chardin, Danielou, de Lubac, Karl Rahner et autres ? » Pour
lui, dans le contexte africain marqué par une longue tradition de servitude et
de mépris, la théologie devrait collaborer avec les sciences humaines (la sociologie,
la psychologie, l’anthropologie, l’histoire et l’art). En d’autres termes, Mveng
était pour l’interdisciplinarité. Cette vision des choses l’avait conduit à
écrire, par exemple, que « les pauvres d’Afrique ne sont pas seulement
quelques clochards, quelques mendiants aux recoins des rues mais des peuples
entiers, errants, dans la nuit, enivrés de slogans, bâillonnés, muselés,
attelés à des trains fous, dans les scènes dantesques de désespoir[1] ».
Sa grande idée, sa contribution majeure à la manière de dire Dieu en Afrique,
restera incontestablement « la pauvreté anthropologique » qui, d’après
lui, « s’enracine dans la tragédie de la traite négrière et la
colonisation. Car le propre de ces deux tragédies consiste à vous dépouiller de
ce que vous êtes, de ce que vous avez et de ce que vous faites ». Il précise
sa pensée en ces termes : « C’est la dépersonnalisation, l’annihilation
anthropologique. Si paupérisation signifie le fait d’être, de devenir pauvre ou
de rendre pauvre, en dépouillant de ce que l’on possède, la pauvreté
anthropologique consiste à dépouiller l’homme de son essence, de son identité,
de sa culture, de sa dignité, de son histoire, de ses droits fondamentaux, de
sa création, de sa créativité, de tout ce qui fait sa dignité, son originalité,
son irremplaçable unicité. C’est pour cela qu’il n’y pas de personnalité
africaine là où il y a paupérisation anthropologique[2] ».
Mveng n’était pas sectaire. Sa foi
catholique ne l’empêcha pas de travailler et de prier avec les autres Églises
chrétiennes. C’est cette ouverture d’esprit qui l’amena à occuper le poste de secrétaire
général de l’Association Œcuménique des Théologiens Africains (AOTA).
Il était attaché à la liberté d’opinion
et d’expression. D’où cette phrase qu’il lâcha un jour : « Une des choses
qui me font pleurer, je le dis tout haut, c’est que l’Afrique sacrifie chaque jour
les meilleurs de ses enfants sous prétexte qu’un tel a dit qu’il n’est pas
d’accord avec tel chef d’État. Je ne peux pas comprendre qu’on condamne un
homme à mort pour ses opinions. » Mveng fera malheureusement les frais de l’intolérance
de ceux qui, incapables d’argumenter pour convaincre l’adversaire, préfèrent
recourir à la force; il perdra la vie dans des conditions atroces pour avoir
dit ce qu’il pensait, pour avoir critiqué les crimes rituels et pratiques
sataniques auxquels s’adonnaient certains hommes politiques dans son pays. Jusqu’aujourd’hui,
on ignore pourquoi l’enquête sur sa mort fut vite enterrée. On ignore surtout
pourquoi la Compagnie de Jésus se mobilisa moins pour lui que pour les 6
jésuites massacrés sur le campus de l’Université d’Amérique centrale de San
Salvador, dans la nuit du 16 novembre 1989, par une trentaine de militaires.
Mveng dérangeait certainement mais quels intérêts dérangeait-il ? Qui gênait-il
? Les acteurs de la Françafrique ? Les jésuites français du Cameroun qui ne le
portaient pas dans leur cœur ? Le régime de Paul Biya sous lequel furent
assassinés Mgr Yves Plumey, Mgr Jean Kounou, le Père Anthony Fontegh, les abbés
Joseph Mbassi, Materne Bikoa, Apollinaire Claude Ndi et Barnabé Zambo, les
religieuses Germaine Marie Husband et Marie Léonne Bordy ? Le pouvoir de
Yaoundé a toujours gardé le silence sur ces meurtres. Pourquoi ? Pour le
cardinal Tumi, « quand il n’y a pas de réponse sur de telles disparitions,
c’est que l’État cache quelque chose[3] ».
Pour sa part, Célestin Monga interpellait en 1995, non pas l’État camerounais,
mais le Vatican. L’économiste et essayiste camerounais demandait, dans une
lettre ouverte, au pape Jean-Paul II qui se rendait au Cameroun pour la seconde
fois de « traiter le régime de Yaoundé comme vous avez naguère traité le
régime de Jaruzelski à Varsovie, pour qu’il n’existe pas deux éthiques
chrétiennes, l’une pour les dictateurs noirs et l’autre pour les dictateurs
blancs ». Monga osa même cette phrase à l’endroit du pape polonais : « En
acceptant une fois de plus de venir serrer des mains souillées de sang, de
donner la communion à des bouches pleines de mensonges, de bénir des crânes
emplis de haine, vous blessez cruellement la foi de ceux qui pensent que l’Église
catholique condamne le mensonge, la corruption, la torture et le meurtre[4] ».
À l’occasion du vingtième anniversaire
de sa disparition, souvenons-nous simplement qu’Engelbert Mveng aimait
profondément l’Afrique et qu’il n’était pas homme à trembler et à ramper devant
le Blanc. Sa vie et sa mort nous enseignent que défendre la vérité et la
justice, parler pour les petits et les pauvres, être prophète, c’est « prendre
rendez-vous avec le rejet, la persécution, voire la mort, sans ceinture de
sécurité[5] ».
Difficile de ne pas penser à lui et à d’autres Africains froidement éliminés
ces vingt dernières années quand on écoute le pape François déclarer ceci : « L’Histoire
de l’Église, la véritable Histoire de l’Église, est l’Histoire des saints et
des martyrs : persécutés, tués, par ceux qui croyaient rendre gloire à Dieu,
par ceux qui croyaient avoir la vérité. Aujourd’hui, combien d’Étienne y a-t-il
dans le monde !… Aujourd’hui, l’Église est une Église de martyrs : ils souffrent,
ils donnent leur vie et nous recevons la bénédiction de Dieu par leur
témoignage. Il y a aussi les martyrs cachés, ces hommes et ces femmes fidèles à
la voix de l’Esprit, qui cherchent des voies nouvelles pour aider les frères et
aimer Dieu davantage et sont suspectés, calomniés, persécutés par tant de "Sanhédrins
modernes" qui se croient maîtres de la vérité[6].
»
Les assassins de Mveng peuvent échapper
à la justice des hommes mais jamais ils ne pourront se soustraire à celle de
Dieu. Car le Créateur assure qu’Il demandera compte du sang de chacun de nous
et que « quiconque verse le sang de l’homme, par l’homme aura son sang
versé » (Gn 9, 5-6).
Jean-Claude
DJÉRÉKÉ*
(*) Chercheur associé au Cerclecad, Ottawa (Canada). Dernières
publications : Abattre la Françafrique ou périr: Le dilemme de l’Afrique francophone,
Paris, L’Harmattan, 2014 et Réflexions sur l’Église catholique en
Afrique, Paris, L’Harmattan, 2015.
[1] E. Mveng, L’Afrique dans l’Église. Paroles d’un croyant, Paris, L’Harmattan,
1985, p. 210.
[2] B.-L. Lipawing et Engelbert
Mveng, Théologie, libération et cultures
africaines. Dialogue sur l’anthropologie négro-africaine, Paris, Présence Africaine,
1997.
[3] Cf. OMI information
(Bulletin des Oblats de Marie Immaculée), N° 513 de juillet-août 2011.
[4] Cf. Stephen Smith, « Jean Paul II se rend en Afrique en
missionnaire du concile noir. Le pape visitera le Cameroun, le Kenya et
l'Afrique du Sud », Libération
du 14 septembre 1995.
[5] Bruno Chenu, L’urgence prophétique. Dieu au défi de
l’Histoire, Paris, Bayard/Centurion, 1997.
[6] Pape François, Commentaire du
martyre d’Étienne lors de la messe du 21 avril 2015.
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