jeudi 4 avril 2013

SOUVENONS-NOUS d’ERNEST BOKA

Arrêté le 2 avril 1964 dans le cadre d'un complot qui n'a jamais existé, mort en prison quatre jours après son arrestation, qu'il se soit suicidé comme on l’ prétendit, ou non, mais surtout s'il s'est suicidé parce qu'il était injustement accusé, la nation lui doit ce devoir qu'il s'est mérité. En honorant la mémoire d'Ernest Boka par un acte solennel, la nation s'honorerait elle-même.
 

INTRODUCTION

Le titre de ce recueil est extrait de ce que les autorités ont présenté, le 13 avril 1964, comme «la confession de Boka», un texte manuscrit de facture très curieuse dont l'existence, sinon le contenu, a-t-on dit officiellement, était connue avant la mort de cet homme d'État.
Cette « confession », véritable acte d'accusation contre soi-même, contient les « aveux d'Ernest Boka » et désigne nommément ses « complices » dont beaucoup étaient de très hauts personnages de ce régime.
Chacun des feuillets inégaux du manuscrit présenté solennellement à un vaste parterre de personnalités ivoiriennes et étrangères porte la signature ou le paraphe d'Ernest Boka. Cela suffit-il pour établir leur authenticité ? Les présentateurs ne paraissaient pas en douter. Pour eux, cet écrit constituait la preuve suffisante et définitive qu'il y avait bien eu complot et qu'Ernest Boka s'était donné la mort en pleine conscience, une fois convaincu de son échec et de son impuissance. C'est sans doute pourquoi ils ne prirent aucune mesure en vue d'étayer formellement cette preuve providentielle. Par exemple, rien de probant ne filtra de la « vaste enquête » qui avait permis, selon eux, de confondre l'ancien président de la Cour Suprême. Rien n'indique non plus qu'on ait procédé à l'enquête médico-judiciaire traditionnelle en pareille circonstance et, de toute façon, légale. En particulier, on n'a pas pratiqué l'autopsie du cadavre de l'ancien ministre ; ou bien, si cette autopsie a été pratiquée, on n'en a pas publié le rapport. De sorte que, quarante-neuf (49) ans après ce drame, les circonstances de la mort d'Ernest Boka demeurent un mystère insondable.
Toutes ces libertés prises avec les règles juridiques les plus élémentaires ôtent évidemment toute crédibilité au système d'accusation et aux soi-disant « preuves » fondées sur les seules révélations contenues dans la prétendue « confession de Boka ». En outre la médiocrité du texte et ses incorrections ont frappé les Ivoiriens instruits qui ont cru y voir la preuve de l'impossibilité de l'attribuer à leur ancien ministre de l'Éducation Nationale, un licencié en droit, diplômé d'études supérieures de droit romain et de droit international privé, sauf à supposer qu'il n'était pas lui-même lorsqu'il composa ce texte.
Ce texte fut publié « in extenso » dans la presse ivoirienne de l'époque et, en 1982, dans le livre d'un ancien conseiller d’Houphouët. Nous ne voyons pas l'intérêt de le donner ici car les lacunes et les bizarreries mentionnées ci-dessus, ainsi que l'usage qui en fut fait à partir du 13 avril 1964, entachent son authenticité de doutes sérieux et légitimes. Ce serait, croyons-nous, faire injure à la mémoire d'Ernest Boka que de publier, à l'occasion de l'hommage qui lui est dû, des aveux que ses ennemis ont forgés, et qu'ils ont brandi au-dessus de son cadavre dans l'orage de leur fureur vengeresse.
Nous y avons pris seulement le titre de ce recueil parce qu'il nous semble que ces trois petits mots, qu'Ernest Boka les ait écrits de sa main ou non, sont comme une interpellation de toutes les victimes de ce temps-là à chaque conscience ivoirienne et, bien au-delà peut-être, à chaque conscience humaine. Nous voulons que dans cet hommage tous les morts de la prison illégale d’Assabou (Yamoussoukro), tous les morts anonymes, soient également associés à Ernest Boka. Ils sont tombés ensemble pour la Côte d'Ivoire. Rien ne doit les séparer dans le souvenir des Ivoiriens. 
ADIEU ET MERCI !
Dans leur contexte et dans l'atmosphère malsaine de l'époque, ces mots, dans la bouche des accusateurs, voulaient camper un traître honteux d'avoir été découvert, un criminel repentant qui, avant de se détruire, s'humiliait lâchement aux pieds de ceux qu'il avait destinés à être ses victimes, maintenant ses vainqueurs inexorables.
Mais ceux qui, en 1964, vilipendaient ainsi un cadavre se sont contredits en 1980 : « II n'y a eu aucun complot ni aucune menace de coup d'État en Côte d'Ivoire», proclama celui d'entre eux qui est le plus chargé d'honneurs.
Ce n'est donc pas le cadavre d'un comploteur ayant exécuté lui-même le châtiment  mérité qu'on a fait escorter par la troupe et qu'on a fait inhumer en grand secret dans le cimetière de Grand-Morié, près d'Agboville, mais la victime d'une odieuse machination policière dont Houphouët a fait lui-même l'aveu lorsque, pour se concilier les rescapés d’Assabou, il leur jeta en pâture sa propre créature, Pierre Goba.
Nous ne voulons pas, à l'occasion de cet hommage général, quoique placé sous le signe d'Ernest Boka, remettre sur le tapis la dispute qui eut lieu à l'époque sur le point de savoir s'il s'agissait d'un suicide ou d'un meurtre. Aussi bien, si la thèse du suicide était la bonne, on peut imaginer que pris dans l'engrenage d'un procès kafkaïen alors qu'il se savait innocent de l'accusation dirigée contre lui, l'ancien président de la Cour Suprême a choisi de mettre fin à ses jours. Ce serait, alors, que sa main et sa volonté ont été dirigées par les auteurs et les profiteurs de l'odieuse machination qui l'a conduit à la mort. Ce serait que lui et tous les morts de la prison illégale d’Assabou, victimes des mauvais traitements qui y avaient cours sous la responsabilité de Samba Ambroise Koné et avec la participation rituelle de Mamie Fête, la sœur du chef de l'État, ont été assassinés. Et du coup, ces trois petits mots se chargeraient d'un autre sens. Au lieu que ce soit ces victimes qui s'adressent à nous, c'est nous qui leur dirions :
Adieu, frères !
Merci de nous avoir enseigné le courage au prix de vos jeunes vies fauchées avant que ne gonfle l'épi prometteur !

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La lettre du Pr Lavau dont « Le Monde » a publié les extraits dans son édition du 7 mai 1964. 

« [...] Ernest Boka avait été pendant de longues années un de mes étudiants à l'université de Grenoble. Il avait entrepris une thèse sous ma direction. Nous étions en correspondance assez régulière ; j'avais été reçu chez lui à Abidjan et je l'avais reçu à plusieurs reprises chez moi soit à Grenoble, soit à Paris. Nous avions plusieurs amis communs, français ou africains, qui le connaissaient encore mieux de moi. Cette connaissance d'Ernest Boka me permet de dire qu'il faudra bien davantage que les informations transmises par l'A.F.P. pour que j'admette la vraisemblance des accusations portées contre lui et des circonstances de sa mort.
Le suicide laisse douloureusement étonnés ceux qui ont connu en Ernest Boka un homme parfaitement équilibré, jovial, d'un tempérament serein. Certes, l'expérience nous a prouvé que des hommes de cette trempe pouvaient cependant être conduits au suicide ; mais la même expérience nous enseigne qu'ils n'y étaient conduits que quand ils y étaient, de quelque façon contraints.
L'accusation d'avoir voulu faire empoisonner la nourriture du chef de l'État n'est pas nouvelle ; elle avait déjà été portée contre Ernest Boka il y a quelques années (avant sa désignation à la présidence de la Cour suprême). J'en avais, par la suite, parlé avec Boka : il en riait et n'en conservait ni amertume ni ressentiment.
Je crois pouvoir juger de ce qu'étaient ses sentiments envers le régime politique et  envers les plus hautes autorités de son pays. Je n'ai jamais entendu de sa bouche que des jugements modérés, extrêmement nuancés, et finalement très confiants.
Il avait aussi du courage politique et le montra lors du « complot » de janvier 1963 : si mes informations sont bonnes, sa démission de la présidence de la Cour Suprême fut motivée par des scrupules juridiques et par sa fidélité envers certains de ses amis impliqués dans le « complot ».
Il savait qu'on l'accusait d'être ambitieux. Il en plaisantait. Il se savait jalousé, mais ne paraissait pas s'en soucier outre mesure. Son ambition, en tout cas, ne m'a jamais paru dépasser la mesure de celle que j'ai pu observer chez beaucoup de jeunes Africains parvenus à de hautes responsabilités, mesure qui paraît, dans l'ensemble, parfaitement tolérée. J'en ai connu de plus effrénées qui jusqu'à maintenant ne se sont pas retournées contre les intéressés.
Ni dans la maison ni dans les valises d'Ernest Boka, je n'ai jamais vu de « fétiches et de flacons de philtres ». La consultation d'un marabout ne laisse pas de surprendre de la part d'un homme que ses amis ont connu plutôt sceptique, de grand bon sens, et parfaitement équilibré. La mise en garde contre les croyances fétichistes prêterait d'ailleurs à sourire, mais, sur ce point, mieux vaut sans doute laisser de côté un argument qui, à travers Ernest Boka, pourrait concerner d'autres personnes.
Du discours du Président Houphouët, on peut retenir une phrase à laquelle, en lui donnant un autre sens, je souscris, hélas ! entièrement — et qui ne s'applique pas qu'à la Côte d'Ivoire : « ... Tout cela peut paraître enfantin, mais nous sommes au cœur d'un grand drame qui se pue en Afrique Noire... » Ce n'est pas seulement la mort d'un ami quelles qu'aient pu être ses faiblesses, qui nous remplit de tristesse, ce sont les facilités que se donnent trop de dirigeants africains pour faire face à des situations dont personne ne méconnaît la difficulté ; c'est aussi, enfin, le silence inexcusable des Français qui avaient souhaité l'indépendance des républiques africaines. » 

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L'ENTERREMENT D'ERNEST BOKA
(Extrait d'un document d'époque de source confidentielle, daté du 17 mai 1964). 

«... Le corps était déjà dans le cercueil placé dans une voiture avec des inspecteurs de police et des gendarmes qui devaient l'accompagner à son village natal « Grand-Morié » de la Sous-préfecture d'Agboville.
La famille est donc partie avec le corps, le 8. Ils ont pris la route de N'Douci-Agboville. Ils se sont arrêtés à Agboville, car on devait renforcer la garde de gendarmes. Ils sont arrivés à « Grand-Morié » dans la nuit du 8 au 9. Les inspecteurs ont dit qu'ils avaient reçu des ordres, qu'il fallait enterrer Boka immédiatement dans la nuit sans ouvrir le cercueil. Les parents ont argué des coutumes qui exigent que l'on voie le corps avant de l'enterrer, ainsi que les rites de l'exposition du corps, de sa toilette, etc... Les gendarmes s'y sont opposés formellement, mais les parents n'ont pas cédé. Ils ont donc ouvert le cercueil. Ils ont sorti Boka qui présentait des écoulements sanglants des narines, de la bouche, des oreilles, le nez très enflé, et, chose curieuse, pour un soi-disant suicidé par pendaison, la langue ne sortait pas de la bouche. Boka avait également un enfoncement des os du crâne vers la nuque, le dos complètement écorché, la clavicule gauche cassée, des fractures au membre supérieur gauche, les dents cassées, les côtes fracturées. Son sexe était œdématié (très enflé) des suites de violences. Il présentait aussi des fractures aux membres inférieurs. Seuls les pieds paraissaient solides, alors que les membres paraissaient de caoutchouc. On a d'ailleurs trouvé son corps nu dans le cercueil avec un simple tricot de peau et un drap de lit. Donc la famille à procédé à la toilette du corps. Ils ont bien voulu l'exposer, mais le sang coulait encore : on l'a donc remis dans le cercueil, et on l'a laissé dans sa maison natale jusqu'au 9 à 16 heures où on l'a enterré entouré d'un peloton de miliciens, d'inspecteurs, et de gendarmes qui ont empêché les gens d'assister à l'enterrement disant qu'ils avaient reçu cet ordre du Président et que seul son père pouvait l'enterrer. Malgré ça les gens qui étaient au village se sont rendus quand même à l'enterrement ». 

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POUR
LA RÉHABILITATION PUBLIQUE DES VICTIMES DES "FAUX COMPLOTS"

 Le 9 mai 1971, les personnalités qui avaient été impliquées dans la tragédie des années 1963-1964 furent conviées à Yamoussoukro, au domicile personnel d’Houphouët. L'événement est connu sous le nom de « Rendez-vous de la grande réconciliation ».
Ernest Boka n'était pas parmi les invités. Y avait-il une place restée vide où un spectre, visible aux seuls yeux de l'hôte, vint s'asseoir, comme dans la Tragédie de Macbeth ?
Aucun document public n'a sanctionné cette cérémonie. On sait seulement que le maître des lieux avait voulu informer ses hôtes de ce qu'ils ne pouvaient pas ignorer, si du moins, ce jour-là, il dit la vérité : « II n'y a pas eu de complot ni de tentative de coup d'État en 1963 et 1964, mais seulement une machination nourrie par l'ambition d'un policier ».
A la suite de cette réunion, les anciens prisonniers ont, de facto, recouvré la plénitude de leurs droits théoriques, ainsi que leurs biens. Moins de dix ans plus tard, les principaux d'entre eux ont recouvré aussi leurs anciennes charges, redevenant députés, ministres, voire ministres d'État.
Dans la ligne d'une tradition malheureusement bien établie dans la vie politique ivoirienne, ce retour à la vie publique s'est effectué sur la seule foi de la parole du président Houphouët et sans aucun souci de formalisme juridique cette fois, contrairement à ce qui s'est passé en 1963.
Les anciens condamnés ont accepté ce marché tout en sachant qu'il ne leur offrait aucune garantie valable. Peut-être savaient-ils aussi qu'en l'acceptant, ils signaient leur démission de la vie politique en tant que citoyens libres, indépendants et responsables et que les rôles qu'ils pourraient encore y jouer ne seraient que la rançon de cette démission.
S'il en est ainsi, on doit respecter les raisons de ceux qui ont souffert dans leur chair, mais leur désistement ne saurait engager qu'eux seuls.
La tragédie de 1963-1964 ne concernait pas seulement quelques individus, mais la nation entière. Ceux qui étaient en prison savent combien, avec eux, tout au long de ces terribles années, leur épouse, leurs enfants, leurs parents, leurs amis, leurs collègues, bref chaque parcelle du peuple ivoirien, ont souffert du terrorisme et des violences qui étaient devenus les seules lois du pays. C'est pourquoi cette affaire ne s'est pas close après la cérémonie du 9 mai 1971.
Le seul dénouement acceptable est celui qui donnera réparation à la nation toute entière du grave préjudice moral qu'elle a subi à cette occasion. Sinon la Côte d'Ivoire restera à jamais ce pays où deux hommes, l'un induit en erreur par l'autre, peuvent causer de si grands malheurs à leurs compatriotes sans s'attirer aucune conséquence pour eux-mêmes.
Marcel Amondji
 

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Phœbos nous ordonne catégoriquement de chasser la souillure d'ici,
celle qu'on a entretenue dans ce pays,
de ne pas l'entretenir jusqu'à ce qu'elle soit incurable.

Sophocle, « Œdipe-Roi ».

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