8 mai 1945-8
mai 2015. Tandis que les enfants et petits-enfants des acteurs de la « drôle
de guerre » se consolent de la débâcle de l’An-40 en célébrant aujourd’hui
le 70e anniversaire de la victoire de l’Angleterre et ses alliés
russes et étatsuniens et de l’écrasement de la machine de guerre hitlérienne,
nos pensées vont vers ces milliers de recrues qu’on appelait « tirailleurs
sénégalais » quoiqu’en réalité elles fussent originaires de toutes les
colonies françaises d’Afrique Noire. Pourquoi devons-nous un tel jour penser plus
particulièrement à ces hommes ? Parce que, s’ils ont eu toute leur part
des malheurs consécutifs à la défaite des armes françaises dont ils
participaient, ils n’ont pas connu les joies de la victoire. A l’instar d’autres
indigènes en Algérie, à Madagascar ou en Indochine, les « tirailleurs
sénégalais » non plus ne devaient pas être de la fête le 8 mai 1945, et cela
leur avait été signifié dès le 1er décembre 1944, par la fusillade
de Thiaroye, près de Dakar. Dès les premiers signes de la débâcle ils furent sans
doute des centaines, voire des milliers, à prendre clairement conscience qu’ils
avaient été attirés dans un piège, et que les Allemands n’étaient peut-être pas
leurs seuls ennemis ni les pires, si barbares que fussent certains d’entre eux.
L’intérêt de lire un texte comme celui que nous reproduisons ci-dessous, c’est qu’il
montre ce que c’était qu’un « tirailleur sénégalais » pendant ces jours
terribles de l’été 1940. Pris entre l’enclume et le marteau, et on peut même dire :
fait comme un rat, sans espoir de trouver un asile sûr auprès de ceux-là même
pour qui il était censément venu se battre, trop chanceux s’il peut tomber par
hasard sur un soldat allemand isolé qui, sous son uniforme, est resté un
homme...
La Rédaction
Les Douciers. Cinquième
colonne
(Extrait
de « 33 JOURS » de Léon Werth)
Ce paysan était un conteur arabe. Sur ses
indications, nous trouvons, à cinq cents mètres de la Loire, une cour sableuse
et une maison basse. Il y a bien un vieux moulin, pas très loin, mais on n'y
moud plus depuis longtemps. Le passeur, c'est un Parisien réfugié là depuis la
veille et qui a fait franchir la Loire à quelques soldats.
J'apprends cela d'une dame très brune, un peu réticente
et qui fait en parlant de petites mines. C'est à elle que la maison appartient.
Son mari est resté à Courbevoie, où il dirige une usine. Leur appartement a été
bombardé, les bombes y ont fait d'importants dégâts et en particulier brisé des
glaces, qui valent quatre mille francs pièce. Il est bien vrai qu'un Parisien,
qui est de ses relations, a passé quelques soldats et qu'il consentira
peut-être à nous passer aussi. Elle consent à prêter l'une de ses barques, à
condition cependant que l'autre, qu'un fuyard a laissée sur l'autre rive,
puisse être ramenée. Car chacune de ces barques vaut trois mille cinq cents
francs, « et trois mille cinq cents francs ne sont point une somme que l'on
jette à la Loire ».
J'apprends aussi que deux soldats ont emprunté une
échelle pour passer la Loire. Ils se sont mis à l'eau, accrochés aux montants.
Mais l'un d'eux s'est noyé.
J'admire les fleurs de quelques rosiers plantés face à la maison de
l'autre côté de la cour. Je les admire de bonne foi et pour faire ma cour, car
je suis l'hôte, le suppliant. J'apprends qu'elles ne poussent que grâce aux
soins d'un vieux jardinier, un vieux brave homme, mais qui n'avance guère au
travail et qu'elle paye sept francs de l'heure.
Je suis, je l'avoue, un peu gêné par cette évaluation chiffrée de tous
les objets, par cette transcription de l'univers en prix de revient. Il me
paraît trop simple de n'y voir qu'un signe de vulgarité personnelle et de mauvaise
éducation. Cela est irrésistible et persistant comme un tic, je pense que ce
doit être une sorte de maladie.
Au reste, l'accueil de Madame Soutreux n'est point sans une sorte de
gentillesse un peu mignarde et contractée, une gentillesse sans cordialité.
Mais de quel droit exigerions-nous, après tout, qu'elle nous donne son cœur? Elle
ne nous refuse point l'accès de sa cour. Elle nous présentera un passeur
mystérieux et bénévole, elle consent à ce que nous laissions notre voiture dans
sa cour à condition, bien entendu (cela va de soi et comme de juste) que cela
ne soit pas pour trop longtemps... Elle accepte aussi de garder chez elle
quelques objets qui nous sont précieux.
D'ailleurs c'est elle qui possède le secret de la
Loire, c'est elle la divinité de la Loire. Et nous voulons à tout prix passer
la Loire. Pour passer la Loire, je suis prêt à toutes les concessions, à toutes
les complaisances. C'est ainsi que je lui propose d'aller chercher à la nage la
barque de trois mille cinq cents francs restée sur l'autre rive.
Nous préparons nos paquets pour la traversée et pour
notre nouvel exode à pied.
Mais un duel d'artillerie s'engage par-dessus
nos têtes. Les obus français tombent près d'Ozouer et les obus allemands sur
les villages évacués de l'autre rive. Une fusée tombe dans la cour.
On ne peut plus songer à passer la Loire.
Madame Soutreux offre l'hospitalité. Elle nous autorise à rester dans sa cour et à coucher dans la
voiture.
Nous sommes les inconnus. Nous avons surgi dans cette maison écartée de la route, à laquelle on n'accède que par un mauvais chemin à ornières. C'est une ancienne ferme composée d'un rez-de-chaussée de plain-pied avec la cour, et d'un
hangar surmonté d'un fenil. Sa transformation en pied-à-terre pour Parisiens du
dimanche est toute récente. Une seule pièce en est déjà meublée, qui sert à
Madame S... de salle à manger et de chambre à coucher. Les murs des autres
pièces n'ont pas encore été tapissés et les portes ne sont pas encore peintes.
Dans l'une de ces pièces il y a un sommier.
Madame Soutreux n'habite point seule dans cette maison assez vaste et point encore aménagée. Des
gens circulent dans la cour et dans la maison qui semblent familiers avec les
lieux et « pleinement autorisés ». Le plus médiocre observateur saisirait
immédiatement qu'ils forment un groupe précaire, et qu'ils sont étrangement
dissemblables. Quelques-uns sont à peu près inclassables. La plupart des
romanciers s'appuient sur un fond de mœurs stables, bien définies. Leurs
personnages se rapprochent ou s'éloignent de la coutume. Mais en France, depuis
1914, les préjugés sont affaiblis autant que les principes. Les mœurs et les
rapports de société ont perdu toute solidité. Les personnalités faibles sont
devenues incohérentes et cette incohérence leur prête une apparente
originalité.
Pendant huit jours,
nous avons vécu avec des gens, dont quelques-uns nous paraissaient à peu près
inexplicables. Du moins assez surprenants pour que nous ne puissions
immédiatement les définir. Je dis qu'un Balzac seul – et encore, l'époque le
lui permettrait-elle? – pourrait laisser à ces gens leur caractère et les
ramener en même temps à quelque unité.
Seuls les Aufresne sont d'une parfaite lisibilité et
leurs sentiments sont ici les seuls qui ne nous soient point étrangers autant
que ceux d'un Martien ou d'un Sélénite. Ancien chef de rayon dans un grand
magasin, Aufresne s'était mis à son compte. Lourd d'aspect, c'est un type
courant de Français à idées moyennes, qui a gardé des vertus de famille, mais
qui n'en a ni conservé ni acquis d'autres et qui n'a point connu, depuis 1920,
d'autre inquiétude et d'autre poésie que celles de l'auto et des hostelleries.
Mesuré dans ses paroles, assez ferme même. Mais non pas sans courage. C'est lui
qui aide des soldats français à passer la Loire. Et il en connaissait le
risque, en cas de dénonciation ou d'arrivée soudaine des Allemands.
Sa femme n'était ni sans finesse ni sans charme et
la suite de ce récit montrera qu'elle n'était point sans cœur. Ils étaient
arrivés la veille, avec leur fille, une très jeune femme et leur petit-fils, un
bébé de deux ans.
Ils n'avaient point quitté Paris à destination des
Douciers, mais Aufresne s'était souvenu, au pire d'un embouteillage et une
bielle coulée, qu'il était en relations avec Monsieur Soutreux et qu'il
connaissait l'emplacement des Douciers, où il avait passé un dimanche. Ils
couchent dans le hangar.
Madame Lerouchon, femme d'un garagiste, est installée
aux Douciers depuis assez longtemps. Mais elle vit avec sa mère dans une
roulotte remorque, garée dans le pré, qui prolonge immédiatement la cour. Elle
est de Metz et parle l'allemand aussi couramment que le français. Madame
Lerouchon ressemble à une lutteuse foraine, elle en a la masse et le mufle
mafflu. Elle ne sait pas parler sans crier et ne sait pas crier sans l'accompagnement
d'une pantomime forcenée, d'une pantomime qui n'est point seulement
gesticulation, mais propulsion de tout le corps en avant, propulsion de la tête
et propulsion simultanée et distincte des lèvres. Elle parle comme aboient ces
chiens de ferme, chez qui l’aboiement n'est pas un signe de colère mais d'excitation et qui remuent la queue en même temps qu'ils donnent de la voix. Rien ne m'a permis de dire que
cette femme fût méchante. C'est pire ou c'est autre chose.
Sa nièce ressemble aux Gretchen, telles que l'imagerie française les représentait vers 1891 : œil dit de porcelaine et nattes blondes.
Dans la cour, dans la maison, circule un vieillard affairé, toujours coiffé d'un chapeau mou noir et
couvert d’un pare-poussière presque blanc. Son visage
amaigri fait tête de mort, mais tête de mort dépouillée de tout macabre, tête de mort sans vie ni mort, tête de mort ganache.
Son accent méridional, pour authentique qu'il soit est si excessif qu'il en a l'air simulé. Tout
le monde l’appelle « le vieux Monsieur » et personne ne lui connaît d’autre nom.
Il parle beaucoup de son fils, mécanicien, qui est
sur In route et répare charitablement les voitures en panne.
La guerre lente des
premiers mois, telle que je l'avais vécue à Paris, il me semblait qu'elle fut parfois pour les Parisiens comme une
guerre éloignée dans le temps, une guerre refroidie par un manuel d'histoire. Les tout premiers jours j'avais
entendu un épicier de Combs-la-Ville, qui devait le lendemain rejoindre son
dépôt, déclarer, en collant des
bandes de papier sur ses vitres, qu'il espérait bien couper la cabèche à Adolphe. Je n'entendis plus rien de semblable
et je n'y vis que le calme d'un peuple maître de lui. L'Allemand ne coupait
plus les mains des enfants. Le Français ne possédait plus la tartine de confiture magique, où les Allemands venaient
se coller comme mouches sur la glu et si absolument efficace que toute
stratégie et toute tactique en devenaient superflues. On ne mesurait pas
facilement les passions du peuple. Mais il semblait que le peuple conçût
clairement que l'Allemand était, dans ces minutes de l'histoire, l'ennemi.
C'est chez Madame Soutreux que pour la première fois je compris qu'il
en pouvait être autrement.
Tête, bouche et lèvres en avant, Madame Lerouchon
hurlait sur un ton de scène de ménage :
« Vous croyez tout ce qu'on vous dit sur Hitler.
Mais on ne vous a rien dit sur Chamberlain. » Et, la voix sur un plus haut
registre, le dernier mot poussé à la façon d'un ténor, qui se hisse vers l'ut,
elle répétait : « On vous l'a dit... on vous l'a dit... on vous l'a dit... on
vous l'a dit qu'Hitler était méchant... Mais qu'en savez-vous?... Quel mal
voulez-vous qu'il vous fasse?... »
Madame Lerouchon était apparemment en proie à la
fureur. Mais ce n'était pas une fureur sacrée. C'était en quelque sorte une
fureur bonne fille, une fureur de colère, une fureur sans méchanceté.
Avec quelque puissance plébéienne, mais avec une
répugnante trivialité, elle montrait un Chamberlain féroce et un Hitler brave
homme, elle traduisait en images d'Epinal les thèmes de la radio de Stuttgart.
Il n'est pas possible que Madame Soutreux ait saisi
notre étonnement et notre dégoût. On eût dit qu'elle voulait expliquer et
commenter les paroles de Madame Lerouchon. C'était un autre ton, un petit ton
sucré. Elle parlait lèvres serrées. Et ses paroles étaient beaucoup moins
lyriques, sans passion apparente. Elle aussi justifiait Hitler et l'Allemagne,
mais avec une apparence d'impartialité et par le moyen de ces abstractions historiques,
qui sont à la disposition de tous les lecteurs de journaux.
« On a, disait-elle, privé l'Allemagne de toutes ses
colonies, c'était l'obliger à préparer sa revanche. L'Allemagne a un besoin
d'expansion, proportionné à sa population. Il ne faut pas entendre qu'une
cloche, il faut voir des deux côtés... Il faut comprendre que les Allemands
sont des organisateurs... »
Après une semaine d'inquiétude et d'insomnie, nous
trouvions un répit, un asile dans une maison française. Les paroles que nous y
entendions semblaient hallucinatoires. Mais je ne cherche pour l'instant aucune
explication, je conte avec scrupule et dans l'ordre brut de la réalité. Je me
souvenais, tandis que parlaient les deux femmes, que les tribunaux militaires
de Paris avaient condamné, à des mois, à des années de prison des « défaitistes
» dont quelques-uns n'avaient exprimé que des doutes innocents. J'avais assisté
à l'une de ces audiences. On y jugeait avec sévérité de pauvres bougres, d'un
dessin incertain, qui avaient affirmé devant le zinc d'un bistro que des trains
de blessés descendaient vers Paris. Et j'entendis condamner à cinq ans de
prison le pasteur Roser qui avait affirmé que l'Évangile et la guerre n'étaient
point conciliables. Mais ces deux femmes témoignaient de leur dévotion à
l'Allemagne, sur un ton qui n'avait rien de confidentiel, sans en rien
dissimuler et comme si elle eut été la manifestation d'une vérité orthodoxe.
C'est alors qu'apparurent dans la cour deux soldats
allemands. Armés, sans doute, mais isolés, ne redoutant ni ne menaçant
personne, en quelque façon des promeneurs. Ils me parurent plus redoutables
que ceux qui, la veille à Ozouer, tiraient au fusil-mitrailleur. A Ozouer nous
étions mêlés aux risques, aux hasards de la guerre. Nous étions dans la
violence et le bruit de la guerre, dans une incertitude qu'un homme qui ne
craint pas trop la mort peut dominer. Mais ces deux soldats isolés, c'était
toute une armée sur tout un sol, nous étions tous les prisonniers de ces deux
soldats. Ceux d'hier pouvaient nous tuer, ceux-ci pouvaient nous humilier.
Ils ne voulaient que remplir leurs bidons de l'eau du puits. Mais
Madame Soutreux ne l'entendit point ainsi. Elle descendit à la cave et leur
apporta une bouteille de vin. Elle engagea avec eux une cordiale conversation.
Elle parlait l'allemand si couramment que je ne pouvais, de ses paroles,
détacher un seul mot.
Les deux Allemands se penchèrent en même temps vers
le bébé des Aufresne et l'un d'eux le prit dans ses bras. J'ai toujours vu,
depuis, les soldats allemands manifester devant les enfants une vocation de
nurse et le plus vif attendrissement. Je ne prétends pas du tout que cet
attendrissement soit simulé. Je ne crois pas davantage qu'il soit le moins du
monde profond. Et je suis sûr qu'ils y mêlent soit une part d'inconscient cabotinage,
soit une part de décision concertée. L'Allemand témoigne ainsi de sa haute
civilisation. Et la gentillesse de ceux-ci envers ce bébé n'était point tout à
fait exempte d'une intention de propagande et de démonstration. Le soldat qui
avait pris l'enfant dans ses bras le déposa à terre et lui dit : « Tu vois... Tes Poches... Tes Par-pares... » Cela, il va de
soi, était à notre adresse, s'adressait à nous et non pas à Madame Soutreux,
qui faisait groupe avec eux et semblait triompher de la bienveillance de ses
hôtes casqués.
J'ajoute que je n'ai jamais vu un Allemand, avant de
saisir un enfant dans ses bras, s'inquiéter de savoir si cela était ou non
agréable aux parents. On croirait que l'enfant leur appartient par droit de
conquête.
Une demi-heure plus tard, deux autres soldats
pénétraient dans la
cour. Madame Soutreux ne nous avait point accueillis avec une bienveillance aussi peu réticente, aussi expansive. Elle s'animait, elle était en état de jubilation. Et je me
demandais si cette jubilation lui venait de parler avec des Allemands ou de
parler allemand. J'en venais à me demander si Madame Soutreux n'était pas
simplement une maniaque des langues étrangères. C'est alors que je fus le
témoin d'un de ces spectacles dont on dit qu'on n'en croit pas ses yeux.
Madame Soutreux revenait de la cave et elle apportait deux verres et une
bouteille de Champagne. Et elle versa elle-même le vin dans les verres que lui tendaient les
deux soldats.
Et elle les regarda boire avec un souriant
attendrissement.
« Ponne Gualité... » dit un des soldats pour la remercier.
Ce fut ainsi, pas autrement.
Une heure après, un autre soldat entrait dans la
cour. Il n'avait pas de chance : la Soutreux n'était plus là. Il n'eut que de
l'eau.
Il était suant et titubant, non d'ivresse, mais de
fatigue. Bras en avant, il tendit vers nous deux bidons. Je ne sais pas encore
le sens qu'il donnait à ce geste. Demandait-il où était le puits? Ou, seigneur
de la guerre, nous ordonnait-il de lui apporter de l'eau, de les remplir
nous-mêmes? Aufresne prit les bidons, alla au puits, les remplit, les rapporta
au soldat. Son visage était contracté, congestionné. Mais ce visage n'est pas
de ceux où on lit facilement. En cet instant, ni plus tard, nous n'avons
échangé là-dessus aucun mot. Je pense qu'il se disait à lui-même : « J'obéis à
la loi du vainqueur... je cède à la contrainte... » Je me dis en moi-même : «
Je me serais plutôt fait tuer que d'aller chercher de l'eau à ce soldat ». Je
suis sincère et je mens. Si le soldat avait braqué sur moi son arme, je serais
allé au puits et j'aurais rapporté les bidons. La vérité est que, dans cette
minute et pas une autre, ce soldat et non un autre, si je lui avais du doigt
désigné le puits, y serait allé sans discussion remplir ses bidons. Mais tout
eût été différent si le soldat eût été un voyou ivre ou si le commandement
avait décidé d'inspirer la terreur.
Débat puéril... dira-t-on. Le cas est mince, mais le débat est
essentiel. La mesure de la dignité n'est pas arithmétique. Plus l'événement est
petit, mieux on saisit les nuances de la liberté et de la dignité. Je sens dans
cette minute que j'appartiens à un peuple qui connaissait ces nuances. Je me
souviens que lorsque je faisais mon service militaire, un adjudant me héla dans
la cour et me donna l'ordre d'aller dans sa chambre cirer ses souliers. Je
refusai. Ayant épuisé les menaces des rigueurs du Code militaire, l'adjudant
céda à l'étonnement et à une sorte de curiosité qu'il me faut bien appeler psychologique.
Je lui expliquai que l'acte de cirer des souliers ne me paraissait en aucune
façon indigne de moi, que je cirais volontiers les souliers de mon camarade de
chambrée, s'il était en retard pour une revue ou trop saoul pour accomplir
lui-même cette tâche, mais que je ne cirais pas les souliers par ordre. Je ne
fus ni fusillé ni puni.
À la tombée de la nuit, la canonnade recommence.
J'ai oublié de dire que la maison n'est pas construite sur caves, que ce que
j'ai tout à l'heure appelé cave n'est qu'une sorte de cellier, au niveau du
rez-de-chaussée. Nous nous y réfugions, les Aufresne et nous, Madame Soutreux
et la Lerouchon. C'est alors que nous vîmes surgir de l'ombre deux soldats. Je
ne sais si ce sont les mêmes que l'après-midi, si ce sont les soldats du vin ou
les soldats du Champagne ou de nouveaux soldats, s'ils viennent de leur propre
inspiration ou si quelque autorité les délégua. Je ne le sais pas et ne le
saurai jamais. Ces soldats expliquent en allemand à la Soutreux et à la
Lerouchon que la maison est menacée par le tir, qu'il est imprudent d'y rester
et nous font signe à tous de les suivre.
Nous voilà donc sous la protection des
Allemands. J'ai grande envie de rester. Mais je pense que je dois choisir pour
ma femme le moindre risque. Et d'ailleurs la Lerouchon me crie, bonne fille : «
Venez donc... il ne s'agit pas de politique... » Je ne sais pas si mes
sentiments sont ou non politiques. Mais je cède au ridicule du mot historique
et je réponds à la Lerouchon qu'en cet instant elle ne peut imaginer comme je
préfère les soldats français aux soldats allemands. Je crois même que j'ai eu
la faiblesse d'ajouter qu'il ne s'agissait ni de politique ni de patriotisme,
mais de dignité... Ma femme, avec beaucoup de sagesse, me fait taire.
Nous suivons les Allemands. Nous traversons
des prés. Il fait sombre. Nous n'avons rien mangé depuis le matin. L'un des
prés est coupé par un fossé profond d'au moins deux mètres. Les soldats
descendent, enfoncent dans l'eau jusqu'à mi-jambe. L'un d'eux prend le bébé
dans ses bras. Ils aident les femmes à passer.
Nous arrivons à une ferme, où les Allemands cantonnent.
Nous nous asseyons sur les marches d'une sorte de perron. De lourdes ombres
passent dans la cour. Quelques-unes de ces ombres s'approchent, forment groupe
avec nous. La conversation est à répliques rapides entre ces ombres, la Soutreux
et la Lerouchon.
La Lerouchon ne manque point de nous traduire l'essentiel de cette
conversation. Les Allemands la renseignent sur la guerre. Elle nous crie, sur
un ton de triomphe : « Ils ont bombardé Dreux, ils ont bombardé Juvisy... »
Elle nous crie cela comme si elle nous annonçait à la fois une victoire de son
pays et une victoire personnelle. Puis on n'entend plus que des sons rauques et
sourds à la fois, un déferlement d'accents toniques. La Lerouchon ne traduit
que ce qui est source de jubilation. Soudain elle crie en français :
« Vous savez... un général français s'est rendu...
Il est allé se rendre tout seul... »
J'ai vu Madame Aufresne pleurer. Elle m'a dit plus tard qu'elle pleurait de honte.
Les Allemands se sont éloignés de nous. Ils
apportent de la paille, dans une sorte de cellier. Ils l'étendent sur le sol,
sur des tonneaux. C'est l'asile qu'ils nous destinent pour la nuit.
La Soutreux et la Lerouchon parlent entre elles en allemand à voix
haute. En vérité, où est l'Allemagne, elles se croient trop chez elles. Elles
oublient qu'elles ne sont que des invitées. Un sous-officier leur intime
brutalement l'ordre de se taire. Il a raison, après tout.
Nous nous couchons sur la paille, les uns par terre,
les autres sur les tonneaux. Vers trois heures du matin, je ne sais qui déclare
que les points de chute se rapprochent et que notre abri n'est guère solide.
Nous filons à travers champs. Les obus sifflent... Leur bruit ne m'est point
agréable. Mais, passé le sursaut que provoquent les premiers éclatements, il
m'est impossible de ne pas annuler les obus. J'arrive très difficilement à
dominer cette idée que les obus n'appartiennent pas à mon univers personnel...
Je n'ai point avec eux de commun langage. Ce jeu d'artillerie m'est aussi
étranger que le jeu de belote.
Déjà, avant Lorris, couché sur l'herbe, ayant mal
aux épaules, tandis que les camions défilaient interminable-menthe retrouvais
en moi le soldat, le soldat de 1915, perdu dans l'événement. Mais c'était
encore une sorte de camping, et que j'imaginais provisoire. Maintenant il n'y a
plus en moi que désolation et frigidité. Oui, tout est comme congelé en moi...
Je me retrouve l'âme, la torpeur et les passions d'un soldat. J'ai sommeil,
j'ai faim et je suis plein de certitudes. La guerre de 1914 était timide en ses
buts, modestement territoriale, modestement économique. L'enjeu, cette fois,
c'est la totalité de l'homme et la totalité des hommes. Si vaste que, pour
l'exprimer, la foule et ses maîtres ne trouvent plus de symboliques mensonges.
Les conducteurs de cette guerre n'ont point inventé de mains coupées, la foule
non plus.
Nous atteignons une ferme autour de laquelle
campent des soldats allemands. Des réfugiés la quittent; ils ont rassemblé
leurs paquets sur une brouette. D'autres réfugiés s'y sont installés. Dès
qu'ils ont compris que nous ne sommes que des hôtes de passage, ils nous font
bon accueil et nous offrent du café.
Nous dormons jusqu'à l'aube dans la grange. J'erre
dans la cour. Un soldat allemand vient à moi, me parle avec gentillesse, mais
je n'arrive pas à le comprendre. Cependant nous nous accordons sur cette idée
sans complication que la guerre est une triste chose, traurig... traurig... Un autre soldat vient lui parler. Ils ont l'air furieux. Il paraît que
la Lerouchon a insulté les soldats allemands. C'est invraisemblable; il y a eu
malentendu. Ou la Lerouchon, qui tout à l'heure riait gros avec les Allemands,
a dû risquer une plaisanterie mal comprise. Elles reviennent. Les deux
Allemands les « engueulent ». La Lerouchon veut répondre. Mais la Soutreux l'entraîne.
Tout cela dans une lueur d'aube. On dirait deux filles chassées d'un corps de
garde.
Nous quittons la ferme. La canonnade continue, mais
assez molle. La Soutreux et la Lerouchon prennent peur, rebroussent chemin,
disparaissent derrière une haie. Elles connaissent les sentiers de traverse et
l'emplacement de leur maison. Nous tentons de les rejoindre par la grande
route. Cette maison n'est pas pour nous un loyer, mais elle est pour l'instant
notre seul refuge. La route est bordée de bois et ces bois sont remplis de
canons, de chevaux et de soldats allemands. Les soldats nous obligent à
rebrousser chemin.
Nous passons à côté d'un cheval mort (on le dirait
cabré à l'envers) ; nous passons près d'une tombe de soldat allemand. Nous
traversons le village de Dampierre. Le sol est jonché de crosses brisées de
fusils français. On n'entend plus le canon. On ne l'entendra plus.
Nous nous reposons, assez loin de la route, à la lisière d'un bois. La
solitude, le silence sont tels que la guerre semble loin. Mais un fil
téléphonique, installé par les Allemands, traîne au sol, dissimulé dans
l'herbe. De la route vient un soldat. Il s'approche de nous et nous tend une
boîte de singe.
Je me sentais humilié. J'étais le vaincu, qui reçoit sa nourriture de
la générosité du vainqueur. Telle est la guerre, elle impose une grossière
simplification; elle pense pauvre, elle contraint à penser pauvre, par grosses
catégories, elle oppose les nations dans un excès d'unité qui n'est que démence,
elle oppose le vainqueur et le vaincu, elle supprime les conflits délicats et
les remplace par un pugilat. Si grand que soit le pugilat, ce n'est qu'un
pugilat. Mais rien ne peut faire en cette minute que ce soldat ne soit toute la
victoire et moi, toute la défaite.
C'était une boîte de singe français. « Ils »
l'avaient pillée, volée... Cela a apaisé notre conscience.
Sur la route, précédés et suivis d'un petit détachement
de soldats allemands, passent deux tirailleurs sénégalais prisonniers. On dirait
deux beaux princes noirs qu'escortent leurs lourds esclaves blancs.
Nous repartons. À cent mètres de la route nous découvrons
une maison. Un garde-chasse y logeait, avant l'évacuation du pays. Elle est
habitée par un jeune géant blond, sa femme et leurs sept enfants. La mère est
menue et douce. L'aîné des enfants n'a pas quatorze ans. Ils jouent sur
l'herbe, au soleil, tous en short ou caleçon de bain. Ce ne sont pas les
réfugiés hâves, lamentables, que nous avons quittés la veille. Il est vrai
qu'ils n'ont pas échoué là par hasard. Le père connaissait le pays, la maison.
Il a choisi ce refuge.
Nous avons mangé la boîte de singe. Et des petits
pois cueillis dans un jardin abandonné. C'étaient de bonnes gens : tout ce
qu'ils ont pu nous donner sans que les enfants en souffrent, ils nous l'ont
donné... Même un peu de pain, même du sel, même du vin, même du café... Et de
bon cœur. Et nous étions cinq grandes personnes. Quant au bébé, sa mère avait
emporté une boîte de farine et lui fit cuire une bouillie.
Quelques soldats isolés viennent puiser de l'eau au
puits. Celui-ci demande à la cuisine une casserole, cet autre, un robinet pour
mettre en perce un tonneau de bière. Et il nous dit en passant qu'il y a à
Paris « eine andere Regierung ». Il est très grand, ses yeux sont tout petits, ses paupières ourlées. Je
comprends ce qu'il dit; c'est simple comme les exercices de grammaire du lycée
: « Les Français ont tué hier trois soldats allemands... » Mais il m'est
impossible de saisir s'il est furieux, désolé ou indigné. J'ai plutôt le
sentiment qu'il me reproche une violation de la règle du jeu. Quelle drôle
d'idée de tuer des soldats allemands!
Sur la route, à cent mètres de nous, défile un régiment;
un rectangle sur la route. On me dirait: «la route pleure... », je le croirais.
Je pleure sur la France, dans un paysage que je ne connais pas, qui n'est pas
de ceux que j'ai appris à aimer, un paysage plat avec excès de ciel.
Nous avons dîné d'une bouillie faite d'oseille et
des morceaux d'une boule de pain trouvée dans les bois. Nous avons couché sur
de la paille, dans une baraque couverte de zinc. Toute la nuit on entendait le
roulement des camions allemands et de rauques commandements. Hitler prenait
possession de la France.
Je me suis endormi, puis réveillé en sursaut. Je
croyais à un bruit de mitrailleuses. Ce n'était que le cri des canards. Qu'il
est beau le cri des canards! C'est toute la paix. J'ignorais que j'aimais à ce
point le cri des canards... Mais il n'y a plus de paix sur la terre. Je suis
enfermé, cerné, serré dans la guerre et dans cette paix qui sera la guerre plus
que la précédente encore. Et pourquoi, hier, aucun de nous n'a-t-il osé aller
jusqu'à ces deux seaux pleins de haricots? Deux seaux pleins que les Allemands
avaient laissés dans la cour. Les chiens les ont mangés.
Nous avons passé là la journée du lendemain. Pourquoi?
Je serais en peine de le dire. « Pour voir comment les choses tourneront, parce
qu'il est plus prudent d'attendre... »
Notre hôte, tantôt pharmacien dans une petite ville
du Nord, tantôt préparateur dans une grande boîte de Paris, ressemble plus à un
quaker qu'à un marchand d'antipyrine. Sa philosophie, sa politique, je la donne
sans commentaires. « La France a été punie et le méritait. Mais l'Angleterre se
sauvera et nous sauvera. La Providence n'abandonnera ni la France ni
l'Angleterre. »
Il devine que je ne crois point assez à la
Providence et il interrompt ce thème général pour me démontrer plus
particulièrement l'évidence des interventions providentielles :
« Il y en a beaucoup, on en a eu la preuve, qui ont
passé à travers la mitraille avec une simple petite prière de rien du tout. »
Et il reprend son thème de la France sauvée : « La
France se relèvera, parce que après la guerre, il n'y aura plus d'argent pour
payer les instituteurs et les députés. »
Nous avons été pendant deux jours délivrés de l'énergumène
foraine et de la châtelaine aux glaces à quatre mille francs, qui sable le
Champagne avec les Allemands. Nous en éprouvions un vrai soulagement. Il nous
faut pourtant retourner chez elle. C'est notre seul refuge. Nous traversons un
sous-bois : le soleil passe entre les branches et le sol est pourpre. Tout a
été là préservé de la guerre. Le monde un instant peut se réduire à la
contemplation de ce sous-bois. Je me souviens qu'en 1915, dans une tranchée,
comme je pelais une orange, le fruit m'apparut comme s'il avait été par son
écorce préservé de la guerre, de la souillure de la guerre, comme s'il était
sur la terre la seule chose pure, la seule que la guerre n'eût pas touchée.
Les Allemands occupent la maison de la
Soutreux, les prés et les bois vers la Loire, les bois de l'autre côté du
chemin. La cour en est remplie.
Je me répète bêtement : « Je ne suis plus en
France... » Il est vrai qu'ils ont l'air d'être chez eux. Les soldats que nous
avions vus chez le pharmacien mystique, il y avait en eux je ne sais quelle
humaine hésitation, ils étaient isolés, des touristes perdus dans la campagne;
ils ne portaient point en eux l'orgueil d'une armée victorieuse. Mais ceux-ci sont
une unité militaire. Ils montrent une volontaire, une rogue insolence. Ou bien
passant près de nous, ils nous suppriment, nous annulent. Ou bien ils tentent
de nous blesser, de nous humilier. Un Feldwebel jette à ses hommes, par-dessus nos têtes : « Teumain haute Parade in Paris... »
Je me rends compte que je n'avais pas encore cru à
la totalité de la défaite. J'y croyais comme à une maladie dont on a peur et
dont au fond de soi on écarte la possibilité. Chacun de ces Allemands, c'est le
signe d'une maladie dont on a lu la description, mais que soudain on découvre
en sa peau.
Quelques soldats se sont allongés dans des fauteuils
pliants, on dirait qu'ils exhibent pour nous la béatitude et le repos de la
victoire. Ne serait-ce que l'effet de mon exaspération? Des soldats français en
manœuvres seraient-ils différents? Moins lourds je crois et moins puérils. Deux
soldats jouent à la balle; un autre, comme un gosse, avec une invraisemblable
persévérance, tourne à bicyclette dans la cour.
La Soutreux nous reçoit avec beaucoup d'amabilité.
Elle fut très inquiète de nous, dit-elle. Elle nous offre de coucher sur la
paille dans une de ses chambres, la seule qui n'est pas occupée par les
Allemands. Nous avons dormi, séparés d'eux par une cloison. Le matin, ils partent.
Ce ne fut pas un branle-bas de départ. On a entendu un commandement. Ils se
sont tous levés d'un seul bond, comme s'ils faisaient du rang serré à la
parade.
La cour est délivrée. Nous respirons. C'est comme si
toute la France était débarrassée d'eux.
La nièce de la Lerouchon vient à nous :
« On s'ennuie, nous dit-elle, maintenant qu'ils ne
sont plus là, c'est trop calme. »
J'ai trouvé dans le bois un morceau de pain
allemand. J'étais seul. Personne ne me voyait. Je l'ai mangé.
Les chemins sont un bric-à-brac : on y voit des
motos, des roues de bicyclette, des boîtes de conserve, des chemises, des
caleçons, des magazines allemands. Je me penche sur une boîte bizarre, qui
ressemble à une boîte de physique amusante. C'est un appareil français de télégraphie
militaire.
Les deux fermes les plus proches ont été évacuées
par leurs habitants et occupées pendant les deux jours précédents par les
Allemands. Elles ont été pillées, les tiroirs ont été vidés. Ce qui ne
paraissait pas bon à emporter a été jeté à terre. On marche sur une couronne de
fleurs d'oranger et sur des photographies encadrées. Qu'on ne manifeste pas ici
une hypocrite indignation. Tous les soldats de 1914 ont vu des fermes
françaises, où n'avaient passé que des Français. Cette forme de pillage est le
fait du soldat et non de l'Allemand. Des tables, des chaises ont été
transportées devant la maison, dans la cour. Sur le plateau, des verres et des
bouteilles vides, quelques feuilles de papier, des crayons. Des officiers ou
des Feld-webel se sont installés
là, y ont pris leurs aises...
On voit des lapins crevés dans leurs cages. Les
poules et les vaches n'ont pas fui. Mais elles sont immobiles, les poules ne
picorent pas et les vaches ne broutent pas. Elles sont, les unes et les autres,
étrangement immobiles... Non pas couchées, debout et, en vérité plus qu'immobiles,
figées, prises dans un bloc, collées au sol comme à un socle, des vaches et des
poules d'après la fin du monde.
Nous prenons nos repas dans la cour, assis sur le
marchepied de l'auto. Il arrive qu'une vieille auto devienne une sorte de
foyer. Nos repas : une sardine, un peu de pain trouvé. Nous sommes des
Camps-volants, des Romani. Mais à partir du lendemain, la Soutreux nous envoie
par sa bonne ou nous porte elle-même une bassine de soupe et une bouteille de
vin. Son amabilité est un peu acide, un peu réticente. Nous y répondons par une
hypocrite amabilité. Nous redoutons avant tout d'être expulsés, de nous
retrouver sans abri sur une route, qui ne conduit plus nulle part. Nous acceptons
sans scrupule et notre hypocrisie nous semble justifiée. La femme qui offre du
Champagne aux soldats allemands peut bien après tout, sans que nous en
éprouvions un excès de gratitude, nous offrir un peu de soupe... Nous acceptons
comme des prisonniers acceptent leur pitance. Car chez la Soutreux, il est
évident que nous ne sommes pas en France. Nous ne sommes pas non plus tout à
fait en Allemagne. Nous sommes dans un pays, que nous ne savions pas exister :
une France qui accepte la victoire allemande ou s'en réjouit, une France qui ne
se sent liée à aucune coutume ou qualité française. Nous regardions cette
femme avec stupéfaction. Nous ne savions pas. Et nous nous demandions si elle
appartenait à la « cinquième colonne ».
Sans doute évalue-t-elle le prix de la nourriture, comme elle évalue le
prix de ses glaces biseautées, de 168 heures de jardinier et de son matelas (c'est un matelas de douze cents
francs). Nous pourvoyons à la nôtre et en partie à la sienne. Elle ne mangera
ni nous ne mangerons ses poules ni ses œufs. Nous rapportons des fermes
évacuées tout ce qui est comestible et que les Allemands ont laissé. J'ai
attrapé deux lapins errants, l'un que j'ai coincé contre une barrière, l'autre
que j'ai savamment contraint à se réfugier dans l'angle d'un cellier, deux
lapins nourrissants, deux lapins qui sont des présents diplomatiques.
C'est là que, pour la première fois, j'entendis prononcer le mot «
récupération » dans un sens nouveau et qui me parut étrange. Ce mot n'avait
pour moi qu'une sonorité industrielle et chimique. Je savais par exemple qu'on
récupère des sous-produits. Mais tous ceux qui rapportaient des objets trouvés
sur la route (que ce fût une motocyclette ou un mouchoir) ou des objets pillés
dans les autos abandonnées, disaient avec candeur : « Voilà ce que j'ai
récupéré... »
Le vieux monsieur récupérait à la façon d'une pie.
Tout lui était bon. C'était sa seule occupation et son seul souci. Il avait
vraiment la foi. Il rôdaille des Douciers aux fermes et des fermes aux
Douciers. Rien n'échappe à ses investigations, ni un calendrier pendu à un mur
ni une boîte de poudre de riz, qui a roulé au fossé. Il exhibe ses trouvailles
à la façon d'un collectionneur qui a découvert une occasion magnifique, une
pièce rare. Il est d'une obsédante générosité. On croirait qu'il ne travaille
que pour la communauté. Mais il cache les gros lots et n'offre jamais que
d'inutilisables résidus : ainsi le fond d'une boîte en zinc à peine saupoudré
d'un mélange de café moulu et de sucre pilé. Il les propose avec une sorte de
violence autoritaire et semble furieux, si on les dédaigne.
Son fils est un récupérateur plus ambitieux. On ne
le voit pas de la journée. Il circule sur la route au volant d'une auto de haut
luxe (cette voiture consomme plus de vingt litres aux cent) et prétend se
livrer à des travaux de dépannage. Il joue en effet le personnage du mécano
débrouillard à cigarette au coin des lèvres. Mais il revient le premier soir
avec quatre pneus de secours, et comme il ouvrait son coffre, j'y ai vu trois
groupes d'accus, nets comme des souliers cirés et sans un point de sulfatage
aux bornes.
Il revient de la
route, de la route de misère où des femmes à pied traînent des enfants exténués
et il me dit:
« C'est une mine d'or, la route, en ce moment... » Si
la récupération implique l'abolition du sens de la propriété, elle en implique
aussi une immédiate reconstitution. Ce sens, si je puis dire, se récupère très
vite. La veille, la Soutreux s'est emparée d'une bicyclette abandonnée. Elle
s'aperçoit, le lendemain, que le porte-bagages en a disparu. Elle s'indigne et
crie : « On m'a volé mon porte-bagages... »
Un camion transportant le personnel d'une administration
ou d'une usine a été garé dans un champ, assez loin de la route. Le conducteur
a pris cette inutile précaution, espérant que son camion serait à l'abri des
pillards. La Soutreux nous convie à « aller voir » ce camion. Avec une totale
innocence, elle donne à sa bonne l'ordre d'amener une brouette sur les lieux.
Nous ne sommes pas les premiers explorateurs. C'est une lamentable foire aux
puces sur l'herbe. Elle est couverte de vêtements d'archives et de papiers
administratifs. Et trois machines à écrire reçoivent les rayons du soleil
couchant. Et ces engins de bureau, le noir du métal et le blanc des touches ont
sur le pré un éclat dérisoire. Madame Soutreux est prise d'une sorte
d'exaltation. « Ces machines, dit-elle, valent bien de deux à trois mille
francs. » Elle se penche, la bonne approche la brouette. Mais voici qu'une
paysanne, conduisant ses vaches, apparaît au bout du pré et nous crie, sans
qu'on lui puisse rien répondre : « Foutez-moi le camp... tas de voleurs... Et
plus vite que ça... Je suis chez moi... »
La Soutreux part en tête avec sa bonne poussant la
brouette. Nous suivons. On croirait un enterrement.
Que mon lecteur ne s'abandonne pas ici à une trop
vertueuse indignation, qu'il ne juge pas du haut des sphères de la morale pure.
Je voudrais donner de cette femme une juste image et ne fausser aucun trait. Il
ne faut pas juger ici, comme on jugerait boulevard de la Madeleine en temps de
paix. Aux temps où les médecins avaient inventé la cleptomanie, ils réclamaient
l'indulgence pour les femmes nerveuses, qui volaient dans les grands magasins
: elles étaient, disaient-ils, entraînées au vol par l'accumulation des robes
et des parures, privées de leur volonté, hypnotisées dans ces palais des Mille
et Un colifichets. Ici tout est éparpillé sur la route, sur les chemins, dans
les prés. Tout a un air d'objet trouvé, d'objet offert, et ce qu'ont laissé les
Allemands et ce qu'ont laissé les premiers réfugiés pillards, tout, depuis la
boîte de conserve jusqu'à la machine à écrire, jusqu'à la robe du soir et à la
motocyclette. Les réfugiés découvrent et prennent ce qu'ils trouvent, comme les
naufragés d'une île déserte n'ont point de scrupule à s'emparer des épaves.
Mais cette excuse ne me paraît point valable pour la
Soutreux. Le lecteur en jugera. Les Allemands ont laissé aux Douciers une
cinquantaine de bicyclettes, qu'ils avaient volées ou pillées, (comme on
voudra) en Seine-et-Marne et Seine-et-Oise. La Soutreux nous mobilise, Aufresne
et moi. Elle nous prie de hisser et ranger ces bicyclettes dans son grenier. «
Je les donnerai aux gens du pays, quand ils seront revenus... » Cette patriotique
philanthropie ne peut être qu'un mensonge. C'est tout juste s'il y a, dans un
rayon d'un kilomètre, cinq ou six fermes isolées. La Soutreux aurait pu, mais
n'y a pas songé, prendre un prétexte plus vraisemblable : toutes ces
bicyclettes portent une plaque individuelle, un nom, une adresse. Elle aurait
pu dire : « Je préviendrai ces gens... ils retrouveront ainsi leurs machines
après la guerre ».
Je l'avoue, nous avons été, Aufresne et moi, les
complices de cette récupération en masse, de cette constitution de stock. J'ai
obéi par mollesse, par docilité envers le seigneur féodal, possesseur de la
terre où j'étais réfugié, par fausse politesse. Et d'ailleurs je n'imaginais
pas sur l'instant la manie d'accumulation et la cupidité de notre hôtesse. Cet escamotage
de bicyclettes, dira-t-on, c'est d'un mince intérêt. On verra plus loin que je
ne pouvais pas le passer sous silence.
Il y a quinze jours que nous avons quitté Paris. Nous vivons dans une
prison murée d'incertitudes. Nous n'avons pas d'essence, nous ignorons tout de
la situation générale et des possibilités de circulation. Nous ne recevons
aucune nouvelle.
Mon fils a quitté Paris quelques heures avant nous. Il a quinze ans et
il est parti en voiture avec deux amis, dont le plus jeune a quatorze ans et
dont l'aîné n'a pas dix-huit ans. Pendant plus d'un mois (et nous sommes des
milliers à connaître une semblable inquiétude) nous ne saurons rien d'eux.
Sont-ils en panne? Ont-ils été mitraillés? En fait, on leur a laissé prendre la
route de Fontainebleau et ils sont arrivés, le soir même, sans difficulté. Mais
nous ne le savions pas.
J'ai ouvert la malle de la voiture. J'en tire un
vieux veston de mon fils. Cela suffit pour que l'anxiété immobile qui a pris
sa place s'agite et s'avive. Un vêtement garde la forme d'un être, une forme
sans supports ni repères, une forme en quelque sorte immatérielle. Cette
présence, ce double sont parfois intolérables. Car cette forme sans chair, qui
à la fois contraint nos sens et leur échappe, la mort même ne la détruit pas,
elle ne prouve pas la vie.
On trouve maintenant du pain au village de Dampierre,
qui est à trois kilomètres des Douciers. La Soutreux, la Lerouchon en
rapportent les propos des soldats allemands : « C'est fini avec la France, mais
pas avec l'Angleterre... C'est un soldat qui l'a dit. » Chacun de ces soldats
est pour elles porteur d'une certitude, qui n'a pas besoin de vérification. «
C'est un soldat qui l'a dit. »
« L'armistice est signé depuis ce matin, cinq heures... » rapporte la
Soutreux. La Lerouchon ajoute : « L'armistice est signé, mais on se bat encore
dans les Vosges ». Elles disent cela, comme elles annonceraient l'ouverture de
la chasse. Du moment qu'elles n'entendent plus le canon, elles ne sentent point
leur destin lié à l'événement. Je demande : « Qui vous a dit cela?... » Elles
me répondent : « Une femme sur la route ». La Lerouchon ne me garde point
rancune de ma question. Mais la Soutreux ne me la pardonne pas. « Oui... une
femme sur la route... Je répète ce qu'elle m'a dit... » Elle a un mécanisme
d'idées assez compliqué pour comprendre vaguement que cette femme inconnue n'a
point exactement le visage de la vérité historique. Mais sa vérité à elle est
de la minute et mon doute, visiblement, l'exaspère.
« Les nouvelles, me dit le vieux jardinier, ça vous sort de la bouche,
on ne sait pas d'où ça vient. » Mais sa sagesse bientôt devient incohérence. On
a vu à Dampierre quelques voitures de réfugiés français se dirigeant vers
Paris; ils ont arboré à leur voiture un drapeau blanc. Il me dit : « C'est un
signe que les Français et les Allemands sont égaux ». Je ne puis obtenir
d'autre explication et il me parle longuement d'un « Français de Gien, qui
était officier boche ».
La bonne de la Soutreux annonce la paix pour le 21
du mois. « C'était sur un parchemin, que sa belle-mère a vu... »
Le bruit court que la circulation est libre dans la
zone occupée, mais qu'on ne passe pas de zone libre en zone occupée. Il semble
donc que notre liberté de circulation sera d'autant plus grande que
l'occupation sera plus étendue. Pensée atroce si l'on veut. Mais au point où
l'on en est!
On attend. Notre pensée oscille de l'événement à
notre sort personnel. Elle s'en va sur les cimes et revient à nous. Sans que
j'y puisse rien un panorama historique se développe devant moi. L'homme
français de 1914 espérait, celui de 1920 espérait. Et cet écroulement : je ne
puis deviner que d'intègres moralistes attribueront dans quelques semaines la
défaite à l'abandon de la terre, au goût de la facilité, au mépris du travail.
Il me semble que la France, au sens le plus simple du mot, a cessé de penser.
La France, hypnotisée par Hitler ou Staline, a cessé de se penser elle-même.
Quand un peuple ne pense pas encore ou ne pense plus, un Hitler, un Staline pense
pour lui. Le couple Hitler-Staline absorbera-t-il l'Europe et la France, avec
le consentement de cette sorte de Français, voués à un patriotisme de journal
et qui ne donnent à la France aucune figure, sinon celle de leur tranquillité?
La France a toujours assimilé des nourritures étrangères. Cette
assimilation, c'est toute son histoire depuis le XVIe siècle au moins.
Mais, depuis 1930, tantôt par admiration, tantôt par épouvante, une partie de
la France est en état d'hypnose devant l'Europe brutalisée.
Madame Charroux, qui pleurait l'autre soir, parce
que deux Françaises oubliaient devant les Allemands la dignité du vaincu, me
parle aujourd'hui de communisme. La peur du communisme la met en état de
transe. Mais elle n'a peur que d'un mot. Ce qu'elle connaît du communisme lui
vient des journaux. Elle ne sait pas que Staline l'a tué. Et je me demande si
sa haine du lointain Staline n'égale pas celle du proche Hitler.
La détresse où nous sommes anéantit un instant mon
égoïsme.
Quoi est vrai? La guerre, la politique, l'homme,
Dieu? Dieu existe peut-être, mais plus loin que les religions ne l'ont mis. Tel
qu'on nous le présente, il est une solution facile, bonne pour la paix, bonne
pour la guerre, bonne pour les saints et les criminels de droit commun. Il me fait
penser à ces outils à tous usages que les mécaniciens méprisent et qui sont à
la fois pince, tenaille, marteau et tournevis.
Pour l'instant, je n'ai perdu encore que la civilisation des boîtes
d'allumettes. On ne trouve plus d'allumettes... Je n'en suis pas gêné. J'ai un
briquet. Puérilité de l'homme! Je tiens à ce briquet et non à un autre. J'y
tiens par sentiment. Je suis l'homme d'un briquet. Je suis un pauvre être rivé
à ses habitudes, à ses manies, rivé à ma pipe, rivé à mon briquet. Mon briquet,
ce n'est pas seulement le feu primitif, le feu du sauvage. C'est un briquet
entre mille autres, une amulette, un fétiche. Si je le perdais, je perdrais
avec lui tout mon passé.
Je n'irai pas avec ma femme chercher du pain à
Ozouer. C'est grâce au maire, un vieillard, et à une jeune boulangère que le
village a du pain. Mais je n'ai plus la force d'aller chercher l'histoire, les
répercussions de l'histoire, dans un hameau. J'attends que l'histoire vienne à
moi. Je tournaille autour des voitures et du puits dans la cour.
J'invente des batailles, des ruses de guerre. On
laisse les Allemands avancer jusqu'à la Loire. Sur l'autre rive, nos canons les
attendent. Derrière les Allemands nos troupes avancent. Ils sont pris entre
deux feux. Ils tentent de s'échapper en direction de leurs flancs. Mais nos
avions passent sur leurs lignes, étirées entre nos avant-gardes sur la rive
droite, et notre artillerie sur la rive gauche. Nos avions opèrent comme des
charrues creusant un sillon. Les corps tombent sur les corps, du même
mouvement que la terre renversée par le soc. Des bras implorants s'élèvent vers
le ciel. On fauche. Et, pas plus qu'un moissonneur ne peut, sa faux lancée,
faire grâce à un épi, nos aviateurs ne peuvent épargner les suppliants.
Je refais l'histoire. Hitler vaincu est gardé par un
groupe de solides artilleurs, rencontrés avant Lorris qui allaient se battre
sur la Loire. Ils entourent, mousqueton à la bretelle, l'homme à la gabardine,
un rat dans un piège, un rat qui ne peut pas se retourner. Un Parisien énervé lui lance un : « Alors, ça ne va pas comme tu voudrais, petit père?...» Mais les autres l'écartent et demeurent impassibles: un mur d'hommes entourant In bête.
Étendu sur la paille, sans autre horizon que le plâtre du mur, fermant les yeux au monde comme une bête
malade, je me laisse aller à de stupides ruminations, qui ont la facilité et le
glissant du songe. Ce que nous nommons l'histoire ne serait-il pas la plus
vaine illusion des hommes? Ce que nous concédons à l'histoire, aux guerres
comme aux puissances du temps de paix, ne serait-ce pas le signe de notre
insuffisance? Nous faisons de l'histoire, comme un malade fait une maladie. Nous sommes responsables
de l'histoire, comme les fous sont responsables de la création des asiles.
Il a peut-être raison, ce Spengler, que Lucien
Febvre, à juste titre, classa avec le comte Keyserling, parmi les journalistes
de la philosophie, et qui fait de l'histoire une sorte de chose en soi. Elle
seule est réelle et les bommes ne sont que de vaines apparences. L'histoire est
l'échiquier de Dieu. Les Allemands jouent et gagnent.
Mais non... les nations n'existent que par leurs
traits d'Opéra-Comique, leur pittoresque, leur légende ou leurs livres:
l'Italie des peintres, l'Espagne des danses, la France de Descartes.
Les traits d'une nation sont-ils réels ou fabriqués par des historiens,
c'est-à-dire par des journalistes de l'histoire, qui ne vaudraient pas mieux
que les autres?
Il y aura toujours des guerres, disent ceux qui pensent par proverbes.
Mais quelle stupidité que d'imaginer que la Guerre sera toujours la dernière
ressource de l'histoire ou des hommes!
J'ai connu le Weimar d'avant 1914. Weimar « capitale et résidence ». Ce
qui signifie que, capitale du grand duché de Saxe-Weimar-Eisenach, cette ville
avait l'honneur d'être la résidence du grand-duc. Le Comte Kessler m'y invite.
On n'y parlait que de Kultur et de Bildung. Au Gœthe-Archiv, des vieillards ou des jeunes gens qu'on tenait pour des vieillards,
étudiaient la grammaire et la philosophie de Goethe. Le Nietzsche-Archiv était un lieu de
pèlerinage. La sœur de Nietzsche, Madame Förster-Nietzsche était la gardienne
du temple. J'y ai rencontré le professeur Andler, des Viennois agiles, des
Norvégiens, qui ressemblaient à des pasteurs et des Suédoises qui
s'habillaient chez Poiret.
Le grand-duc avait des idées « modernes ». Sur le
conseil du comte Kessler, il avait appelé Henri Van de Velde, qui, quittant
Bruxelles et renonçant à la peinture néo-impressionniste, se voua à la
régénération de l'architecture et des « arts mineurs » dans le grand-duché de
Saxe-Weimar-Eisenach. « Nous ne nous habillons pas comme du temps de Voltaire
ou de Frédéric II. Nous ne voulons pas habiter le passé comme un
bernard-l'ermite. Nos maisons et meubles doivent être les nôtres. » Docilité
germanique : il dessina des têtes de clous et les industriels de Saxe
adoptèrent ses modèles.
Kessler et ses amis ne mentaient pas. Nietzsche
n'était pas pour eux l'éveilleur d'une plus grande Allemagne, mais un nouveau
maître du moi, d'un moi dionysiaque, comme il s'entend, d'un moi aristocratique
et gorgé de culture. Renoir, Cézanne, Monet, Seurat, Van Gogh étaient leurs mots
de passe. Ils constituaient, à l'image du passé, une sorte de cour, où les
artistes rencontraient les grands de la terre.
Avaient-ils l'arrière-pensée de dominer le monde?
Croyaient-ils déjà à la nécessité historique d'une guerre, qu'ils ne désiraient
pas? Je ne saurais répondre. Mais, si même ils croyaient que la seule Allemagne
pouvait mettre de l'ordre dans le monde, cet ordre n'était pour eux qu'un ordre
de règles extérieures, d'hygiène et de voirie. La France était pour eux la
Grèce. Mais assez naïfs au fond, ils ne voyaient en la France que ses écrivains
classiques et ses peintres depuis Watteau. Ils rêvaient d'un monde où les
seules valeurs seraient la connaissance des arts et l'élégance des mœurs. En
vérité, ils ne le rêvaient pas tout à fait. Ils l'avaient en partie créé. Mais
pour eux seuls. Un îlot artificiel.
Je me souviens du parc, de ses arbres de gravure
romantique, du poète Richard Dehmel et de Monsieur von Mützenbecher, intendant
du théâtre du grand-duché de Bade.
Je rêve. Mon rêve annule les années. Monsieur von Mützenbecher
m'apparaît, non point en veston ou en habit noir, tel que j'avais coutume de le
voir, mais en uniforme d'officier allemand. Je me retourne dans la paille.
Monsieur von Mützenbecher me salue. Je vois bien qu'il s'étonne de ma réserve.
Ce peuple n'a guère d'imagination et de goût. Un butor comme les autres.
Pense-t-il que je vais lui sauter au cou?
« Weimar, lui dis-je, Weimar et Nietzsche et votre
idolâtrie de la peinture française, tout cela n'était que cinquième colonne. » –
« Non..., me répond-il, l'aristocratie allemande n'a jamais aimé Hitler... » –
« Mais elle le sert... » – « Non... elle sert l'Allemagne. Si même l'Allemagne
se trompe, si même l'Allemagne est criminelle, vouliez-vous que nous
trahissions? Nous ne sommes plus au temps où les généraux trahissaient sans se
déshonorer. Reconnaissez là un des effets de votre démocratie... Ainsi, nous,
les officiers, nous avons été obligés de suivre nos troupes. C'est l'histoire à
l'envers... »
Et il éclate de rire, d'un drôle de rire, un rire
métaphysique.
« C'est le monde à l'envers... comme une peau de gant retournée. Mais
notre rencontre, c'est l'étincelle, l'étincelle qui remet le monde à
l'endroit... Voyez... »
Et je vois en effet les soldats allemands qui se rassemblent, qui s'en
vont au pas cadencé vers le Rhin, qui rentrent chez eux.
Je n'ai pas encore vu la Loire. La Loire ne fut
encore pour moi qu'un mythe stratégique. De la cour, on voit des taillis, des
prés. Rien ne me lie à ce paysage informe et plat, qui semble disposé au hasard
et où le hasard seul m'a conduit. Et ces deux mètres de cour et la paille dont
je dispose pour la nuit, je sens bien qu'on ne me les accorde point sans
quelque réticence. Comme je m'excusais de la gêne que je lui pouvais causer, la
Soutreux m'a répondu : « Mais non... vous pouvez bien rester ici un jour ou
deux ». D'autres paysages, de vieilles demeures, je les désire, je ne m'en puis
détacher; je voudrais les atteindre d'un coup d'aile, par l'effet d'un miracle.
J'y ai laissé des morceaux de ma vie. Ainsi la maison du cousin Nicot, qui
domine la Saône. Comme tout s'y compose bien : le fleuve, la vieille grille, le
jardin vénérable, l'accueil et l'hospitalité, le Chardonnay de dix ans, plein
comme une noisette, le paravent de 1840, qui me met aussitôt en état de conte
de fées. Maison de Saint-Amour, maison du Villars, j'ai pensé à vous comme on
pense à un fruit et que
l'eau vous vient à la bouche.
Je voudrais fuir, fuir n'importe où, en n'importe quel lieu où
j'ignorerais le prix des matelas, des glaces biseautées et des heures de
jardinier. J'espère me consoler en regardant trois roses sur un fond d'acacias.
C'est le plaisir d'une seconde. C'est l'effet d'une vieille habitude. L'homme
n'est pas seulement un œil. Ce sont les roses de la guerre, les roses de la
débâcle, les roses de la Soutreux.
Des avions allemands passent au-dessus de nous,
presque en rase-mottes. Même du ciel on est surveillé.
Le bruit court que les Italiens sont à Nice.
J'ignorais que je possédais Nice à ce point. J'ignorais que j'étais
propriétaire de Nice... j'ignorais tous mes instincts de propriétaire. On vient
de m'arracher Nice. Le vieux Monsieur
vient à moi d'un air désespéré et furieux :
« J'avais récupéré un pot de confiture de
groseilles... Les Allemands l'ont pris. »
*
Aufresne nettoie et astique sa voiture inutilisable,
dont une bielle a coulé. Il taille une haie. Il sait tuer un lapin et en
retourner la peau comme un gant. Il ratisse la cour. Non pas seulement pour se
rendre utile et faire sa cour à la Soutreux. Cet ancien chef de rayon, devenu
patron, est resté rustique et bricoleur. Comme l'oisiveté me console de
l'ennui, l'activité l'en délivre.
Il a médité les paroles du pharmacien quaker. « Cet
homme a raison, me dit-il, l'Angleterre nous sauvera... l'Angleterre possède la
maîtrise des mers, l'Allemagne ne pourra rien contre le blocus organisé par
l'Angleterre. »
C'est ainsi que sur le plan de l'économie il traduit
la doctrine providentielle du pharmacien mystique. On lui a pris la France,
mais il possède la flotte anglaise et la lance sur les mers.
Je ne raille pas. Cette réaction sentimentale ne me
paraît pas ridicule. Mais je ne sais pas jongler avec la maîtrise des mers.
Un lien s'est établi entre les Aufresne et nous,
parce qu'ils subissent comme nous, avec gêne, l'hospitalité de la Soutreux, ses
douches écossaises d'amabilité et de silence hostile, parce que, son
nationalisme à rebours, quand le vainqueur est là, ils en sentent la bassesse,
parce que, comme nous, ils furent honteux de l'accueil impudique qu'elle fit
aux soldats allemands.
Quel lieu, quelles circonstances pour lier une amitié! Mais les belles
amitiés ne naissent point du hasard, fût-il le plus pathétique. Elles se
préparent, avant toute rencontre, par des cheminements séparés. Et le choc de
la rencontre n'y est pas pour beaucoup.
J'ai quelque peine à tenir une conversation avec
Aufresne. Ce type de bourgeois ne sait plus parler que d'affaires. Je ne dis
pas qu'il a perdu son âme; il n'a plus de langage pour l'exprimer.
Le père de Corot vendait du drap. Mais il n'avait
pas d'automobile et les problèmes que lui posait la politique n'étaient point à
l'échelle de l'univers. Et au temps du père de Corot, les journaux avaient
encore un caractère artisanal : ils ne manufacturaient pas encore en série la
nouvelle et la doctrine. Entre les articles du Constitutionnel et les articles
d'un journal d'aujourd'hui, il y a la différence du chassepot à la
mitrailleuse.
Aufresne remue plus d'idées qu'un paysan, mais il
sait bien moins qu'un paysan peser une idée et distinguer en elle ce qu'il
touche du doigt et ce qui est hors de sa connaissance.
On m'a dit un jour : « Le paysan hollandais est supérieur
au paysan belge parce qu'il a lu au moins un livre : la Bible. » Les
descendants du père de Corot, dans la France de 1940, n'ont pas lu un livre,
j'entends un vrai livre. Ils n'ont lu que des journaux ou des magazines. Ils
pensent en légendes de clichés photographiques. Cela apparaît, s'ils touchent
à des problèmes de quelque étendue, et de politique en particulier. Ils sentent
au fond d'eux-mêmes que tout leur échappe et ne se l'avouent pas. Alors ils
s'efforcent de donner un corps aux idées vagues, aux sentiments dont ils furent
nourris. Ils les personnalisent, remuent comme des marionnettes la France ou
l'Angleterre, gesticulent, forcent la voix, on dirait que tous les muscles de
leur corps travaillent, qu'une fureur sacrée les anime ou on ne sait quel
désespoir : ils veulent avec du néant créer une vérité. Je pense souvent, quand
j'entends mes contemporains traiter de politique, à cette démente de la Salpêtrière,
qui croyait que le monde n'existait point en dehors de la création qu'elle en
faisait, minute à minute. Et elle appelait corps « crèches » les éléments
chaotiques qu'elle assemblait pour faire le monde et « suppléer à la diligence
des dieux ». Ainsi nos contemporains assemblent en vain les corps « crèches »
de la politique.
Ainsi Aufresne, qui est le plus calme des hommes,
s'agite devant, l'histoire. Il redoute les ouvriers de Belleville et de
Billancourt. S'ils sont au travail, ne vont-ils pas se révolter? Et qui les
matera?
« Il faut attendre, me dit-il. Il vaut mieux ne pas
rentrer à Paris avant quelques jours... avant que le ravitaillement ne soit
organisé. On ne peut pas nous laisser mourir de faim... »
Je me souviens qu'il entendait par ce « on » le gouvernement
français. Le séjour des Allemands à Paris, nous ne pensions pas qu'il pût durer
plus de quelques jours.
Au croisement du sentier et de la route de Gien,
deux femmes, deux enfants se reposaient. Ils venaient des environs de Paris,
poussant une charrette chargée d'une malle et de deux valises. Leurs vêtements
étaient nets et bien brossés, les visages bien lavés et frais. Comme j'en
témoignais de l'admiration, l'une des femmes, en souriant, me répondit : « Mais
c'est tout naturel... on trouve partout de la paille et de l'eau... »
*
Quand les Allemands campaient aux Douciers, la
Lerouchon tenait salon, devant sa roulotte. Quelques soldats se balançaient
dans des fauteuils pliants. De grands éclats de rire venaient jusqu'à nous.
Derrière la maison, nous avons ouvert une boîte de conserve (nous avons
obtenu à Ozouer un peu de pain et la Soutreux nous a apporté de la soupe). De
sa roulotte, la Lerouchon nous offre trois morceaux de lapin. « Je jure que
c'est de bon cœur... » Ma femme remercie, refuse, affirme que nous avons assez
à manger. Je l'avoue : j'admire cette dignité et je regrette le lapin. Je ne
sais quoi du soldat s'est reconstitué en moi. Je crois bien que j'aurais
accepté. Car depuis plusieurs jours j'ai faim et je le cache héroïquement. Et
la Lerouchon a un tel air de fille à soldats offrant un litre. Si fille à
soldats qu'elle ne distingue pas entre soldats français et soldats allemands.
C'est un air qu'elle a. Je ne crois pas que son mari, qui est au front, puisse
avoir rien à lui reprocher d'autre. Elle en parle d'ailleurs volontiers : «
Pourvu qu'il ne lui soit rien arrivé... Mais non... je suis sûre que non... Je
le sens... » Elle répète plusieurs fois : «je le sens... je le sens... » Et on
dirait que c'est par le nez qu'elle le sent : elle projette en avant un mufle
qui grimace et renifle.
Elle a dans sa roulotte un poste de radio sur accus.
Nous entendons l'émission allemande, de Compiègne. Le chancelier Hitler... le
wagon... le monument de 1918... Pas un commentaire. C'est sobre et terrible. Il
fait nuit et une vache beugle dans le pré.
Le Radio-Journal de
France annonce qu'un préfet fuyard a été révoqué et
qu'on se bat sur le front des Vosges et près de Clermont-Ferrand.
Je ne dois pas avoir l'air gai. Car la Lerouchon,
éclatant de rire, me hurle aux oreilles :
« Mais rigolez donc un peu... »
Elle nous rassure
d'ailleurs sur le sort de la France : « Ce sera un protectorat, comme le
Maroc... On ne sera pas plus malheureux, on travaillera comme avant... »
La Lerouchon est un
monstre simple. La Soutreux est plus compliquée. Elle n'est point plébéienne,
mais « petite dame » à façons, mines et mignardises. La Lerouchon se
contorsionne, la Soutreux se tortillerait plutôt. Je ne cherche pas les
origines de la marche germanique que ces deux femmes ont constituée dans le
Loiret. Je ne veux que décrire la Soutreux, selon qu'elle m'est apparue jour à
jour, gentille ou misérable, odieuse ou ridicule, semblable à un animal
civilisé, plus près du chien ou du chat que de l'homme. Mais différente de la
Lerouchon en ceci qu'elle ne manifeste pas ses émotions par aboiements
simples, mais qu'elle dispose de quelques brindilles, quelques copeaux d'idées.
Elle nous répète une conversation entre deux Allemands. L'un disait à l'autre
qu'il croyait à un Dieu, mais non pas au Dieu des religions. La Lerouchon
serait incapable de retenir et répéter ces hautes abstractions.
Son mari – je tiens d'Aufresne ces détails – est de
très humble origine. Industriel, il possède des millions de marchandises en
stock. C'est un homme peu causeur, mais dont le bon équilibre et la loyauté
sont certains. J'imagine assez bien cet industriel, qui n'est pas du type
collectionneur de tableaux, qui se fiche absolument des mises en scène de
Jouvet, qui souffre, bien que bourgeois naturalisé, de ne point connaître les
rites du grand monde et qui ne prend de plaisir qu'à chasser et pêcher du
samedi au lundi.
Sait-il les sentiments de sa femme et comment elle
se comporte? On peut supposer qu'il méprise l'opinion des femmes et en
particulier de la sienne. La Soutreux elle-même nous a dit que son mari
demeurait près d'elle des jours entiers sans lui parler. Mais la plus simple
prudence ou la décence la moins raffinée l'eût conduit à contraindre sa femme à
ne point se montrer aussi scandaleusement allemande.
Ce goût de l'Allemagne est son unité. Pour le reste, c'est la mère aux
chiens. Elle est escortée d'un groupe de bêtes aboyantes et ces aboiements lui
paraissent délectables. Ces bêtes couchent sur son lit. J'avoue ne goûter que
médiocrement le numéro du fox. Elle se penche tendrement vers lui et lui
murmure gentiment : « Où est-il, petit maître? » et le fox aussitôt hurle comme
à la lune et ne se fait jamais prier. Elle ne manque point de s'apitoyer sur le
lapin qu'elle mangera demain et elle a pour lui un « pauvre petite bête » d'une
touchante câlinerie. Elle est tendre pour les chiens errants et Dieu sait le
nombre des chiens perdus qui vagabondent. Mais elle grogne, si on use pour la
bouillie du bébé, de son butagaz ou du bois de son fourneau. Pour faire cuire
cette bouillie, les Aufresne font un feu dans le pré.
Elle est puérile comme une vieille fillette de
cinquante ans et, si elle prétend en imposer, sa gravité est celle d'une
sous-maîtresse en congé.
D'un type un peu bohémien, elle n'est pas laide,
mais elle a de trop gros membres. On dit qu'elle est née dans l'Europe centrale
et qu'elle a des parents à Vienne. Mais elle parle le français sans accent étranger.
Et je ne vois point là d'ailleurs une explication. Une étrangère mariée à un
Français, si elle ne se taisait par une naturelle pudeur, se tairait par
prudence.
Ses erreurs de langage ne sont pas d'ailleurs d'une
étrangère. Elle donne aux mots un sens flottant, comme les gens qui ne
posséderont jamais une langue, fût-ce la leur. Voulant témoigner de son
admiration pour un homme politique auquel elle attribue une grande connaissance
des mœurs des pays étrangers, elle dit : « Il est très cosmopolite ». Mais elle
a ce que les professeurs de langues appellent du vocabulaire. Elle prétend à
la conversation et me parle avec mépris des gens qui ne sont pas cultivés. Je
n'ai peut-être eu envie de rire qu'une seule fois, depuis plus de quinze jours,
c'est quand j'ai entendu ce mot dans sa bouche.
« Un colonel allemand, nous dit-elle avec une nuance
d'orgueil, m'a demandé un entretien privé... Il m'a dit que la France avait
trop aimé la facilité, mais qu'elle se relèverait. Il m'a dit qu'il avait tué
de sa main douze Sénégalais prisonniers, que pour lui c'était moins que des
chiens... »
Elle prend un temps et continue sur un ton
quasi confidentiel :
« Ce qu'il voulait, c'était se renseigner sur l'état
d'esprit français... »
Vous voyez l'épisode de roman ou la scène de théâtre
: la Française joue de toute sa finesse, déconcerte et désarçonne le barbare.
Mais la Soutreux n'a même pas une tradition de théâtre.
Nous nous sommes demandés souvent si la Lerouchon et la Soutreux
n'appartenaient pas à la « cinquième colonne ». Cela m'a toujours paru
improbable. On ne conçoit pas un traître qui ne simulerait pas, dans le pays
qu'il trahit, le plus parfait loyalisme. L'impudeur, l'insolence de la
Lerouchon et de la Soutreux, j'en étais stupéfait. Elles étaient alors pour moi
inexplicables. D'autre part, il ne semble pas qu'une propagande en faveur de
l'ennemi aussi ouverte, aussi grossière pût être de quelque efficacité. Je
crois aujourd'hui que cette folie verbale de l'ordre, fût-ce l'ordre hitlérien,
qui avait passé sur une partie de la France vaincue, avait contaminé ces âmes
épaisses.
Alors que les Allemands avaient quitté les Douciers et que leur plus
proche cantonnement était à trois kilomètres, au village de Dampierre, un de
leurs camions vira du chemin et pénétra dans la cour. La Soutreux se précipita
vers le siège occupé par le conducteur et un sous-officier. Et une conversation
s'engagea, que je ne comprenais pas. Il était évident que le sous-officier ne
venait point par ordre, mais qu'il lui rendait visite. Il montrait d'énormes
dents très blanches. La Soutreux était épanouie, souriante, heureuse. Mais rien
ne me permet de croire que son bonheur fût autre chose que de parler en
allemand de l'Allemagne avec un Allemand. Mais ceci est plus suspect. Deux
charrettes à chevaux étaient arrêtées devant la maison : des paysans qui
avaient fui à l'annonce de l'avance allemande n'avaient pu passer la Loire à
Gien, rebroussaient chemin et rentraient chez eux.
« Je vous avais bien dit, leur cria la Soutreux, de ne pas partir...
que les Allemands ne vous feraient aucun mal... mais que ceux qui ne
reviendraient pas tout de suite, ils ne les laisseraient pas se réinstaller...
»
L'armistice n'était pas signé. Nous n'avions de nouvelles
que celles qui circulaient de bouche en bouche et qui naissaient de l'air du
temps par génération spontanée. Que la Soutreux, plusieurs jours avant
l'arrivée des Allemands, eût affirmé qu'ils ne feraient aucun mal, cela
s'explique : dans la mesure où l'on aime un groupe, un peuple; elle les aime,
leur arrivée est pour elle une bénédiction. La certitude qu'elle avait de la
victoire allemande, de leur avance jusqu'à la Loire, cela s'explique aussi :
elle les tient pour invincibles. Mais comment pouvait-elle prévoir que les
Allemands distingueraient entre les fermes évacuées et celles que les paysans
n'avaient point abandonnées? Elle ne se trompait que d'une nuance. Les
Allemands en effet n'ont pillé, dans cette région, que les maisons évacuées et
ne se sont point opposés au retour des paysans qui avaient fui. Mais c'est là
raisonner en juge d'instruction.
A Dampierre, la Soutreux rencontre une femme, dont
je ne sais rien, sinon que les gens du pays murmurent qu'elle est de la «
cinquième colonne ». Elle lui parle allemand avec volubilité, avec ivresse,
avec ostentation. Qu'en conclure? Sinon que, pendant l'autre guerre, j'ai su me
moquer des uniformes d'espions. Je crois en vérité que la Soutreux aimait
l'Allemagne d'une passion exhibitionniste.
On attribue aux filles une pitié sentimentale du
soldat. Je crois que la Lerouchon eût accueilli les soldats français du même
cœur que les soldats allemands. Il n'en était pas de même de la Soutreux. Ceci
le prouve :
Sur le chemin, devant la maison, une de ces
charrettes qui n'eut jamais de prototype, la charrette du bricoleur, la
charrette, qui, avant l'exode, avait honte sur la grand-route. Près d'elle
trois jeunes hommes se reposent, s'épongent le front. Ce sont trois soldats
français de la 46e ou 47e division. Prisonniers des
Allemands, ils se sont échappés. Deux d'entre eux avaient été pris deux fois et
deux fois s'étaient échappés. Ils forment groupe, ils ont lié leur sort. L'un
d'eux est de la Nièvre, les deux autres du Jura. On leur a donné des vêtements
civils, ils se sont débarrassés de tous leurs papiers. Ils se dirigent au
soleil et à la carte, évitant les grandes routes, prenant les petits chemins.
Ils se sont battus dans la Somme. Le moral était bon. Ils eussent tenu s'ils
avaient vu des avions français et si on leur avait donné des munitions : « Alors,
disaient-ils, on a compris... La consigne, c'était sauve qui peut... »
Ils sont partis comme les autres, vers le sud. Ils
ont rencontré un motocycliste, qui leur dit : « Ne vous en faites pas... ils
sont à vingt-sept kilomètres derrière vous... » Ce motocycliste, qui parlait
parfaitement français, fila devant eux. Une demi-heure après, ils trouvèrent
des soldats allemands, qui leur barraient la route.
L'un d'eux est cheminot, l'autre, cultivateur, le
troisième, fromager à Lons-le-Saulnier. Ils ne sont point entamés par la
fatigue, ils ont fait déjà une centaine de kilomètres. Cent kilomètres encore
pour que le cheminot soit chez lui. Les deux autres doivent marcher encore
trois cents kilomètres de route.
Il faut dire ce qui est. La Soutreux apporta à ces
trois soldats français une bouteille de vin. Mais j'évalue faiblement la
générosité de ce don, parce que j'ai le souvenir du Champagne qu'elle offrit
aux Allemands. Non que je préfère, oh non! les vins champagnisés. Mais je
connais la hiérarchie des vins, telle que la peut établir la Soutreux.
Marcheurs expérimentés, les trois soldats mélangèrent
à leur vin beaucoup de l'eau de la fontaine. Ils allaient repartir, poussant
leur charrette, qui contenait quelques victuailles et trois sacs de touristes.
Ils allaient repartir et nous pensions aux cinquante bicyclettes que la
Soutreux avait garées dans son grenier. Nous y pensions, mais elle n'y pensait
pas. Je me reproche aujourd'hui encore de n'avoir pas été impératif et brutal.
Je fus lâche. Et ce fut ma femme qui fit à ce stock de vélos une discrète
allusion, que la Soutreux ne voulut pas comprendre. C'en était trop. Nous avons
fait un signe aux trois soldats et nous allons chercher trois bicyclettes. Les
soldats bouclèrent sous leurs épaules les courroies de leurs sacs,
enfourchèrent les machines et disparurent.
Je ne sais ce que les soldats sont devenus, mais la
Soutreux nous voua une haine sans pardon.
Je prends un bain dans la Loire, un pauvre bain.
C'est plutôt un savonnage et un rinçage. Je retourne aux Douciers par les prés.
J'entends un appel. Et je vois apparaître sur le bord du fleuve, comme une
divinité sortant de l'eau, un tirailleur sénégalais.
Il s'était caché dans les bois, dans les boqueteaux
plutôt. Quel secours lui puis-je donner ? la Soutreux ne le recevrait pas. Et,
si je n'ai pas le droit de l'accuser d'être liée aux Allemands par d'autres
liens que de sympathie, je la soupçonne capable pour se donner de l'importance
et montrer sa gentillesse de leur livrer ce Noir. Je ne puis même pas songer à
lui procurer des vêtements civils : il est noir.
Sa stature, sa démarche sont d'une élégance, que les
Blancs ne possèdent guère, l'élégance des biches et des gazelles. C'est un peu
ridicule et page rose du Larousse : je pense à ce vers où la déesse se révèle à
sa démarche. Quel charme ingénu dans ce sourire d'innocence! Il sourit en me
parlant, il sourit sous la menace de la captivité ou de la mort; comme si ses
yeux jouaient avec le paysage, jouaient avec moi, comme si, malgré la guerre, il
y avait un charme dans le monde, qui le force à sourire. Je me souviens de ces
Sénégalais que Lucie Cousturier m'a fait connaître à Fréjus et de cet Amadou
Lo, qui lui écrivait une lettre qui se terminait ainsi : « Je dis bonjour à
tout ce qui est dans la maison et dans le jardin ». Je pense aussi à ce colonel
allemand, dont la Soutreux affirmait qu'il les tuait par douzaines.
Que puis-je pour lui? Je lui conseille de ne point
remonter jusqu'aux Douciers, je lui dis que les Allemands sont à Dampierre et lui
conseille de se tenir caché dans le boqueteau. Il en est un, au milieu de la
Loire, qu'on peut atteindre à gué. S'il peut tenir trois ou quatre jours, je
suppose qu'il a des chances de n'être pas fusillé. On ne parle en effet dans le
pays que d'armistice et de paix proche. Et d'ailleurs on confond le plus
souvent les deux termes. Tantôt j'apprends que l'armistice a été signé à quatre
heures du matin, tantôt qu'il le sera le lendemain. Mais il faut que mon Sénégalais
ait de quoi se nourrir. Il tire de sa musette et me montre quatre boîtes de
singe.
Je lui demande comment il a échappé aux Allemands.
L'histoire qu'il me conte est si étonnante et si riche en espoir (un seul Juste
suffit...) que je la lui fais répéter, que je la contrôle par questions et recoupements.
Il errait dans les bois. Il aperçoit un Allemand
adossé à un arbre.
L'Allemand lui fait signe d'approcher. « Moi croais qu'il allait me tuyer... » L'Allemand lui a donné quatre boîtes de
singe et lui a dit : « Fous le camp et démerde-toi... »
Il fouille à nouveau dans sa musette et tend vers moi un paquet de
cigarettes. Ce n'était point pour se concilier ma faveur. Je lui avais serré la
main, nous allions nous séparer. C’était le présent magnifique, comme aux temps
légendaires.
(…).
[1]
- Journaliste, chroniqueur judiciaire et écrivain français (1878-1955), ami
d’Antoine de Saint-Exupéry, qui lui dédia « Le Petit Prince ».
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire