Arrêté le 2 avril 1964 dans le cadre d'un complot
qui n'a jamais existé, mort en prison quatre jours après son arrestation, qu'il
se soit suicidé comme on l’ prétendit, ou non, mais surtout s'il s'est suicidé
parce qu'il était injustement accusé, la nation lui doit ce devoir qu'il s'est
mérité. En honorant la mémoire d'Ernest Boka par un acte solennel, la nation
s'honorerait elle-même.
INTRODUCTION
Le
titre de ce recueil est extrait de ce que les autorités ont présenté, le 13
avril 1964, comme «la confession de Boka», un texte manuscrit de facture très
curieuse dont l'existence, sinon le contenu, a-t-on dit officiellement, était
connue avant la mort de cet homme d'État.
Cette
« confession », véritable acte d'accusation contre soi-même, contient les « aveux
d'Ernest Boka » et désigne nommément ses « complices » dont
beaucoup étaient de très hauts personnages de ce régime.
Chacun
des feuillets inégaux du manuscrit présenté solennellement à un vaste parterre
de personnalités ivoiriennes et étrangères porte la signature ou le paraphe
d'Ernest Boka. Cela suffit-il pour établir leur authenticité ? Les
présentateurs ne paraissaient pas en douter. Pour eux, cet écrit constituait la
preuve suffisante et définitive qu'il y avait bien eu complot et qu'Ernest Boka
s'était donné la mort en pleine conscience, une fois convaincu de son échec et
de son impuissance. C'est sans doute pourquoi ils ne prirent aucune mesure en
vue d'étayer formellement cette preuve providentielle. Par exemple, rien de
probant ne filtra de la « vaste enquête » qui avait permis, selon eux, de
confondre l'ancien président de la Cour Suprême. Rien n'indique non plus qu'on
ait procédé à l'enquête médico-judiciaire traditionnelle en pareille
circonstance et, de toute façon, légale. En particulier, on n'a pas pratiqué
l'autopsie du cadavre de l'ancien ministre ; ou bien, si cette autopsie a été
pratiquée, on n'en a pas publié le rapport. De sorte que, quarante-neuf (49) ans
après ce drame, les circonstances de la mort d'Ernest Boka demeurent un mystère
insondable.
Toutes
ces libertés prises avec les règles juridiques les plus élémentaires ôtent
évidemment toute crédibilité au système d'accusation et aux soi-disant « preuves
» fondées sur les seules révélations contenues dans la prétendue « confession
de Boka ». En outre la médiocrité du texte et ses incorrections ont frappé les
Ivoiriens instruits qui ont cru y voir la preuve de l'impossibilité de
l'attribuer à leur ancien ministre de l'Éducation Nationale, un licencié en
droit, diplômé d'études supérieures de droit romain et de droit international
privé, sauf à supposer qu'il n'était pas lui-même lorsqu'il composa ce texte.
Ce
texte fut publié « in extenso » dans la presse ivoirienne de l'époque et, en
1982, dans le livre d'un ancien conseiller d’Houphouët. Nous ne voyons pas l'intérêt
de le donner ici car les lacunes et les bizarreries mentionnées ci-dessus,
ainsi que l'usage qui en fut fait à partir du 13 avril 1964, entachent son
authenticité de doutes sérieux et légitimes. Ce serait, croyons-nous, faire
injure à la mémoire d'Ernest Boka que de publier, à l'occasion de l'hommage qui
lui est dû, des aveux que ses ennemis ont forgés, et qu'ils ont brandi
au-dessus de son cadavre dans l'orage de leur fureur vengeresse.
Nous
y avons pris seulement le titre de ce recueil parce qu'il nous semble que ces
trois petits mots, qu'Ernest Boka les ait écrits de sa main ou non, sont comme
une interpellation de toutes les victimes de ce temps-là à chaque conscience
ivoirienne et, bien au-delà peut-être, à chaque conscience humaine. Nous voulons
que dans cet hommage tous les morts de la prison illégale d’Assabou (Yamoussoukro),
tous les morts anonymes, soient également associés à Ernest Boka. Ils sont
tombés ensemble pour la Côte d'Ivoire. Rien ne doit les séparer dans le
souvenir des Ivoiriens.
ADIEU
ET MERCI !
Dans
leur contexte et dans l'atmosphère malsaine de l'époque, ces mots, dans la
bouche des accusateurs, voulaient camper un traître honteux d'avoir été découvert,
un criminel repentant qui, avant de se détruire, s'humiliait lâchement aux
pieds de ceux qu'il avait destinés à être ses victimes, maintenant ses
vainqueurs inexorables.
Mais
ceux qui, en 1964, vilipendaient ainsi un cadavre se sont contredits en 1980 :
« II n'y a eu aucun complot ni aucune menace de coup d'État en Côte d'Ivoire»,
proclama celui d'entre eux qui est le plus chargé d'honneurs.
Ce
n'est donc pas le cadavre d'un comploteur ayant exécuté lui-même le
châtiment mérité qu'on a fait escorter
par la troupe et qu'on a fait inhumer en grand secret dans le cimetière de Grand-Morié,
près d'Agboville, mais la victime d'une odieuse machination policière dont
Houphouët a fait lui-même l'aveu lorsque, pour se concilier les rescapés d’Assabou,
il leur jeta en pâture sa propre créature, Pierre Goba.
Nous
ne voulons pas, à l'occasion de cet hommage général, quoique placé sous le
signe d'Ernest Boka, remettre sur le tapis la dispute qui eut lieu à l'époque
sur le point de savoir s'il s'agissait d'un suicide ou d'un meurtre. Aussi
bien, si la thèse du suicide était la bonne, on peut imaginer que pris dans
l'engrenage d'un procès kafkaïen alors qu'il se savait innocent de l'accusation
dirigée contre lui, l'ancien président de la Cour Suprême a choisi de mettre
fin à ses jours. Ce serait, alors, que sa main et sa volonté ont été dirigées
par les auteurs et les profiteurs de l'odieuse machination qui l'a conduit à la mort. Ce serait que lui et tous les
morts de la prison illégale d’Assabou, victimes des mauvais traitements qui y
avaient cours sous la responsabilité de Samba Ambroise Koné et avec la
participation rituelle de Mamie Fête, la sœur du chef de l'État, ont été
assassinés. Et du coup, ces trois petits mots se chargeraient d'un autre sens.
Au lieu que ce soit ces victimes qui s'adressent à nous, c'est nous qui leur
dirions :
Adieu, frères
!
Merci de
nous avoir enseigné le courage au prix de vos jeunes vies fauchées avant que ne
gonfle l'épi prometteur !
@
La lettre du Pr Lavau dont «
Le Monde » a publié les extraits dans son édition du 7 mai 1964.
« [...] Ernest
Boka avait été pendant de longues années un de mes étudiants à l'université de
Grenoble. Il avait entrepris une thèse sous ma direction. Nous étions en
correspondance assez régulière ; j'avais été reçu chez lui à Abidjan et je
l'avais reçu à plusieurs reprises chez moi soit à Grenoble, soit à Paris. Nous
avions plusieurs amis communs, français ou africains, qui le connaissaient
encore mieux de moi. Cette connaissance d'Ernest Boka me permet de dire qu'il
faudra bien davantage que les informations transmises par l'A.F.P. pour que
j'admette la vraisemblance des accusations portées contre lui et des
circonstances de sa mort.
Le
suicide laisse douloureusement étonnés ceux qui ont connu en Ernest Boka un
homme parfaitement équilibré, jovial, d'un tempérament serein. Certes,
l'expérience nous a prouvé que des hommes de cette trempe pouvaient cependant
être conduits au suicide ; mais la même expérience nous enseigne qu'ils n'y
étaient conduits que quand ils y étaient, de quelque façon contraints.
L'accusation
d'avoir voulu faire empoisonner la nourriture du chef de l'État n'est pas
nouvelle ; elle avait déjà été portée contre Ernest Boka il y a quelques années
(avant sa désignation à la présidence de la Cour suprême). J'en avais, par la
suite, parlé avec Boka : il en riait et n'en conservait ni amertume ni
ressentiment.
Je
crois pouvoir juger de ce qu'étaient ses sentiments envers le régime politique
et envers les plus hautes autorités de
son pays. Je n'ai jamais entendu de sa bouche que des jugements modérés, extrêmement
nuancés, et finalement très confiants.
Il
avait aussi du courage politique et le montra lors du « complot » de janvier
1963 : si mes informations sont bonnes, sa démission de la présidence de la
Cour Suprême fut motivée par des scrupules juridiques et par sa fidélité envers
certains de ses amis impliqués dans le « complot ».
Il
savait qu'on l'accusait d'être ambitieux. Il en plaisantait. Il se savait
jalousé, mais ne paraissait pas s'en soucier outre mesure. Son ambition, en
tout cas, ne m'a jamais paru dépasser la mesure de celle que j'ai pu observer
chez beaucoup de jeunes Africains parvenus à de hautes responsabilités, mesure
qui paraît, dans l'ensemble, parfaitement tolérée. J'en ai connu de plus
effrénées qui jusqu'à maintenant ne se sont pas retournées contre les
intéressés.
Ni
dans la maison ni dans les valises d'Ernest Boka, je n'ai jamais vu de «
fétiches et de flacons de philtres ». La consultation d'un marabout ne laisse
pas de surprendre de la part d'un homme que ses amis ont connu plutôt
sceptique, de grand bon sens, et parfaitement équilibré. La mise en garde
contre les croyances fétichistes prêterait d'ailleurs à sourire, mais, sur ce
point, mieux vaut sans doute laisser de côté un argument qui, à travers Ernest
Boka, pourrait concerner d'autres personnes.
Du
discours du Président Houphouët, on peut retenir une phrase à laquelle, en lui
donnant un autre sens, je souscris, hélas ! entièrement — et qui ne s'applique
pas qu'à la Côte d'Ivoire : « ... Tout
cela peut paraître enfantin, mais nous sommes au cœur d'un grand drame qui se
pue en Afrique Noire... » Ce n'est pas seulement la mort d'un ami quelles
qu'aient pu être ses faiblesses, qui nous remplit de tristesse, ce sont les
facilités que se donnent trop de dirigeants africains pour faire face à des
situations dont personne ne méconnaît la difficulté ; c'est aussi, enfin, le
silence inexcusable des Français qui avaient souhaité l'indépendance des
républiques africaines. »
@
L'ENTERREMENT
D'ERNEST BOKA
(Extrait d'un document d'époque de
source confidentielle, daté du 17 mai 1964).
«...
Le corps était déjà dans le cercueil placé dans une voiture avec des
inspecteurs de police et des gendarmes qui devaient l'accompagner à son village
natal « Grand-Morié » de la Sous-préfecture d'Agboville.
La
famille est donc partie avec le corps, le 8. Ils ont pris la route de
N'Douci-Agboville. Ils se sont arrêtés à Agboville, car on devait renforcer la
garde de gendarmes. Ils sont arrivés à « Grand-Morié » dans la nuit du 8 au 9.
Les inspecteurs ont dit qu'ils avaient reçu des ordres, qu'il fallait enterrer
Boka immédiatement dans la nuit sans ouvrir le cercueil. Les parents ont argué
des coutumes qui exigent que l'on voie le corps avant de l'enterrer, ainsi que
les rites de l'exposition du corps, de sa toilette, etc... Les gendarmes s'y
sont opposés formellement, mais les parents n'ont pas cédé. Ils ont donc ouvert
le cercueil. Ils ont sorti Boka qui présentait des écoulements sanglants des
narines, de la bouche, des oreilles, le nez très enflé, et, chose curieuse,
pour un soi-disant suicidé par pendaison, la langue ne sortait pas de la
bouche. Boka avait également un enfoncement des os du crâne vers la nuque, le
dos complètement écorché, la clavicule gauche cassée, des fractures au membre
supérieur gauche, les dents cassées, les côtes fracturées. Son sexe était
œdématié (très enflé) des suites de violences. Il présentait aussi des
fractures aux membres inférieurs. Seuls les pieds paraissaient solides, alors
que les membres paraissaient de caoutchouc. On a d'ailleurs trouvé son corps nu
dans le cercueil avec un simple tricot de peau et un drap de lit. Donc la
famille à procédé à la toilette du corps. Ils ont bien voulu l'exposer, mais le
sang coulait encore : on l'a donc remis dans le cercueil, et on l'a laissé dans
sa maison natale jusqu'au 9 à 16 heures où on l'a enterré entouré d'un peloton
de miliciens, d'inspecteurs, et de gendarmes qui ont empêché les gens
d'assister à l'enterrement disant qu'ils avaient reçu cet ordre du Président et
que seul son père pouvait l'enterrer. Malgré ça les gens qui étaient au village
se sont rendus quand même à l'enterrement ».
@
POUR
LA RÉHABILITATION PUBLIQUE DES
VICTIMES DES "FAUX COMPLOTS"
Ernest
Boka n'était pas parmi les invités. Y avait-il une place restée vide où un
spectre, visible aux seuls yeux de l'hôte, vint s'asseoir, comme dans la
Tragédie de Macbeth ?
Aucun
document public n'a sanctionné cette cérémonie. On sait seulement que le maître
des lieux avait voulu informer ses hôtes de ce qu'ils ne pouvaient pas ignorer,
si du moins, ce jour-là, il dit la vérité : « II n'y a pas eu de complot
ni de tentative de coup d'État en 1963 et 1964, mais seulement une machination
nourrie par l'ambition d'un policier ».
A
la suite de cette réunion, les anciens prisonniers ont, de facto, recouvré la plénitude de leurs droits théoriques, ainsi
que leurs biens. Moins de dix ans plus tard, les principaux d'entre eux ont
recouvré aussi leurs anciennes charges, redevenant députés, ministres, voire
ministres d'État.
Dans
la ligne d'une tradition malheureusement bien établie dans la vie politique
ivoirienne, ce retour à la vie publique s'est effectué sur la seule foi de la
parole du président Houphouët et sans aucun souci de formalisme juridique cette
fois, contrairement à ce qui s'est passé en 1963.
Les
anciens condamnés ont accepté ce marché tout en sachant qu'il ne leur offrait
aucune garantie valable. Peut-être savaient-ils aussi qu'en l'acceptant, ils
signaient leur démission de la vie politique en tant que citoyens libres,
indépendants et responsables et que les rôles qu'ils pourraient encore y jouer
ne seraient que la rançon de cette démission.
S'il
en est ainsi, on doit respecter les raisons de ceux qui ont souffert dans leur
chair, mais leur désistement ne saurait engager qu'eux seuls.
La
tragédie de 1963-1964 ne concernait pas seulement quelques individus, mais la
nation entière. Ceux qui étaient en prison savent combien, avec eux, tout au
long de ces terribles années, leur épouse, leurs enfants, leurs parents, leurs
amis, leurs collègues, bref chaque parcelle du peuple ivoirien, ont souffert du
terrorisme et des violences qui étaient devenus les seules lois du pays. C'est
pourquoi cette affaire ne s'est pas close après la cérémonie du 9 mai 1971.
Le
seul dénouement acceptable est celui qui donnera réparation à la nation toute
entière du grave préjudice moral qu'elle a subi à cette occasion. Sinon la Côte
d'Ivoire restera à jamais ce pays où deux hommes, l'un induit en erreur par
l'autre, peuvent causer de si grands malheurs à leurs compatriotes sans s'attirer
aucune conséquence pour eux-mêmes.
Marcel
Amondji
@
Phœbos nous ordonne catégoriquement
de chasser la souillure d'ici,
celle qu'on a entretenue dans ce
pays,
de ne pas l'entretenir jusqu'à ce
qu'elle soit incurable.
Sophocle,
« Œdipe-Roi ».
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire